Biosphere-info : lisez Rajid Rahnema et devenez pauvres

Nous avions apprécié ses deux livres Quand la misère chasse la pauvreté  et La Puissance des pauvres. Majid Rahnema s’est éteint le mardi 14 avril 2015 à l’âge de 91 ans. Grâce à lui, nous savons qu’il y a une pauvreté désirable et une misère à proscrire.
Voici quelques extraits de ses livres qui forment le contenu de notre dernier bimensuel. L’abonnement à BIOSPHERE-INFO est gratuit, il suffit d’envoyer un courriel à biosphere@ouvaton.org

Majid Rahnema, pauvreté plutôt que misère

BIOSPHERE-INFO n° 351 (16 au 31 mai 2015)

1/3) La pauvreté choisie comme condition de lutte contre la misère (Quand la misère chasse la pauvreté)
Il y a les insupportables privations subies par une multitude d’humains acculés à des misères humiliantes et la misère morale des classes possédantes. Cette misère résulte d’un système économique dont l’objectif majeur est de transformer la rareté en abondance, une économie productrice de besoins engendrant de nouvelles formes de rareté et, par conséquent, modernisant la misère. La misère fait son apparition lorsque les gens perdent le sens du partage. Quand vous arrivez en ville, vous n’avez plus personne avec qui partager. Les ouvriers des agglomérations urbaines ont compris que leur subsistance les liait désormais aux nouvelles institutions économiques et sociales, il leur fallait courber l’échine devant le nouvel ordre. Dans ce système le riche est aussi mécontent que le miséreux : le défavorisé voudrait devenir millionnaire, et le millionnaire multimillionnaire. L’économie occidentalisée a fini par nier sa fonction première, servir les personnes qui en avaient le plus besoin.
Il y a d’un autre côté la pauvreté consentie dans des sociétés conviviales dont le mode de vie simple et respectueux de tous a compté pour beaucoup dans le maintien des grands équilibres humains et naturels au cours de l’histoire. Si chacun ne conservait que ce dont il a besoin et se contentait de ce qu’il a, nul ne manquerait de rien. Toutes les sociétés vernaculaires dites « pauvres » développent en leur sein des mécanismes destinés, d’une part, à contenir l’envie et la convoitise, de l’autre à maintenir une tension positive entre ce qu’il est personnellement possible de vouloir et d’avoir et ce qu’il est collectivement possible et raisonnable de produire. Cette tension leur a permis de développer leurs capacités productives sans qu’il y ait rupture entre les besoins et les ressources.

2/3) quelques extraits de « La puissance des pauvres »
l’abondance du désert
Des ethnologues parcourent le désert du Kalahari en passant d’un clan de Bochimans à un autre, accompagné par un interprète indigène. A la question « Ce clan est-il prospère ou misérable ? », l’interprète rétorque que, pour répondre, il lui faudrait connaître les insectes comestibles, les racines et les petits mammifères disponibles en cette période de l’année, et ajoute que, selon son expérience, personne ne manque jamais de rien dans les clans. Sages seigneurs du désert qui, n’ayant nul besoin des cadeaux de l’extérieur, les acceptent courtoisement avant de les abandonner discrètement, comme des choses superflues, parmi les détritus du camp. Les peuples les plus primitifs du monde ont peu de biens, mais ils ne sont pas pauvres.

Bali colonisée
Aussitôt après que son île fut conquise par les Pays-Bas, le prince régnant de Bali aurait écrit en 1910 : « Je ne peux imaginer qu’il y ait un pays aussi beau que Bali. Je ne peux pas le vendre aux étrangers. Qu’en feraient-ils une fois qu’ils en prendraient possession ? Ils ne connaissent pas nos dieux, ne peuvent comprendre les lois selon lesquelles les hommes doivent vire. Ils y cultiveraient de la canne à sucre, non point comme nos paysans l’ont toujours fait – juste assez pour sucrer leur nourriture et pour faire plaisir aux enfants – mais pour couvrir le pays tout entier de cannes à sucre. Ils emporteraient le sucre ailleurs dans des navires à vapeur pour être transformé en argent. Ils planteraient des arbres laids en rangées pour en retirer du caoutchouc… et couperaient les beaux palmiers et autres arbres fruitiers pour construire des villes à leur place. Ils feraient de nos paysans des esclaves et des brutes, et ne leur laisseraient plus de temps pour les festivals de musique et de danse. Nos femmes seraient obligées de courir leurs seins comme si elles étaient des prostituées. Ils retireraient la joie du cœur de tous nos enfants.

Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme (1950)
On me parle de progrès, de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes. Moi je parle des sociétés vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leurs terres, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse. Je parle de cultures vivrières détruites, de sous-alimentation installée, de développement agricole orienté selon le seul bénéfice des métropoles, de rafles de produits et de matières premières. Moi je parle d’économies naturelles, d’économies harmonieuses et viables, d’économies à la mesure de l’homme indigène. Je fais l’apologie systématique des sociétés détruites par l’impérialisme. Elles étaient le fait, elles n’avaient aucune prétention à être l’idée. Elles se contentaient d’être. Elles réservaient, intact, l’espoir.

Yoro Fall, professeur à l’université de Dakar
J’appartiens à la génération de ceux qui doivent se battre contre le développement. Parce que le développement signifie pour nous que nous devons avoir des économies compétitives, que nous devons continuer à vivre pour exporter, que nous devons considérer comme des valeurs absolues la démocratie, le parti unique, la dictature (car la version africaine de la démocratie, c’est la dictature), la déstructuration des réseaux familiaux, beaucoup plus d’autoroutes et la destruction de notre écosystème.
Donc le développement signifierait pour nous devenir européens ; or nous n’avons jamais voulu être comme les Européens. Il est important pour nous de dire aux Européens : « Arrêtez de nous développer parce que vous ne pouvez nous développer qu’en pensant que nous sommes sous-développés. Or, nous, nous pensons que vous êtes en voie de sous-développement, avec vos pollutions, vos grandes villes, vos personnes âgées dont personne ne s’occupe, etc. »

Production de la misère
Le système économique moderne est unique dans l’histoire : aucun mode de production antérieur n’a jamais produit une masse de misères comparables à celles dont souffrent aujourd’hui les deux tiers de l’humanité. Les manques endémiques créés par la production systématique de biens et de service censés satisfaire des besoins socialement fabriqués ont déjà produits de telles dépendances qu’il devient de plus en plus difficile, voire impossible, pour la majorité des gens de retrouver les modes de vie simples, divers et conviviaux qui faisaient toute la richesse de la pauvreté. La pauvreté conviviale est un mode de vivre ensemble basé sur les principes de la solidarité, de la frugalité, du partage, du sens de l’équité et du respect pour son prochain. Un art de vivre simple et austère fut de tout temps la ruse des pauvres pour déjouer les menaces toujours pressantes de la misère.
L’économie moderne engendre simultanément une opulence inouïe et une misère sans précédent. La base matérielle de toutes les civilisations du passé était indissociable de la capacité de toute communauté locale à créer directement à partir de la nature des éléments de subsistance. Dans le système colonisé par le système productiviste, la production des choses les plus nécessaires à la vie doit être obtenue par un détour ; tirer du sol ses aliments y devient un stigmate de marginalisation, voire d’exclusion. Mais les masses appauvries des sociétés de marché se retrouvent sans défense dans un monde où elles sont progressivement dépossédées de toutes les forces vitales, individuelles et sociales, concourant à leur bien-être. Il n’y a pas de retombées sur les pauvres de l’enrichissement des riches, ou plutôt, si quelques miettes tombent de leur festins, elles ne font que corrompre les sens de ceux qui y goûtent. Les pauvres sont progressivement privés de leurs moyens de subsistance traditionnels, autonomes, hors marché mondial. Ils sont de plus en plus pauvres dans une monde où, graduellement, ce qui était gratuit devient payant.

De la colonisation des esprits à la délivrance
Le premier mouvement de résistance non violente conduit par Gandhi, d’avril 1919 à février 1922, avait pour thème la charkha (petit instrument ancestral de filage) et le khadi (toile artisanale), base d’une prospérité écrasée par la « machinerie de Manchester ». En ce qui concerne les positons de Gandhi contre le machinisme, on doit reconnaître qu’elles visaient surtout l’introduction de la grande industrie en Inde. Il voyait un grand danger dans toute innovation propre à élargir le fossé entre possédants et pauvres en induisant des besoins asservissants et impossibles à satisfaire. Il refusait de reconnaître les machines comme des outils. Autrement dit, il refusa toujours d’inclure dans la catégorie des outils tout artefact qui prétendait rendre un homme inutile. La machine fomente une société divisée entre des pauvres menacés de chômage et tristement dépendants de l’emploi, et des consommateurs de produits qu’eux-mêmes sont tout à fait incapable de produire. Le système éducatif importé était pour Gandhi l’exemple type d’une éducation mal équilibrée qui formait des spécialistes forts de la tête, mais sans cœur ni bras, et qui les rendait aveugles aux inconvénients d’une tête sevrée des autres organes. Avec la charkha, le jeune élève pouvait cultiver sa capacité à produire et contribuer ainsi à l’économie de la famille. La régénération de l’Inde devait commencer dans les village, chacun conçu comme une petite république en partie autonome.
Si sur notre planète 50 % des villageois vont bientôt connaître la vie dans les bidonvilles, pour les autres, ces 50 % encore hors des villes, tous ceux qui restent dans les campagnes, cela, s’ils se maintiennent fermement plantés sur leur sol, pourra bientôt être une chance plutôt qu’un malheur.

