Cette semaine, du 7 au 13 avril 2025, nous consacrons chaque jour un article au pacifisme. Le principe « si tu veux la paix, prépare la paix » est en effet inséparable d’un engagement écolo. Une planète traversée par nos démonstrations guerrières ne peut pas être un monde agréable à vivre qui pourrait conserver des ressources naturelles préservées. Voici le témoignage de Michel Sourrouille.
Le temps du service militaire approchait, j’avais 21 ans en 1968. Le sursis pour études longues allait disparaître un jour ou l’autre ! Je ne connaissais pas encore le statut d’objecteur de conscience. Entre 1964 et 1971, il y a eu seulement 1000 jeunes gens au total qui ont été admis au bénéfice d’un statut voté en 1963. Mais les 26 mois de camps de concentration vécus par mon père m’ont amené beaucoup plus tôt que la plupart à réfléchir sur le problème des conflits armés et l’anéantissement des personnes. Début 1970, c’est la mini-guerre du Tchad. Je suis quelques meetings. Mi-février de la même année, Michel Debré m’apprend sans le vouloir l’existence des objecteurs de conscience lors d’un débat sur la patrie avec le communiste Duclos : « La patrie apporte la liberté par le suffrage universel : la liberté de la minorité de se plier aux exigences de la majorité (…) Les objecteurs de conscience ont de la chance qu’il y ait des patriotes. » Duclos penche pour l’internationalisme des marseillaises, non pour le cosmopolitisme. J’en déduis que Duclos est pour une patrie rattaché à l’URSS et Debré pour la patrie du grand capital. Dans mes notules, ces questions : « Doit-on se battre pour trouver la paix ? … Ne devient-on pas brutal par faiblesse ? … Je m’en fous d’être occupé par un autre peuple parce que mon pays est déjà occupé par des étrangers : les gouvernants, les capitalistes…
Et puis je commence à participer à un groupe de soutien des objecteurs de conscience. Je distribue des brochures sur le statut des objecteurs de conscience. Mais ce statut exige de se déclarer « opposé en toutes circonstances à l’usage personnel des armes ». Je conteste. Si en tant qu’individu on estime la violence nécessaire, comme cela a une répercussion très limitée, alors oui cette violence peut être fondée, par exemple par la légitime défense. Par contre la violence de groupe devient par son amplitude trop aveugle et empêche l’individu de conserver son libre arbitre. Pour moi la violence ne doit pas être institutionnalisée, par exemple dans une armée. Elle doit rester le choix de chacun et non un jouet aux mains de quelques-uns. Notre comportement découle d’une prise de conscience individuelle, pas d’un ordre social. Nous n’avons pas à suivre les moutons conduits à l’abattoir, nous ne devons pas devenir des morts pour rien comme l’ont été toutes les victimes des guerres.
Je ne récuse pas encore un service militaire mixte et de très courte durée qui permettrait de forger ses capacités physiques et de savoir comment se défendre. Seulement la liberté d’information et d’expression doit être aussi préservée dans ce cadre. Je m’informe sur la discipline militaire : un soldat est libre de son opinion, mais il ne peut se livrer à une activité politique à l’intérieur du domaine militaire ! Je me pose la question du pourquoi d’une coupe de cheveux qui « doit être nette et sans excentricité, les tempes et la nuque dégagée » ! J’en ai déduis qu’on rentre dans l’armée comme on rentre en religion. Très peu pour moi ! Toutes ces contraintes ne me plaisent pas, l’ordre militaire commence à m’incommoder, je revis la même expérience réflexive que lors de ma contestation de l’ordre religieux ou scolaire.
« Si tu veux la paix, prépare la guerre », me dit-on : conscription obligatoire, dissuasion nucléaire, Dassault… Où va-t-on ? L’étripement mutuel, une fois de plus ! J’estime que les conditions géopolitiques ont vraiment changé. La guerre totale, nucléaire ou biologique ? Inutile d’en parler, nous sommes tous morts ou presque. Mais l’autre, la guerre conventionnelle ? Nul besoin d’une mobilisation générale, la guérilla, la guerre de rue, la résistance, passive ou non, me semblent suffire. Pas d’affrontement de corps à corps, mais la révélation de l’esprit de tout un peuple. Si l’individu par lui-même n’est pas capable de revendiquer sa liberté, c’est bien à cause de l’incohérence de notre système d’éducation collective, pas à cause d’une invasion.
