Avons-nous encore besoin de rivières sauvages ?

Une table ronde avait été organisée le 31 mai sur le thème « un label rivières sauvages pour quoi faire ? » Il était question de La Vis, un torrent qui coule dans un canyon profond. Or une rivière totalement naturelle n’existe plus en France. Après 15 kilomètres de parcours souterrain, la résurgence de la Vis près du cirque de Navacelles est occupée depuis près de mille ans par un moulin maintenant abandonné qui fournissait la farine aux villages environnants. Aujourd’hui une partie de l’effluent est captée par un canal qui court au flanc de la montagne pour alimenter une centrale hydroélectrique à Madières. Où est la sauvagitude, le wilderness diraient les anglo-saxons ? Les écrevisses ont disparu, chassées par l’espèce invasive américaine. Il y a bien des truites autochtones, les plus anciennes, « océaniques », subsistent depuis des siècles avant la résurgence. Mais le maire de Madières n’est pas dupe : une extension du tourisme est « mortellement dangereuse ». C’est ce qu’on appelle le tourisme autodestructeur. A l’origine, des pêcheurs découvrent un coin de nature sauvage qu’ils décrivent comme un paradis à leurs amis : des truites océaniques, dans le Gard, sur la Vis ! C’est bientôt un essaim de pêcheurs  qui s’affairent autour du cours d’eau. Les poissons endémiques disparaissent, il faut maintenant faire des lâchers de truites d’élevage. Alors le maire rêve d’une « maison de la Vis » pour éveiller les gens à ce que la nature peut nous apporter sans nécessairement y toucher.

Nous en sommes là, nous ne pouvons plus côtoyer la nature sauvage, le wilderness ; nous ne pouvons plus rencontrer qu’un environnement anthropisé. C’est pourquoi le combat pour la préservation et l’extension d’aires de vie sauvage ou proches de la vie sauvage doit s’étendre. Aux Etats-Unis, le Wilderness Act de 1964 protège intégralement certains espaces non habités de façon permanente par l’homme. En France il y a des parcs naturels, il y aura bientôt des rivières sauvages : le label est en voie de création. Il s’agit de lutter contre la volonté de puissance des humains qui débouche nécessairement sur l’hubris, la démesure. Cette démesure finit par supprimer toute extériorité, tout référent basé sur une nature protégée de l’emprise humaine. Il n’y a plus que des finalités anthropocentriques. Alors l’homme se retrouve seul, confronté à lui-même, à la violence sociale ou économique. Il a donc besoin d’une nature sauvage, sanctuaire nécessaire à la pensée d’un équilibre entre humains et écosystèmes. Il s’agit de donner une valeur intrinsèque à la nature : les éléments de la biosphère possèdent une valeur en soi, leur valeur n’est plus simplement relative à l’usage que l’on peut en faire. Il s’agit d’une nouvelle conception de l’existence, d’un humanisme élargi porté par l’écologie profonde. Il s’agit d’affirmer un profond respect et même de la vénération pour toutes les formes de vie. Pour qualifier ce sentiment, Arne Naess emploie le terme de care : « Nous ne cherchons pas à déplacer notre souci [care] des humains vers les non-humains, mais à l’étendre et à l’approfondir [deepen]. Il n’y a aucune raison de supposer qu’il y aurait un potentiel de care humain constant et fini, et que, de tout accroissement du care pour certaines créatures, s’ensuivrait nécessairement une quantité plus réduite pour d’autres. »

On aimerait vérifier cette conception avec la restauration des espaces naturels dégradés et la réhabilitation de rivières sauvages. Comme l’exprime Catherine Larrère, « Là où disparaît le wilderness, le care apparaît ». C’est pourquoi à notre avis, sur les rives à nouveau sauvage de la Vis, il ne faudrait que regarder et rien toucher. C’est la philosophie de la plongée sous-marine, regarder et rien toucher. Seulement contempler, ressentir, revivre. Sur une rivière à nouveau sauvage, il ne faudrait pas pêcher, même pas le « no kill » des pêcheurs à la mouche. Il faudrait même fermer des routes : la nature sauvage se mérite, il est nécessaire de marcher pour la retrouver. Alors un jour nous pourrions admirer les nuages en pensant à la beauté de notre planète. Alors un jour nous pourrions observer les truites s’approcher et nous regarder sans crainte. Alors le  combat écologique prendrait sa véritable dimension, éthique, l’éthique de la Terre. Toutes les choses sont liées entre elles, telle devrait être la maxime principale qui résume l’écologie.

Lu sur le site JNE et approuvé par la biosphère…

5 réflexions sur “Avons-nous encore besoin de rivières sauvages ?”

  1. La France des friches. De la ruralité à la féralité
    Dans un livre paru en 2012, La France des friches. De la ruralité à la féralité (éditions Quae), Annick Schnitzler et moi-même (Jean-Claude Génot) faisons un plaidoyer argumenté pour la nature férale ou nature « ensauvagée ». Cette nature abandonnée après usage, sans intervention directe de l’homme, peut évoluer de la friche herbacée à la forêt spontanée selon des directions difficilement prédictibles, qui vont dépendre des usages passés, présents et à venir, en fonction de la matrice paysagère dans laquelle elle s’insère, des surfaces qu’elle peut prendre, et du temps de liberté qu’on lui octroiera.
    Si cette nature n’est pas utilisée durant des siècles, elle peut acquérir un état de maturité fonctionnelle qui la mène à un haut degré de naturalité. A condition de ne pas succomber aux multiples tentatives des gestionnaires de la biodiversité de maintenir les milieux ouverts et empêcher la recolonisation forestière.
    Article paru sur le site JNE (6 juin 2013)
    http://jne-asso.org/blogjne/?p=17220

