Les liens qui libèrent, octobre 2015, 96 pages pour 4,90 €
Depuis 2002, Nicolas Hulot nous annonce la catastrophe :
« Le titre que nous avons choisi pour ce livre est amplement justifié : Combien de catastrophes avant d’agir ? C’est-à-dire avant que les politiques prennent leurs responsabilités et donnent à la politique de l’environnement la place qui doit lui revenir. Et avant que nous-mêmes, citoyens, électeurs et consommateurs, sortions de notre insouciance pour conjurer les périls qui sont déjà en la demeure et qui préparent immanquablement, à nous et à nos descendants, une forte dégradation de nos conditions de vie. (Seuil 2002, 14 euros) »
Depuis Nicolas ne s’est pas découragé malgré l’inertie des politiques, conseillant les présidents de la République ou faisant pression sur eux, candidat aux primaires des écolos, parcourant le monde pour que nous puissions enfin faire face à la catastrophe en marche. Treize ans après son dernier opuscule*, il en appelle encore à la responsabilité des politiques alors que les négociations internationales sur le climat patinent (depuis vingt ans maintenant !). En voici quelques larges extraits insérés dans LE MONDE du 8 octobre 2015 :
Osons la pédagogie de la catastrophe
« Les sommets sur le climat se succèdent, les conférences sur l’état de la planète se multiplient, nous croulons sous l’avalanche de rapports plus alarmants les uns que les autres. Et l’on se rassure avec une multitude de déclarations d’intention et de bonnes résolutions. Si la prise de conscience progresse, sa traduction concrète est dérisoire face à l’accélération des phénomènes que nous sommes censés juguler. Nous sommes technologiquement époustouflants, culturellement affligeants. Nous assistons en spectateurs informés à la marche vers la catastrophe globale.
“Ne soyez pas trop alarmiste, ne cesse-t-on de me sermonner, vous allez effrayer.” Mais si le diagnostic est faux, le traitement le sera tout autant. Si l’on vous promet à l’horizon un lac plutôt qu’un océan agité, vous armerez le bateau différemment.
Maudits soient les yeux fermés. Je veux témoigner ici de l’agonie de la nature. J’ai vu le vivant disparaître comme le sable dans la main. Nous empoisonnons la Terre autant que nos veines.
Osons enfin regarder la réalité en face !
Aucun territoire, même le plus reculé, n’échappe à la blessure de l’homme. Au plus profond des abysses, notre empreinte est visible. Pendant quarante ans de rencontres et de découvertes sans relâche, pendant quarante ans de noces avec la planète, j’ai eu ce sentiment, à la fois de tristesse et d’émerveillement, d’arriver juste à temps pour observer un monde relique.
Mais, simultanément, j’ai pris brutalement conscience de notre vulnérabilité. Nous vivons sur un fil de soie de tolérance. Notre survie dépend d’une petite couche d’humus sous nos pieds et d’une infime pellicule délicate, l’atmosphère, au-dessus de nos têtes. L’une comme l’autre, nous les saccageons.
Osons reconnaître qu’en détruisant la biodiversité, dont nous sommes la partie consciente, c’est notre propre sort que nous condamnons.
Nous sommes à un point de rupture physique et psychique. Je veux proclamer que, pour la première fois, l’humanité peut s’autodétruire, comme communauté mais aussi comme valeur suprême. Plus l’homme pense se libérer de la nature, plus il devient fragile. Osons affirmer que la planète peut se passer de nous, mais que nous ne pouvons pas nous passer d’elle.
Osons affirmer que la crise climatique est l’ultime injustice.
Je veux crier que le réchauffement climatique n’est pas une simple crise que le temps effacera. Il est l’enjeu qui conditionne tous les enjeux de solidarité auxquels nous sommes attachés. Il affecte ou conditionne tout ce qui a de l’importance à nos yeux.
Elle frappe d’emblée les plus vulnérables : les populations qui, non seulement n’ont pas profité de notre mode de développement, mais qui en subissent le plus les effets négatifs. Développement qui s’est fait parfois sur leur dos, en utilisant leurs ressources naturelles et leurs populations.
