Ellul et le bluff technologique

Le bluff technologique de Jacques ELLUL : « Pourquoi, alors que la technique présente tant d’effets négatifs, n’en prend-on pas conscience ? Le premier facteur qui joue dans le sens de l’oblitération est très simple : les résultats positifs d’une entreprise technique sont ressentis aussitôt (il y a davantage d’électricité, davantage de spectacles télévisés, etc.) alors que les effets négatifs se font toujours sentir à la longue. On sait maintenant que l’automobile est un jeu de massacre, cela ne peut enrayer la passion collective pour l’auto. Il faut en second lieu tenir compte du paradoxe de Harvey Brooks : « Les coûts ou les risques d’une technique nouvelle ne sont souvent supportés que par une fraction limitée de la population totale alors que ses avantages sont largement diffusés. Le public ne sent rien (la pollution de l’air), ou ne sait rien (la pollution des nappes phréatiques). Un troisième caractère joue dans le même sens. Sauf lors des accidents, ces dangers sont très diffus et il ne paraît pas de lien de cause à effet évident entre telle technique et tels effets : techniques industrielles et création du prolétariat, techniques médicales et explosion démographique, etc. Enfin un dernier facteur est à retenir : les avantages sont concrets, les inconvénients presque toujours abstraits. Le motocycliste éprouve une joie sans mélange sur son engin, et la  redouble en faisant le maximum de bruit. Le bruit est un fléau, mais ce danger apparaît dans l’opinion tout à fait abstrait. Bien souvent même le danger n’est accessible qu’à la suite de longs raisonnement, ainsi des effets psychosociologiques de la télévision.

L’affaire n’est pas finie, car si cette prise de conscience a lieu, on va se heurter à trois obstacles. D’abord ce qu’on peut appeler le complexe technico-militaro-industriel. Donc cela englobe aussi le régime socialiste. Tout ce que l’on peut faire contre les centrales nucléaires n’a servi à rien. A cela vient s’ajouter que sont engagés dans les opérations techniques des capitaux gigantesques : on ne va pas interrompre une fabrication parce que le public est inquiet. Nous en sommes toujours au stade du XIXe siècle où les maladies pulmonaires des mineurs de charbon n’empêchaient pas l’exploitation des mines. A la  rigueur on évaluera les risques en argent et on paiera quelques indemnités. Et c’est là la troisième oblitération, tous les dommages sont simplement évalués en argent, cela fait dorénavant partie des frais généraux. Il faudrait accepter d’avance le principe de faire une balance effective entre les avantages et tous les inconvénients, tant sur le plan de la structure des groupes sociaux que des effets psychologiques ! Impensable !

S’il y a une chance que l’homme puisse sortir de cet étau idéologico-matériel, il faut avant tout se garder d’une erreur qui consisterait à croire que l’individu est libre. Si nous avons la certitude que l’homme est bien libre en dernière instance de choisir son destin, de choisir entre le bien et le mal, de  choisir entre les multiples possibles qu’offrent les milliers de gadgets techniques, si nous croyons qu’il est libre d’aller coloniser l’espace pour tout recommencer, si… si… si…, alors nous sommes réellement perdus car la seule voie qui laisse un étroit passage, c’est que l’homme ait encore un niveau de conscience suffisant pour reconnaître qu’il descend, depuis un siècle, de marche en marche l’escalier de l’absolue nécessité. Nous l’avons souvent dit, après Hegel et Marx et Kierkegaard, c’est lorsqu’il reconnaît sa non-liberté qu’alors il atteste par là sa liberté ! Oui nous sommes déterminés, mais non, en fait. Ce système techno-industriel ne cesse de grandir et il n’y a pas d’exemple jusqu’ici de croissance qui n’atteigne son point de déséquilibre et de rupture. Nous devons donc nous attendre, même sans guerre atomique ou sans crise exceptionnelle, à un énorme désordre mondial qui se traduira par toutes les contradictions et tous les désarrois. Il faudrait que  ce soit le moins coûteux possible. Pour cela deux conditions : y être préparé en décelant les lignes de fracture, et découvrir que tout se jouera au niveau des qualités de l’individu. (Pessac, le 8 octobre 1986) »

3 réflexions sur “Ellul et le bluff technologique”

  1. rapport de Jean-Martin Folz sur les déboires de l’EPR de Flamanville, le grand bluff : « Il s’agit concrètement d’afficher des programmes stables à long terme de construction de nouveaux réacteurs en France. »
    Une formule notée avec délectation sur les réseaux sociaux par certains défenseurs du nucléaire. D’autres diraient « la schizophrénie des politique face l’impasse nucléaire » !

  2. Ivan Illich comme Jacques Ellul voyaient clairement que les machines nous rendent fous. L’esclave moderne bosse pour payer la bagnole, qui comme on sait lui est indispensable pour aller bosser. La sacro-sainte Bagnole plus tout le reste ; la machine à laver, avec au moins 30 programmes… la télé, la tondeuse à gazon, le scooter du gosse… Et la Harley-Davidson sur laquelle il reconnaît plus personne ! Que lui importe de mourir les cheveux dans le vent… Hi-han, hi-han !

    Ellul le dit superbement bien : « la seule voie qui laisse un étroit passage, c’est que l’homme ait encore un niveau de conscience suffisant pour reconnaître qu’il descend, depuis un siècle, de marche en marche l’escalier de l’absolue nécessité. Nous l’avons souvent dit, après Hegel et Marx et Kierkegaard, c’est lorsqu’il reconnaît sa non-liberté qu’alors il atteste par là sa liberté ! Oui nous sommes déterminés, mais non, en fait. « 

  3. Cette opposition entre intérêt immédiats, clairs et tangibles, face à des inconvénients, lointains diffus et mal appréhendés, me semble en effet le cœur du problème.
    La conséquence en est probablement qu’elle interdit toute société industrielle durable (désolé pour les socialistes naïfs).
    Rappelons-nous d’ailleurs que dans son ouvrage de fiction « Ravage », René Barjavel avait reconstruit la société à partir de petites unités refusant tout sophistication technologique. Nous ne ferons évidemment jamais ce choix, mais il ne me semble pas improbable qu’il nous soit imposé par l’Histoire, via (et après) les confrontations aux limites de la planète.

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