Désertons les emplois nuisibles… si possible

Le point de vue de l’autrice de « Désertons » (éd. Les Liens qui libèrent), paru le 24 septembre 2025.

Jeanne Mermet : « Mon père a fait Centrale et moi, Polytechnique. Mon père était ingénieur chez Alstom, ma mère est psychologue. J’ai conscience des privilèges dont j’ai hérité. Si j’ai moi-même choisi de vivre dans une certaine forme de précarité, c’est aussi car je n’ai jamais eu à craindre pour ma sécurité financière, ce qui n’est pas donné à tout le monde. La claque sur la crise écologique a eu lieu pendant mes années d’études au Danemark, où j’ai travaillé sur la modélisation de réseaux électriques pour la transition énergétique. J’ai pris conscience des contradictions de nos modèles : même dans les scénarios les plus ambitieux, la consommation d’énergie continuait d’augmenter jusqu’en 2050, tout en reposant toujours sur du charbon et du pétrole, et en impliquant une explosion des besoins en matières premières minérales et métalliques, dont l’extraction n’a jamais été et ne sera jamais écologiquement et socialement juste.

A cette époque, je me suis engagée avec Extinction Rebellion. Ce fut un moment d’explosion intérieure : le jour, je développais des algorithmes pour verdir les réseaux dans un labo de recherche ; le soir, je participais à des actions de désobéissance civil. En 2019, j’ai eu besoin d’une rupture, j’ai rejoint des luttes locales contre des projets énergétiques. J’y ai découvert la critique de la transition énergétique, je me suis formée à l’intégration des questions extractivistes et de systèmes de domination en général, qui sont à la racine des crises écologique et climatique. Pourquoi les élites seraient celles qui seraient le mieux placées pour trouver des solutions aux crises, alors que leur rôle est d’entretenir le système qui les a engendrées ?

Si on déserte en ignorant que la machine continue de tourner en notre absence, ou si on tente de changer de l’intérieur un système compromis en ignorant les impasses qu’il comporte, on n’arrivera à rien changer. Mais si des ingénieurs, des ouvriers, des techniciens, des cadres se mettent ensemble à dire non, à se désengager de certains projets, à faire pression, alors peut-être que d’autres rapports de force pourraient émerger. Mais ça implique que les classes supérieures plus privilégiées se rendent compte des intérêts qu’elles servent vraiment. Déserter ce n’est pas seulement quitter un emploi nuisible, mais s’organiser collectivement pour refuser de nuire. »

Le point de vue des écologistes

La plupart des 325 commentaires sur lemonde.fr disent que « c’est juste parce qu’elle est riche qu’elle a le loisir de son activisme » ! Félicitations à tous ceux et celles qui n’ont visiblement pas lu l’entretien, ou alors n’en ont rien retiré. L’incapacité totale de la plupart à imaginer une société et un monde du travail un tant soi peu différents de leur propre conception est déprimante.

Il n’en reste pas moins que les métiers socialement utiles sont aujourd’hui minoritaires et la puissance des organisations parasites ultra-puissantes. Les entreprises illégitimes dans l’enseignement supérieur sont omniprésentes, elles produisent des armes, sont impliquées dans la chaîne du pétrole, sont des banques françaises polluantes, et seulement quatre n’ont pas été condamnées par la justice ou impliquées dans des scandales sociaux ou environnementaux. Des générations entières sont formées à des métiers qui aggravent les crises, au lieu de leur donner les clés pour les surmonter. Des « contenus académiques » sont transmis par des « experts » qui se concentrent sur certaines technologies sans en révéler les controverses et limites écologiques. A l’École polytechnique, par exemple, les étudiants doivent obligatoirement se rendre à une conférence de rentrée donnée par leur parrain de promotion, qui est toujours systématiquement le PDG d’une grande entreprise française. Mais si Polytechnique devait se détourner des entreprises, alors il faudrait réduire sa promotion à moins de 100 élèves (sur 571 en 2025).

Commence aujourd’hui une phase intermédiaire où toutes les activités de services seront bientôt remplacés par « l’Intelligence Artificielle ». Chômage généralisé garanti. Suite au blocage énergétique qui s’annonce, la plupart des autres métiers seront touchés, industriels et agro-industriels. On creusera des trous pour les reboucher, l’État ne saura plus où donner de la tête. Les métiers d’après-demain seront manuels, paysans ou artisans, retour à la terre pour ceux qui auront survécus à la Crise Ultime.