Michel Debré devient ma bête noire, lui qui peut se permettre d’écrire (Sud-Ouest, 10 avril 1970) : « Si la France a une grande industrie aéronautique, atomique, électronique, c’est uniquement – je dis bien uniquement – du à l’importance des dépenses dans le domaine de l’armement… Le coût des équipements militaires est tel qu’il n’y a rentabilité que dans la mesure où on vend des armes à l’extérieur. » Je trouve cela absurde, une défense « nationale » qui vend des armes à des pays qui, un jour ou l’autre, peuvent se retourner contre la France en utilisant des armes françaises ! Mais le PSU et l’UNEF restent inconditionnellement pour la lutte à l’intérieur de l’armée, ils dédaignent la volonté de notre comité de soutien aux objecteurs de conscience d’une arrestation volontaire d’objecteurs, dont Daniel Brochier. Eux, ils luttent pour préparer une armée « révolutionnaire » qui prendra le pouvoir et instaurera un régime qui exercera sans doute la même oppression qu’ils ont combattue !
La commission papale sur la justice et la paix vient de publier un document dans lequel elle demande à tous les pays de reconnaître l’objection de conscience et de donner le choix entre le service militaire et un service civil. Les Pères de l’Eglise comme saint Ambroise ou saint Augustin attiraient déjà l’attention de la primauté de l’amour, allant même jusqu’à déclarer que les chrétiens, en tant qu’individus, n’avaient aucun droit au principe de défense légitime. Mais saint Augustin a pourtant théorisé la guerre « juste », notion développée par saint Thomas d’Aquin et Francis Suarez (juste autorité, juste cause, justes moyens). Qui croire ? Le 27 avril 1970, je me tourne complètement vers l’objection de conscience. C’est clair, c’est pour moi la seule méthode rationnelle possible qui puisse déboucher un jour sur une humanité non aliénée, c’est-à-dire consciente de son aliénation. Car si on n’accepte pas la solution aveugle de la guerre, on a tout intérêt à former les consciences à une prise de conscience. Pour devenir une force réelle, la non-violence commence dans nos pensées. La non-violence ne se réalise pas mécaniquement, elle s’acquiert aussi par la pratique. En juin 1970, j’approfondis ma conception via mon réflexe habituel d’accumulation de notules. John F Kennedy disait : « La guerre existera jusqu’au jour lointain où l’objecteur de conscience jouira de la même réputation et du même prestige que ceux du guerrier aujourd’hui. » J’en ai déduit que si tout le monde devenait objecteur de conscience, il n’y aurait plus de guerre.
C’est à Günter, mon ancien correspondant allemand qui s’est engagé dans l’armée, que je me confie le 14 novembre 1970 : « Comme je me refuse à la guerre, j’ai décidé de devenir objecteur de conscience et de faire mon temps (deux ans au lieu d’un seul) au Service Civil International. Je peux dire que c’est le seul moyen de combattre pour la paix entre les nations. Le mahatma Gandhi avait pour seule arme le satyagraha, la force de la vérité et de la justice… Pour moi, on ne peut chercher la paix que par le dialogue, comme Socrate par exemple. C’est en formant les jeunes à un esprit social et non plus individualiste qu’on pourra grandir l’humanité internationale. C’est en modifiant les structures qui oppressent les adultes que nous pourrons éviter tous les conflits… » J’ai envoyé par la poste deux demandes de renseignement sur l’objection au ministère de la défense et cela sans réponse aucune… L’armée est bien la grande muette !
