Michel Sourrouille, son Dictionnaire des apparences

Devenir un citoyen éclairé résulte d’un apprentissage préalable. Ce blog biosphere a été précédé par une accumulation de connaissances de son créateur, Michel Sourrouille. En voici une compilation que nous conservions en archives. Elle a été faite au tout début des années 2000. C’est un lexique d’un peu plus d’un million de caractères, soit un livre de 600 pages environ s’il était publié. En libre service ci-dessous.

Dictionnaire des apparences

INDEX

A. absolu ; accouchement ; acculturation ; actions (capitalisme) ; adoption ; adulte ; agriculture ; agriculture biologique ; aide internationale ; alcool ; aliénation ; alimentation ; allaitement ; anthropique ; anticipation, armée ; art ; association ; athéisme ; athlète ; auteur ; autisme ; automobile ; autonomiste ; avenir ; avortement ;

B. bénévolat ; besoins, électricité ; biens libres ; biodiversité ; bourse ; budget de l’État ;

C. calendrier ; cerveau ; chômage ; christianisme ; circuit économique ; citoyen ; classe sociale ; collège ; commerce ; commerce équitable ; communautarisme ; concertation ; concurrence ; consensus, consommateur ; Constitution ; contraception ; contrôle des parents ; crise ; croissance ; culture ; cyborg ;

D. décentralisation ; déchets ; délinquance ; demande ; démocratie ; démocratie directe ; démographie ; déplacement ; détour de production ; développement durable ; développement humain ; déversement ; déviance ; division du travail ; division sociale du travail ; divorce ; dopage ; droit ; droit du travail ; droit international ; droit à ; droit de ;

E. eau ; échange ; échange international ; école ; écologie ; économie ; écosynthèse ; écriture ; effet de serre ; égalité ; élection ; électricité ; embryon ; emploi ; énergie ; énergie renouvelable ; entrepreneur ; entreprise ; esclavage ; espace ; espérance de vie ; espéranto ; État-nation ; État-providence ; étayage ; ethnocide ; eugénisme ; euro ; Europe ; euthanasie ; évolutionnisme ; exploitation ; externalités ;

F. famille ; famine ; fécondé ; féminisme ; femme ; filiation ;

G. génériques ; genèse ; génétique ; guerre ;

H. héritage ; hiérarchie ; histoire ; homoparentalité ; homosexualité ; hygiène ;

I. identité ; impôt ; individu ; individualisme ; inégalité ; inégalité de salaire ; inégalités de statut ; ingérence ; insécurité ; instinct maternel ; intellectuel ; internet ; invention énergétique ; irresponsabilité ; islamisme ;

J. jardin ; jeux olympiques ; journal ; jumeaux ; justice ;

L. laïcité ; langage ; langue ; libéralisme ; liberté d’expression ; littéraire ; loi ; loisirs ; lutte de classes ; lycée ;

M. machine ; majorité civile ; majorité civique ; majorité sexuelle ; marché ; massification ; médecin ; médicaments ; mémoire ; mère ; migration ; militantisme ; minimum social ; minimum vital ; mixité ; mobilité géographique ; mondialisation ; monnaie ; mort ; musée ;

N. naissance ; nation ; nature ; nom ; nucléaire ;

O. OMC (organisation mondiale du commerce) ; ONU (organisation des Nations unies) ; opinion publique ;

P. parents;  parité parentale ; parité politique ; parti ; pêche ; peine de mort ; père ; pétrole ; PIB (produit intérieur brut) ; pilule ; planification ; plurilinguisme ; police ; pornographie ; prématuré ; presse ; prison ; privatisation ; procréation médicalement assistée ; procréation socialement assistée ; productivité ; progrès ; propriété ; prostitution ; protectionnisme ; publicité ;

R. racisme ; rationalité ; recyclage ; religion ; rendements ; renoncement ; repas ; retraite ; rêve ; révolution ; roman ;

S. salaire ; santé ; savoir ; schizophrénie ; secte ; sélection ; semences ; sentiment amoureux ; sépulture ; services ; sexualité ; socialisation ; sociologie ; soins palliatifs ; solidarité ; sous-développement ; spatial ; sport ; statistique ; statut ; suffrage universel ; suicide ; syndicat ;

T. tabac ; taux d’intérêt ; technologie ; techno-science ; technostructure ; téléphone ; télévision ; temps de travail ; temps ; tourisme ; transgenèse ; transparence ;

U. universalisme ; urbanisation ; utilité ; utopie ;

V. valeur ; valeur ajoutée ; valeur travail ; valeurs ; vêtement ; vieillissement ; village ; viol ; vitesse.

LEXIQUE

absolu

J’enseigne aux lycéens en sciences économiques et sociales qu’il est préférable de commenter une valeur relative (rapport de deux nombres) plutôt qu’une valeur absolue qui caractérise un phénomène par un seul nombre. Par exemple, tant qu’on ne sait pas quelle est la superficie comparée des deux pays, on ne peut pas dire véritablement que la Chine avec 1,2 milliards (en 2000) d’habitants est plus ou moins peuplé qu’une France de 60 millions de personnes. Mais la superficie totale ne veut rien dire si elle est couverte de déserts, et la superficie cultivable ne signifie rien de plus pour une société de commerçants : on peut ainsi relativiser à l’infini, il n’y a plus d’absolu.

Né dans une famille catholique, j’ai subi le conditionnement absolu : baptême dès la naissance, communion solennelle, scoutisme et pratique d’enfant de cœur, la prière du soir… Je fais alors comme les autres, Juifs ou chrétiens, catholiques ou protestants, chiites ou sunnites, chacun dans notre tanière nous récitons notre prière, appelant Dieu de son nom à nous, et tout particulièrement quand nous disons qu’Il est le Dieu de tous. Nous avons notre Absolu, le Dieu unique que nous vénérons, et tous les autres sont des ennemis, les incroyants et les athées, les impies et les mécréants. Il faut convertir ou éliminer, tuer ou ignorer, mais surtout ne pas fréquenter. Un Absolu ne se partage pas, il ne se divise pas, il reste l’Un et unique pour moi et pour les descendants de mes descendants. Telle est la force de mon absolu religieux, telle est l’apparence des valeurs métaphysiques. Nous pouvons en rester à cet acte de foi, nous devrions aller plus loin. En Terminale du lycée, je suivais encore les prestations d’un aumônier. Nous étions seulement quatre élèves, un qui s’ennuyait à l’internat, un autre qui était forcé par ses parents et le troisième qui venait pour m’écouter contester les arguments théologiques. L’ouverture d’esprit issue du débat et de la comparaison des différentes croyances est la principale avancée des sociétés modernes. En fin d’adolescence, je suis donc passé de l’absolu de la foi à la relativisation des croyances sans fondements objectifs.

Prenons le cas du christianisme. Jésus Christ a peut-être existé bien que les traces historiques soient extrêmement rares en dehors du discours des Evangiles. En réalité, la vocation de « Jésus » à devenir le fondateur d’une nouvelle religion ne tient pas à son existence propre, mais au génie des écrivains connus sous les noms de Matthieu, Marc, Luc et Jean. Les quatre Evangiles ne sont qu’un coup de force littéraire qui fait passer pour des témoignages oculaires des textes écrits plus de cinquante ans après les faits qu’ils sont censés relater. Ce sont toujours des humains qui agissent au nom d’un Dieu pour imposer leur propre conception de l’existence. Autre exemple, qui rend témoignage du Coran si ce n’est Mahomet lui-même ! L’absence systématique de tout témoin dans le tête-à-tête exclusif d’un prophète et du Dieu qui soi-disant le conseille ne peut que faire douter de ce témoignage. Il faut quatre témoins dans l’islam pour valider un adultère, et il n’en faudrait aucun pour témoigner du face à face de Mahomet et de l’ange Gabriel ! En définitive, toute religion n’est qu’une tradition qui amplifie lentement par la ruse et par la force l’influence d’une secte particulière ; la religion est bâtie sur du sable originel étalé par la mer des croyants. Il n’y a pas d’absolu religieux, il n’y a que des croyances relatives qui deviennent solubles dans l’athéisme (absence de religion), ou tout au moins dans la laïcité (séparation de la vie publique et de la religion). Dans le monde tel qu’il devient, il n’y a plus d’absolu, seulement des vérité relatives qui doivent être constamment actualisées. Selon la Déclaration universelle des droits de l’être humain, nous reconnaissons officiellement le droit d’avoir ou ne pas avoir une religion, le droit d’en débattre et le droit d’en changer. L’humanité n’a pu insérer ces mots dans un nouveau texte à la fois profane et sacré que dans la mesure où nous avons pu relativiser nos croyances.

Nous comparons les religions dans le temps et dans l’espace, nous rendons toujours plus complexe notre perception du monde, nous multiplions la profondeur de vue grâce à nos lunettes théoriques, la voie de la sagesse s’obtient par ce surcroît continuel de connaissances. On ne peut se contenter de ce qu’on connaît déjà, la croyance est toujours au delà de la croyance, l’universalisme remplacera le relativisme.

accouchement

Je ne suis pas né dans un lieu spécialisé, je suis arrivé au monde à domicile dans un lit ordinaire, fait qui deviendra exceptionnel au fil du temps dans la plupart des pays modernes. Dans la France de l’an 2000, il n’y a plus que 0,4 % d’accouchement à domicile alors que plus d’un tiers des femmes néerlandaises font toujours confiance à la nature ; pourtant on constate que les taux de mortalité entre les deux pays ne diffèrent guère. Même si je ne suis pas une femme, je peux considérer que le moment de l’accouchement est d’abord un fait naturel qui a été dénaturé.