3/3) conclusion
Il y a d’un autre côté la pauvreté consentie dans des sociétés conviviales dont le mode de vie simple et respectueux de tous a compté pour beaucoup dans le maintien des grands équilibres humains et naturels au cours de l’histoire. Si chacun ne conservait que ce dont il a besoin et se contentait de ce qu’il a, nul ne manquerait de rien. Toutes les sociétés vernaculaires dites « pauvres » développent en leur sein des mécanismes destinés, d’une part, à contenir l’envie et la convoitise, de l’autre à maintenir une tension positive entre ce qu’il est personnellement possible de vouloir et d’avoir et ce qu’il est collectivement possible et raisonnable de produire. Cette tension leur a permis de développer leurs capacités productives sans qu’il y ait rupture entre les besoins et les ressources.
Le monde actuel est au bord d’une catastrophe. Il faudrait donc se donner comme objectif la destruction des centres de production de la rareté, cette mondialisation qui détruit les économies de subsistance, cette lutte contre « la pauvreté » qui définit un seuil de pauvreté de façon relative, un niveau qui progresse continuellement avec la courbe de la croissance économique. La mesure essentielle pour éviter la catastrophe consiste pour chacun de nous à une prise de conscience de nos capacités individuelles d’action et en un ré-apprentissage de la simplicité volontaire. Comme le disait Gandhi, « La civilisation, au vrai sens du mot, ne consiste pas à multiplier les besoins, mais à les réduire volontairement, délibérément ».

6 réflexions sur “Biosphere-info : lisez Rajid Rahnema et devenez pauvres”

  1. Bonjour Bernard,
    je pense qu’il faudrait être demeuré pour vouloir que demain ressemble à hier. Mais du point de vue des inégalités, aujourd’hui est-il si différent d’hier? La seule donnée qui permet vraiment de les distinguer, c’est qu’aujourd’hui le gâteau à se partager est plus gros qu’hier, assuré essentiellement par un pillage méthodique des ressources naturelles. Après épuisement de cette richesse, l’avenir nous forcera à décider quelle société nous voulons, et c’est peut-être du côté de Bakounine et Kropotkine qu’il faudra aller chercher.

  2. Bonjour Bernard,
    je pense qu’il faudrait être demeuré pour vouloir que demain ressemble à hier. Mais du point de vue des inégalités, aujourd’hui est-il si différent d’hier? La seule donnée qui permet vraiment de les distinguer, c’est qu’aujourd’hui le gâteau à se partager est plus gros qu’hier, assuré essentiellement par un pillage méthodique des ressources naturelles. Après épuisement de cette richesse, l’avenir nous forcera à décider quelle société nous voulons, et c’est peut-être du côté de Bakounine et Kropotkine qu’il faudra aller chercher.

  3. Bernard Durand

    Je vais encore une fois me faire l’avocat du diable: à la lecture de la plupart de ces textes, on a l’impression que les sociétés industrielles sont les systèmes les plus oppressifs qu’ait conçus l’humanité, et qu’il faut revenir à un âge d’or où régnaient la paix, l’entraide et le partage. Les propos de Gandhi à propos de l’Inde font oublier qu’il était lui même un notable, héritier des possédants d’une société où régnait (et règne encore pour la majorité) une misère épouvantable, dominée par des féodaux et des castes, société de plus patriarcale et misogyne (que l’on pense aux femmes vitriolées ou violées encore à l’heure actuelle). Le système des castes a du bon pour les possédants: les pauvres ne se plaignent pas puisque s’ils sont pauvres, c’est, il le savent par leur religion, en punition de leurs méfaits dans une vie antérieure. Les Indiens font maintenant leur entrée dans la civilisation industrielle, et une classe moyenne importante est en train de se constituer. Demandez donc à ces gens s’ils ont envie de revenir à cette société d’amour et de partage pleine de charme discret.
    Au Sénégal, puisqu’il y a un texte d’un Sénégalais, une bonne partie de la richesse est confisquée par la secte des Mourides qui l’utilise pour construire des mosquées, dont on ne sait même plus le nombre.
    En France, avant la Révolution Industrielle, la pauvreté régnait dans les campagnes, mais ce n’est pas pour autant que l’amour du prochain et le partage y étaient particulièrement développés. Il existe un ouvrage célèbre de Young qui décrit la triste condition des paysans en France avant la Révolution. Il y en a un autre récent et beaucoup moins connu, celui de Graham Robb (encore un Anglais), »une histoire buissonnière de la France « ( Champs , 2007), qui montre que ces conditions ont perduré à peu près jusqu’au Second Empire, jusqu’à ce que la Révolution Industrielle commence à produire ses fruits. Certes la condition ouvrière n’a pendant longtemps guère mieux valu, mais prétendre qu’actuellement c’est pire que ce n’était à cette époque, c’est une plaisanterie.