En savoir plus grâce à notre blog biosphere

Appel à démissionner de tous les métiers inutiles

extraits : Quel est le sens de notre boulot ? Quels sont les métiers en France qui « rendent le monde meilleur » ? Suis-je véritablement utile ? Un tel questionnement devrait entraîner des démissions en chaîne. Le problème de fond, c’est que si chacun refusait de faire des boulots inutiles, c’est au moins 80 % des emplois actuels qui disparaîtraient. Le travailleur ne sert qu’à lui-même, il est baigné dans l’anthropocentrisme des discours publicitaires. Il se sert, dans une nature taillable et corvéable jusqu’à épuisement !….

Des emplois, pour quoi faire ? That’s the question

extraits : Si on adoptait une politique écologiste, on arrêterait bon nombre de recherches inutiles (armement, biotechnologies, nanotechnologies, gadgets informatiques, etc.) : autant d’emplois en moins. Si l’on adoptait des mesures contre la publicité et contre l’obsolescence des objets, l’activité économique baisserait de façon très importante : on achèterait moins d’appareils ménagers et quand on en achèterait un, ce serait avec des durées de garantie plus longues. On importerait moins, on produirait moins de déchets… et globalement on baisserait de manière importante le nombre d’emplois inutiles. Le but dans la vie n’est pas de travailler. C’est pourquoi il faut soutenir les démarches qui vont vers un partage plus important du temps de travail, ce qui évitera de faire des activités industrielles se justifiant indûment par la création d’emplois….

Annexe : interventionnisme de l’État pour cacher le chômage structurel

Les emplois jeunes (1997-2002) : Créés sous le gouvernement Jospin, ces contrats étaient financés à 80 % par l’État, principalement dans le secteur public, pour répondre à des besoins sociaux comme l’animation de quartiers ou l’environnement. Au total, 310 000 postes ont été créés et 470 000 jeunes embauchés de 1999 à 2005.

– Les contrats aidés : Plusieurs dispositifs se sont succédé, comme le contrat d’avenir (CAv), le contrat initiative emploi (CIE), le contrat d’accompagnement vers l’emploi (CAE), puis le contrat unique d’insertion (CUI). En 2012, le CUI bénéficiait à 390 000 personnes.

– Les emplois d’avenir (2012) : Inspirés des contrats aidés précédents, ils étaient subventionnés à hauteur de 75 % et destinés aux jeunes en difficulté, pour une durée d’un à trois ans.

– Les postes “adulte-relais” : Créés pour faciliter le retour à l’emploi dans les quartiers populaires et soutenir les associations, ces postes sont progressivement supprimés depuis une circulaire de novembre 2024.

– Exemples sectoriels : Dans la filière bois, le groupe Fibre Excellence a bénéficié de plus de 70 millions d’euros de prêts et subventions publiques depuis 2015 pour soutenir l’emploi industriel, notamment via des plans de décarbonation et de reconversion de sites.

12 réflexions sur “Désertons les emplois nuisibles… si possible”

  1. Les UmPs avec ses supplétifs vert rouge modem (qui bloquent toute alternance politique sous couvert de front républicain) ont encore plus de méthodes annoncées pour camoufler le taux de chômage réel ! Voici une liste qui n’est pas exhaustive :

    1/ les contrats aidés
    2/ les différentes catégories de chômeurs, dont seule la catégorie A est présentée dans les journaux
    3/ les stagiaires pas ou peu rémunérés
    4/ les étudiants avec leurs diplômes Kinder sans aucune valeur, tant qu’ils restent à l’université ou lycées, ces étudiants ne sont plus comptabilisés dans les chiffres du chômage, évidemment l’UmPs permet de redoubler plusieurs fois, et pour contourner les redoublements de permettre de changer d’orientation d’études une fois le nombre de redoublement épuisé dans l’orientation choisie.

    1. Évidemment, faute de pouvoir créer de vrais emplois productifs de biens et services vraiment utiles à la population, les UmPs ont créé des planques dans les administrations, planques pour leurs membres de leurs familles et leurs amis. Il ne faudrait tout de même que le chômage affecte leur cercle privé…

      Population dite active en 2020 selon chiffre Insee sur une population de 67 millions :
      Agriculture 670.000 travailleurs
      Industrie 3.616.000
      Construction 1.808.000
      Tertiaire 20.640.000 (dont sont inclus les fonctionnaires)

      La population n’étant pas en âge de travailler : 38,44 % de la population totale :
      plus de 64 ans : 13 146 259 personnes ;
      moins de 15 ans : 12 226 451 personnes.