En apparence, il y a progrès croissant grâce à la médicalisation de la naissance. Allongée sur le dos, monitoring fixé sur le ventre, péridurale scotchée dans le dos, la future maman française est liée à son lit d’hôpital pour son plus grand bien. En l’an 2001, les caisses de la Sécurité sociale prennent en charge trois échographies obstétricales lors d’une grossesse ne présentant pas de facteur de risque particulier, soit chaque année quatre millions d’acte technologique. Il s’agit principalement de dater le début de grossesse, détecter des grossesses multiples ou étudier la vitalité de l’embryon, en fait il s’agit d’abord de rassurer la femme sans lui garantir dans l’absolu qu’il n’y aura aucune anomalie fœtale. Les autorités canadiennes, australiennes, britanniques, finlandaises et suédoises ne préconisent qu’un seul examen tandis que les associations médicales américaines récusent l’échographie de routine. Le taux d’accouchement sous péridurale, qui élimine toute douleur, est passé en France de 32 % en 1991 à 58 % en 1998 ; c’est le plus élevé au monde, le Danemark par exemple a un taux de 5% seulement. Nous avons aussi des produits miracles qui peuvent déclencher le moment de l’accouchement à la demande. Ainsi, que ce soit par la position qu’on leur impose, l’exclusion de la douleur, ou l’accouchement programmé, les femmes sont au service d’un système médicalisé. Alors que 90 % des accouchements s’avèrent normaux, ne nécessitant qu’à la marge une intervention extérieure, la plupart des femmes française demandent et obtiennent une sécurité optimale. Résultat : deux jours après leur sortie de la maternité, des femmes appellent le pédiatre, le généraliste, puis le psychiatre.

Depuis toujours nous avons laissé à la nature ses propres procédures biologiques, puis l’amélioration de l’accouchement s’enracine dans le XIXe siècle avec l’élimination des épidémies de fièvre puerpérale par une vigoureuse antisepsie. Mais à l’époque, on apprenait encore aux sages-femmes à laisser faire la nature. Etymologiquement d’ailleurs, le médecin-accoucheur ne fait d’abord que de l’obstétrique, de ob-stare, se tenir devant. L’obstétricien, c’est celui qui attend, celui qui évite les interventions inutiles et qui ne fait des césariennes qu’à bon escient. L’hyper-médicalisation est contestée aujourd’hui, l’accouchement n’est pas une maladie. Accoucher debout est physiologique, sentir les contractions permet à une femme de ressentir son nouveau statut de mère, donner naissance à toute heure est dans l’ordre des choses. Il faut reprendre confiance dans la physiologie et la capacité de l’humain, l’usage de la technique ne doit venir qu’en dernier recours. Une anesthésie locale est bien sûr plus efficace pour soulager les douleurs du travail que la méthode psychoprophylactique dite de « l’accouchement sans douleur », mais d’un côté il faut un hôpital et des spécialistes médicaux, de l’autre le futur papa peut participer à égalité avec sa femme dans la préparation et le suivi de l’accouchement. Quand on le peut, il suffit de chauffer la pièce et de préparer des serviettes chaudes pour recevoir l’enfant ; on fait bouillir de l’eau pour désinfecter une paire de ciseaux, on fait trois nœuds dans le cordon ombilical et on masse le ventre pour faire sortir le placenta. Avec la médicalisation de l’accouchement, on a gagné l’apparence du confort pour perdre la réalité des relations familiales.

Toutes les femmes la planète sont en droit d’obtenir une baisse des taux de mortalité infantile, l’hospitalisation n’est donc pas une norme généralisable. Il est nécessaire de définir au niveau mondial le juste milieu entre la surmédicalisation dans les pays riches et une détresse véritable dans les autres pays, nous devons trouver le fragile équilibre entre l’acte naturel de naître et la bonne santé de la mère et de l’enfant. C’est le principe de généralisation, c’est-à-dire une égalisation des conditions mondiales de l’accouchement par la recherche d’un juste milieu : une certaine régression de la technologie dans les pays riches et la diminution de la surmortalité à la naissance dans les pays pauvres. Une plus grande densité de médecin par habitant dans tous les pays semble préférable à l’exacerbation de la technique dans le seul monde occidental.

acculturation

Mon père a passé sa vie à coudre des vêtements comme son père et comme mon oncle et comme le père de mon grand-père… Dans ma famille, nous étions tailleur de père en fils, mais cet artisanat se mourait dans un monde industrialisé et je suis par obligation devenu enseignant alors que mon frère se reconvertissait dans le prêt-à-porter. La société technicienne nous a fait perdre nos racines ancestrales.

Ce qui caractérise les sociétés traditionnelles, c’est l’incessante répétition de pratiques maintenues identiques à elles-mêmes. Mises au point par le passé, ces pratiques permettent de faire face à des problèmes inchangés, ou tout au moins qui évoluent lentement. La culture est alors hégémonique car ses prescriptions tendent à concerner toutes les situations de l’existence, elles visent le détail de chaque situation. Toute colonisation provoque dans cette société immobile une acculturation, c’est-à-dire des changements qui sont induits dans la culture autochtone par le contact avec une autre culture dominante. Aujourd’hui, même les ethnologues altèrent les dernières civilisations primitives et participent qu’ils le veuillent ou non à l’uniformisation générale de la planète. Les Indiens que Lévy-Strauss a étudié au Brésil à la fin des années trente ont aujourd’hui presque complètement disparu et l’ethnologue détruit fatalement l’objet de son étude en faisant entrer une autre société dans une société jusque-là fermée. Cependant, il n’y a jamais domination totale, l’approche géographique amène à constater la diversité maintenue des sociétés humaines. En réalité diversité ne veut pas dire hétérogénéité radicale et hiérarchie, les humains sont partout des être de communication qui se rendent compte qu’ils ont des traits communs, une capacité à se comprendre mutuellement et à évoluer. La transformation se fait non par imitation servile, mais par sélection et hybridation : le résultat est un métissage.

Cette acculturation n’est pas le problème central de l’humanité, c’est plutôt l’exode rural qui suit le choc culturel entre sociétés différentes et qui ébranle en profondeur l’organisation interne des ethnies. La migration des femmes bouleverse les rapports hiérarchiques dans les familles, la volonté d’indépendance des jeunes remet en cause la perpétuation de la domination des aînés, la société explose. Les touristes qui viennent voir les traditions des Dogons, la beauté de leurs villages et de leurs paysages, ne pensent pas que les Dogons veulent aussi les avantages de la modernisation pour eux-mêmes et devenir à leur tour touriste. Les sociétés occidentales ont déjà connu cette révolution culturelle et l’acculturation urbaine qui en résulte. Il existe donc une déculturation même dans les cultures dominantes, celle des jeunes urbains par rapport à la terre. Les enfants pensent généralement que c’est mieux de semer les petits pois en boîte parce qu’ils sont tout mous ou que le fromage vient du commerçant, certainement pas du lait et le fossé se creuse entre les jeunes citadins et les réalités de la terre nourricière. Tant que la société industrielle fournit un travail à toute la population qu’elle a transplantée, on s’habitue à ses nouvelles conditions culturelles, mais on voit que dans la plupart des cas l’urbanisation à outrance s’accompagne de la monte en force d’une économie informelle et de la misère réelle qu’on pense fatalité.

Nous avons perdu nos racines dans la nature et nous faisons faire le tour du monde à cette déculturation, mais le temps est cyclique et le couple infernal révolution industrielle/urbanisation divorcera un jour.

actions

Je ne suis actionnaire que de la société des lecteurs du journal « Le Monde ». Il s’agit pour moi de soutenir l’indépendance de sa ligne électorale et non d’en tirer un quelconque bénéfice. Un passionné du porte-feuille de titres est attiré par les gains privés et ne peut que perturber l’ordre social car la vie réelle n’est pas un casino.

L’action, ou départage de la propriété d’une entreprise, est une invention inestimable. En divisant le capital financier, si important soit-il, en quotes-parts d’un montant unitaire modeste, il devient en effet possible de s’adresser à la petite épargne aussi bien qu’au grand capital sans que les souscripteurs se connaissent. En outre, chacun d’eux n’est tenu que pour sa contribution au capital alors qu’il est indéfiniment associé aux gains éventuels sans courir aucun risque nouveau. Le titre peut se négocier facilement, la bourse est là pour ça. Faire d’un ouvrier l’actionnaire de sa propre entreprise semble ainsi un moyen de le faire évoluer d’une attitude de conflit envers sa hiérarchie à une mentalité d’associé, c’est le capitalisme (basé sur la propriété des moyens de production) pour tous.

