COP26, avec quelle pratique journalistique ?

Dans son livre « la fabrique du mensonge », Stéphane Foucart pose le doigt où cela fait mal : « Le système médiatique peut-il cesser d’être le simple relais de l’ignorance construite à dessein par les industriels ? Le plus important des rouages journalistiques à fabriquer de l’ignorance n’est pas le mal-journalisme mais bien plutôt la volonté de neutralité. Il faut confronter les opinions. Le problème est que cette confrontation détruit de la connaissance plus qu’elle n’en crée. » Voici quelques interrogations sur la « neutralité» des journalistes.

Anne Henry-Castelbou : Cent quatre vingt-seize États et l’Union européenne se réunissent à Glasgow au Royaume-Uni du 31 octobre au 12 novembre 2021 pour la 26e Conférence des parties. Objectif : tenter de limiter de le réchauffement climatique à 1,5°C. Dans cet environnement quelque peu anxiogène, entre militantisme et engagement, de nombreux journalistes s’interrogent sur les façons de partager au mieux ce qui se passe durant un tel évènement. Certains prônent – notamment lors des Assises du journalisme à Tours début octobre, le journalisme de solution, ou encore journalisme intégral. Il s’agit de répondre aux cinq questions traditionnelles du journalisme (qui, quoi, où, quand, pourquoi), tout en abordant une sixième : quelles solutions face au problème évoqué ? « On répond à cette sixième question en suivant une démarche scientifique : comment ça fonctionne, quelles sont les preuves, les limites, est-ce duplicable rapidement ? », explique Sophie Roland, journaliste et représentante en France du réseau Solutions Journalism Network. 50 % des Français attendent du journalisme d’être un intermédiaire entre pouvoir et contre-pouvoir, avec une information vérifiée et des solutions préconisées, mais pas de militantisme… Mais qu’attend alors des journalistes la moitié de la population française ? Voici quelques approches sur notre blog biosphere.

Jean-Baptiste Comby : Il y a une logique de censures invisibles pour la plupart des journalistes.

L’écriture journalistique suppose de raconter des histoires afin d’intéresser un public le plus large et diversifié possible. Plus les journalistes parlent du problème climatique, plus ils parlent de ses conséquences au détriment de ses causes et solutions. Cette tendance à illustrer les problèmes plutôt qu’à les expliquer n’est pas neutre, les journalistes évacuent du champ du pensable environnemental la question des relations entre la mécanique capitaliste et la détérioration des écosystèmes.

En matière environnementale, l’univers intellectuel des journalistes est principalement constitué d’ouvrages dits d’expertise. Écrits par des scientifiques ou des ingénieurs, ces textes ne sont pas destinés à expliciter les causes politiques et économiques des problèmes environnementaux. Et lorsqu’ils sont le fait d’économistes, leurs propos et propositions ont pour postulat l’irréductibilité du système capitaliste].

Les journalistes nouent des liens viscéraux avec l’idéologie de l’accumulation illimitée du capital et des profits. Profondément enfouis dans leur for intérieur, les principes capitalistes (rentabilité, concurrence, compétitivité, responsabilité individuelle et « neutralité ») leur apparaissent comme légitimes et incontournables. Tout se passe comme si le capitalisme était le seul régime capable d’améliorer le bien-être général. Aller contre le sens de ce courant idéologique, c’est – pour un journaliste – prendre le risque de se discréditer.

Les nouveaux entrants dans le journalisme environnemental se révèlent moins sensibles aux enjeux politiques de l’écologie que les journalistes ayant délibérément choisi de couvrir ce domaine. Ce faisant, ils se détournent des sources militantes et donc des conceptions non-marchandes du monde. Le bon sens écologique ne semble pas être en mesure de rivaliser avec le bon sens économique. La censure n’est jamais totale mais ils  maintiennent les alternatives aux marges de ce qui est (« sérieusement ») envisageable. Cela permet aux logiques capitalistes d’évoluer en contournant, voire en intégrant la contestation avec des journalistes séduits par le « capitalisme vert ».

