Jean-Christophe Vignal, penser la dénatalité

Jean-Christophe Vignal  est un juriste, co-rédacteur du blog « économie durable ». Il a contribué en 2014 au livre collectif « Moins nombreux, plus heureux (l’urgence écologique de repenser la démographie) ». Voici le contenu de son chapitre.

Penser la dénatalité, un exercice difficile

Tout un ensemble de discours nous énonce que notre nombre n’est pas un problème. Il y a d’abord ceux qui se réfèrent à l’expérience historique qui aurait toujours invalidé les thèses de Malthus alors que l’humanité s’est multipliée par 7 depuis la publication en 1798 de son essai sur le principe de population. Il y a ceux qui mettent en avant une transition démographique largement engagée comme Gilles Pison, démographe à l’INED, et aussi ceux qui insistent sur le fait que le problème est le modèle des pays développés, qui n’est pas généralisable, et non le nombre d’hommes sur la planète. Ainsi l’adoption d’un régime alimentaire moins carné accompagné d’un changement drastique du type de consommation d’énergie au Nord suffiraient à supporter la croissance démographique à venir en attendant que la transition démographique ne fasse son effet. Autrement dit, « en incriminant la croissance démographique, les pays du Nord rejettent la faute sur ceux du Sud car ils n’osent pas leur dire : vous n’avez pas le droit de polluer autant que nous ni de vous développer comme nous l’avons fait ». Et les tenants d’une politique dénataliste ne seraient dans ce cadre que les idiots utiles instrumentalisés par les pays développés pour « ne pas remettre en cause la structure de la consommation des pays les plus riches ». De là à dire que les partisans d’une décroissance démographique n’ont rien compris à la crise écologique et sociale qui secoue la planète est un pas vite franchi, notamment par les tenants d’une économie de la décroissance.

Pourquoi alors vouloir penser une politique de la dénatalité ?

Parce que si la planète devait nourrir durablement autour de 9 ou 10 milliards d’hommes (effectif qu’il est prévu d’atteindre en 2050), ce serait au prix d’un prélèvement exagéré sur ses ressources. Prélèvements qui sont d’ores et déjà excessifs et qui font dès aujourd’hui de notre planète un biotope au bord du burn-out. Acidification des océans, perte de la biodiversité, réchauffement climatique, pollutions chimiques, épuisement des ressources, la liste est longue et seule une cécité volontaire nous empêche de prendre réellement conscience de la gravité de la situation. Car il ne s’agit pas seulement de repérer la dégradation continue du monde vivant qui nous entoure, mais aussi de prendre en compte le fait que dans bien des domaines les atteintes aux écosystèmes sont telles qu’une aggravation supplémentaire entraînera le franchissement de seuils générant des effets non-maîtrisables du fait de leur ampleur.

Faut-il aussi rappeler qu’il ne suffit pas de nourrir les hommes, point sur lequel les tenants d’une attitude négationniste de la question démographique se focalisent ? Les hommes se logent, se chauffent, se déplacent, s’amusent un peu quand ils le peuvent, et tout cela supposent des ressources, beaucoup de ressources : des énergies, des métaux, du bois, de l’espace et plein d’autres choses.

Peut-on encore se souvenir, comme le souligne Michel Tarrier dans sa contribution, que nous devons ne pas occuper et exploiter toutes les niches écologiques les plus favorables, que d’autres espèces vivent sur cette terre et qu’il faut leur laisser tout simplement de la place si nous souhaitons les voir prospérer elles aussi ?

Posons alors les termes de l’équation à laquelle nous sommes soumis. Une humanité de 7 milliards d’hommes et de femmes qui commence à toucher sérieusement les limites d’une planète avec seulement 1 milliard pratiquant un mode de vie occidental fort consommateur en ressources, un décollage des pays émergents qui va quadrupler au minimum les pratiquants du mode de vie urbano-industriel, et une croissance démographique globale prévisible comprise entre 30 et 35% dans les quarante années à venir ; le tout dans un monde affecté par l’impact des nuisances accumulées depuis un siècle et la raréfaction des ressources, sans disposer pour autant d’outils de gouvernance adaptés.

Concrètement, nous sommes le dos au mur et il nous faut jouer sur tous les leviers possibles pour passer cette situation délicate où nous nous sommes mis, emportés que nous avons été par l’hybris, sorti tout droit de la révolution industrielle et du rêve mal ficelé d’un progrès infini. Il nous reste à engager au plus vite un virage exigeant à la fois d’abandonner les délices d’une société de consommation envahissante et de commencer à limiter notre nombre pour négocier au mieux les contraintes à venir du XXIe siècle.