L’action n’est en fait qu’une méthode de manipulation qui tend à faire croire que les rôles respectifs du travail et du capital sont différents alors que c’est le travail et seulement le travail qui fonde toute valeur marchande, y compris celle du capital technique (usine, machines…) qui n’est que du travail accumulé. Les humains sont la mesure de toute chose, particulièrement en ce qui concerne leurs échanges internes. C’est une illusion de croire que le capital peut rapporter de l’argent, les seuls éléments objectifs de création de valeur (si on veut encore ignorer les ressources naturelles) sont le travail et l’investissement (ou achat de capital technique), pas la rémunération du capital financier. L’argent ne peut pas faire de petit, mais comme le capitalisme a grandi sur l’exploitation des travailleurs, les grosses fortunes financières s’accroissent continuellement des dividendes, ce qui augmente le patrimoine de rapport et en conséquence les inégalités patrimoniales, d’où une accumulation sans fin des inégalités. L’actionnaire ne participe pas réellement à la fabrication de la valeur ajoutée de l’entreprise, c’est la confrontation complexe entre la nature, la clientèle et l’activité productive qui en est l’auteur principal. L’appropriation d’une entreprise est fondamentalement collective et les actionnaires n’ont pas d’utilité, sauf pour le système libéral.

Les travailleurs sont devenus des actionnaires importants aux Etats-Unis, mais par souci de bonne gestion et pour éviter de trop dépendre de leur employeur, ils ont diversifié leurs placements au détriment du rôle qu’ils auraient pu jouer auprès de leur propre entreprise, ce qui affaiblit l’entreprise qui leur fournit du travail. Tel est pris qui croyait prendre, sachant que ce sont les salariés qui ont le plus à perdre dans ce poker menteur que constitue la société industrielle.

adoption

J’ai une fille biologique et trois autres enfants que j’ai adoptés. Mais pour l’un la greffe n’a jamais pris, l’autre a choisi le camp de sa mère au moment du divorce parental, reste le dernier pour qui je suis le véritable père alors que ma fille biologique ne voulait plus me voir… La recomposition des familles n’est pas un long fleuve tranquille qui aurait le souci d’une bonne socialisation des enfants.

La loi française donne la supériorité de la parentalité choisie sur la parentalité par les gènes. Ainsi l’adoption, investie par le libre choix d’une valeur spécifique, institue une filiation irrévocable contrairement à la période antérieure où elle était considéré comme un simple palliatif à la stérilité. Depuis 1966, la législation autorise l’adoption plénière par un célibataire et consacre ainsi la catégorie de famille monoparentale, ce qui exclut par définition soit la mère, soit le père. L’agrément pour les adoptions stipule en effet de ne prendre en compte que les « conditions d’accueil que le demandeur est susceptible d’offrir à des enfants sur les plans familial, éducatif et psychologique ».

Il ne suffit pas que le ou la requérante présente toutes les garanties requises en termes de niveau de vie et de capacité à élever un enfant, encore faut-il qu’il y ait couple parental pour instituer une référence à la fois masculine et féminine dans l’intérêt de l’enfant. Dans la déclaration des droits de l’enfant (1989), les peuples des Nations Unies proclament : « Pour l’épanouissement harmonieux de sa personnalité, l’enfant a besoin d’amour et de compréhension. Il doit autant que possible grandir sous la sauvegarde et sous la responsabilité de ses parents… » (principe 6)  ; «  L’intérêt supérieur de l’enfant doit être le guide de ceux qui ont la responsabilité de son éducation et de son orientation ; cette responsabilité incombe en priorité à ses parents » (principe 7). Il est nécessaire de redonner au couple parental la conscience des responsabilités qui découlent d’un existence à socialiser, qu’elle soit issue de la procréation ou de l’adoption. Ce qui compte, ce n’est pas le désir personnel d’enfant, mais le bien être et l’épanouissement d’un futur adulte. Nous n’adoptons pas un enfant pour nous personnellement, mais pour lui, et ce choix se fait à deux pour une meilleure socialisation.

Chez les pygmées BaMbuti, tous les enfants dès le plus jeune âge sont les fils de tous parce que tous sont fils de la forêt, et n’importe quel adulte peut les récompenser quand ils agissent bien ou les punir quand ils font ce qui n’est pas permis. Comme chez les BaMbuti, l’importance parentale dans la socialisation de l’enfant ne peut pas nous faire oublier que nous sommes tous (enseignants, soignants, magistrats, simple passant ou voisin) co-responsables du devenir de tous les enfants.

adulte

Je n’ai jamais su véritablement quand je suis devenu adulte, pour une part sans doute en refusant l’armée quand j’ai milité pour la non-violence, pour une autre part quand ma fille m’a appelé « papa » pour la première fois en me faisant ainsi ressentir mes responsabilités familiales. Le rite a disparu dans la société industrielle qui nous transforme en perpétuels enfants.

C’est à la fin du XIXe siècle que s’invente dans le monde occidental la période de l’adolescence. Dans nos sociétés modelées par la division du travail et l’hétérogénéité du monde, le passage de l’enfant à l’adulte s’éternise. La scolarité obligatoire s’arrête à 12 ans dans la France de 1881, un siècle plus tard les jeunes ne veulent plus sortir du système scolaire. Il existe alors pour l’adolescent occidental une période d’incertitude entre un certificat de fin d’études qui est supprimé et un service militaire lui-même en voie de totale disparition. Comme le statut d’adulte n’est plus défini par un rite de passage, la liberté individualisée de la jeunesse s’accompagne d’un sentiment de toute puissance qui se fracasse contre les difficultés de l’insertion sociale. Aujourd’hui l’apparente autonomie de l’adolescent n’est significatif que de l’abandon par les adultes de leurs fonctions de rendre la jeunesse adulte.

Autrefois les individus passaient directement de l’enfance à l’âge adulte. Chez les pygmées BaMbuti par exemple tout est simple, la spécialisation du travail est minime parce que tous s’occupent de tout et les enfants participent à la plupart des activités des adultes. Lorsque la tribu doit se transférer dans un autre lieu, les jeunes participent à la discussion et à la décision de la collectivité. Les jeux des enfants sont une imitation des activités quotidiennes des adultes, et ces jeux sont organisés pour qu’ils apprennent à devenir des adultes. Dans la société BaMbuti, il n’y a donc pas une période prolongée de transition entre l’enfance et l’âge adulte mais un passage direct, graduellement préparé dès la plus jeune enfance par une participation intense aux activités du groupe. La vie de la fille est simplement marquée de façon déterminante par la première menstruation et si le garçon peut pénétrer dans la cabane défendue par les femmes, être accepté par une des filles et coucher avec elle, il sera à son tour devenu adulte.

Dans le monde occidental, on a séparé artificiellement les sphères de la jeunesse et les occupations des adultes alors que tout adolescent doit se considérer et être traité comme un adulte en devenir qui accède sans rituel précis à des responsabilités d’adulte.

agriculture

Dans mon enfance, j’ai participé aux moissons dans une fête collective intense et nous pouvions en bout de fourche soulever la botte de paille. Maintenant la machine fait tout et les ballots sont si lourds qu’ils nous en deviennent étrangers ; d’ailleurs un seul agriculteur peut s’occuper de presque toutes les activités de sa ferme, dans la solitude. La mécanisation a un coût, non seulement en ressources rares, mais aussi en termes psychologiques.

Au cours du premier siècle de notre ère, les deux tiers des céréales consommées à Rome provenaient des plaines fertiles d’Afrique du nord et les éléments nutritifs comme les matières organiques qu’elles contenaient n’étaient pas rendus à cette région. Cette perte a contribué au déclin économique de l’Afrique du nord. L’urbanisation de l’Europe occidentale aurait pu aboutir au même schéma, un flux à sens unique de substances nutritives des campagnes vers les villes qui aurait abouti à l’affaiblissement de l’agriculture. Mais deux facteurs ont permis d’échapper à cette fatalité, les progrès de l’irrigation d’une part, l’augmentation des rendements grâce aux engrais et aux pesticides d’autre part. L’irrigation représente à elle seule 70% de la consommation mondiale d’eau contre 20% pour l’industrie et 10% pour les consommations individuelles. Le maïs par exemple consomme beaucoup d’eau, 750 litres pour un kilo de grain. En effet, il consomme de l’eau en plein été alors que les autres céréales, poussant plus tôt dans l’année, puisent dans un sol encore humide des précipitations d’hiver et de printemps. Le maïs est donc arrosé quand les pluies sont faibles et quand les eaux sont au plus bas. Une grande partie de cette eau est perdue, elle s’évapore, mais l’essentiel est là, le maïs pousse. L’engrais chimique est un condensé aisément transportable d’éléments nutritifs permettant d’échapper à la nécessité de recycler les matières organiques. Une seule tonne de cette nourriture pour les plantes contient autant de substances nutritives que des dizaines de tonnes de matières organiques. Grâce aux engrais et à l’irrigation, la révolution verte (utilisation de semences sélectionnées) dans le Tiers-monde ont permis d’augmenter de 3 % par an la production de riz pendant les années 1970 et 80.

Aujourd’hui, il n’y a plus de capacités d’accroissement de la quantité d’eau douce pour l’irrigation. Le pompage des nappes et des rivières est à son maximum et le cycle hydrologique ne peut être accéléré. De même on constate que l’augmentation des fertilisants chimiques ne permet plus d’accroître les rendements. Les agriculteurs des Etats-Unis ont constaté qu’au-delà d’un niveau optimal, l’emploi d’engrais supplémentaires n’est plus rentable : ils en utilisent moins au milieu des années 1990 qu’au début des années 80. Pour les pesticides, les normes de sécurité deviennent aléatoires. L’OMS considère comme dangereux une teneur de 2 microgrammes (mg) de pesticides par litre d’eau potable. Mais la norme européenne est de 0,1 mg. Le conseil supérieur d’hygiène public de France préconise d’alerter la population à partir de 0,4 mg. On considère qu’un adulte européen héberge dans son corps plusieurs centaines de produits chimiques dont certains polluants organiques persistants. Depuis les années 90, les rendements de la révolution verte dans le pays pauvres plafonnent et la productivité n’évolue plus que de 1,25 % par an ; le bilan humain est aussi négatif, cette agriculture productiviste a concentré les terres agricoles et chassés les paysans vers des mégalopoles qui n’offrent pas d’emploi. L’agriculture de type industriel a des effets toujours néfastes, que ce soit dans les pays riches ou dans les pays pauvres.