      Toutefois en 2020, 7,5 % des 65/69 ans, soit 288 000 personnes, déclaraient être toujours en situation d’emploi[17].

    2. Comme vous pouvez constater, il faut au minimum prendre à charge celles et ceux qui ne sont pas en âge de travailler ce qui représente déjà 38,44 % … Mais si on rajoute les personnes handicapées, les étudiants, les chômeurs, les planqués dans les administrations c’est bien plus terrible ! Il y a à peine 1 français sur 3 qui doivent prendre en charge les autres tiers 2/3 ! Bienvenue au paradis communiste !

      1. Popo de Sciences Po

        Toujours aussi brillant. Comme vraisemblablement tu n’as pas fait Polytechnique, encore moins l’ENA, ni l’UNS, bien trop proche de l’UmPs … pour moi tu ne peux sortir que de Sciences Po.
        La vie est trop injuste quand j’y pense. Toi aussi t’étais destiné à une brillante carrière… c’est de types comme Toi dont la France a besoin. Pour éponger la Dette, sauver l’Emploi et des trucs comme ça. Et puis combattre la Bêtise, la Glandouille, et sauver les Vraies Valeurs, qui font notre Grandeur. L’Ordre, le Mérite, le Travail… la Famille, la Patrie, les Trois Couleurs et tout le Saint Bordel !
        Mais nom de dieu qu’est-ce qui t’a pris de Déserter !!??
        Regarde où ON en est maintenant. Décidément tout ça est vraiment trop con.

  2. Albert Jacquard et l'X

    Albert Jacquard, lui aussi issu d’une « bonne famille »… était passé, lui aussi, par cette école des plus prestigieuses, Polytechnique (surnommée « l’X »). Voici un extrait de ce qu’il en a dit :

    – « Les élèves de cette école sont le produit d’une sélection sévère ; il sont considérés – et se considèrent – comme ayant droit au plus brillantes carrières. Il est révélateur cependant de comparer les performances qu’ils ont accomplies au cours de leur vie à celles d’individus apparemment moins brillants, par exemple ceux issus d’une école qui ne pratique aucune sélection à l’entrée, l’École polytechnique de Zurich. Parmi les anciens élèves on dénombre vingt-sept prix Nobel, parmi les anciens élèves de l’X deux. Ce résultat n’est nullement paradoxal ; les « X » ont en fait été sélectionnés sur leur capacité à étudier les matières imposées par les programmes du concours, non celles qui les passionnent, donc sur leur conformisme, leur manque d’imagination. »
    ( Petite philosophie à l’usage des non-philosophes ; 1997 )

    1. Quoi qu’il en soit, du nombre de prix Nobel, de la sélection par les Maths ou par le Pognon… la Désertion (encore un mot en Dé) de ces jeunes promus à de « brillantes » carrières a de quoi énerver les défenseurs de l’Ordre Établi.
      – « Que se passe-t-il si l’élite qui fait tenir le système se lève et se casse?
      Est-ce que le système se casse la gueule? »
      ( «Vous êtes l’élite de la France!»: pourquoi des ingénieur·es choisissent de déserter le système – Jeanne Mermet – 27 septembre 2025 slate.fr/ )

      Excellente question !

      1. Quant à Déserter… comme nous y invite Jeanne Mermet… ça reste quand même plus facile à dire (ou écrire) qu’à faire. Déserter en temps de guerre, ON sait où ça peut mener. Au peloton d’exécution, pire à la victoire de l’Infamie. Déserter un emploi nuisible (néfaste), ce n’est pas évident non plus.
        Ne pas s‘y engager (s’y former, postuler) quand on est jeune… et qu’on a la chance de pouvoir envisager de faire autre chose, de bien plus utile que développer des algorithmes pour verdir les réseaux dans un labo de recherche (ou de la pub, de l’armement, et autres saloperies du même genre), et que Papa et Maman sont là pour nous tenir la main… ça c’est une chose.
        Et même une bonne chose, mais qui reste plus facile que de Démissionner de ce genre de job à un certain âge… quand cet emploi est avant tout « alimentaire », qu’on a une famille à nourrir etc. Là encore c’est un luxe que tout le monde ne peut pas s‘offrir. (à suivre)