S’ils veulent être le « contre-pouvoir » qu’ils prétendent constituer, alors les journalistes doivent avoir le courage de questionner leurs convictions les plus profondes, celles qui les empêchent de voir que d’autres visions du monde existent en dehors de l’étroit moule capitaliste…

Médiacritique(s) : L’immense majorité des journalistes amenés à traiter d’environnement adhère à la doxa du « capitalisme vert » et de la « croissance verte »… Mais la disqualification implicitement contenue dans la façon dont ils dépeignent les modes d’organisation écologique n’est pas intentionnelle. Elle est le fruit du lissage des écoles de journalisme et elle est façonnée à travers un ensemble de relations au sein duquel il est imprudent de contester un modèle qui permet au plus grand nombre d’accéder au confort ou à une espérance de vie plus longue. Si les journalistes relatent les petits désaccords entre experts, ils masquent l’ampleur de leur accord, tacite mais fondamental, sur l’intégration de la contrainte environnementale au logiciel néolibéral. A bien des égards, ne pas remettre en cause l’esprit du capitalisme, c’est le considérer pour acquis et donc prendre parti en sa faveur. Une telle posture vient signaler en creux les faux-semblants de l’objectivité dont se targuent la plupart des journalistes. Sommés d’entretenir de bonnes relations avec les sources officielles, les journalistes se trouvent cantonnés à ce qui est dicible du point de vue des acteurs institutionnels. Ces logiques de censures invisibles sont particulièrement prégnantes en matière d’écologie dans la mesure où la préoccupation environnementale a été stigmatisée : c’est l’utopiste barbu qui erre sur les causses de Larzac. S’ils veulent être le « contre-pouvoir » qu’ils prétendent constituer, alors les journalistes doivent avoir le courage de questionner leurs convictions les plus profondes, celles qui les empêchent de voir que d’autres visions du monde existent en dehors de l’étroit moule capitaliste. N’est-ce pas à ce prix qu’ils pourront penser autrement les causes des problèmes en général et de la destruction de la nature en particulier ? » (Acrimed – janvier/mars 2014)

Jean-Marc Jancovici (mars 2010) : Chers journalistes pas amis, lorsque vous invoquez le droit au débat pour relayer des Allègre et consorts, vous vous trompez : ce que vous réclamez, c’est le droit à l’imposture. Évidemment, le résultat de cette affaire ne sera pas de créer des citoyens plus éclairé, mais un monde plus confus et moins apte à s’organiser. Si vous n’êtes pas légitimes quand vous invitez des imposteurs, pourquoi le faites-vous ? Parce que les bénéfices sont supérieurs aux inconvénients. Les bénéfices, ce sont d’abord l’audience, parce que le lecteur aime bien la polémique et les grandes gueules qui l’alimentent. Un autre bénéfice, et pas des moindres, est que ce comportement est le plus économe en temps pour vous : ne rien comprendre prend moins de temps et demande moins d’efforts que de comprendre. Dès que vous décidez en tant que journalistes d’aller au-delà de ce que publient les revues scientifiques à comité de lecture, vous cessez d’être légitimes. La science a tellement l’habitude de gérer des débats où les gens ne sont pas d’accord entre eux, qu’elle s’est organisée pour que ces débats soient menés là où il faut et comme il faut.

Tout ce qui précède disserte essentiellement sur l’exemple du changement climatique, mais c’est un arbre qui cache une forêt bien plus vaste, celle des journalistes qui entretiennent la confusion du grand public sur des sujets scientifiques majeurs, ce qui inclut en particulier l’approvisionnement futur en pétrole. Comme les ressources naturelles (dont un climat stable fait partie) sont indispensables à la bonne marche de l’économie, priver les électeurs de visibilité sur l’avenir de ces ressources, c’est augmenter la probabilité de ruptures économiques délétères, dont l’histoire nous a montré qu’elles n’étaient généralement pas synonymes de lendemains qui chantent. Et comme ces ruptures économiques ont souvent été suivies de ruptures politiques (dont des dictatures), j’ai une conclusion très surprenante à vous proposer : à chaque fois que vous invitez un écolo-sceptique sur un plateau de télé, vous n’êtes pas seulement des fainéants et des ignorants, mais vous augmentez le risque que nous connaissions la dictature dans pas si longtemps que cela (qui incidemment vous mettra au chômage, parce que la multiplicité des supports médiatiques et la dictature font rarement bon ménage).