Le 27 novembre 1970, j’écris au ministère des armées : « Demander le statut d’objecteur n’est que le résultat d’une longue démarche de la pensée affrontant le réel. C’est difficile. Moi-même, je n’ai eu connaissance de ce statut qu’à 22 ans et par hasard. Ce qui m’a frappé, c’est l’inconscience qui préside au déroulement des conflits armés. Chaque fois qu’on a laissé aux hommes le temps de réfléchir, la guerre a pu être évitée. Mais une fois enclenchée, la situation de violence collective ne peut plus être maîtrisée. Gandhi disait : « Je m’oppose à la violence parce qu’elle semble produire le bien. Mais le bien qui en résulte n’est que transitoire tandis que le mal produit est permanent. » Le remède aux camps de concentration n’est donc pas dans l’élaboration d’un meilleur armement mais dans l’aptitude de chaque homme à envisager le monde sous l’angle du respect de la liberté d’autrui. Une liberté individuelle qui s’accompagne d’une conscience sociale. Je trouve anormal pour une démocratie de ne pas suffisamment informer les citoyens de cette possibilité de chercher la paix par la non-violence. Je demande à bénéficier du statut d’objecteur de conscience (loi 63-1255) puisque je suis déjà objecteur de conscience. Je ne veux pas être un tueur légal. »
Décembre 1970, le ministère de la défense m’envoie le statut des objecteurs. Je les interroge à nouveau : « A la lecture de cette loi, plusieurs questions se posent encore à moi et avant de m’engager à quoi que ce soit, je voudrais bien que ma conscience soit pleinement informée. Pourquoi les jeunes qui font leur service militaire n’ont pas à donner les raisons de la conviction qui les pousse dans cette voie ? Pourquoi l’armée accepte-t-elle n’importe quel conscrit sans sonder les nobles motifs qui devraient pousser à s’engager ? Pourquoi un délai de forclusion alors qu’une prise de conscience peut se faire à tout moment ? Pourquoi établir un service civil de punition en doublant le temps, l’objecteur obligé à deux ans, le troufion libéré après une seule année ? Pourquoi changer d’avis est-il possible pour un objecteur déclaré qui veut devenir militaire, et pas l’inverse ? Pourquoi la délibération d’une commission sur nos motifs doit-elle rester secrète alors qu’une démocratie ne peut exister sans transparence ? » Le silence de l’administration est bien connu quand elle n’a pas de réponses. Je m’informe auprès des objecteurs de l’impasse Popincourt. J’aborde la question d’une demande de statut formulée de façon standard, idée qui sera mis en pratique par la suite.
Je me creuse beaucoup la tête pour élaborer les raisons de mes convictions car elles seront jugées par une commission qui à l’habitude de refuser en moyenne 10 % des (rares) demandes de statut qui lui sont adressées ! Comment alors écrire ma lettre de motivation ? Mon engagement d’objecteur a pour origine profonde les camps de concentration vécus par mon père. Il vient plus rationnellement de mon refus de la stupidité et le service militaire est une des formes les plus stupides qui soit. Ceux qui donnent des ordres nous ordonnent de nous battre contre les Allemands, puis ceux qui donnent les ordres nous ordonnent de faire l’Europe avec les Allemands ! Nous sommes dans un monde qui s’ouvre et la nation devient un concept rétrograde, dépassé. Je deviens citoyen du monde, il n’y a plus besoin d’armée. Mais cette argumentation est « politique », aucune chance pour que la commission la ratifie. Il faut avoir des raisons philosophiques ou religieuses d’objecter ! Début février 1971, je note dans mon carnet : « Je peux dire sans beaucoup me tromper que si tous les budgets militaires depuis la nuit des temps avaient été consacrés à aider les humains au lieu de vouloir les détruire, il y aurait déjà un gouvernement mondial, une même langue, une même monnaie et une société où patrons et ouvriers marcheraient la main dans la main. » Mais cette argumentation est aussi « politique », ce serait refusé par la commission.
Un projet de reconnaissance légale de l’objection avait été soumis aux Cortes en Espagne le 30 mai 1970. Il a été refusé. Je participe avec mon groupe au soutien de José Beunza dit pépé, né en 1947 comme moi et premier Espagnol à faire publiquement objection de conscience. Il était en prison. Pour nous, le refus de l’usage des armes est nécessairement un mouvement internationaliste ; le fait que le droit à l’objection ne soit pas reconnu dans un pays est une anomalie à combattre. Nous bloquerons un pont à la frontière entre la France et l’Espagne, nous serons dispersés à coup de matraque. Le régime de Francisco Franco n’était pas tendre avec les opposants. Mais seule est vraie la parole qui mène aux actes.
