Ivan Illich en 1973, l’énergie contre la performance

Dans la circulation, l’énergie se transforme en vitesse. L’utilisation de hauts quanta d’énergie a des effets aussi destructeurs pour la structure sociale que pour le milieu physique. Un tel emploi de l’énergie viole la société et détruit la nature. Le transport est un mode de circulation fondé sur l’utilisation intensive du capital, et le transit sur un recours au travail du corps. Le transit n’est pas un produit industriel, c’est l’opération autonome de ceux qui se déplacent à pied. Il a par définition une utilité, mais pas de valeur d’échange, car la mobilité personnelle est sans valeur marchande. Dès que le rapport entre force mécanique et énergie métabolique dépasse un seuil déterminable, le règne de la technocratie s’instaure. Toute société qui impose sa règle aux modes de déplacement opprime en fait le transit au profit du transport.

En semant dans le tiers monde la nouvelle thèse de l’industrialisation économie en énergie, on apporte plus de maux aux pauvres qu’on ne leur en enlève, et on leur cède les produits coûteux d’usines déjà démodées. Quand les pauvres acceptent de moderniser leur pauvreté en devenant dépendant de l’énergie fossile, ils renoncent définitivement à la possibilité d’une technique libératrice. Au Brésil, l’ambulance fait reculer le cabinet du médecin au-delà de la courte distance sur laquelle on peut porter un enfant malade. Dès que les poids lourds atteignent un village reculé des Andes, une partie du marché local disparaît. L’expert en développement qui, dans sa Land Rover, s’apitoie sur le paysan qui conduit ses cochons au marché refuse de reconnaître les avantages relatifs de la marche. Choisir un type d’économie consommant un minimum d’énergie demande aux pauvres de renoncer à leurs lointaines espérances et aux riches de reconnaître que la somme de leurs intérêts économiques n’est qu’une longue chaîne d’obligations. Une contre-recherche devrait déterminer le seuil au-delà duquel l’énergie corrompt. Au XIXe siècle en Occident, dès qu’un moyen de transport public a pu franchir plus de 25 kilomètres à l’heure, il a fait augmenter les prix, le manque d’espace et de temps. Durant les cinquante années qui ont suivi la construction du premier chemin de fer, la distance moyenne parcourue par un passager a presque été multipliée par cent. Un véhicule surpuissant engendre lui-même la distance qui aliène. Les transformateurs mécaniques de carburants minéraux interdisent aux hommes d’utiliser leur énergie métabolique et les transforment en consommateurs esclaves des moyens de transport. Dis-moi à quelle vitesse tu te déplaces, je te dirai qui tu es. La vitesse de leur voiture rend les gens prisonniers de la rotation quotidienne entre leur logement et leur travail. Une élite franchit des distances illimitées, tandis que la majorité perd son temps en trajets imposés. Le rêve hasardeux de passer quelques heures attaché sur un siège propulsé à grande vitesse rend l’ouvrier complice de la déformation imposée à l’espace humain et le conduit à se résigner à l’aménagement du pays non pour les hommes mais pour les voitures. Chacun augmente son rayon quotidien en perdant la capacité d’aller son propre chemin. Seule une basse consommation d’énergie permet une grande variété de modes de vie.

Entre des hommes libres, des rapports sociaux efficaces vont à l’allure d’une bicyclette, et pas plus vite. L’homme forme une machine thermodynamique plus rentable que n’importe quel véhicule à moteur. Pour transporter chaque gramme de son corps sur un kilomètre en dix minutes, il dépense 0,75 calories. Grâce au roulement à billes, l’homme à bicyclette va de trois à quatre fois plus vite qu’à pied tout en dépensant cinq fois moins d’énergie. Le vélo est le seul véhicule qui conduise l’homme à n’importe quelle heure et par l’intermédiaire de son choix. Le cycliste peut atteindre n’importe quel endroit sans que son vélo désorganise un espace qui pourrait mieux servir à la vie. Un cycliste est maître de sa propre mobilité sans empiéter sur celle des autres. Cet outil ne crée que des besoins qu’il peut satisfaire au lieu que chaque accroissement de l’accélération produit par des véhicules à moteur crée de nouvelles exigences de temps et d’espace. Au Vietnam, une armée sur-industrialisée n’a pu défaire un petit peuple qui se déplaçait à la vitesse de ses bicyclettes. Il reste à savoir si les Vietnamiens utiliseront dans une économie de paix ce que leur appris la guerre. Il est à craindre qu’au nom du développement et de la consommation croissante d’énergie, les Vietnamiens ne s’infligent à eux-mêmes une défaite en brisant de leurs mains ce système équitable, rationnel et autonome, imposé par les bombardiers américains à mesure qu’il les privaient d’essence, de moteurs et de routes.

Résumé de « Énergie et équité » d’Ivan Illich (texte initialement publiée en mai 1973 par LE MONDE, mai 2018 pour la présente version, Arthaud poche pour 5,90 euros)

4 réflexions sur “Ivan Illich en 1973, l’énergie contre la performance”

  1. Bonjour Michel
    Thorstein Veblen avait très justement analysé cette compétition de bling-bling qui parcourt toute la société. Quant aux parasites à hauts revenus tels que les publicitaires, soit ils participent à cette course de la Reine Rouge, soit comme certains d’entre eux, ils font mine d’être des parangons de décroissance, et tout ce qu’ils font dans ce cas, c’est épargner et engraisser les banques. Un parasite quoi qu’il fasse est un parasite, à moins de se trouver un vrai métier et de renoncer à des hauts revenus usurpés. Mais ne nous leurrons pas, il faudrait pour ça qu’ils violentent leur ego qui les persuade qu’ils sont des parasites Indispensables.

  2. Bonne remarque José. Le con.sommateur n’a pas idée (et de plus il s’en fiche) du gaspillage d’énergie et de matières que génère son « besoin » de posséder la dernière innovation, le dernier vélo de chez Pentathlon, le dernier modèle de chez Pigeot etc. etc. etc.
    Quand on y pense, quelle aberration que ce « besoin » de changer le look des phares ou de la calandre d’une bagnole tous les ans ! Et pareil pour tout le reste, les vélos, les motos, les appareils et gadgets de toutes sortes, les emballages etc. etc. etc.
    Quand on pense à tous ces appareillages (moules, machines) qu’il faut construire, à toute ces matières et toute cette énergie, dépensée, gaspillée… et tout ça pour quoi ? Vraiment on marche sur la tête. Et qu’on n’aille pas croire qu’on annulera tout ça avec le recyclage et les énergies « renouvelables » !
    Et puis, toute cette énergie musculaire, cette matière grise (quoi que…) également gaspillée. Tous ces « brillants » dizailleneurs, innovateurs, ingénieurs, robots de production (en chair et en os), publicitaires… feraient mieux de faire la grasse matinée. Et le reste de la journée de faire autre chose, de bien plus utile, de bien moins néfaste. Cultiver des patates, ramasser les déchets qui traînent, décoloniser leur imaginaire, faire du vélo… ce ne sont pas les choses à FAIRE qui manquent.
    Je serais même favorable à ce qu’on les paie pour ça, là non plus ce n’est pas le pognon qui manque. Mais pourvu qu’on arrête toutes ces âneries ! Alors, elle est pas bonne mon idée ?

  3. Et ce qu’Illitch ne mentionnait pas, en tout cas pas ici, c’est l’énergie grise annuelle ridicule consacrée à la production du vélo, qui dure des dizaines d’années (en tout cas quand on n’en change pas pathologiquement pour posséder le dernier modèle de chez Pentathlon), ainsi que son recyclage presque total en fin de vie. À comparer au bilan de la si écolo voiture électrique.

  4. Puisqu’on parle ici de vitesse et de vélo, je crois qu’il est bon de rappeler qu’Ivan Illich a développé le concept de « vitesse généralisée ».

    – « Selon ce concept, dans le temps mis pour parcourir une distance donnée en voiture, il convient d’inclure le temps de travail nécessaire à gagner de quoi acheter et entretenir la voiture (…) En incluant la construction et l’entretien des routes, avec en moyenne 14 000 km parcourus par an, à la vitesse de déplacement moyenne de 50 km/h la vitesse intégrale est de 16,8 km/h. À la vitesse de 100 km/h elle est de 25,3 km/h. »

    Or, 17 ou 25 km/h c’est justement la vitesse d’un vélo. Tous au vélo !
    http://laurent.berthod.over-blog.fr/article-ivan-illich-la-vitesse-integrale-et-la-decroissance-87688108.html

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