  2. Rambunctious Garden
    L’écologiste américaine Emma Maris, dans son livre Rambunctious Garden, paru en 2011, considère que la conservation des milieux naturels les plus exceptionnels a conduit les gens qui vivent en ville ou dans des campagnes à croire qu’il n’existe aucune nature digne d’intérêt à protéger chez eux. C’est la raison pour laquelle elle souligne l’importance de prendre en compte les milieux domestiqués et modifiés par l’homme puis laissés à l’abandon et de reconsidérer notre approche des espèces exotiques, parfois invasives, qui colonisent souvent ce genre d’espaces délaissés. L’écologiste souligne l’originalité de ces milieux de nature férale.
    . Le terme féral se dit d’un animal anciennement domestiqué ou issu de sélection génétique en élevage, revenu à l’état sauvage et adapté à son nouveau milieu naturel. Ce retour à l’état sauvage est appelé féralisation ou marronnage au moment où l’animal est relâché ou s’échappe. Si la féralité a été définie par les zoologistes pour les animaux domestiques retournés à l’état sauvage, puis par les botanistes pour les plantes échappées des cultures et naturalisées, les paysages évoluant spontanément tout en conservant les empreintes de leur passé cultural procèdent bien de la même logique. Dans ce cas on peut parler de nature férale.
    Article paru sur le site JNE (6 juin 2013)
    http://jne-asso.org/blogjne/?p=17220

  3. Rambunctious Garden
    L’écologiste américaine Emma Maris, dans son livre Rambunctious Garden, paru en 2011, considère que la conservation des milieux naturels les plus exceptionnels a conduit les gens qui vivent en ville ou dans des campagnes à croire qu’il n’existe aucune nature digne d’intérêt à protéger chez eux. C’est la raison pour laquelle elle souligne l’importance de prendre en compte les milieux domestiqués et modifiés par l’homme puis laissés à l’abandon et de reconsidérer notre approche des espèces exotiques, parfois invasives, qui colonisent souvent ce genre d’espaces délaissés. L’écologiste souligne l’originalité de ces milieux de nature férale.
    . Le terme féral se dit d’un animal anciennement domestiqué ou issu de sélection génétique en élevage, revenu à l’état sauvage et adapté à son nouveau milieu naturel. Ce retour à l’état sauvage est appelé féralisation ou marronnage au moment où l’animal est relâché ou s’échappe. Si la féralité a été définie par les zoologistes pour les animaux domestiques retournés à l’état sauvage, puis par les botanistes pour les plantes échappées des cultures et naturalisées, les paysages évoluant spontanément tout en conservant les empreintes de leur passé cultural procèdent bien de la même logique. Dans ce cas on peut parler de nature férale.
    Article paru sur le site JNE (6 juin 2013)
    http://jne-asso.org/blogjne/?p=17220

  4. Jean-Claude Génot : Nature originale ou nature férale
    « Féral », se dit d’une espèce domestique retournée à l’état sauvage
    Dans son livre Authenticity in nature. Making choices about the naturalness of ecosystems, paru en 2011, l’écologue britannique Nigel Dudley dénonce deux mythes.
    Le premier consiste à croire que des paysages terrestres et marins non modifiés et entièrement naturels existent encore sur de large surfaces. Or l’auteur estime qu’il n’existe plus aucune zone sur Terre non influencée par les activités humaines. C’est l’ère de l’anthropocène selon l’expression de Paul Crutzer, prix Nobel de chimie, celle où l’homme influence toute la biosphère. Mais si Dudley entérine le fait que la nature intacte et indemne d’influence humaine n’existe presque plus, ce n’est pas pour permettre à l’homme d’user comme bon lui semble de la nature restante.
    .L’auteur s’attaque ensuite au second mythe selon lequel la naturalité, caractéristique des milieux naturels peu ou pas modifiés, n’est plus de mise. Dudley estime au contraire que la naturalité, plus que jamais, est pertinente en cette période de changements environnementaux, mais a besoin davantage d’interprétation. La naturalité d’un milieu se mesure le long d’un gradient en fonction de sa composition, de sa structure, de sa fonctionnalité et de son empreinte humaine. Toutefois, l’écologue propose une nouvelle terminologie, l’authenticité, qui prend en compte équitablement l’aspect intact et altéré des écosystèmes.
    . Un écosystème authentique est un écosystème résilient avec un niveau de biodiversité et un éventail d’interactions écologiques qui peuvent être déduites de la combinaison des conditions historiques, géographiques et climatiques en un lieu particulier.
    Article paru sur le site JNE (6 juin 2013)
    http://jne-asso.org/blogjne/?p=17220

  5. Bernard Boisson, vers une société écologique
    « La préservation de l’Ailleurs sauvage de la Terre est nécessaire pour que les dispositions contemplatives des êtres humains ne se dévitalisent pas, et que les êtres humains comprennent la nécessité de rendre à cette nature son droit d’exister en elle-même et pour elle-même, indépendamment de l’humanité, pour perdurer dans ses équilibres. C’est en ce sens que je vois l’union accomplie d’une écologie profonde et d’un humanisme profond. La raréfaction du pétrole et le réchauffement climatique venant à restreindre nos mouvements, nous ne pourrons plus chercher de plus en plus loin la nature que nous avons fortement altérée à nos abords, d’où l’importance de développer une gradation du sauvage dans nos environnements exploités. Mais comment cela peut-il être reçu par quelqu’un qui n’est pas passé par cette expérience de dissolution du sentiment de séparation entre le dehors et le dedans ? »
    in Un nouveau monde en marche (vers une société non-violente, écologique et solidaire) sous la direction de Laurent Muratet et Etienne Godinot (éditions Yves Michel, 2012)
    Article paru sur le site JNE (6 juin 2013)
    http://jne-asso.org/blogjne/?p=17220

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