La position soutenue par les partisans d’une dénatalité organisée ne consiste donc pas à vouloir abaisser le nombre d’hommes sur Terre pour permettre aux pays développés de continuer à se gaver, mais au contraire à jouer à la fois sur le nombre d’hommes, y compris dans les pays riches, et sur une remise en question radicale du mode de vie occidental.

Mais quel est l’enjeu d’engager dès aujourd’hui une politique de décroissance démographique ? Impact faible d’ici 2050 (sans doute autour d’un demi-milliard) mais sensible dans la seconde partie du siècle, ce qui donnerait des marges de manœuvre à la génération qui va naître dans les 20 prochaines années … et puis, que nous propose la pensée démographique officielle si ce n’est une pointe à la mitan du siècle puis une stagnation ou un tranquille déclin selon la puissance de la transition démographique. Tendre vers 6 ou 7 milliards en 2100 en agissant de suite ou osciller entre 9 et 10 en suivant une politique de laisser-faire, c’est créer un écart de 50% à la fin de ce siècle et ainsi se donner les moyens de passer le cap inévitable de la crise écologique avec le moins de casse sociale et humaine possible.

Toutefois, penser la dénatalité comme un levier nécessaire est difficile.

Il nous faut donc s’affranchir des visions trop optimistes qui veulent continuer à nous faire croire que nos enfants vivront mieux que leurs parents, avec toujours plus de mobilité et de services à leurs dispositions au sein d’une société mondialisée plus efficiente ; déconstruire le discours trop angélique des thuriféraires de la bio-économie et de la croissance verte basée sur des paris technologiques incapables d’apporter des solutions à l’échelle des problèmes ; regarder et évaluer sérieusement les impasses vers lesquelles nous nous dirigeons. Refuser de croire à la toute-puissance de nos capacités à rebondir, notamment en recherche&développement, ce n’est pas être adepte d’un catastrophisme pour justifier des mesures autoritaires et draconiennes, c’est juste faire preuve d’une prudence à la hauteur des enjeux.

Dépasser les discours favorables à un laisser-faire démographique pour défendre une politique de maîtrise organisant dès maintenant une baisse de notre population, dans les pays riches comme dans les pays pauvres ou émergents, suppose de passer outre aux sirènes de la facilité. Car il ne faut pas s’y tromper, le discours dominant sur la démographie vient en écho aux discours sur le développement durable et la transition écologique : attendre tranquillement que la transition démographique prenne de l’ampleur, prévoir des ajustements pour une croissance plus verte, avec un recyclage amélioré pompeusement renommé ‘économie circulaire’ et une consommation modifiée à la marge, comme d’échanger sa voiture diesel pour une électrique, et le tour serait joué ! Discours de la facilité dont le principal mérite est d’être bien adapté à nos sociétés construites autour d’un principe démocratique électoraliste mais mal outillées pour négocier des virages difficiles remettant en cause des habitudes de confort largement partagées.

Penser la dénatalité, cela suppose d’admettre que l’humanité a déjà dépassé son nombre optimal dans le cadre de nos connaissances technologiques présentes et de la façon dont nous fonctionnons, que notre espèce par son nombre comme par son mode de vie a désormais un effet négatif sur l’écosystème Terre, et qu’il est donc préférable que nous fassions marche arrière pour dégonfler ‘ce monde trop plein’ comme le disait Claude Lévi-Strauss. A1ors que de laisser aller les choses nous évite ces questions qui dérangent, nous évite de penser la nécessité de l’inversion d’une courbe plurimillénaire.

IIl est vrai qu’un déclin ou même un plafonnement de notre nombre peut être analysé ou ressenti comme un échec. C’est en tout cas une rupture puisque l’humanité a réussi jusqu’à aujourd’hui à augmenter tendanciellement à la fois son confort de vie et son nombre. Ce que la révolution néolithique a réussi, nous ne pouvons plus le faire. C’est effectivement troublant et on peut comprendre que cela interpelle. Toutefois il est possible de l’appréhender, non comme un échec, mais comme un nouveau pas à franchir. Abandonner le toujours plus d’hommes n’empêche pas l’aventure humaine de continuer, ne nous enferme nullement dans une stagnation historique, bien au contraire cela devient aujourd’hui une condition pour prolonger l’aventure. Ne plus jouer sur la quantité ne nous empêche nullement de ressentir cette puissance de vie que manifeste la sève montante, cette énergie interne par laquelle l’homme se développe, ce qu’Hildegarde de Bingen nomme viriditas, la viridité, concept qu’il est urgent de redécouvrir pour introduire un peu de subtilité et d’intelligence dans l’aventure humaine et s’affranchir de la logique multiplicatrice qui trop longtemps nous a servi d’horizon.