        1. (et fin) S’il nous faut Déserter… je ciblerais d’abord les temples de la Consommation, et ceux de la Compétition.
          Or, rien que là, pour beaucoup c’est mission impossible. Misère misère !
          Et tant qu’à bien faire… Déserter aussi les meRdias, les réseaux dits sociaux, ces débats qui n’en ont que le nom, les urnes, toutes ces conneries qui de toutes façons n’existent que pour une seule chose… faire en sorte que rien ne change.

  3. Esprit critique

    Article intéressant, merci Biosphère. En espérant que certains en retirent quelque chose…
    Évidemment si possible … 😉
    Passons sur les raisons qui ont poussé Jeanne Mermet à écrire ce bouquin, à raconter son histoire, ses états d’âme, la claque (sic) qu’elle a pris, etc. D’entrée elle dit être consciente des privilèges dont elle a hérité (sic), ce qui est déjà un bon point de départ.
    Logiquement elle devrait donc avoir compris qu’elle doit beaucoup à sa mère. Entre autres bien sûr. Sa mère, psychologue, qui lui aura probablement parlé de dissonance cognitive et de choses comme ça. Ce qui lui aura alors permis de comprendre de suite ce qui lui arrivait, la claque et l’explosion intérieure (sic). Et compris aussi que « c’est juste parce qu’elle est riche qu’elle a le loisir de son activisme » … comme disent certains autres. (à suivre)

    1. Esprit critique

      (suite) Je dirais plutôt que c’est parce qu’elle est riche… qu’elle a la chance d’avoir pu mener cette réflexion. Et donc cette décolonisation, de son imaginaire.
      La richesse étant ici bien plus intellectuelle que matérielle. Quant à cette chance, elle peut-être vue ici aussi comme un loisir. C’est à dire un plaisir.

      – « le jour, je développais des algorithmes pour verdir les réseaux dans un labo de recherche ; le soir, je participais à des actions de désobéissance civil. En 2019, j’ai eu besoin d’une rupture, j’ai rejoint des luttes locales [etc.] »

      Chez quelqu’un de conscient, d’intelligent, d’équilibré… quand il s’agit des siennes, les contradictions et les ambivalences en effet ça perturbe. Et là il faut à tout prix rétablir l’Équilibre. Consciente déjà d’être bien née, voilà donc qu’elle semble (peut-être ou peut-être pas) prendre conscience de son appartenance à cette classe (sociale) qu’Alain Accardo (sociologue) appelle les « petits-bourgeois gentilshommes ». (à suivre)

      1. Esprit critique

        (suite) Tout le monde aura compris que le Gentilhomme ne peut-être que vert.
        La question est de savoir s’il est possible (titre de cet article) ou pas d’être les deux, et en même temps. Si oui, comment ? Si non, entre le Petit-Bourgeois et le Gentilhomme il faut choisir. Et donc renoncer, ce qui n’est pas facile.
        L’idéal est alors de trouver un… consensus. Concilier les deux, et garder l’Équilibre.
        Comment alors ne pas renoncer, du moins pas trop, à son côté petit-bourgeois (façon de vivre et de penser), ici au travers de son emploi… tout en restant un parfait gentilhomme, dans sa tête bien sûr ?
        Réponse : En se racontant des histoires. (à suivre)

        1. (et fin) À chacun sa came, certes.
          Seulement toutes les histoires ne se valent pas, et loin de là bien entendu !
          – « Si on déserte en ignorant que la machine continue de tourner en notre absence, ou si on tente de changer de l’intérieur un système compromis en ignorant les impasses qu’il comporte, on n’arrivera à rien changer » (Jeanne Mermet)

          En effet. Mieux vaut être bien informé, éclairé… Et puis lucide, conscient… des impasses, des limites et de tout le reste. Finalement je dirais que du moment qu’on est et qu’on reste parfaitement conscient d’où on habite (de ce qu’ON EST)… peu importent les histoires que chacun se raconte.

          – Le triomphe du petit-bourgeois ou le bout de l’odyssée
          (Alain Accardo , La Décroissance N°220 , P4)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *