Hans Jonas confronté au problème de l’euthanasie

Hans Jonas (1903-1993) est le philosophe qui, en 1979, a opposé « Le principe responsabilité  » au « principe espérance » : sans changement de mode de vie, nous courrons au désastre. De bonnes analyses qui débouchent sur une nouvelle éthique et même une certaine conception de l’euthanasie. En 1989, voici ce qu’il répondait à la question suivante : « Estimez-vous que le débat sur l’euthanasie et nécessaire, admissible ou interdit ? »*

Hans Jonas : Je n’estime en aucun cas qu’un tel débat soit interdit. L’euthanasie constitue, dans des cas extrêmes, une forme d’intervention justifiée, mais que je déconseillerais de façon pressante. On doit parler d’un « droit de mourir » alors que, jusqu’à présent, toutes les discussions aussi bien éthiques que juridiques traitaient d’un « droit de vivre ». L’évolution de la technique médicale, c’est-à-dire l’accroissement de notre puissance grâce à l’appareil technique, a rendu possible ce droit de mourir. On maintient en vie des moribonds en dépit de leur propre décision et souvent au mépris de la volonté de ceux qui leur sont proches. Mais le fait de laisser mourir, par exemple en débranchant le respirateur artificiel, conduit aux cas limites. Il est difficile de décider si l’on se contente d’omettre quelques choses ou si l’on fait effectivement quelque chose. La frontière entre euthanasie active et euthanasie passive est flottante. L’interruption du traitement après que l’on a constaté de façon irréfutable qu’on ne pouvait plus escompter un retour à la conscience est tout autre chose que la délivrance d’une piqûre mortelle. La décision de la mort ne doit pas échoir au médecin car cela mettrait en danger le rôle du médecin dans la société. Le médecin peut guérir, soulager, adoucir, mais la mort ne doit pas relever de ses prérogatives. Mais voici un exemple de ce qui est possible et de ce qu’on ne peut inscrire dans aucun code législatif : l’époux ou l’épouse aimante qui connaît les souffrances de son conjoint peut éventuellement abréger ses souffrances au risque d’une peine d’emprisonnement.

On ne doit pas se laisser conditionner par le point de vue d’une éthique de la compassion, mais uniquement par la responsabilité des conséquences qui découlent de notre manière de voir. C’est là mon opinion, mais je conçois fort bien qu’on puisse en avoir une autre. Quel est le critère qui permet de dire « cela ne vaut plus la peine de vivre » ou bien « cela vaut encore la peine de vivre » ? Ma réponse est : je ne sais pas. Que sommes-nous autorisés à imposer au nouveau-né, jusqu’à quel degré pouvons-nous contraindre un être à l’existence lorsqu’il est amené à mener une vie complètement étiolée ? Le concept de vie « indigne d’être vécue » entre naturellement en jeu, mais aux yeux de qui cette vie est-elle « indigne d’être vécue » ? Il peut également s’agir de l’État. Il faut donc entendre : qui ne vaut pas la peine d’être vécue par cet être lui-même. Les considérations en vertu desquelles ce maintien en vie serait trop coûteux alors que l’argent pourrait être consacré à de bien meilleures choses ne devraient jouer aucun rôle. Si nous avions décidé de faire de l’épilepsie le critère de l’avortement, nous n’aurions pas eu un Dostoïevski. L’enfant nous est d’emblée confié comme quelqu’un dont la personnalité doit se développer sous notre protection.

* Hans Jonas, la compassion à elle seule ne fonde aucune éthique (dans Une éthique pour la Nature – Arthaud poche 2017)