L’État-providence et la démographie

En France, à quoi sert notre État-providence ? Nous ne le savons pas. Nous croyons seulement que l’État-providence, entendu comme la nébuleuse que constituent la puissance publique et les entités plus ou moins contrôlées par elle (établissements publics divers, sncf, structures paritaires diverses ayant un rôle administratif et/ou social, associations remplissant une mission de service public, etc.), a pour vocation principale de ne laisser, grosso modo, personne au bord du chemin en mettant en œuvre une politique de redistribution significative. Mais, même si nous ne disposons pas d’un chiffrage précis permettant de déceler les priorités réellement poursuivies, une autre lecture de son action est possible. Car, souvent masquée par une politique d’aides sociales généreuses, c’est en fait toute une politique orientée vers une croissance forte de la population qui est suivie. Comme si la France prenait au pied de la lettre le discours des économistes optimistes proclamant que les bébés sont déjà les consommateurs d’aujourd’hui, les travailleurs de demain, les seniors plein de sagesse d’après-demain, et donc les artisans d’une richesse favorable à tous ; ce que Corinne Maier nomme joliment  »la grande baby-illusion’. A moins que notre pays ne tente, par le biais d’un poids démographique devenu enfin incontestable, de retrouver le rôle de puissance hégémonique de la péninsule ouest-européenne que ni Mazarin ni Louis XIV ni la Révolution française et Napoléon n’ont pu lui donner durablement. C’est d’ailleurs un peu de tout ça qui ressort quand Jean-Marc Ayrault énonce que ‘la France, grâce à son dynamisme démographique, pourrait être dans une trentaine d’années le pays le plus peuplé d’Europe, avec une jeunesse pleine d’élan, une population active nombreuse et des seniors riches d’expériences à transmettre. Mesurons cette chance exceptionnelle, et saisissons-la !’.

Décrypter l’État français comme essentiellement une entité pratiquant par ses choix démographiques une politique marquée par une fuite en avant et une volonté de puissance est une attitude qui n’est partagée ni par la droite ni par la gauche, ni même par les écologistes. Et vouloir s’y attaquer est encore plus mal compris.

Reprenons donc les arguments avancés

1/ L’État-providence français s’occuperait plus de faire croître la population qui le compose que d’aides sociales pour combattre la pauvreté.

Au vu des résultats la messe est dite, avec d’un côté un nombre croissant de pauvres secourus par les Restos du Cœur (en 2012, l’association affiche une hausse nationale des bénéficiaires de 11 %) et de l’autre le succès enregistré en matière de nombre d’habitants avec un gain d’1,4 million en quatre ans comme le titre le journal Le Monde le 02/01/2013, avec une croissance démographique deux fois plus élevée que la moyenne en Europe. Échec d’une part, succès de l’autre ; si l’on croit en la capacité de l’État français, historiquement l’un des plus puissants au monde, à obtenir des résultats, alors ses priorités réelles apparaissent clairement.

Ce raisonnement appuyé sur les résultats obtenus, pour être explicite, n’en est pas moins insuffisant et pourrait être discuté en mettant simplement en avant, du fait de la crise économique, une augmentation similaire de la pauvreté dans les autres pays européens ; c’est oublier que les prélèvements opérés par l’État français, à hauteur de 56% du PIB, sont supérieurs de près de 10 points à ceux pratiqués dans les pays comparables, ce qui devrait lui donner une capacité à agir bien plus forte et déboucher sur des résultats meilleurs. A moins que les investissements et les transferts sociaux ne soient pas orientés vers la défense des plus nécessiteux d’entre nous ? Pour tenter de comprendre, regardons la liste des actions favorisant la croissance démographique.

