Avec le Christ, nous avons perdu 2000 ans de réflexion

L’image du Christ se modifie en profondeur par le lent travail de la science historique. Une littérature comme celle de l’Evangile ne s’invente pas à partir de rien. Toutefois, la vie et la mort du Christ ont laissé bien peu de traces, hors les Evangiles. Du reste, leur rédaction – celui de Marc étant désormais considéré comme le plus ancien – ne commence qu’aux alentours de l’an 70 de notre ère. On peut postuler l’existence de la “Source Q”, un recueil des paroles de Jésus qui aurait circulé oralement*. La compréhension des tensions entre les partis et les sectes qui déchiraient la Judée de ce temps devient donc essentielle. On reconstruit ainsi un Jésus juif, en phase avec l’Ancien Testament. La figure mythique de Jésus, contestation de certaines options du judaïsme de l’époque et en particulier les marchands du Temple inféodés aux Romains, ne serait pas à l’origine une nouvelle foi. Le véritable initiateur en serait l’apôtre Paul. L’hypothèse la plus plausible, c’est que « Jésus » serait une invention d’une fraction plutôt non violente des zélotes, un courant politique du Ier siècle qui attendait le messie rédempteur pour libérer la Judée du joug des oppresseurs romains. Comme le « général Ludd », personne imaginaire utilisé au XIXe siècle par le mouvement luddite, on crée de toute pièce une figure symbolique afin de se faire plus grand face à la répression.

De toute façon Jésus, même s’il a existé, ne peut pas être le fils de Dieu, il n’est pas monté au ciel le troisième jour, le Saint Esprit n’est pas descendu sur les apôtres le lundi de Pâques… Nous n’avons plus besoin de l’hypothèse « Dieu » pour expliquer les miracles de la Nature. En réalité, la vocation de « Jésus » à devenir le fondateur d’une nouvelle religion ne tient pas à son existence propre, mais au génie des écrivains connus sous les noms de Matthieu, Marc, Luc et Jean. Les quatre Evangiles ne sont qu’un coup de force littéraire qui fait passer pour des témoignages oculaires des textes écrits plus de cinquante ans après les faits qu’ils sont censés relater. Ce sont toujours des humains qui agissent au nom d’un Dieu pour imposer leur propre conception de l’existence. La véritable explication du succès du christianisme se situe en 52 ; lors du « concile de Jérusalem » s’ouvre le premier grand débat sur la cohérence interne de la nouvelle foi. Une prescription unique résulte de ce concile : « Nous avons décidé de ne vous imposer aucune autre charge que ces exigences inévitables : vous abstenir des viandes de sacrifice païen offertes aux idoles, du sang, des animaux étouffés, ainsi que de la fornication. » C’est le premier geste d’indépendance de l’Eglise par rapport à la Loi juive, et une simplification de la tradition pour être plus facilement généralisable. En terme de stratégie politique, cette nouvelle interprétation du judaïsme n’est qu’un moyen commode de conquérir de nouveaux adeptes en minimisant les obstacles devant ceux qui se tournent vers le Dieu des chrétiens. En 57, dans sa lettre aux Galates, Paul de Tarse attaque encore le particularisme du peuple d’Israël, et précise l’idée féconde de l’universalisme chrétien : « Désormais, il n’y a plus ni Juif ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme : car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus Christ ». Il s’agissait donc de bâtir par la ruse d’une pensée simplifiée une nouvelle cohésion dans l’empire romain, une cohérence au-delà du peuple juif.

Dire que 2000 ans après on psalmodie encore dans des Eglises le « Notre Père qui êtes aux cieux… ». Ce qui est certain, c’est que par l’invention d’un dieu abstrait, les partisans du monothéisme ont désacralisé la nature en jetant aux oubliettes toute la mythologie ancienne, nous faisant perdre par là le contact avec la nature. Le Vatican a confirmé récemment que le pape François projetait l’écriture d’une encyclique sur « l’écologie de l’humanité », qui, au-delà de la seule protection de la nature, suppose le respect « pour toute créature de Dieu ». Un tel document, exclusivement consacré aux relations entre l’homme et la nature, serait inédit. Ni l’Ancien, ni le Nouveau Testament ne se sont intéressé à cette question aujourd’hui brûlante.

* LE MONDE culture&idées du 19 avril 2014, Les vies de Jésus