La médiocrité des pratiques agricoles anciennes et la pauvreté naturelle des sols obligeaient autrefois à une culture itinérante et multipliaient les surfaces abandonnées. Les techniques agricoles modernes ont permis à l’agriculture d’avoir un taux de croissance plus élevé que celui de la démographie, mais la désertification, les rendements décroissants et les pollutions réduisent notre superficie cultivable. Dans de telles circonstances, le mode actuel de production n’est pas durable, il faut adopter une agriculture raisonnée.

agriculture biologique

Une trentaine d’arbres fruitiers dans mon verger, je ne peux déguster qu’une petite partie de la production car sans traitement les fruits d’abîment très vite. De leur côté les 17 millions de jardiniers amateurs français utilisent pour soigner fleurs et plantes environ 5 % des pesticides vendus, soit 8000 tonnes.

Sur la plus grande partie de l’histoire de la Terre, la formation du sol a été plus importante que son érosion. Aujourd’hui, l’association de l’agriculture productiviste et de l’élevage intensif ainsi que la déforestation ont inversé cette relation : dans beaucoup de régions, l’érosion des sols est plus intense que leur formation, la terre perd de sa fertilité originelle. Par exemple, le rendement de la vigne en France baisse chaque année de 2,5% car il s’est formé une croûte calcaire de 20 à 40 centimètres : tout se passe comme si le processus classique de formation de la terre s’était inversé. Au lieu que la roche se transforme en terre sous l’effet de la faune et de la flore, le sol a évolué de façon régressive, s’est durci, est devenu roche. La disparition des chevaux de trait a privé le vignoble d’un apport de crottin et de paille. L’utilisation des désherbants a supprimé en masse ces racines d’herbe folles qui favorisent l’aération et l’activité biologique du sol. Par contrecoup, la faune souterraine a disparu, le milieu naturel s’est fermé. Cette réalité doit s’inverser.

Pour obtenir l’appellation bio, un produit agricole nécessite un mode de production exempt de produits chimiques de synthèse. Les méthode de travail doivent être fondées sur le recyclage des matières organiques naturelles et sur la rotation des cultures. Un plan de reconversion des terres pour obtenir le label bio doit être respecté : deux ans avant ensemencement pour les cultures annuelles, 3 ans avant récolte pour les cultures pérennes. Ainsi ces modes de production qui bannissent la chimie ne polluent ni la terre ni les eaux, elles sont économes à long terme et favorisant ainsi le développement durable. L’agriculture biologique n’a pas seulement un avantage en termes d’environnement. Une agriculture à base de travail et de savoir-faire est, à la différence de l’agriculture intensive, créatrice d’emploi. Elle requiert beaucoup plus de personnel que l’agriculture de type classique et elle peut bénéficier à la main d’œuvre sous-employée dans les communautés rurales. Elle améliore la santé en évitant le recours aux pesticides. Les activités qu’elle implique sont en outre une manière d’entretenir l’espace et de protéger le patrimoine collectif. Une agriculture biologique durable utilise les sources d’énergie renouvelables ; elle pratique le recyclage et la réutilisation des produits ; dans sa structure, elle imite la nature où les déchets d’un organisme sont la subsistance d’un autre. C’est une agriculture raisonnable.

Rien n’est simple dans la nature, envisageons la complémentarité des cultures : le maïs, consommé seul, est la cause d’avitaminoses, provoquant une maladie. La consommation simultanée de courge, haricot et maïs, base de l’Amérique précolombienne, compense la carence du maïs en vitamine et apporte, par le haricot, les protéines indispensables dans un régime végétarien. Or ces trois plantes vivent en symbiose : la courge plantée au pied du maïs développe un large réseau de feuilles rampantes qui gardent l’humidité, le haricot qui grimpe le long des tiges enrichit le sol par ses racines riches en bactéries. Mais quel travail ! Cultiver son jardin potager est la meilleure des occupations, et empêche de rester devant sa télévision…

aide internationale

En tant qu’objecteur de conscience dans les années 1970, j’étais obligé de rester à l’intérieur des frontières françaises. Mais si j’avais obtenu le statut de coopérant à l’étranger, il n’est pas certain que l’aide que j’aurais apportée à un pays pauvre soit adaptée et morale.

Quand la CNUCED (Conférence des Nations-Unies sur le Commerce et le Développement) de 1968 affirme combattre le retard de développement des pays pauvres par une aide financière, les résultats ne suivent pas. Non seulement les pays occidentaux n’ont jamais atteint (à l’exception des pays scandinaves) leur objectif de prêter 1 % du PNB, dont 0,7 % d’aide publique au développement, mais cette aide a été plus pernicieuse qu’efficace. Pas plus que la globalisation des échanges, l’investissement privé (et public) n’a nullement conduit à un monde plus équitable : il n’y a pas de corrélation entre les besoins d’un pays et les investissements directs dans ce pays. En effet, on appelle aide sous les tropiques la même chose que ce qu’on considère comme investissement rentable sous les climats tempérés : les firmes multinationales délocalisent donc leur production vers les pays pauvres qui connaissent déjà le plus fort taux de croissance. Les investissements directs à l’étranger évitent les zones où le sous-développement perdure (Afrique) pour se centrer sur quelques pays seulement : c’est la croissance qui attire l’aide et non l’aide qui permet la croissance. De plus, la majorité de l’aide publique fournie aux pays du Tiers Monde est une aide liée, en contrepartie de laquelle le pays s’engage à passer des commandes aux pays industrialisés donateurs. L’aide peut ainsi stabiliser des dépendances économiques en favorisant certains groupes politiques. Enfin l’aide facilite les transferts de devises qu’implique le rapatriement des bénéfices des firmes étrangères vers leur pays d’origine. Comme les réserves des pays pauvres sont insuffisantes pour le permettre, l’apport en capitaux n’est que le moyen de financer ces dividendes sans déséquilibrer le système monétaire des pays pauvres. L’aide n’est alors qu’un transfert interne aux pays riches entre certaines catégories imposables et certaines catégories bénéficiaires. Un anti-impérialisme diffus s’est exprimé à la Conférence de Bandung en 1955 : une trentaine de pays asiatiques et africains condamnèrent le racisme et le colonialisme, mais ils admettent cependant la collaboration financière avec les États impérialistes, donc avec le système responsable de leur asservissement.

Au contraire, l’anti-impérialisme efficace ne peut qu’être anti-capitaliste, donc pour un développement autocentré comme à l’époque où les difficultés de transport rendaient difficile l’échange international. Ce que cet anti-impérialisme conséquent entend rompre, c’est non seulement les rapports de subordination et d’exploitation, mais aussi la conception même d’une croissance capitaliste. Dans la déclaration d’Arusha (1967), on indique qu’il est « stupide d’imaginer que la Tanzanie pourra enrayer sa pauvreté avec l’aide financière étrangère plutôt qu’avec ses propres ressources… Etre indépendant veut dire compter sur soi… Qu’elles proviennent de l’impôt ou de l’extérieur, les ressources financières de l’Etat doivent être affectées en priorité aux paysans et non aux villes, il convient de viser l’autosuffisance alimentaire… » L’aide au développement est une absurdité quand on connaît l’absurdité du développement de type capitaliste. Des voitures, une société de services, des facultés qui accueillent le plus grand nombre de jeunes est un faux modèle impossible à généraliser dans le monde entier. Il ne faut pas confondre la révolution industrielle dans le monde occidental et l’évolution de l’humanité toute entière.

Une intégration réussie n’est possible que si elle permet l’équilibre entre la cohérence locale la plus grande possible et l’interpénétration mondiale la plus limitée possible. D’ailleurs le monde occidental réduit à ses simples forces pourrait-il maintenir le niveau de vie actuel de ses populations ? Certainement pas.

alcool

La longue tradition française fait que je bois du vin à table même si je le mélange avec de l’eau. Le renoncement total est difficile, un bon repas dans ma famille ne peut se concevoir sans apéritif et vin vieux et notre comportement découle du regard que les autres (qu’on respecte) portent sur nous. .Mais on peut s’arrêter de boire comme on peut s’arrêter de fumer, la motivation est forte puisqu’il s’agit de lutter contre la drogue (légale).

Quand l’alcool est une longue tradition, sa prohibition totale est vouée à l’échec : selon le 18e amendement de la constitution américaine, on a interdit en 1919 la fabrication et la vente de boissons alcoolisées, mais cette contrainte a encouragé la violation de la loi, et donc la dévalorisation des règles. Il faut distinguer les alcools fermentés et distillés. La première trace de boisson fermentée date d’environ 6 000 ans : une bière à base de céréales en Mésopotamie. Les boissons fermentées ne peuvent spontanément dépasser 16° car au delà, du fait de son rôle antiseptique, l’alcool tue les levures qui transforment le sucre des fruits, céréales ou miel en alcool. Mais par chauffage dans un alambic, on peut isoler l’alcool qui atteint à la sortie 70 à 80 degrés. En 1995, les Français consommaient par an et par habitant 11,5 litres d’alcool pur (titré à 100 % d’alcool), soit l’équivalent de 92 litres de vin à 12°. L’alcool n’est pas digéré, il passe directement du tube digestif aux vaisseaux sanguins. En quelques minutes, le sang le transporte dans toutes les parties de l’organisme avec pour seul avantage de détendre et désinhiber.

