En mai 1968, l’écologie était complètement absente !

Bientôt les commémorations de mai 68, cinquante ans de passé depuis le 22 mars 2018, l’occupation des dortoirs des filles en cité U pour une mixité revendiquée. Le mouvement étudiant se situait dans la mouvance libérale-libertaire à l’image de Cohn-Bendit. Les syndicats restaient dans la continuité du marxisme et de la revendication salariale. N’oublions pas qu’en 1968, c’est la configuration patriarcale qui domine avec le gaullisme, la télévision est encadrée directement par l’État, les entreprises sont souvent familiales. Si les étudiants contestent, c’est parce qu’ils subissent une société autoritaire où le père est encore légalement le chef de famille (jusqu’en 1970). Les ouvriers rejoignent le mouvement pour signer les accords de Grenelle, vive le pouvoir d’achat. Si la démesure de la société de consommation commence à être perçue par quelques intellectuels*, le rapport des humains à la nature est complètement occulté. L’analyse du philosophe Paul Ricoeur en juin 1968 est qu’il faut « faire du réformisme et rester révolutionnaire » ; on se contente d’une phrase fourre-tout où chacun peut trouver son bébé, y compris le « et en même temps » de Macron. Dans « la révolution introuvable, réflexions sur les événements de mai (Fayard 1968) », le sociologue Raymond Aron interprète la situation insurrectionnelle comme un simple psychodrame où émerge seulement le désir d’une décentralisation du pouvoir de décision. L’autogestion est à l’époque la valeur montante, en souvenir de la Yougosalvie des années 1960 ! Alain Touraine insiste sur le fait que les mouvement n’est pas un refus de la société industrielle, mais une révélation des nouveaux conflits qu’elle génère : « Le mot d’ordre des technocrates qui dirigent la société est : adaptez-vous. Le mouvement de mai a répondu : exprime-toi. » La cacophonie de la libre expression est en marche. Le 21 mai 1968, Edgar Morin écrit de façon enthousiaste : « La commune étudiante est une extase de l’histoire… Bien sûr cette période révolutionnaire ne s’accompagne pas vraiment de cette critique radicale qui ose critiquer le marxisme et qui est le trait du réveil intellectuel des pays de l’Est… En répercutant la révolte étudiante à tous les horizons de la société, elle a préfiguré le rôle central que l’Université va jouer dans la société puisque plus de la moitié de la population y passera bientôt. » Un doux rêveur, cet Edgar Morin ! Quatre penseurs de renom, aucune perception de l’écologie dans les événements de mai.

Les ressources de la planète sont encore à l’époque considérées comme illimitée. Bien informés (mais très isolés en 1968) les analystes qui connaissaient le livre de Fairfield Osborn (La planète au pillage, 1948), celui de Rachel Carson (Le printemps silencieux, 1962) ou celui de Jean Dorst (Avant que nature meurt, 1965). Ce n’est qu’en 1971 qu’a lieu la première manifestation d’envergure contre le nucléaire civil en France, une marche sur Fessenheim. Mais le mouvement antinucléaire ne prendra son essor qu’en 1974, après le choix gouvernemental de construction en série des centrales. Ce n’est qu’en 1972 en France qu’il y a eu pour la première fois un ministre de l’environnement, Robert Poujade. Le premier choc pétrolier n’aura lieu qu’en 1973. Dans les journaux même bien informés comme LE MONDE, il n’existe pas de journalistes dédiés à l’environnement, encore moins de page « Planète » (2008). Le journaliste Marc Ambroise-Rendu a été le premier en charge d’une rubrique environnement en mars 1974. Les associations environnementales existent, mais restent dans l’ombre. Elles vont susciter la candidature de René Dumont pour la présidentielle de 1974. Cet agronome accepte d’être candidat pour que les politiques commencent enfin à ouvrir leur portes aux réalités biophysiques. L’écologie entre en politique. Les OGM n’existent pas encore, la pollution chimique est absente du paysage. Le réchauffement climatique n’est pas encore devenu une préoccupation ; le GIEC n’a été créé qu’en 1988 et la COP21 à Paris fin 2015 n’a marqué que la 21e année de négociation internationale ! La Plate-forme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) n’a vu le jour qu’en 2012.