En premier lieu il y a bien sûr les allocations familiales, cet arbre qui cache la forêt, qui accompagne les familles financièrement en fonction de leur nombre d’enfants. Sommes non-imposables et non encore soumises à un plafonnement des revenus, respectant en cela les principes posés par le Conseil National de la Résistance en 1945 : pas plus une famille aisée qu’une famille pauvre ne devrait voir son niveau de vie baisser selon qu’elle ait un, deux, quatre enfants, ou pas d’enfant du tout. En complément a été mise en place en 1974 l’allocation de rentrée scolaire pour les enfants scolarisés, d’un montant pouvant aller jusqu’à 388,87 € pour la rentrée scolaire 2012-2013, mais soumise cette fois à condition de ressources elles-mêmes calculées selon le nombre d’enfants. Ainsi une famille de 3 enfants ne devra pas dépasser 33 908 € de revenus, alors que pour une famille de 6 enfants la limite se situera à 49 970 €.

L’autre élément majeur est la prise en compte d’un quotient familial dans le calcul de l’impôt sur le revenu, contrairement à presque tous les autres pays européens. Celui-ci est calculé, dans la plupart des cas, en divisant le revenu fiscal du foyer par le nombre de parts avec une part par adulte, une demi-part pour chacun des deux premiers enfants, puis une part par enfant supplémentaire. Même avec un avantage fiscal, pour les contribuables les plus aisés (avec par exemple plus de 77 193 € de revenus avec 2 enfants), désormais plafonné à 2 000 € par demi-part dans la dernière loi de finance (cependant la part accordée aux parents isolés pour leur premier enfant à charge reste plafonnée à 4 040 €), le mécanisme du quotient familial reste la plus belle des niches fiscales pour les particuliers, permettant de réduire fortement l’imposition des classes moyennes. Il est à noter que ledit mécanisme favorise clairement les familles nombreuses puisqu’à partir du troisième enfant celui-ci compte double, comme il encourage aussi les personnes isolées à avoir un enfant, ce dernier comptant alors lui aussi pour une part entière, même en cas de perception d’une pension alimentaire.

Sans même évoquer la prise en charge gratuite de l’éducation par la nation, il y a aussi tout un ensemble de prestations qui sont proposées quant à la prise en charge des enfants : crèches, restauration scolaire, classes de neige ou classes-découverte, transports scolaires, garderies, centres aérés et autres activités sportives ou culturelles proposées par les collectivités territoriales. Tout ceci est fort utile aux familles mais il faut bien reconnaître que leur tarification est très éloignée du coût réel de ces prestations : s’il était tenu compte de l’ensemble des coûts de fonctionnements avant subventions comme de l’amortissement des biens mis à disposition à leur valeur réelle, leur prix serait très sensiblement majoré et semblerait inaccessible à beaucoup de familles. Sans compter que la facturation de ces services, en plus d’être minorée à la base par l’oubli volontaire d’une partie des coûts, est aussi impactée par la prise en compte du quotient familial qui n’est pas seulement utilisé pour déterminer le montant de l’impôt sur le revenu, mais sert aussi à obtenir dans de nombreux cas des réductions significatives sur les prix des prestations offertes par les communes, intercommunalités, départements ou régions. Tous ces services sont de facto supportées financièrement par l’ensemble des citoyens et assujettis, par le biais des impôts locaux et autres dotations accordées par l’État ; ils sont donc d’abord l’expression d’un transfert significatif de ressources en faveur des familles nombreuses, légèrement corrigé par la prise en compte de leurs revenus pour avoir un effet social.

Il faudrait ajouter aux éléments déjà décrits un autre ensemble de mesures, allant des tarifs favorables aux familles nombreuses pratiqués par la sncf ou de la majoration des retraites en fonction du nombre d’enfant à la politique du logement social qui aide particulièrement les familles nombreuses comme les familles monoparentales avec enfant(s). Il y a encore ces pratiques auxquelles nous sommes tellement habitués que nous ne les voyons plus, comme par exemple le financement des droits à la sécurité sociale, assis sur le travail et non sur une cotisation calculée pour chaque bénéficiaire ; ce qui alourdirait fortement le coût de la santé pour une famille qui aurait beaucoup d’enfants.

L’ensemble de ces éléments ont pour effet de minorer largement le coût des enfants pour les ménages, et favorise leur décision quant à avoir des bébés. Mais la politique nataliste de l’État français ne s’arrête pas là. En mettant en œuvre une politique d’immigration positive supposant non seulement de décider d’accueillir des migrants mais aussi de supporter des coûts d’accueil, la France a trouvé là un autre moyen d’augmenter sa population avec chaque année en moyenne environ cent mille entrées à caractère permanent. A ces chiffres concernant l’immigration régulière, il faudrait ajouter deux éléments ; d’une part le fait que le taux de fécondité des femmes immigrées est supérieur à celui des autres (2.6 contre 1.9) même si son effet au moins à court terme reste marginal, d’autre part ne pas oublier les chiffres liés à l’immigration clandestine par définition difficilement quantifiable et dont une partie de ces migrants irréguliers finira à terme par être régularisée, ne serait-ce que pour des raisons humanitaires.

