Ethologie, économie et démographie
L’éthologue Pierre Jouventin et l’économiste Serge Latouche envisagent la question démographique dans leurs « regards croisés sur l’effondrement en cours »* :
Pierre Jouventin : La démographie constitue un sujet tabou sur lequel plane le spectre du racisme et du colonialisme. La reproduction est souvent vue comme un droit sacré et naturel : en discuter pour envisager des solutions reviendrait à prôner un régime dictatorial. Pourtant, chaque seconde qui passe, la planète compte deux habitants de plus à nourrir. Pour contourner l’écueil du populisme qui empêche les malthusiens de s’exprimer, il faudrait attaquer le problème à sa source de façon à ce que les personnes engagées contre le racisme et pour le féminisme soutiennent la régulation démographique au lieu de s’y opposer. Il faudrait encourager les femmes du tiers-monde à s’émanciper de la phallocratie, à les instruire pour ne plus enfanter dès l’adolescence et pour contrôler les naissances qu’elles subissent souvent.
Serge Latouche : « Il n’est de richesse que l’homme » disait Jean Bodin au XVIe siècle. Je suis d’accord avec Pierre sur le tabou démographique et son aspect religieux. Mais je n’aborde jamais spontanément le problème lorsque je fais une conférence. Dans mon livre « Le pari de la décroissance », je consacre tout un chapitre à la démographie. Si une croissance infinie est incompatible avec un monde fini, il en résulte évidemment qu’une croissance démographique infinie l’est également. Cependant, en tant que militant de la décroissance, mon problème n’est pas que les Chinois soient trop nombreux – ils le sont incontestablement – mais que les Américains consomment trop. Si tout le monde vivait comme les Burkinabés, la planète pourrait supporter 23 milliards d’hommes. Mais je suis d’accord avec Claude Lévi-Strauss qui disait qu’au delà de 2 ou 3 milliards, nous serions déjà trop nombreux. Il faut bien évidement prendre la question démographique à bras-le-corps.
Pierre Jouventin : Je critique le fait que, d’après le journal La Décroissance, les décroissants seraient anti-malthusiens. Pourtant les premiers décroissants, Nicholas Georgescu-Roegen, Arne Naess, René Dumont, Ivan Illich… étaient malthusiens.
Serge Latouche : Les positions de ce journal, qui sont essentiellement celles de son rédacteur en chef Vincent Cheynet, sont difficilement défendable. Elles tiennent à mon avis de sa culture catholique et de cette idée d’infamie attachée à l’épithète « malthusien » parce que Marx avait fait la critique de Malthus, pas toujours intelligemment d’ailleurs. Pour eux, être malthusien est politiquement incorrect !
Pierre Jouventin : En ce qui concerne Malthus, il n’en demeure pas moins que son affirmation principale, la production alimentaire croît moins vite que la natalité, reste exacte. Il ne faut pas oublier que c’est par réaction aux prévisions délirantes d’optimisme de William Godwin que le pasteur Malthus a voulu monter qu’il existe nécessairement, chez les animaux comme chez les hommes, des limites à la croissance, ce dont conviennent aujourd’hui les décroissants et les écologistes, scientifiques ou pas. Depuis ma naissance, la population mondiale a triplé alors que les rendements agricoles se sont mis à baisser par épuisement des sols ! Il est prévisible que dans quelques années, avec l’explosion démographique associée à la raréfaction de l’eau et des surfaces cultivables, le coût de la viande augmentera et ne la rendra accessibles qu’aux gens aisés !
Serge Latouche : Un numéro de la collection « Les précurseurs de la décroissance » sera consacré à Malthus. Je ne sais pas s’il sortira en raison d’un blocage de la maison d’édition. Si les dominants veulent réduire la population, c’est pour ne pas changer de système. Il va y avoir de plus en plus de mouvements anti-natalistes que ne vont pas faire dans la dentelle, à l’instar des mouvements anti-migratoires. Pour les gens de l’extrême gauche, qui voient le cynisme de ceux qui dominent le monde, le problème écologique ne peut se résoudre simplement en réduisant la population. Notre déracinement se traduit par des revendications infinies : « J’ai le droit de… », de faire un enfant même si je ne peux enfanter, ou bien encore changer de sexe… Cette idéologie du « droit à tout » s’intègre dans la démesure.
Pierre Jouventin : Toutes les espèces animales se régulent, y compris l’homme qui a cru s’abstraire de cette contrainte démographique et a reculé l’échéance jusqu’à aujourd’hui par l’agriculture. Les chasseurs-cueilleurs avaient un enfant tous les quatre ans environ, ce qui correspond à la stratégie démographique des espèces K (durée de vie longue et reproduction rare et tardive). Depuis le néolithique, la femme devenue sédentaire est capable de s’occuper de plusieurs enfant à la fois, elle peut aller jusqu’à enfanter chaque année. Dans le système agropastoral, il faut coloniser de nouveaux espaces lorsque la population devient nombreuse. Or aujourd’hui, toute la planète est exploitée. On touche au capital que l’on épuise sans s’en rendre compte. La banqueroute est prévisible.
Serge Latouche : Le point de friction avec Pierre résidait clairement dans la démographie ; il m’avait reproché explicitement dans un livre de ne pas parler de la décroissance démographique. Je n’avais jamais vraiment dit le contraire, mais ce n’était pas le centre de mes critiques de la croissance.
Pierre Jouventin : Je réalise que les points de désaccord avec Serge sont moindres qu’avec d’autres décroissants avec lesquels je le confondais.
* Pour une écologie du vivant, regards croisés sur l’effondrement en cours (éditions Libre & Solidaire, 2019)