1968-2018, cinquante ans pour quel résultat ? Il y a un contraste inquiétant entre mai 1968 qui vivait dans la libération sexuelle et l’inconscience écologique d’une part, et mars 2018 où nous savons tout des menaces sur les ressources fossiles, le réchauffement climatiques, l’extinction des espèces (etc.) d’autre part. Même avec Nicolas Hulot au ministère, nous ressentons l’impuissance politique à prendre les périls écologiques réellement au sérieux. Et la jeunesse d’aujourd’hui ne quitte pas des yeux son écran, la nature n’existe plus, ses limites non plus. L’effondrement de notre civilisation thermo-industrielle aura lieu parce que les événements se sont accélérés et ne sont plus maîtrisables par des personnes qui vivent encore aux temps révolus de la croissance économique infinie.

* LE MONDE idées du 16 mars 2018, les penseurs en mai 68

2 réflexions sur “En mai 1968, l’écologie était complètement absente !”

  1. l’appel du 22 mars 2010 de Cohn-Bendit, un message malheureusement laissé sans conséquence… 
    «Inventons ensemble une Coopérative politique»
    C’est un tournant historique. Des européennes aux régionales, l’écologie politique s’installe désormais comme un espace autonome dans le paysage politique français. Nous avons besoin d’une structure pérenne et souple à la fois, capable d’élaborer des positions collectives et de porter le projet écologiste, sans s’abîmer dans la stérilité des jeux de pouvoir ou la folle tempête des egos en compétition.
    Soyons clairs : il est hors de question d’abandonner aux appareils de parti, cette dynamique de renouvellement politique et social. Cela reviendrait à nous installer au cimetière, déjà bien encombré, des espérances déçues. Il est temps d’incarner l’écologie politique dans un corps nouveau, une forme politique largement inédite, décloisonnée, pour mener la transformation de la société. Le divorce démocratique est profond entre des logiques partidaires complètement déracinées qui fonctionnent en hors sol et une société active, diverse, créative mais sans illusion sur la nature et les formes du pouvoir qui s’exerce sur elle. Les partis politiques d’hier étaient de véritables lieux de socialisation et d’apprentissage de la cité. Mais aujourd’hui ils se réduisent le plus souvent à des structures isolées de la société, stérilisées par de strictes logiques de conquête du pouvoir, incapables de penser et d’accompagner le changement social, encore moins d’y contribuer.
    Le mouvement politique que nous devons construire ne peut s’apparenter à un parti traditionnel. Les enjeux du XXIe siècle appellent à une métamorphose, à un réagencement de la forme même du politique. La démocratie exige une organisation qui respecte la pluralité et la singularité de ses composantes. Une biodiversité sociale et culturelle, directement animée par la vitalité de ses expériences et de ses idées. Nous avons besoin d’un mode d’organisation politique qui pense et mène la transformation sociale, en phase avec la société de la connaissance. J’imagine une organisation pollinisatrice, qui butine les idées, les transporte et féconde avec d’autres parties du corps social. En pratique, la politique actuelle a exproprié les citoyens en les dépossédant de la Cité, au nom du rationalisme technocratique ou de l’émotion populiste. Il est nécessaire de «repolitiser» la société civile en même temps que de «civiliser» la société politique et faire passer la politique du système propriétaire à celui du logiciel libre.
    La forme partidaire classique est désormais inadaptée aux exigences nouvelles de nos sociétés, mais je crois en outre que, tôt ou tard, elle entre en contradiction avec notre culture anti-autoritaire, principe fondamental de la pensée écologiste. Ni parti machine, ni parti entreprise, je préférerais que nous inventions ensemble une «Coopérative politique» – c’est-à-dire une structure capable de produire du sens et de transmettre du sens politique et des décisions stratégiques. J’y vois le moyen de garantir à chacun la propriété commune du mouvement et la mutualisation de ses bénéfices politiques, le moyen de redonner du sens à l’engagement et à la réflexion politique.
    Parce qu’on peut être vert, socialiste, Cap 21, communiste, que sais-je encore, et partie prenante de cette dynamique collective. Encore une fois, l’important est moins d’où nous venons, mais où nous voulons aller, ensemble. C’est l’esprit même du rassemblement qui a fait notre force, cette volonté de construire un bien commun alternatif.
    Daniel Cohn-Bendit, Député européen Europe Ecologie (pas encore inféodé aux Verts par « l’union » EELV)