N’oublions jamais que la cause écologique est la pierre angulaire de la dignité humaine et de la justice sociale. C’est le Graal du XXIe siècle : ce siècle sera écologique ou ne sera pas. Il sera solidaire ou ne rayonnera pas. Le génie humain, la recherche, l’économie, plutôt que de se disperser sur tous les fronts, doivent se concentrer sur ce seul objectif.
Osons dire que le fatalisme des uns provoque le fanatisme des autres.
Osons dire que cette nouvelle humiliation dans un monde divisé et tendu peut achever de fracturer l’humanité. La faire basculer dans un fossé de haine et d’incompréhension. L’intégrisme est parfois l’issue quand la misère trouve porte close.
Osons dire que le changement est déjà en marche,
que l’imagination foisonne et que l’innovation prolifère. Je l’ai vu partout dans le monde, au Bénin, en Chine, dans le Colorado, en France ou au Proche-Orient… Il germe, chez les individus, dans les associations, les collectivités, les petites et grandes entreprises, mais ce changement se heurte au conservatisme, au scepticisme ou, pire, à la cupidité d’un petit nombre.
Osons libérer l’espace pour ceux qui créent, qui innovent, qui pensent et bâtissent le monde de demain dans un esprit de solidarité.
Osons changer de paradigme, de règles du jeu, d’indicateurs.
Osons sanctionner ceux qui pillent, saccagent, épuisent, accaparent les richesses du monde.
Osons dire que la violence capitaliste a colonisé tous les cercles de pouvoir.
Osons sortir de cette mystification qui fait croire que la solidarité et le changement sont possibles en laissant un pan entier de l’économie nous échapper. Sans la fin des paradis fiscaux, de l’optimisation fiscale, de l’évasion fiscale légale ou frauduleuse, sans la fin d’une finance occulte qui ne participe pas à la solidarité des Etats, toutes nos intentions, sincères ou pas, buteront sur l’impossibilité de tenir nos promesses et alimenteront le cycle infernal de l’humiliation, de la frustration et de la répression.
Osons reprendre la main sur une industrie de la finance qui ignore l’intérêt général.
Osons dénoncer ces marchés qui se régalent de la rareté qu’ils créent. Bref, brisons cet ordre cannibale.
Appelons partout à la régulation, à la réglementation, pour passer enfin d’une économie qui dépense à une économie qui protège, afin qu’aucun bien commun ne soit plus jamais détourné au profit d’un petit nombre.
Redonnons des pouvoirs à l’Etat pour que la finance soit de nouveau au service de l’économie, et l’économie au service des femmes et des hommes.
Mais plutôt que le constat, osons les solutions.
Osons nous réjouir d’ouvrir une nouvelle page de l’aventure humaine. Nous pouvons encore agir, même si la fenêtre est très étroite.
Osons l’action plutôt que les déclarations, l’ambition plutôt que la résignation.
Osons dire que l’écologie ne doit plus être un vulgaire enjeu partisan, elle est un enjeu politique au sens le plus noble. Ce n’est un sujet ni de gauche, ni de droite, ni du centre, c’est un sujet supérieur. C’est simplement l’avenir et la sauvegarde de la famille humaine et de son écosystème, la planète.
Penser écologique, c’est penser intégral. L’écologie, c’est accepter les limites de notre planète et en tirer les leçons.
Osons dire que tant que chaque Etat raisonnera à l’aune de ses intérêts nationaux, tant que chaque individu se projettera à travers le prisme de son seul bien-être égoïste, alors il n’y aura pas d’issue heureuse.
Osons croire dans la noblesse de l’âme humaine et renouer avec l’espoir.
Osons dire qu’il y a aussi une belle humanité qui vaut que l’on se batte sans relâche pour elle : une humanité souvent invisible et silencieuse, mais qui incarne la solidarité ordinaire et génère dans l’ombre le printemps du changement.