Je boucle enfin ma lettre de motivation pour obtenir le statut : pas de politique, uniquement du religieux et du philosophique ! Ils en veulent, ils en auront, mais je savais ce que je mettais entre les lignes :
« Etre catholique ou athée, pacifiste et non violent ! Les mots ont trop de pièges pour ne pas en être effrayé tant soit peu. Je suis seulement un individu qui essaie bon gré mal gré de discerner le bien du mal, le vrai du faux, avec les faibles moyens dont je dispose et les connaissances disparates que j’ai acquises. Je suis d’abord un admirateur et fidèle de Jésus Christ puisque j’ai été élevé en tant que catholique, baptême, messe et communion. Or le message essentiel de Christ consiste en l’amour des hommes, lui à qui on demandait : « Si tu es le Christ, dis-le-nous » et qui répondait seulement : « Si je vous le dis, vous ne croirez pas et si je vous interroge, vous ne répondrez pas. » Oui, il m’arrive souvent de me prendre pour un disciple du Christ et dire « Aimez vos ennemis, priez pour vos persécuteurs ; car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? » Oui, il m’arrive aussi d’avoir mes faiblesses ! Et puis j’ai passé le bac philo où l’enseignement qui m’a le plus marqué fut celui de Socrate. De sa mort, je retiens surtout qu’il n’a pas voulu échapper à sa prison et au jugement de sa Cité ; il est un homme engagé dans la société et qui accepte la société. Mais il est aussi l’homme du dialogue, celui qui recherche inlassablement la vérité avec les autres. Enfin, depuis que je suis sensibilisé à l’objection de conscience, j’ai appris à connaître Gandhi, la non-violence et l’acceptation d’autrui. J’essaie de bâtir mon engament d’homme sur l’exemple de ces hommes. Et ma vie, ma sincérité, ne vaut que par ce qu’en font les autres, par ce dont ils jugent mes actes. Si donc ma société veut savoir de quelle manière je conduis ma vie, qu’elle prenne deux témoins, comme à son habitude, ou 36 témoins. Ceux qui me connaissant savent combien j’essaie de respecter cet engagement à mi-cheminn de la philosophie et de la religion. Cet engagement ne me permet pas de vivre à l’intérieur d’une organisation appelée pudiquement « obligations légales d’activité « , armée qui ne permet ni l’amour de l’homme, ni la discussion, ni la non-violence. Or ma société me permet de vivre selon ma conscience ; que ma société fasse son devoir ! Cordialement » ( 26 avril 1971).
Le délibéré et prononcé le 18 novembre 1971 est fait en séance publique dans l’une des salles du Conseil d’Etat : « Il ressort de l’examen des pièces du dossier une présomption suffisamment précise de la sincérité des convictions ainsi exprimées par l’intéressé pour que sa demande soit accueillie. » En juin 1971 Louis Lecoin, celui grâce à qui le statut d’objecter de conscience était devenu possible, meurt à 83 ans. Je fais passer un article dans Sud-Ouest, mais on a censuré ce passage : « C’est avec lui qu’on peut dire qu’un désarmement unilatéral donnerait à la France la meilleure place et la plus enviable dans la mémoire des hommes, de tous les hommes devenus citoyens égaux dans un monde sans frontières et à unique patrie. » Le journal a égrené le passé de Louis, mais n’a pas voulu aborder ce qui permettrait un avenir meilleur… La liberté d’exprimer ses idées est toute relative en France !
Et puis la préparation de la semaine de la non-violence en mars 1972, sept conférenciers, Europe n° 1, des tas de problèmes organisationnels à résoudre. Un groupe anarchisant plein d’objecteurs qui prépare quelque chose de structuré… mission impossible ! Je remarque, et ce ne sera pas la dernière fois, que ce sont toujours les mêmes qui font les tâches techniques. Le soir à l’Eglise Notre dame des anges, la salle est pleine pour une conférence de Jean-Marie Müller. Jean-Marie a renvoyé son livret militaire, trois mois de prison avec sursis, 1000 francs d’amende et cinq ans de suppression des droits civiques. Pour lui, la non-violence lie la fin et les moyens, c’est une maîtrise de son agressivité, c’est une alternative à la violence. Faire violence, c’est faire taire. Il va créer en 1974 le MAN (mouvement pour une alternative non violente). En avril 1972, je découvre lors d’un rassemblement d’objecteurs qu’il est vain d’essayer d’organiser un mouvement collectif. La majorité des objecteurs ne voient dans l’objection que le moyen de préserver sa liberté individuelle, point final. Cela n’empêche pas quelques actions comme le comité des 20 pour une demande de statut dans les mêmes termes, non personnalisée.