11 réflexions sur “COP26, avec quelle pratique journalistique ?”

  1. – « Sincèrement, les COP ne servent à rien du tout à part médiatiser les catastrophes et ce qu’on doit faire. Les hommes politiques sont dirigés par les électeurs, tant qu’on n’aura pas nous, tous ensemble, envie de bouger, ils ne pourront pas bouger. » (*)

    Elles ne servent à rien du tout, mais j’y vais quand même. Je sais que vais cramer du pétrole pour rien, mais moi j’ai envie de bouger. En plus à Glasgow il y aura du beau monde. Sting, le prince Charles et sa famille. Faut comprendre, j’ai un film à vendre.

    * Propos tenus le 31 octobre 2021 sur france.info par le célèbre cinéaste hélicologiste.

  2. N'importe quoi !

    – « 50% des Français attendent du journalisme d’être un intermédiaire entre pouvoir et contre-pouvoir, mais pas de militantisme, avec une information vérifiée, pédagogique et des solutions préconisées. » (Anne Henry-Castelbou)
    Autrement dit la moitié des Français veulent TOUT et en même temps. Ne cherchons pas à savoir d’où vient cette mode. Ces exigeants veulent donc qu’on leur dise ce qui est réellement, pas des salades, ce qui serait déjà pas mal… qu’on leur explique bien les choses, comme à des gosses à l’école… et en plus qu’on leur dise les yaca et les faucon qui vont bien. Et tout ça tenez-vous bien, sans aucun militantisme ! Déjà là c’est du n’importe quoi !

    1. N'importe quoi !

      Oui mais voilà, 50% ça fait du monde, une sacrée demande, une sacrée aubaine.
      Alors il faut assurer l’Offre, et servir cette clientèle exigeante, Business as usual !
      Et nos journaleux, toujours soucieux de bien faire, de s’interroger…
      Et de se tâter sur «le journalisme de solution, ou encore journalisme intégral ».
      Pour le «journalisme de solutions», consulter Wikipedia. Pour le «journalisme intégral», lire Gramsci. Un livre réunissant l’ensemble des textes que Gramsci a consacré au journalisme doit sortir sous peu (04/11/2021). Et pas de militantisme, SVP !
      En attendant, bonjour le grand n’importe quoi intégral.

  3. Esprit critique

    Je suis d’accord avec le coup de gueule de Jean-Marc Jancovici (mars 2010).
    Le «droit au débat», pour relayer des Allègre et consorts, est évidemment une imposture. Tout simplement parce qu’il n’y a pas de débat, mais seulement du buzz. Mais si encore les journaleux ne faisaient qu’entretenir la confusion du grand public sur des sujets scientifiques majeurs… Seulement c’est pour tout et n’importe quoi. Et finalement et d’une manière générale, ils participent à entretenir la Confusion, la Peur, le chacun pour soi, ainsi que la pire forme de la Bêtise, la Haine.
    Pour paraphraser Janco, à chaque fois qu’ils invitent un facho (osons appeler un chat est un chat) sur un plateau de télé, ils ne sont pas seulement des fainéants et des ignorants, mais ils augmentent le risque que nous connaissions la dictature dans pas si longtemps que cela.

  4. On peut, peut-être, commencer par se demander ce qu’il y a de commun entre :
    – «La Fabrique du mensonge [et de l’ignorance]» de Stéphane Foucard
    – «La Fabrique du crétin. La mort programmée de l’école» de Jean-Paul Brighelli
    – «La Fabrique du crétin digital» de Michel Desmurget
    – «La fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale» de Maurizio Lazzarato
    Et j’en passe, des fabriques. Sans oublier «La Fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie» de Noam Chomsky.

    1. Ce sont des bouquins, bien sûr. Le même mot dans le titre, bien sûr.
      Ce mot qui nous fait penser de suite à l’industrie. Oui mais encore ?
      À qui profitent ces mensonges, cette ignorance, ce crétinisme, ces endettements, ce consentement (con-sentement et autres con-sensus), sans oublier cette énorme Confusion ?
      Aux maîtres de l’Industrie, bien sûr. Et pas seulement celle des médias.

      1. – « A bien des égards, ne pas remettre en cause l’esprit du capitalisme, c’est le considérer pour acquis et donc prendre parti en sa faveur » ( Médiacritique(s), le magazine trimestriel d’Acrimed. janvier-mars 2014. Mis en lien par Biosphère)

        Eh oui. Seulement là encore nous en aurons toujours certains pour venir nous parler des horreurs du Communisme et blablabla. De la même façon que ces journaleux à la botte, ou aveuglés peu importe, ceux-là aussi «doivent avoir le courage de questionner leurs convictions les plus profondes, celles qui les empêchent de voir que d’autres visions du monde existent en dehors de l’étroit moule capitaliste.» (Médiacritique(s))
        Seulement ça c’est probablement trop leur demander. Et donc là encore c’est retour à la case départ.

  5. Esprit critique

    – COP26, avec quelle pratique journalistique ? (Biosphère)
    – COP26 : que peut-on attendre des journalistes ? (Anne Henry-Castelbou – JNE )
    Saluons déjà ces journalistes qui osent mettre ces questions sur la table. Demandons-nous ensuite ce que les débats (certes passionnants) autour de ces questions pourraient amener. En quoi ils pourraient nous faire avancer.
    La «neutralité» des journalistes est une évidence. Les journalistes sont d’abord des êtres humains, animés par des tas d’intérêts, de croyances etc. Les grands journaux (meRdias) sont aux mains de qui nous savons, ils ne sont absolument pas des contre-pouvoirs, ils ne sont qu’au service du Pouvoir (Système, Pognon). Peu importe ici qu’ils bossent pour Niel, Pigasse et Kretinsky, ou pour Pierre, Paul ou Jacques, les journalistes ne seront jamais neutres. Puisque de toutes façons ils ne peuvent pas l’être. Neutres, objectifs, ni même réellement honnêtes.

    1. La «neutralité» des journalistes est donc un mythe, une farce etc. En attendant, là encore nous devons faire avec. Avec ces journalistes, journaleux et autres journalopes.
      Comment pourrions-nous faire autrement ? Il y a bien une solution, c’est celle que nous chante Renaud dans l’Aquarium : « Énervé par la colère, Un beau soir après la guerre, J’ai balancé ma télé par la f’nêtre… »
      La télé, la radio, la Bible, le journal… tout ça par la fenêtre !

      1. Esprit critique

        Et pas seulement, la télé, la radio, la Bible et le journal ! En plus, il faudrait se couper totalement du monde. Pas juste de la Pravda du Système (Le Monde), bien sûr. Et vivre alors dans sa bulle, ou dans son aquarium, tout seul. Ou à la limite avec ses seuls potes, sa bande, de poissons… rouges, jaunes, verts ou bruns peu importe… et passer son temps à tourner en rond, en attendant.

    2. Mais comme je n’ai pas envie de finir comme Renaud, je ne serais pas aussi radical.
      Bien qu’ils soient eux-aussi ficelés d’une manière ou d’une autre (nous le sommes tous), il existe évidemment des journalistes sincères et qui n’ont pas de muselière. Et même si tous leurs efforts ont finalement peu de chances de nous sortir de la Grande Confusion, de changer le monde, ceux-là s’appliquent à essayer de nous rendre moins cons. Et c’est déjà ça. Parce qu’au stade où nous en sommes, l’objectif commun devrait être de calmer le Jeu. Faute de pouvoir sauver le Climat, essayons au moins de sauver ce qui fait de nous des humains.

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