Osons dire que l’humanité qui spolie, qui bafoue, qui méprise et qui pille n’est pas un échantillon représentatif de la patte humaine. Elle en est la partie la plus visible, sans scrupule, le camp des pilleurs et des cyniques. Méprisons-la et misons sur l’autre face de la médaille humaine.
Osons dire qu’il y a de la beauté et de la générosité chez les pauvres comme chez les riches, chez les athées comme chez les croyants, quelles que soient leur origine, leur éducation et leur culture, et, le plus souvent, sans quête de reconnaissance.
Osons l’humilité et la modération.
Osons dire que toutes nos crises n’en sont qu’une : une crise de l’excès. Fixons-nous des limites, car la limite n’est pas une entrave à la liberté, mais sa condition. La liberté, c’est la loi qu’on se fixe à soi-même. Sans limites, l’homme s’enivre, divague et se perd.
Osons la mesure dans toute chose, haïssons la démesure.
Osons nous émanciper de l’argent roi, de la technologie souveraine, de la consommation addictive.
Osons l’innovation, créons de nouveaux standards.
Osons nous affranchir du pétrole, du charbon, du gaz.
Osons le soleil, le vent, l’eau, la mer comme seules énergies.
Osons le juste échange plutôt que le libre-échange. Passons d’une phase juvénile de compétition à une phase mature de coopération.
Osons soustraire les biens communs à la spéculation.
Osons une économie qui économise et non qui détruit. Avantageons ce qui protège et pénalisons ce qui abîme.
Osons la protection plutôt que la prédation.
Osons admettre que la nature n’est pas là seulement pour satisfaire nos besoins ou accomplir notre destin.
Osons honorer l’océan, l’humus, l’eau et l’air.
La protection et la réhabilitation des océans, des forêts, des zones humides, des terres arables, de tous les écosystèmes ne sont pas facultatives, mais sont une obligation pour lutter contre le réchauffement climatique, préserver la vie sous toutes ses formes et enrayer la pauvreté. Sauver les bonobos, c’est nous sauver nous-mêmes !
Osons nous affranchir d’un anthropocentrisme ravageur. Nous avons développé une attitude de médiocrité, de vulgarité même, vis-à-vis de la nature. Notre avidité nous égare.
Osons dire que l’uniformité sied mal à l’homme comme à la nature et que la diversité est riche. Plus nous la réduisons, plus nous devenons vulnérables.
Osons dire que la technologie seule ne nous tirera pas de ce mauvais pas et que la réflexion éthique doit dépasser la seule expertise.
A la science, adossons la conscience pour replacer la personne et ses droits au cœur du débat.
Chefs d’Etat, osez !
Nous, citoyennes et citoyens du monde, appelons les responsables politiques des pays les plus riches et les plus émetteurs de gaz à effet de serre à enfin relever le défi climatique.
Osez admettre que les engagements actuellement sur la table des négociations ne sont pas suffisants pour limiter le changement climatique à 2 °C, mais que vous pouvez changer la donne en revoyant à la hausse vos ambitions : le G20 compte pour trois quarts des émissions mondiales !
Osez vous astreindre à des moyens financiers, des indicateurs de contrôle, des réglementations et à des feuilles de route précises qui vous engageront dès aujourd’hui.
Dans tous les territoires du monde, les acteurs se mobilisent, chaque jour un peu plus. Conscients de la responsabilité de tous, nous nous engageons aussi personnellement, chacun à son niveau. Mais cela ne suffira pas. Vous, responsables politiques, avez une responsabilité historique.
La force de l’accord de Paris tiendra d’abord dans les mesures que vous mettrez en œuvre. Nouvelles réglementations, prix du carbone, taxe sur les transactions financières, changement de modèle agricole… Ce qu’il faut faire est connu et ne dépend que de votre courage politique.
Chefs d’Etat, soyez à la hauteur. Entrez dans l’Histoire. Osez ! »
(LE MONDE du 8 octobre 2015, Hulot : « Nous sommes obligés de changer pour ne pas disparaître »)