Le Web, la toile qui nous fait prisonnier de nous-même

François Flückiger : « Ce qu’aucun de nous n’avait prédit à la naissance du Web, c’est qu’il deviendrait un instrument d’exacerbation de l’égocentrisme et du narcissisme. La plupart des créateurs de contenu parlent aujourd’hui, non pas d’idées ou d’informations, mais d’eux-mêmes. Aucun des pionniers de la société numérique d’aujourd’hui n’avait, à ma connaissance, prédit en 1994 l’arrivée de réseaux sociaux, avec leur cortège d’effets négatifs – addiction des plus jeunes, harcèlement, fausses nouvelles, complotisme, négation des faits, refus de la connaissance. Aux travaux du CERN tentant de percer les premiers instants de l’Univers il y a 13,7 milliards d’années on oppose désormais le créationnisme. Aux photos de la planète Terre on oppose une croyance prosélytique en sa platitude. Aux savoirs scientifiques on oppose le relativisme, y compris à l’école : « Monsieur le professeur, vous dites que 2 + 2 font 4. C’est votre droit de le penser mais vous ne pouvez m’enlever mon libre arbitre : c’est mon droit fondamental de croire que 2 + 2 font 3. » Une forme d’obscurantisme rampe insidieusement dans nos consciences. Beaucoup confondent désormais la connaissance, que j’aime définir comme le résultat transmissible et reproductible d’une expérience ou d’un raisonnement ; l’opinion, qui est une pensée basée sur l’expérience, mais avec la conscience de ses limites ; et la foi, qui est une croyance associée au sacré. Les voilà devenues interchangeables : elles sont réduites au terme générique d’« idée ». Il faut donc tenter de revenir aux définitions fondamentales et rappeler qu’une croyance est une ignorance par définition puisque, si l’on croit, c’est que l’on ne sait pas. Tout n’est pas perdu. De même que le Web a amplifié, au cours des trente dernières années, les tendances obscurantistes, il pourrait demain, si les Lumières revenaient, amplifier les progrès de la conscience et de l’intelligence de l’humanité. Nous retrouverions alors la primauté du civisme sur l’individualisme, de l’altruisme sur l’égocentrisme, du savoir sur les croyances. Le Web et l’Internet redeviendraient ce que leurs pionniers avaient imaginé : des instruments d’accélération vers la connaissance, le partage, le progrès. »*

Il y a peu de choses à rajouter à ce constat sans appel des effet pervers d’une technique jugée au départ libératrice. La condamnation peut être généralisable. L’imprimerie de Gutenberg a été un progrès formidable pour propager par l’écrit les idées. Mais en bouleversant de fond en comble (« disrupt ») l’ordre préexistant, c.-à-d. le monopole idéologique d’un système religieux, elle a également engendré les guerres de religion. De nos jours la télévision ou le smartphone nous ôte le plaisir de passer des heures à discuter en face-à-face ou à jouer à la belote avec les voisins, la voiture nous éloigne de notre lieu de travail et de loisirs tout en nous ôtant l’usage de nos jambes, boîtes de conserve et réfrigérateur nous enlève le goût des produits de proximité, etc. Les écologistes dignes de cette appellation savent que la plupart des techniques contemporaines ne sons pas conviviales et nous rendent esclaves des machines. Allons plus loin.

Le mélange du savoir et des croyances a toujours existé sauf qu’à notre époque de connaissances scientifiques accélérées dans quasiment tous les domaines de la connaissance, l’irrationalité devrait être le fait de toutes petites minorités sectaires. Ce n’est pas le cas ! Tout au contraire les climato-sceptiques se foutent complètement des analyses scientifiques du GIEC et les Gilets jaunes refusent la taxe carbone alors que nous avons dépassé le pic du pétrole conventionnel. Le vernis de connaissances offert par Google et les réseaux sociaux fait croire que chacun peut dire ce qu’il veut, « tout devient relatif ». Le relativisme des ethnologues a été une grande avancée de nos connaissances en montrant qu’il n’y a aucune civilisation qui soit en soi supérieure à une autre. Cela permet de dépasser ses préjugés culturels, de chercher une vérité qui se dérobe, d’être à l’écoute des autres, de s’appuyer sur beaucoup de sources d’information différentes, de savoir peaufiner ses propres raisonnements, d’être un lecteur régulier de ce blog biosphere, etc. Le relativisme des ego, MOI je suis le peuple, MOI je veux rester dans ma bulle cognitive, MOI je dis que l’élève est plus fort que le maître, tout cela nous mène dans une impasse. Notre contexte culturel, piloté par les pouvoirs économiques, ont individualisé complètement nos comportement et nous ont fait perdre le sens des limites. Que faire ?

* LE MONDE du 13 mars 2019, François Flückiger : « Le Web a été un amplificateur de l’irrationalité »

François Flückiger a succédé en 1994 à Tim Berners-Lee, l’informaticien qui a inventé le Web en 1989 au CERN.