Tous les produits qui induisent une dépendance chez l’humain – et l’alcool est à égalité avec la cocaïne, les opiacés et la nicotine – augmentent l’activité des neurones dans une partie du cerveau, le cortex préfrontal, par l’intermédiaire d’une libération de dopamine qui provoque le sentiment de plaisir. Le diagnostic de dépendance repose alors sur la recherche compulsive du produit, contre la raison et contre la volonté : il y a impossibilité de s’arrêter de consommer. En France, il y a un million et demi à deux millions de personnes qui sont dépendantes de l’alcool, donc toxicomanes et cet abus d’alcool provoque 40 à 50 000 morts par an (accidents, rixes, suicides…). L’alcool consommé  longtemps et à fortes doses est aussi un toxique, numériquement plus destructeur que l’héroïne et plus lourd de conséquences que le tabac. Une toxicité chronique porte atteinte à l’appareil digestif et au système nerveux. A partir d’une consommation moyenne de 14 verres par semaines chez les femmes et de 21 verres par semaine chez les hommes, l’espérance de vie diminue à mesure que croît la consommation d’alcool ; l’alcool réduit de 12 ans en moyenne l’espérance de vie d’un homme alcoolique à 25 ans. L’alcool est une drogue qui devrait être combattue, son absence d’utilité physiologique et la dépendance psychique qu’il entraîne nécessite la condamnation de son usage, et on pourrait l’interdire complètement comme dans la religion musulmane… si le contexte culturel s’y prêtait.

Il nous faut distinguer individuellement et collectivement l’usage récréatif de l’alcool et l’abus qui engendre un état de dépendance. Entre l’alcool-drogue et l’alcool-plaisir, entre l’interdit total et la permissivité absolue, il y a cette frange de responsabilité humaine qui tourne entre 2 et 4 verres par jour. Mais l’abstinence totale n’est pas un vice, tout au contraire…

aliénation

Il ne m’est pas possible d’être autrement que ce que les autres ont déterminé pour et en moi, et comme je résiste on croit que je fais de la provocation alors que ce n’est que le signe d’une autre normalité possible.

Juridiquement, aliéner un bien, c’est le donner ou le vendre. En psychiatrie, ce terme est employé quand les troubles mentaux entraînent la dépersonnalisation de l’individu, l’être humain devient étranger à lui-même. Quand on applique ce terme à la réalité humaine ordinaire, il s’agit d’être dépossédé de soi-même, de correspondre à l’image que l’autre voudrait que nous projetions. L’aliénation indique donc la soumission, volontaire ou non, à autrui. En fait, c’est ce que réalise n’importe quelle socialisation (qui est d’abord un conditionnement), l’humain est donc aliéné par essence. Vivant dans la nature il est soumis à celle-ci, à ses déterminismes ; cherchant dans l’au-delà des compensation à sa misère dans ce monde, il s’aliène dans la religion ; dans les conditions de travail du capitalisme, il est esclave de ses employeurs ; sur le plan de ses idées, il est inconsciemment soumis à l’idéologie de la classe dominante.

Puisque nous vivons dans un monde sans dieux, alors tout ce que le monde contient relève de notre responsabilité : l’éthique, la spiritualité, la société, la culture, tout ce qui fait notre pensée et notre existence. Notre liberté, c’est uniquement de nous rendre compte de nos déterminismes pour pouvoir les dépasser, c’est instituer une sorte d’aliénation positive qui nous fait retrouver une vérité intérieure. Puisque nous sommes notre propre invention de soi, nous avons le choix. Mais cette liberté de tout un chacun doit être nécessairement limitée pour pouvoir s’exercer, à défaut de quoi l’arbitraire individuel permettrait à quiconque de mettre à profit sa supériorité physique, économique ou statutaire pour limiter la liberté d’autrui. Dès lors ce n’est que la contrainte sociale, réglementation, loi, norme, coutume… qui peut garantir l’existence et l’exercice de la liberté de chacun. Il y a nécessairement aliénation, et liberté seulement par la prise de conscience de cette aliénation que nous pouvons juger normale. Il faut que nous prenions conscience de nos déterminismes pour nous en libérer, pour devenir vraiment libre, pour modifier dans le bon sens l’ordre du monde.

Plus nous sommes ignorant, plus nous nous croyons libre parce que nous ne percevons pas les causes de notre aliénation. La liberté de l’individu n’acquiert un sens que dans le respect des contraintes du jeu social. Notre seule liberté, c’est de faire évoluer les règles si elles sont perfectibles, et de les refuser si elles sont inacceptables.

alimentation

Je sais que mon mode d’alimentation est la résultante d’un certain type de production et de distribution des richesses qui conditionne en retour tout le système social, mais il est tellement simple de se contenter de déguster ce qu’on a dans l’assiette.

C’est l’anglais Thomas MALTHUS qui a mis en évidence à la fin du XVIIIe siècle une sorte de loi démographique quand on laisse faire la nature : en l’absence d’obstacles, les couples peuvent en moyenne faire 4 enfants par génération, ce qui fait doubler la population tous les 25 ans. Par contre l’agriculture fait face à des problèmes de rendements décroissants : au fur et à mesure qu’on force la terre à donner davantage, elle s’épuise et les rendements supplémentaires à l’hectare sont de moins en moins grands. En conséquence, la population croit selon une progression géométrique très rapide et l’alimentation seulement comme une progression arithmétique bien plus lente. Comme la population augmente bien plus vite que les ressources alimentaires, il y a un déséquilibre qui se résout par des obstacles naturels, famine et épidémies au niveau territorial, ou quand il y a migration, des invasions et des guerres. Vers 10 000 ans avant notre ère, l’agriculture sur abattis-brûlis serait apparue pour répondre aux insuffisances de la technique de survie opérée par la chasse et la cueillette face à la poussée démographique. Grâce à cette première révolution dans les techniques agricoles, la densité de population a pu atteindre entre 10 et 30 habitants au kilomètre carré. Pour nourrir 50 millions de terriens, un déboisement gigantesque fut opéré par cette agriculture. Et l’humanité a souffert d’une crise alimentaire chronique, ce qui explique la conquêtes de colonies par les peuples les mieux armés et la pratique de l’esclavage. Aujourd’hui, la course alimentation/population recommence : le rapport entre l’agriculture manuelle la moins productive et l’agriculture motorisée la plus productive est de l’ordre de 1 à 500. Les prix agricoles baissent et cela encourage l’accroissement de la population. Les humains peuvent alors continuer à proliférer pour se fracasser contre de nouvelles limites.

Pour bien nourrir les hommes, il faut leur offrir 2200 à 2400 calories par jour et par personne. Comme toute amélioration de l’alimentation nous persuade que nous pouvons faire encore plus d’enfants, il faut agir sur la population par la régulation des naissances. Comme il est très improbable que les habitudes agro-industrielles et les fatalismes natalistes permettent cette prise de conscience, c’est la dégradation continue de l’environnement qui sera juge et partie. La hausse inéluctable des prix de l’alimentation entraînera une instabilité politique qui cassera l’idéologie de la croissance économique et soulagera ainsi de façon involontaire les écosystèmes. Plutôt qu’une solution quantitative, la réduction des naissances, on pourrait miser sur un changement du contenu alimentaire de nos assiettes. Malthus s’est intéressé à l’effet de la croissance de la population sur la demande de produits alimentaires, il ne pouvait évaluer les effets d’une élévation du niveau de vie : à mesure que les revenus augmentent, les individus consomment des produits beaucoup plus hauts sur la chaîne alimentaire. Or, pour produire une calorie animale, il faut utiliser plusieurs calories végétales, 7 livres de nourriture en moyenne au bétail pour prendre une livre de poids, et quand même 2,2 livres pour la volaille. Même les Chinois diversifient leur nourriture en faisant appel à des produits qui nécessitent, pour être fabriqués, de grosses quantités de céréales : viande rouge, produits laitiers, bière… C’est pourquoi la Chine n’est plus autosuffisante en céréales. Le principal débouché des céréales européennes n’est plus l’alimentation humaine, mais pour plus de 75 % l’alimentation animale.

Si nous devenions tous végétariens, la Terre pourrait sans dommage nourrir beaucoup plus que la population de 6 milliards en l’an 2000, mais les humains pourraient alors continuer à se multiplier davantage pour atteindre de nouvelles limites. Il y a une double apparence, croire qu’on peut indéfiniment accroître nos ressources alimentaires, croire qu’une modification de notre régime alimentaire est utile.

allaitement

Dans les années d’après-guerre, j’ai été élevé au sein et je ne m’en portes que mieux, pourtant les femmes modernes sont de moins en moins capables mentalement de faire de même, au détriment des enfants.