2/ L’État-providence pratiquerait une politique démographique qui ne serait qu’une fuite en avant, se berçant et nous berçant d’illusions.

Être toujours plus nombreux sur un même territoire, quel intérêt ? On retrouve ici l’entrelacement entre la croyance en une croissance économique à poursuivre infiniment et la poursuite d’une démographie adepte du toujours plus, entrelacement qui se heurte aux limites de notre biotope comme nous l’avons évoqué plus haut. Que risque-t-il de se passer ?

Prenons simplement l’exemple des retraites. Contrairement à l’idée, répandue par nos gestionnaires qui ont les yeux rivés sur leurs projections à 20 ans, selon laquelle nous avons besoin de plus de jeunes pour pouvoir payer les retraites des seniors sans troubles économiques et sociaux (afin d’éviter un poids des prélèvements trop grands sur les premiers, ou un désastre financier aux seconds avec des retraites ‘peau de chagrin’), cette croissance démographique ne peut être appréhendée que comme une pyramide de Ponzi ne pouvant se terminer que par un krach, en générant des  »excès de capacité de charge » comme l’évoque précédemment Alain Gras en se référant au modèle de Lotka-Volterra. En effet, si chaque génération doit être plus nombreuse que la précédente pour supporter le coût des seniors, nous sommes en présence d’un mécanisme de fuite en avant qui ne peut que se heurter à un moment au mur des réalités, que celles-ci soient sociales, économiques ou écologiques. Il suffit que le chômage des jeunes s’aggrave et perdure pour que ceux-ci ne se révèlent qu’un poids-mort économique incapable de prendre en charge ses propres besoins comme les besoins des classes âgées … une situation ‘à la tunisienne’ en quelque sorte, et qui plus est dans un pays qui a l’habitude d’un certain confort et vivrait d’autant plus mal un déclassement. Et si nous faisons fi de la crise économique en pariant sur une relance prochaine, que fera-t-on dans une France de 80 millions d’habitants sinon une projection à 100 millions pour la génération suivante, et puis 120 pour la fois d’après ? Sérieusement, vous y croyez, vous, à une France pareille où le Grand Paris absorberait Lille et Lyon ? A la viabilité de ce pays-là ? Ou bien plus simplement à l’intérêt d’y vivre ?

Force est de constater qu’il y a bien une pensée captive, pour reprendre la belle expression de Czeslaw Milosz, qui pousse nos dirigeants élus à poursuivre, avec tous les moyens d’une imposante puissance publique et sous les traits d’un État-providence généreux pour les familles nombreuses, une politique d’accroissement de la population, et peu importe in fine que derrière celle-ci se trouvent des thèmes ressemblant à un keynésianisme démographique ou à une francitude forcément franchouillarde, écho d’un nationalisme étriqué.

Décroître, une aventure pour demain

Décroître pour de bonnes raisons écologiques serait donc assez simple : il suffirait de déconstruire notre État-providence ou de le réorienter en supprimant ou en diminuant franchement toutes les aides et autres coups de pouce énumérés ci-dessus. Ce qui au passage permettrait de libérer des milliards d’euros pour financer une politique de soutien aux plus démunis comme d’aider les différents acteurs à une nécessaire adaptation ou reconversion écologique. Les choses sont un tout petit peu plus compliquées.

Il ne s’agit certainement pas de faire l’impasse sur notre reproduction, il est en fait question de redéfinir une politique familiale afin de faire passer notre pays de 2,1 à environ 1,4 enfant par femme, ratio seul à même de nous permettre de prendre notre part à la nécessaire réduction des effectifs de l’humanité autour de 6 milliard en 2100. Cela signifie qu’il faut raisonnablement favoriser les familles avec un ou deux enfants et ne plus aider au-delà. Mais cela veut dire aussi qu’il faut arrêter de pénaliser les personnes sans enfants, aujourd’hui souvent culpabilisées sur un plan moral et largement ponctionnées lorsqu’elles souhaitent par exemple transmettre leur patrimoine à une nièce ou un neveu, ou à telle personne de leur choix (10) : pourquoi ne pas instituer une même taxation pour tous, que les bénéficiaires soient en ligne directe ou non ? Toutefois ces modifications ne sont pas que des changements comptables, elles induisent des changements en profondeur avec de nombreux enfants uniques, des fratries réduites et beaucoup d’hommes et de femmes sans descendance pour lesquels il sera nécessaire de prévoir un accompagnement spécifique pour leurs vieux jours. Tout cela ne pourra pas ne pas questionner aussi notre conception de la transmission et du droit de la famille, favorisant ici des logiques adoptives nous faisant peut-être renouer avec le droit romain et la pratique de l’adrogatio, et là de nouveaux mécanismes d’entraides étendus à des familles élargies.