    1. Bonjour Bernard
      Vos remarques sont justifiées, les sociétés inégalitaires d’autrefois ou les précaires d’aujourd’hui ne sont pas l’idéal. Mais Majid Rahnema fait une nette distinction entre la misère, insupportable, et une pauvreté assumée. On dirait en termes modernes qu’il faut choisir la « simplicité volontaire » et la « sobriété énergétique ».
      En termes écologiques, ce n’est même plus un choix car la raréfaction des énergies fossiles va entraîner un appauvrissement généralisé inéluctable. C’est à ce moment-là qu’il faudra socialement choisir entre misère imposée et pauvreté partagée. Les « fruits de la révolution industrielle » dont vous parlez étaient des fruits vénéneux, amenant la société thermo-industrielle vers une voie sans issue…

  4. Bernard Durand

    Je vais encore une fois me faire l’avocat du diable: à la lecture de la plupart de ces textes, on a l’impression que les sociétés industrielles sont les systèmes les plus oppressifs qu’ait conçus l’humanité, et qu’il faut revenir à un âge d’or où régnaient la paix, l’entraide et le partage. Les propos de Gandhi à propos de l’Inde font oublier qu’il était lui même un notable, héritier des possédants d’une société où régnait (et règne encore pour la majorité) une misère épouvantable, dominée par des féodaux et des castes, société de plus patriarcale et misogyne (que l’on pense aux femmes vitriolées ou violées encore à l’heure actuelle). Le système des castes a du bon pour les possédants: les pauvres ne se plaignent pas puisque s’ils sont pauvres, c’est, il le savent par leur religion, en punition de leurs méfaits dans une vie antérieure. Les Indiens font maintenant leur entrée dans la civilisation industrielle, et une classe moyenne importante est en train de se constituer. Demandez donc à ces gens s’ils ont envie de revenir à cette société d’amour et de partage pleine de charme discret.
    Au Sénégal, puisqu’il y a un texte d’un Sénégalais, une bonne partie de la richesse est confisquée par la secte des Mourides qui l’utilise pour construire des mosquées, dont on ne sait même plus le nombre.
    En France, avant la Révolution Industrielle, la pauvreté régnait dans les campagnes, mais ce n’est pas pour autant que l’amour du prochain et le partage y étaient particulièrement développés. Il existe un ouvrage célèbre de Young qui décrit la triste condition des paysans en France avant la Révolution. Il y en a un autre récent et beaucoup moins connu, celui de Graham Robb (encore un Anglais), »une histoire buissonnière de la France « ( Champs , 2007), qui montre que ces conditions ont perduré à peu près jusqu’au Second Empire, jusqu’à ce que la Révolution Industrielle commence à produire ses fruits. Certes la condition ouvrière n’a pendant longtemps guère mieux valu, mais prétendre qu’actuellement c’est pire que ce n’était à cette époque, c’est une plaisanterie.

    1. Bonjour Bernard
      Vos remarques sont justifiées, les sociétés inégalitaires d’autrefois ou les précaires d’aujourd’hui ne sont pas l’idéal. Mais Majid Rahnema fait une nette distinction entre la misère, insupportable, et une pauvreté assumée. On dirait en termes modernes qu’il faut choisir la « simplicité volontaire » et la « sobriété énergétique ».
      En termes écologiques, ce n’est même plus un choix car la raréfaction des énergies fossiles va entraîner un appauvrissement généralisé inéluctable. C’est à ce moment-là qu’il faudra socialement choisir entre misère imposée et pauvreté partagée. Les « fruits de la révolution industrielle » dont vous parlez étaient des fruits vénéneux, amenant la société thermo-industrielle vers une voie sans issue…

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