En moyenne dans les pays développés une femme a 2,5 enfant et allaite chacun d’eux pendant trois mois ; dans les pays en développement, le nombre moyen de naissance est de 6,5 avec une durée d’allaitement de vingt-quatre mois par enfant. Pourtant de plus en plus de femmes du tiers-monde, parfaitement capables d’allaiter, ont renoncé à donner le sein parce qu’on leur a dit qu’il valait mieux, pour leur bébé, qu’elles le nourrissent au biberon. Une première conséquence économique est la perte sèche d’une matière première immédiatement utilisable et d’une qualité irremplaçable : le lait maternel. De plus les mères analphabètes peuvent commettre des erreurs dans le dosage, leur pauvreté peut inciter à mettre moins de poudre, l’eau peut être polluée. C’est ce que dénonçaient des tiers-mondistes. Un grand groupe agro-alimentaire, qui faisait de la publicité pour l’alimentation artificielle dans les pays pauvres, leur a intenté un procès qu’il a gagné. Comme le déclin actuel de la durée de l’allaitement se traduit par une élévation de l’incidence du cancer du sein, les FMN agissent aussi contre l’intérêt des mères, dans les pays pauvre comme dans les pays riches. L’intérêt des firmes multinationales domine le monde actuel contre l’intérêt de tous, pour leur seul profit.

Il est inquiétant que de moins en moins de mères allaitent leur enfant dans le monde occidentalisé, l’introduction d’un allaitement artificiel avant l’âge de quatre mois constitue en effet un facteur de risque significatif de manifestation d’asthme ou d’allergie. C’est la conclusion d’une équipe de chercheurs australiens qui a suivi en Australie plus de 2000 enfants jusqu’à l’âge de six ans. D’autre part, il existe dans les laits industriels une trop grande richesse en protéines qui prédispose à l’obésité : à partir de cinq moins chez 75 % des nourrissons, les apports en protéines sont doubles des apports recommandés alors qu’il y a une carence en certains acides gras essentiels et une trop grande proportion des autres, ce qui déclenche la multiplication des cellules de la graisse. Les enfants nourris au sein pendant plus de douze mois deviennent moins souvent obèses que les autres et cet allaitement prolongé protège même la mère contre le cancer du sein.

Nous ne faisons plus confiance dans la physiologie maternelle, nous sommes dès la naissance dominés par la société industrielle. Contre la technique des laits maternisés, le maintien d’un allaitement naturel irremplaçable peut être conseillé pour toutes les mères du monde.

anthropique

Je n’ai pas un état d’esprit disposé à conquérir l’espace, bien plutôt à gérer la proximité. Mais je vis dans un contexte où la domination de la nature par l’espèce humaine ne pose pas seulement des problème locaux.

Un seul pied de cactus-raquette, importé en Australie en 1839, s’était répandu sur 24 millions d’hectares en 1920, progressant de 4 millions d’hectares par an : l’introduction d’un prédateur spécifique (la chenille du papillon Cactoblastis cactorum) fit disparaître ce fléau. Mais les humains n’ont pas de contre-poids écologique et les effets planétaires de ses défrichements s’intensifient ; l’action anthropique ou effet de l’action humaine sur les milieux naturels semble irréversible. S’il existe des animaux édificateurs de logements collectifs, des insectes cultivateurs ou éleveurs de pucerons, des mammifères traceurs de pistes ou constructeurs de barrages, aucune de ces activités n’a l’importance spatiale des activités humaines. Depuis le Néolithique, les humains ont voulu faire place nette à leurs cultures et troupeaux par la hache, le feu, l’élimination de tout ce qui ne leur paraissait pas utile. Ils conquièrent l’espace sans autre souci qu’eux-mêmes. Au début des années 1950, un docteur transmis volontairement aux lapins une épizootie, la myxomatose, pour les détruire. Des centaines de millions de lapins de garenne moururent dans toute l’Europe, mais finalement le docteur gagna le procès intenté contre lui : c’est le lapin qui fut déclaré « animal nuisible » puisqu’il fut jugé par le tribunal l’un des plus grands ennemis des récoltes.

Au lieu de prendre conscience des risques de cet anthropocentrisme, la société industrielle va bouleverser au nom du « progrès » des sociétés anciennement reliées aux rythmes naturels. Les Indiens d’Amérique du nord étaient des chasseurs d’une grande adresse, d’autant plus attachés à la poursuite des animaux sauvages qu’ils ignoraient, dans la pratique, l’élevage des animaux domestiques. De tous les animaux, celui qui était le plus intimement lié à la vie des Indiens était le buffle d’Amérique, autrement dit le bison. Séchée, la chair de bison donnait le pemmican, apprécié pendant la mauvaise saison. La peau fournissait la matière première pour l’habillement, le logement et même les moyens de transport. Avec les cornes et les os étaient fabriqués les outils de chasse, de cuisine, des récipients et de la colle forte. Quant aux nerfs et aux tendons, ils étaient transformés en fil et en corde. Il n’y a pas jusqu’aux excréments qui ne fussent séchés et brûlés comme combustible. Pourtant plus d’un million de bisons avaient déjà été abattus en 1870, puis de véritables safaris furent organisés par les Compagnies de chemin de fer. Vers 1875, le bison avait quasiment totalement disparu dans les plaines centrales et de l’ensemble du Texas vers 1880. La disparition du bison a traumatisé les Indiens et ruiné leur existence. Ils disaient : « Partout où les hommes blancs s’établissent, les buffles s’en vont, et quand les buffles sont partis, il faut que les chasseurs rouges de la prairie meurent de faim ». Comme les prélèvements sur la nature n’ont pas de coût économique apparent, l’activité humaine continue de détériorer profondément son environnement et il ne sert à rien de protéger la baleine si le plancton dont elle se nourrit est par ailleurs menacé. La chaîne alimentaire est complexe et les humains sont au bout de cette chaîne alimentaire, pourtant l’anthropisation détruit toujours plus la biodiversité, donc la base d’un développement durable.

La culture asiatique n’a jamais adhéré à la conception chrétienne de la primauté de l’humain et le shintoïsme comme le bouddhisme tendent à considérer que toutes les entités vivantes, y compris les plantes, existent sur un même plan. Pourquoi protéger le bison, la baleine et toute la biodiversité ? Parce que la richesse de la nature est un signe d’équilibre de la biosphère, ce que ne pourra jamais accomplir le totem du monde moderne, la voiture. Si l’humanité peut sans doute vivre sans les baleines, les baleines peuvent bien mieux vivre sans les humains.

anticipation

J’ai l’habitude de me projeter dans l’avenir alors que tant d’autres se contentent de vivre au jour le jour. Mais si tout le monde se contente de l’instant présent, la société n’évolue plus en fonction d’un avenir souhaitable, mais d’un monde fossilisé dans son industrialisation et ses spectacles.

La réussite d’IBM dans les années 1980 était construite sur un modèle de planification très poussée : plan quinquennal décliné en plans opérationnels, eux-mêmes subdivisés en une cascade de plans d’actions. Tout était planifié, du lancement d’un produit à la carrière des salariés et ce système produisait un esprit d’équipe autour d’objectifs clairs. Mais la planification, comme les oeillères, fixe l’avenir, obstrue la vision périphérique et empêche de réagir à un changement de l’environnement. C’est ce qui se passe au début des années 90. Fabricant de matériel, IBM n’a pas su s’assurer la maîtrise des technologie clés que sont devenues le logiciel et le système d’exploitation. Dans ces circonstances, il n’a plus sept nains comme concurrents mais des centaines, donc les prix chutent et les nouveaux standards se multiplient. La sanction est sans appel, 160 000 personnes sont licenciées entre 1990 et 1994. De même les pays socialistes, caractérisés pas la propriété collective des moyens de production, ont mis en place dans les années 1930 une planification centralisée et impérative avec une anticipation sur cinq ans. Ce système a implosé et le communisme centralisé s’est autodétruit au moment de la chute du mur de Berlin en 1989 : les pays socialistes se retrouvent alors en transition vers le libéralisme. Que ce soit au niveau des entreprises ou des Etats, l’anticipation de l’avenir paraît vaine.

Une planification devient inopérante dans une société complexe, elle est efficace dans une société où les choix fondamentaux sont simples. Les sociétés occidentales n’en ont pas encore tout à fait pris acte, mais l’accumulation indéfinie de marchandises a atteint ses limites écologiques, donc la prévision devient une nécessité. Lorsqu’une zone de pêche commence à être exploitée, les prises sont d’abord abondantes. Puis les gains que réalisent les premiers pêcheurs en attirent d’autres, un nombre croissant d’utilisateurs récoltent une part en diminution rapide. Certains peuvent investir dans des bateaux plus gros, des filets plus longs, des moyens techniques plus sophistiqués. Bientôt le rendement maximal soutenable est dépassé : on consomme la ressource elle-même. En fin de compte, les pêcheurs vivent de plus en plus de subventions et beaucoup d’Etats côtiers ont réagi en étendant plus loin vers le large leur juridiction tout en instaurant des quotas de pêche. Une convention des Nations Unies ratifiée en 1994 octroi une zone économique exclusive de 200 milles nautiques pour les Etats riverains. Ce privilège d’exploitation des ressources marines s’accompagne de l’obligation de protéger et de préserver les populations de poissons. Ce n’est q’un exemple particulier d’un phénomène général, la liberté du marché a entraîné l’épuisement des ressources naturelles et l’intervention de l’Etat. L’anticipation de l’avenir est indispensable, l’essentiel n’est plus la dynamique de la croissance mais la gestion collective de la stabilité.

