droit à la paresse

Les paysans propriétaires, les petits bourgeois, les uns courbés sur leurs terres, les autres acoquinés dans leurs boutiques, se remuent comme la taupe dans sa galerie souterraine, et jamais ne se redressent pour regarder à loisir la nature. Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie est l’amour du travail, la passion moribonde du travail. Au lieu de réagir contre cette aberration mentale, les prêtres et les économistes ont sacro-sanctifié le travail. Les philanthropes acclament bienfaiteurs de l’humanité ceux qui, pour s’enrichir en fainéantant, donnent du travail aux pauvres ; mieux vaudrait semer la peste et empoisonner les sources que d’ériger une fabrique au milieu d’une population rustique. Introduisez le travail de fabrique, et adieu joie, santé, liberté ; adieu ce qui fait la vie belle et digne d’être vécue. Et les économistes s’en vont répétant aux ouvriers : Travaillez pour augmenter la fortune sociale !

 

Notre époque est, dit-on le siècle du travail ; il est en effet le siècle de la douleur, de la misère et de la corruption. Et  cependant les philosophes, les économistes bourgeois, depuis le péniblement confus Auguste Comte, jusqu’au ridiculement clair Leroy-Beaulieu, tous ont entonné les chants nauséabonds en l’honneur du dieu Progrès, le fils aîné du travail. A mesure que la machine se perfectionne et abat le travail d’un homme avec une rapidité et une précision sans cesse croissantes, l’ouvrier, au lieu de prolonger son repos d’autant, redouble d’ardeur comme s’il  voulait rivaliser avec la machine. Ô concurrence absurde et meurtrière !

 

L’économiste Destut de Tracy disait : « Les nations pauvres, c’est là où le peuple est à son aise ; les nations riches, c’est là où il est ordinairement pauvre. » Quand on veut retrouver une trace de la beauté native de l’homme, il faut aller la chercher chez les nations où les préjugés économiques n’ont pas encore déraciné la haine du travail. Les bienheureux Polynésiens pourront-ils continuer à se livrer à l’amour libre sans craindre les coups de pieds de la Vénus civilisée et les sermons de la morale européenne ? Si la classe ouvrière se levait dans sa force terrible, non pour réclamer le Droit au travail, qui n’est que le droit à la misère, mais pour forger une loi d’airain, défendant à tout homme de travailler plus de trois heures par jour, la Terre, la vieille Terre, frémissant d’allégresse, sentirait bondir en elle un nouvel univers… Du moment que les produits européens consommés sur place ne seront pas transportés au diable, il faudra bien que les marins, les hommes d’équipes, les camionneurs s’assoient et apprenant à se tourner les pouces.

 

Mais comment demander à un prolétariat corrompu par la morale capitaliste une résolution virile ? 

 in Le droit à la paresse, écrit par Paul Lafargue en 1880-1883 (résumé par Biosphere)