Je continue mon militantisme quotidien. J’écris au président du tribunal de grande instance : « Lundi 8 mai 1972, vous jugerez Jean Coulardeau, Odette Gaignard… pour incitation de militaires à la désobéissance, au renvoi et à la destruction de papier militaire et pour propagande en faveur du statut des objecteurs de conscience. Je proteste contre cette atteinte à la liberté d’expression car les inculpés ne font-ils pas autre chose qu’employer les mêmes « armes » que l’organisation militaire : incitation des civils à l’obéissance, incitation à l’adhésion aux buts militaires et propagande en faveur du statut de soldat. » Cela fait toujours plaisir de s’exprimer, même si on parle à des murs…
Nous distribuons des tracts dénonçant les positions antidémocratiques de Michel Debré inscrites dans un de ses libelles : « Le nombre de citoyens qui suivent les affaires publiques avec le désir d’y prendre part est limité ; il est heureux qu’il en soit ainsi. La cité, la nation où chaque jour un grand nombre de citoyens discuteraient de politique serait proche de la ruine. Le simple citoyen qui est un véritable démocrate se fait en silence un jugement sur le gouvernement de son pays et lorsqu’il est consulté à dates régulières, pour l’élection d’un député, exprime son accord ou son désaccord. Après quoi, comme il est normal et sain, il retourne à ses préoccupations personnelles. » Nous lui opposons une phrase de Gandhi : « La vraie démocratie ne viendra pas de la prise du pouvoir par quelques-uns, mais du pouvoir que tous auront de s’opposer aux abus de l’autorité. »
En décembre 1965, après l’échec du camp de Brignolles dans le Var grâce à la résistance des OC, le Premier ministre confirme le détachement des objecteurs dans des organismes privés assurant des travaux d’intérêt général. Nous étions donc libres à l’époque du choix de l’affectation dans un grand nombre d’associations habilitées. Mais je vais participer à la première incorporation qui subit une reprise en main des autorités pour nous mater. Je vais cumuler les statuts, à la fois objecteur de conscience, insoumis au service civil… puis militaire !
Fin avril 1972, un an après ma demande d’obtention du statut, j’apprends mon affectation autoritaire aux Eaux et Forêts. Je propose au niveau national que nous organisions des centres de recherche et d’action non violente en lieu et place d’une tâche d’ouvriers forestiers qui se situe en dehors de toute préoccupation de « défense nationale ». Mais à l’AG de Lyon des OC début mai, si nous décidons le refus de l’incorporation en agriculture, ceux qui ont emporté la décision sont aussi ceux qui refusent tout service social. Quelle ambiguïté ! Si on refuse le service civil, on conforte l’armée puisqu’on ne propose aucune alternative crédible.
Je suis incorporé officiellement le 1er juin 1972. La réalisation pratique va attendre trois mois. A cette époque, nous étions très peu nombreux en France à obtenir le statut d’objecteur de conscience (621 demandes pour toute la France en 1971). Un décret du 17 août 1972 nous affecte d’office la première année à des chantiers forestiers contrôlés par l’Office national des forêts. Je reçois ma convocation le 30 août 1972 : « L’objecteur est tenu de prendre le plus grand soin de la bicyclette qui lui sert à rejoindre le lieu de travail ainsi que de l’outillage qui pourra lui être confié ». Cette affectation imposée est suivie le 2 septembre 1972 par la publication du décret de Brégançon, un règlement disciplinaire particulièrement sévère pour des personnes censées travailler dans le civil.
Nous étions si peu nombreux que nous devions tous passer au même moment une visite médicale d’incorporation à l’hôpital Boucicaut de Paris. Réunis à Bièvre, notre premier « contingent » de 136 « recrues » décide pour plus de la moitié de désobéir à une affectation à l’ONF. A Boucicaut, nous refusons aussi majoritairement d’être pris en photo ainsi que la radio des poumons : pour s’occuper des arbres, pas besoin de vérifier si nous sommes tubards ! Nous envoyons au ministre de la défense une lettre standard le 25 septembre 1972 motivant notre refus des Eaux et Forêts :
« Le travail que nous projetions de faire dans les associations auprès des plus déshérités de notre société s’inscrit dans un engagement global de notre part. Nous estimons que ce témoignage de notre part qui repose sur notre volonté de paix sera infiniment plus d’ »intérêt général » que de travailler à l’ONF financièrement prospère et qui, elle, peut se permettre de payer des employés. Nous n’avons toujours pas reçu l’assurance que notre présence à l’ONF ne concurrencerait pas la main d’œuvre salariée. D’autre part, nous considérons que le décret du 17 août 1972 nous impose une discipline militaire, un embrigadement que nous avons refusé en demandant le statut d’objecteur de conscience. Les droits élémentaires de tout civil dans une démocratie sont de pouvoir exprimer ses idées, de pouvoir se réunir, se syndiquer s’il travaille, etc. Ce décret nous assimile bien davantage à des militaires qu’à des civils.