L’organisation par le marché doit être remplacé par une gestion collective des risques de pénurie, sinon ce sera le désordre civil et la toute puissance des forts. Bien plus tard, quand viendra le jour où le monde entier retrouvera un équilibre stable, alors l’anticipation se suffira de jouir de l’instant présent.

armée

Suite à la guerre d’Algérie et à des pacifistes comme Louis Lecoin, un statut légal est donné en France aux objecteurs de conscience, c’est-à-dire à tous ceux qui pour des raisons philosophiques ou religieuses rejettent l’emploi de la force des armes pour résoudre les conflits. Je demande ce statut en avril 1971, il m’est accordé en novembre de la même année…à peine une centaine d’objecteurs pour des dizaines de milliers de conscrits. Aujourd’hui en France il n’y a plus d’objecteurs de conscience puisqu’il n’y a plus de service militaire obligatoire, mais un citoyen conscient ne peut supporter n’importe quelle armée pour n’importe quel objectif.

L’armée depuis toujours, c’est le grand banditisme, celui des bandes nomades qui ont écumé le monde dans l’Antiquité, celui des troupes organisées au temps des Etats-nations. Là où se trouvent les armées, la population est délestée d’une partie de ses richesses pour permettre aux soldats de subsister au nom d’une soi-disant « protection » contre une autre armée. Les armées se sont alors engagées dans des conflits absurdes voulus par des dirigeants politiques incompétents ou assoiffés de pouvoir personnel. On s’enferme ainsi dans un différend minable dont on n’imagine sortir qu’en envoyant des milliers de jeunes gens à la mitraille. La vision des relations internationales au temps des Etats-nations est fondée sur la rivalité des grands Etats, chacun poursuivant son intérêt défini en termes de puissance et de sécurité. Mais les besoins militaires sont aussi à l’origine de la constitution d’un Etat organisé et de la fonction publique. Au temps de Louis XIV, les effectifs militaires sont organisés et stabilisés dans des casernes. Cet encasernement va permettre de fixer les soldats : une alimentation assurée et une solde régulière va permettre de mieux contrôler les (ex)actions de l’armée. Ses soldats gagnent la seule victoire qui compte réellement, le statut de fonctionnaire. En 1675 une grille, l’ordre du tableau, permet de faire progresser à l’ancienneté la rémunération des militaires. Ces deux piliers de l’Etat moderne que sont l’impôt et l’armée se justifient donc l’un par l’autre, début d’une nouvelle conception du rôle des militaires.

Le XXe siècle a été traversé par une tension permanente entre la violence brutale et les premières réalisations de paix perpétuelle. Au XXIe siècle, la guerre n’est plus un échec de la raison puisque l’armée devient gendarme supranational, l’objectif des armées occidentales n’est plus de soutenir une stratégie de dissuasion, mais de mettre en place une force d’interposition. Le contexte géopolitique s’est en effet complètement modifié en 1989 : la menace principale pour les armées occidentales, celle du bloc de l’est, s’est effacée alors qu’apparaissent des risques plus diffus et pratiquement planétaires. Puisque l’ennemi est devenu indéterminé, la fonction militaire est obligée de se modifier et connaît une double révolution : une professionnalisation de plus en plus poussé qui les éloignent d’une armée de citoyens ; des interventions multiples hors des frontières nationales dans le cadre de l’ingérence internationale. Soutien de la paix dans les Balkans ou délimitation des effets d’un coup d’Etat en Afrique, dans tous les cas il s’agit de poursuivre un objectif de lutte contre l’escalade de la violence. L’armée se rapproche alors d’un rôle de gendarme : maintien de l’ordre, sécurisation des populations, au besoin remise en route de l’action administrative et économique dans un pays souvent dévasté. La défense des droits individuels, la promotion de la justice internationale et l’organisation multilatérale du monde deviennent en effet les priorités du XXIe siècle et la guerre doit avoir un sens pour acquérir une légitimité dans un monde qui se démocratise. Dans ces conditions, la question essentielle que devrait se poser tout militaire ne devrait plus être : « Pour qui suis-je prêt à mourir, pour quel territoire », mais « Pour quoi, pour quelle paix durable » : les militaires deviennent des fonctionnaires de la paix.

La guerre doit avoir un sens pour acquérir une légitimité dans un monde qui s’universalise. Les armées nationales sont ainsi condamnées à s’intégrer dans des mécanismes supranationaux, ce qui met en porte à faux un commandement national européen ou atlantique ou une action unilatérale des Etats-Unis. Les missions des forces armées doivent s’accomplir en coalition, et uniquement sous l’égide de l’ONU. La paix du monde est en marche, véritable victoire de l’objection de conscience contre une armés sans conscience.

art

Ma mère savait jouer au piano dès son enfance, mais depuis son mariage il n’y avait plus de piano à la maison… Pendant des années et des années, j’ai réclamé en vain un apprentissage musical, et c’est parce que je redoublais ma première de lycée que mon père, tardivement perspicace, m’a acheté mon premier piano. Mais je n’ai accordé jamais accordé à l’art de jouer et à l’art en général plus que ce que je pouvais y trouver, une occupation d’ordre strictement privée.

Notre fibre artistique est issue d’un très lointain passé. On a retrouvé des flûtes fabriquées il y a 25 000 ans dans des os de vautour par l’homme de Cro-Magnon. Leur longueur était ajustée pour que le premier régime tous trous ouverts corresponde à la même note que le second régime tous trous fermés ; un flûte en os de grue cendrée, vieille d’environ 9 000 ans comprend sept trous, plus un, minuscule, percé semble-t-il pour corriger la justesse lors d’un changement d’octave. Notre tradition mélodique actuelle découle donc des instruments de musique du paléolithique : la chasse et la cueillette ne suffisaient pas à nous occuper et nous cultivions avec beaucoup de plaisir sans doute l’art d’être artiste, l’art d’être ensemble et de communier dans le groupe comme le montre la multiplicité des pratiques musicales et gestuelles dans les sociétés premières. Puis l’art a été relié à une religion, ou tout au moins à des idéaux politiques. L’œuvre d’art correspond toujours à une signification socialement reconnue, une valeur imaginaire qui parait bien réelle. Comme la révolution industrielle a permis que tout devienne possible dans le domaine artistique, alors l’idée même d’art disparaît : il n’existe plus de critère permettant de dire ce qu’est une oeuvre d’art. Les démocraties bourgeoises ont favorisé un art dont le contenu est l’absence de contenu, autrement dit la licence de faire n’importe quoi pourvu que ça marche. Il arrive désormais que l’on considère comme œuvre d’art des chose qui ne ressemblent à rien, qui n’éduquent pas le peuple et dont on ne saurait dire qu’elles sont belles. Le refus de l’art figuratif autorise une explosion des pratiques où peut se dévoiler l’irréductible individualité des créateurs et l’incompréhension du public qui en découle. Les artistes d’aujourd’hui ne propagent ni savoir ni trésor, ils ne cessent au contraire de désacraliser leur production. Dans un contexte d’expression narcissique, il devient alors impossible d’établir des critères communs de jugement et les œuvres ne deviennent accessibles qu’à condition d’en apprendre au préalable le mode d’emploi. L’idéal de communion sociale s’est fourvoyé dans une liberté dévoyée.

Cette tendance à la relativisation de l’art entraîne la négation même du concept : aucune valeur d’aucune sorte n’est ni objective, ni absolue car une chose ne présente de valeur qu’aux yeux de quelqu’un ou de quelques-uns. Dire « Ce tableau est beau » n’est qu’une proposition sans véritable signification, puisqu’elle ne porte pas sur une correspondance entre une proposition et un fait tangible ; la beauté est un jugement de valeur et non un état de fait. Au delà de la description du monde, le langage est donc un outil de communication qui impose un sens à l’art par des références au langage lui-même, le sens artistique n’est qu’une création du langage qui ne vaut que par le conditionnement social qui le sous-tend. Il n’y a donc ni passé ni avenir dans le domaine de l’art. Il n’y a pas d’évolution, il y a seulement des états d’âme qui retracent une époque ou une subjectivité, il n’y a plus d’absolu il n’y a que des modes. Par exemple, il n’y a pas dans la nature deux choses plus parfaitement disparates que les sons et les sentiments, pourtant la société nous conditionne à associer l’un et l’autre et à ressentir une immense satisfaction de cette concordance artificielle. Une chanson à boire n’est pourtant ni supérieure ni inférieure à une fugue de Beethoven : il ne peut même pas y avoir de supériorité esthétique du complexe sur le simple, c’est là une simple convention. Et il n’existe aucun critère objectif de la vulgarité et de la distinction. Le champ artistique devient un univers relativement autonome dont la valeur est une sorte de marchandise spécifique qui fait l’objet de spéculation. Ceux qui gagnent de l’argent par leur talent d’artiste ne sont en fait que des commerçants qui ont trouvé le bon créneau qui fait vendre, ce n’est pas de l’art.