4 réflexions sur “Le Web, la toile qui nous fait prisonnier de nous-même”

  1. @ conscience

    Tu sais pour que les gens abandonnent le frigo, c’est mal barré, personne ne le fera pour des raisons écologiques. Primo, que les aliments soient mieux conservés c’est un fait réel incontestable. Secundo, ça va au-delà de la préservation des aliments, c’est aussi une question d’habitude sur le plan gustatif, par exemple le fromage je suis comme des dizaines de millions de français, a le manger froid, puis manger exactement le même fromage tiède je n’y arriverai pas, ça va me dégoûter, du moins c’est clair que je n’y arriverai pas du jour au lendemain, c’est exactement comme si vous demandez à une personne qui à l’habitude de boire sa tasse de café avec des morceaux de sucre, de le boire du jour au lendemain sans sucre, il est évident de comprendre qu’il y aura de nombreuses grimaces par cette personne. C’est une question d’habitude, et vous pensez que vous pouvez changer les habitudes des gens du jour au lendemain avec juste 1 bulletin dans l’urne ? Donc oui les frigos ont encore de beaux jours devant eux…

  2. à Bga 80 : commentaire sans intérêt qui illustre bien le propos de cet article à savoir que le Web peut être, pour certains,  » un instrument d’exacerbation de l’égocentrisme et du narcissisme. La plupart des créateurs de contenu parlent aujourd’hui, non pas d’idées ou d’informations, mais d’eux-mêmes. » On s’en fout de vos chats et de votre chauffage au sol !!!

  3. « Nous, Pièces et main d’œuvre, avons toujours opposé la « technique » – « l’art de » (gr. tekhnê), l’art de faire un feu ou un marteau, le « savoir-faire » – consubstantielle à l’hominisation, et avec laquelle nous n’avons aucune querelle ; et la technologie (nom forgé en 1829 par Bigelow). C’est-à-dire le machinisme industriel et les systèmes de machines, comme les hauts fourneaux ou les marteaux-pilons. La technologie est le produit des noces du capital et de la science, apparue à la fin du XVIIIe siècle pour servir l’essor des forces productives/destructives et la volonté de puissance de la technocratie. Avec les conséquences que chacun peut aujourd’hui voir par lui-même, non seulement pour les bases naturelles de notre vie, mais en termes d’asservissement et d’aliénation à la machinerie technosociale (1). De la technique à la technologie, il y a rupture et saut qualitatif.
    Cette opposition qui fait appel aux notions de « seuil » et de « passage à la limite », recoupe celle établie par Ivan Illich dans La Convivialité, entre technique vernaculaire (autonome) et technologie hétéronome (autoritaire). »
    « Contrairement aux communistes et aux adeptes de la « réappropriation des moyens de production », nous pensons que le système technologique est intrinsèquement autoritaire. On ne dirige pas une centrale nucléaire, des réseaux de communication par satellites et des usines nanoélectroniques en assemblée générale. »
    http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=1109

  4. «  »et réfrigérateur nous enlève le goût des produits de proximité, etc. «  »

    –> le réfrigérateur alors là pas d’accord avec l’article, car sur ce point j’admets que cet appareil préserve les saveurs et la fraîcheur des aliments. J’ai plusieurs chats à la maison, et même eux, enfin elles car ce sont des femelles, sentent la différence du réfrigérateurs, même mes chattes se rendent compte que leur viande est meilleure quand elle sort du frais. En plus, avec le chauffage au sol dont je n’ai aucun contrôle, c’est clair que sans le réfrigérateur ça serait une horreur ! Encore ça ne serait que moi qui serait confronté à ce problème tout se passerait bien je n’aurai qu’à déménager, mais ce sont des millions de français qui ont le chauffage au sol, alors autant dire que le réfrigérateur a encore de beaux jours devant lui. PUIS, sans le réfrigérateur, il devient évident et clair qu’on ne divorce plus, il faudrait que la femme reste au foyer et se consacre à la gestion des aliments au quotidien puisqu’il faudrait une personne au foyer qui gère les aliments au compte-goutte et puisse avoir le temps d’acheter les aliments au quotidien, sans cela je ne vois pas comment rendre compatible la gestion des aliments avec le cumul d’une vie profession pour une personne vivant seule ?

    Quant aux ordinateurs et aux smartphones, c’est clair que les jeunes en sont addicts, mais ceux qui diffusent ces technologies savent faire mordre les jeunes à l’hameçon, notamment par les jeux vidéos en ligne dont les parties sont devenues chronophages (comme les jeux MMO mais pas uniquement), d’ailleurs j’aurais dû ajouter les jeux sur console (comme les playstation). Alors pour rendre les gens addicts à ces technologies, c’est clair que les jeux sont un grand vecteur de diffusion et surtout d’addiction à ces technologies, y compris les jeux sur Smartphone, quand je suis dans le bus quasiment tous les jeunes sont accrochés dessus. Alors à présent, ça va être très difficile de faire marche arrière et de faire renoncer à tous ces joujoux.

     »’Il faut donc tenter de revenir aux définitions fondamentales et rappeler qu’une croyance est une ignorance par définition puisque, si l’on croit, c’est que l’on ne sait pas. »

    –> Mouais, il faut ajouter que le scientisme et l’athéisme sont aussi des croyances !

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