Pour ces raisons nous refusons d’accomplir le service national qui nous est demandé aujourd’hui, et nous le refuserons tant que les affectations d’office seront maintenues et que le décret du 17 août 1972 ne sera pas abrogé. N’ayant aucunement été consulté pour cette décision et étant en total désaccord avec elle, nous avons l’honneur de vous demander une audience afin d’examiner ensemble les solutions possibles à ce problème.
Veuillez croire Monsieur le Ministre à nos sentiments les plus sincères. »
Mon acte d’insoumission au service civil a donc été étayé par une réflexion collective. Ensemble nous avons approfondi tous les arguments pour refuser l’ONF, y compris celui de sa politique de remplacement des feuillus par des résineux, plus rapides de croissance mais préjudiciables aux sols. L’ONF était devenu une « usine à bois ». Après notre insoumission-désertion, nous avons repris chacun notre liberté. Incorporé à Saint Pierre de Chartreuse près de Grenoble, j’ai regagné Bordeaux en falsifiant l’ordre de transport SNCF qui m’avait été remis.
L’armée et la justice ont laissé pourrir la situation, intentant quelques procès de temps en temps. J’ai même témoigné à l’un d’eux, exigeant d’être poursuivi au même titre que mon camarade objecteur, en vain : plus nous étions poursuivis devant la justice, plus cela faisait de la publicité pour l’objection de conscience, plus notre cause progressait. Il faut être fier de se retrouver en prison quand c’est le signe de notre liberté de pensée. L’Etat ne m’a pas poursuivi, préférant le silence sur ce qui le dérange….
Une armée composée d’individus qui déterminent par eux-mêmes pour quoi il faut se battre ne pourrait être utilisée par aucun pouvoir politique. Avec des citoyens profondément objecteurs de conscience, nous n’aurions pas suivi les fantasmes de gloire de Napoléon, nous ne serions jamais intervenus militairement en Indochine ou en Algérie, nous n’aurions pas envoyé des supplétifs en Afghanistan ou en Côte d’Ivoire, ni des avions sur la Libye. La France aurait été un pays déterminant au niveau international pour éliminer toutes les armées et construire une paix durable. Mais pour cela, il faut que notre société accepte d’éduquer les consciences individuelles, ce qui risque en fait de la remettre beaucoup trop en question.
Michel Sourrouille
En définitive, la principale vertu du bon citoyen n’est ni l’obéissance ni la désobéissance, elle est la responsabilité éthique qui doit le conduire à choisir politiquement ce qui a le plus de chances de réduire la violence parmi les hommes, le plus de chances de favoriser la justice, la liberté. »
In L’impératif de désobéissance de Jean-Marie Muller (éditions le passager clandestin, 2011)
Sans vouloir froisser Michel Sourrouille, je me permets de dire que devenir objecteur de conscience en 1971, en France… n’était finalement pas un grand exploit.
Déjà parce qu’il existait une loi qui le permettait (votée en décembre 1963, après la guerre d’Algérie), et ensuite parce que 68 était passé par-là.
L’année 1968 restera marquée par ce vent de liberté et de pacifisme, ces grandes manifestations à travers le monde. Cette vague pacifiste aura été alimentée par la guerre du Vietnam (1955-1975), bien plus je pense que celle d’Algérie (1954-1962). Bref, je veux juste souligner que devenir objecteur de conscience en 1871… en France ou en Allemagne, aurait été quelque peu différent.
Mais bon, personne ne choisit de naître là à tel moment et pas ailleurs à un autre. Et donc même si je ne peux pas lui remettre le prix Nobel de la Paix, ni la meRdaille du Courage, notre objecteur n’a évidemment pas de quoi rougir. 😉 (à suivre)
(suite) En 1971 Michel Sourrouille avait 24 ans, et des idéaux plein la tête.
1971 c’était l’époque des hippies, des cheveux longs et des chemises à fleur, le bon temps quoi. Maintenant il faut voir ce que bon nombre de ces «rebelles» sont devenu par la suite, misère misère. Et sur ce point je reconnais que Michel Sourrouille aura su rester fidèle à ses utopies de jeunesse.
Enfin peut-être pas toutes, mais bon.
– « Oui, il m’arrive souvent de me prendre pour un disciple du Christ »
( lettre de motivation pour obtenir le statut… 26 avril 1971 )
C’est vrai que Michel Sourrouille aura pu faire un bon pape. 🙂