Il faut aussi poser la question de l’immigration. Comment des Français pourraient admettre qu’il leur faut limiter leur procréation pour permettre à terme une gestion écologiquement équilibrée de leur territoire sans consommation prédatrice de ressources sur d’autres pays, et continuer à voir arriver des dizaines de milliers de nouveaux arrivants chaque année ? Une gestion limitative de notre procréation, même dans un cadre purement incitatif à mille lieux du mode contraignant et punitif pratiqué en Chine, n’aide pas à soutenir une politique d’accueil. Je soutiens à titre personnel qu’il nous faut être d’autant plus rigoureux dès aujourd’hui, pour nous-mêmes comme pour les migrants économiques, afin que notre pays ait demain les ressources nécessaires et durables pour accueillir toute notre part des éco-réfugiés qu’évoque précédemment Michel Sourrouille, victimes lointaines d’un mode de développement prédateur que nous avons largement contribué à faire émerger.

Décroître est aussi une aventure car nous n’avons pas de modèle d’une décroissance démographique maîtrisée, qui plus est dans le respect des droits de l’homme comme dans un cadre écologique contraignant, qui ne peut que nous amener à diminuer fortement l’empreinte que nous faisons peser sur notre biotope. Il est donc difficile d’imaginer tous les problèmes auxquels nous serons confrontés.

Ce qui est certain, c’est que cette transition démographique implique un vieillissement général de la population, avec un gonflement du nombre de personnes âgées et un affaiblissement du nombre de jeunes. Ce qui signifie qu’il y aura moins de jeunes pour s’occuper de plus de vieux. Avec des besoins médicaux en hausse. Mais aussi qu’il n’y aura plus à construire – sauf à imaginer une nouvelle occupation spatiale du territoire, nullement improbable pour répondre aux besoins d’une économie durable relocalisée – des centaines de milliers de logements par an pour accueillir les nouvelles familles. De même, les infrastructures communes seront moins sollicitées par une population moins nombreuse, et les dépenses éducatives, premières dépenses de l’État, pourront diminuer. Quoiqu’il en soit, impossible de dire aujourd’hui si les gains compenseront les pertes. Tout ce à quoi il est possible de s’attendre, c’est à une restructuration sévère de secteurs entiers et importants de notre appareil productif de biens et de services. D’autant plus que cette transition démographique doit s’accompagner, pour avoir du sens, d’une révolution écologique profonde dans nos manières de produire comme de consommer. A quoi en effet servirait-il d’être moins nombreux si cela conduisait seulement à pouvoir consommer toujours plus, en continuant à détruire le biotope Terre qui nous fait vivre ?

Comme le dit Yves Cochet dans la préface, « la peur occidentale du vieillissement de la population doit être affrontée aujourd’hui ». Comme la peur de sauter du train de la société de croissance. Pour retrouver une société plus calme, plus égalitaire entre le Nord et le Sud, respectueuse des autres espèces, recentrée sur la réponse aux besoins essentiels des hommes et des femmes. Ce plongeon vers une humanité moins nombreuse, vers une sobriété heureuse, vers une vita povera c’est le risque qu’il nous faut prendre, tous ensemble.

1 réflexion sur “Jean-Christophe Vignal, penser la dénatalité”

  1. Parti d'en rire

    – « Penser la dénatalité, un exercice difficile. Tout un ensemble de discours nous énonce que notre nombre n’est pas un problème. Il y a d’abord ceux qui se réfèrent à l’expérience historique qui aurait toujours invalidé les thèses de Malthus […] Il y a ceux qui mettent en avant une transition démographique largement engagée comme Gilles Pison […] et aussi ceux qui insistent sur le fait que le problème est le modèle des pays développés [etc.]»

    Et faut pas oublier ceux qui disent que s’il n’y a pas de solution c’est qu’il n’y a pas de problème.

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