  2. Aux quatre coins du monde il y a 50 ans soufflait un vent de révolte qui faisait trembler les vieux tenants de l’ordre établi, des ordres établis. En Europe de l’Est on se battait pour la liberté, on se révoltait contre la dictature des rouges, de l’autre côté de l’Atlantique contre l’impérialisme et ses sales guerres, en Asie on faisait la guerre, un peuple entier s’entretuait pour les intérêts des deux gros qui se tiraient la bourre. En France les pavés volaient et les vieux tremblaient, en premières lignes la jeunesse, mieux vaut dire les jeunesses, fils d’ouvriers, fils de bourgeois, pas trop de fils de paysans, tous ensemble ouai ouai, motivés ils l’étaient. Tout ce joli monde se révoltait contre l’autorité de ce système de vieux patriarches curetons, on revendiquait la liberté de jouir sans entrave, on ne voulait plus écouter la Voix de son Maître, on se battait pour plus de pouvoir d’achat, etc. etc. On voulait tout c’est vrai, et en même temps n’importe quoi. 50 ans ont passé nous sommes en mesure de faire le bilan, nous pouvons déjà voir ce que sont devenus les anciens jeunes révolutionnaires.

    L’écologie n’était certes pas dans la liste des combats en 68, mais ne soyons pas trop sévères avec ces jeunes révolutionnaires en herbe. A l’époque les problèmes environnementaux ne faisaient pas la une des journaux, les ressources comme les pouvoirs de la techno-science étaient illimités. Toutefois l’écologie (écologisme) apparaît très vite après, comme si cette révolution manquée avait décolonisé les imaginaires, du moins en partie. En 70 l’écologie vient s’ajouter aux revendications de 68 dans la BD l’An 01 qui inspire un film qui sort en 73 : « On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste ». Macron n’a rien inventé, il s’est juste inspiré de ce film (on arrête tout, on réfléchit… et en même temps … c’est pas triste). Bien sûr notre petit Jupiter n’a pas eu l’occasion d’aller le voir à sa sortie en salle, il n’était pas encore né, mais d’après ce qu’on raconte il serait né avec ses dents de sagesse. On dit même qu’il aurait été très marqué par celle des Shadoks, sagesse… « je pompe donc je suis ! » Curieusement la première série de ces petits dessins animés a été diffusée sur la 1ère chaîne de l’ORTF du 29 avril 1968 à 1973. Mais bien sûr à l’époque personne ne comprenait rien à ce message, pas plus qu’à ce que racontait ce candidat excentrique avec son verre d’eau. J’étais jeune mais je me souviens qu’ à cette époque, paysans, ouvriers, bourgeois, gros et petits, tout le monde en rigolait. Mais aujourd’hui on n’en rigole plus, la preuve que les choses évoluent… certains voudrait même les faire taire, la preuve qu’ils dérangent.
    « D’abord ils vous ignorent, ensuite ils se moquent de vous, après ils vous combattent, et puis vous gagnez ».( Gandhi ou Nicholas Klein, peu importe)
    Sauf que gagner quand il est trop tard, ça nous fait une belle jambe.

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