L’art véritable n’appartient ni à un Etat, ni à quelques individus qui se proclament artistes, l’art n’existe que par ce que nous pratiquons nous-même. L’individu peut s’épanouir dans les domaines les plus variés, musique, peinture, sculpture, collage, improvisations… ou cultiver l’art de la contemplation de l’instant qui passe ; tout le reste n’est qu’illusion.

association

J’ai beaucoup joué aux jeu d’échecs et le déplacement complexe de 32 pièces sur un petit carré de 64 cases pouvait faire de moi le prisonnier de cet espace restreint. Heureusement mon activisme ne s’arrêtait pas au jeu avec ou sans pendule : membre de la FFE (Fédération Française du jeu d’Echecs) et de son conseil d’administration, président, trésorier ou secrétaire de différentes instances, arbitre ou formateur de formateur, je ne voyais dans cette association de loisirs que mise au service d’autrui. Pour d’autres, le jeu d’échecs devient une fin en soi, un microcosme en regard duquel le monde réel de la vie biologique, politique ou sociale paraît confus, banal et sans intérêt. Pourtant une association est d’abord l’instrument de notre citoyenneté…

Depuis la Révolution française et la mise à l’écart des corps intermédiaires, la forme de démocratie est avant tout représentative. Le principal rôle conféré au citoyen se résume à sa fonction électorale car c’est l’Etat qui est moteur de progrès et l’impulsion en matière d’innovation sociale et économique vient des élites de la fonction publique. Dès sa fondation, la conception de la démocratie participative outre-Atlantique est complètement contraire ; encore aujourd’hui, près d’un Américain sur deux est impliqué dans des activités bénévoles au sein de microsociétés d’appartenance, mais également dans de vastes regroupements associatifs. Au cours du XIXe siècle, la situation en France s’est progressivement rapprochée de la conception américaine : la loi de 1884 autorisant patrons et ouvriers à se syndiquer est à l’origine de la reconnaissance générale de l’importance des associations et des fractions croissantes de la population prennent en main leurs propres affaires. Les affaires publiques, qui avaient été réservées jusqu’alors à une élite, se démocratisent et la loi de 1901 autorise toute espèce d’association , définie comme une convention par laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun, d’une façon permanente, leurs connaissances ou leur activité dans un but autre que de partager des bénéfices (association-loi 1901 sans but lucratif). L’Etat est un monstre froid quand il prend en charge la totalité de la vie, il est à échelle humaine s’il se contente d’être un Etat animateur qui s’appuie sur l’initiative et la mobilisation des individus grâce aux associations.

Au XXIe siècle, il y a décentralisation toujours plus grande du pouvoir, des instances locales se multiplient qui paraissent branchées sur les soucis quotidiens des citoyens : les associations militantes font alors double emploi et les Français se contentent le plus souvent des associations ludiques sans accorder une grande importance à l’engagement citoyen. Le souci de préserver la cohésion sociale s’efface alors au profit des communautarismes, les régulations associatives de l’activité individuelle se tournent de préférence vers le sport et/ou les loisirs. Les associations restent une expression de la société civile, mais abandonnent l’idée de se situer à l’interface de l’activité personnelle et de l’action politique. Il est vrai que dans tous les pays gérées depuis longtemps de façon démocratique, les associations n’ont plus besoin de protéger les citoyens contre l’oppression ; même le syndicalisme dans les pays riches se réduit à défendre des catégories qui n’ont plus besoin d’être défendues. L’abstentionnisme augmente au fur et à mesure des élections et seuls les rendez-vous sportifs, particulièrement quand il s’agit de football, agitent les foules. Comme le face à face entre l’individu et le pouvoir politique bascule dans l’indifférence collective, la médiatisation des rapports entre les citoyens et les gouvernants se cantonne aux médias qui nous donnent l’impression d’être au courant de tout, donc de ne plus avoir à s’inquiéter de rien. Pourtant le travail associatif constitue le contre-pouvoir par excellence, non pas tellement par les thèmes qu’il essaye de diffuser, mais parce qu’il est formateur à la citoyenneté pour les membres participants : on apprend à s’exprimer au nom d’un groupe, on apprend les relations de pouvoir et les tâches administratives, on valorise sa propre liberté d’expression et celle des autres. Des individus sans conscience citoyenne font de la démocratie une maison sans fondations à la merci d’un coup de vent.

Toute association repose sur une assemblée générale de l’ensemble de ses membres, démocratiquement mis en face de leur responsabilité personnelle. Ainsi la participation à l’encadrement d’une association ne devrait pas être facultative, mais indispensable, la seule liberté individuelle d’un citoyen étant celle de choisir son association.

athéisme

J’ai beaucoup observé au cours de ma déjà longue existence : le problème des foulards islamiques en France, le cloître des femmes en Afghanistan, les morts autour du Mur des lamentations, les inepties des Américains, l’aveuglement de la classe globale … On dirait que tous ces gens n’ont rien appris de l’histoire de notre humanité. Face à cette rigidité des individus arc-boutés sur leurs certitudes ethniques, il me semble utile de poursuivre l’œuvre de destruction des croyances traditionnelles pour ne garder que la sagesse de la pensée libérée. L’histoire passée et présente me montre la relativité des religions et des idéologies, donc l’incohérence de toute sacralisation. J’aboutis à une pensée anti-religieuse puisque tout discours magique m’empêche de rationaliser ma réflexion.

Le mot athée (sans dieux) apparaît dès la fin du XIVe siècle pour condamner les fêtes populaires qui tournent en dérision les cérémonies rituelles. Il s’agissait donc d’une insulte pour désigner tout adversaire de la religion. Puis les croyances de l’époque pré-scientifique ont été remplacées par des sciences qui se suffisent à elles-mêmes : l’étude des astres n’est plus faite par l’astrologie mais par l’astrophysique ; la chimie a remplacé l’alchimie ; la physique moléculaire peut ridiculiser la vision d’une vie après la mort. La science, par la seule démonstration que les humains occupent une place infime dans l’univers, détruit pourtant l’idée de l’Homme à l’image de dieu. Du côté institutionnel, l’école et la mairie se sont substituées à l’enseignement religieux et aux registres paroissiaux, les journaux télévisés remplacent le discours fait du haut de la chaire. En 1981, 26 % des Français toutes générations confondues se déclarent sans religion, en 1990 le pourcentage est monté à 39 % et à 42 % en 1999. Nous assistons depuis deux siècles à la sécularisation du monde et ce phénomène s’est accéléré dans les pays chrétiens : la naissance ne se situe presque plus sous le signe du baptême, le mariage se célèbre de moins en moins sous le regard de dieu alors que la vie se termine encore par une procession funéraire. La religion structure de moins en moins l’espace politique, moral et culturel de l’Occident, tous les rouages de la vie sociale fonctionnent désormais comme si dieu n’existait pas ; si nos sociétés laissent encore de larges plages aux manifestations du sacré, elles ne sont plus organisées en fonction de ce sacré. Dans son article 18, la Déclaration universelle des droits de l’individu indique qu’il n’y a plus de religion sacralisée, mais des discours différents : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seul ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites ».

Les hommes et les femmes ont acquis dans les pays développés une autonomie de pensée et une liberté de se comporter à leur guise, il en résulte un conflit permanent de croyances qui se veulent contradictoires. Après avoir permis aux muezzins de lancer des « Allah est grand » du haut d’un minaret, les conseillers du quartier de Gamle, à Oslo, autorisent la Société païenne de Norvège à diffuser par haut-parleur des « Dieu n’existe pas ». Alors les pentecôtistes exigent par la suite de pouvoir crier « Jésus est vivant » et les musulmans demandent alors le droit de porter de 60 à 80 décibels le niveau sonore des « Allah akhbar ». Toute liberté religieuse rencontre l’expression des autres croyances, il en résulte une triste cacophonie. L’espace public a donc besoin du silence total des idéologies religieuses, y compris la sacralisation d’un athéisme qui se voudrait conquérant. Le fait de se passer des dieux, est une histoire des hommes qui ne croient qu’à l’existence des hommes, un première libération de l’abstraction des concepts qui ne tiennent que par la manipulation du langage. Les humains sont aptes à former des catégories générales – « dieu », « liberté », « athéisme » – c’est-à-dire inventer des mots pour désigner des entités dont la réalité n’est pas clairement perceptible. Cette capacité d’abstraction est source de beaucoup de connaissances nouvelles, et de beaucoup d’égarements. Il faut savoir trier entre la fécondité d’un concept et sa faculté de nous aliéner autrui ou à autrui. A chacun sa religion particulière, l’essentiel est ailleurs, dans le fonctionnement démocratique de la sphère publique.

L’athéisme ne doit devenir une revendication publique que dans les pays qui n’acceptent pas la liberté d’avoir ou de ne pas avoir de religion, c’est-à-dire tous les pays qui refusent encore aujourd’hui le principe de laïcité, et ils sont nombreux…

athlète

L’activité sportive est devenue une obligation scolaire dans une société sédentarisée où l’effort manuel et physique brillent par leur absence. Comme substitut préfabriqué au sentiment de manque, les médias nous présentent l’athlète comme acteur d’un spectacle qui dénature complètement le sens de notre épanouissement personnel. Je préfère au sport imposé l’activité manuelle et la marche à pied que chacun peut pratiquer assidûment.

La figure de l’athlète, connue dès sa période grecque, commence son expansion universelle au XIXe siècle en Angleterre avec l’industrialisation. La compétition sportive émerge en effet de la révolution industrielle et des progrès de l’horlogerie. Il y a eu d’abord la gymnastique qui redresse le corps, inculque la discipline et sert les desseins patriotiques et moraux de la nation. A partir des années 1870, le sport revendique la liberté des affrontements et le plaisir de la compétition. De là son succès rapide, marqué par la multiplication des clubs, des pratiquants et des spectateurs. La première course d’aviron opposant l’université d’Oxford et de Cambridge a lieu en 1836, la première association de football apparaît en 1863, les premiers jeux olympiques en 1896. La religion du record est bientôt rendu possible par le chronographe. Il était une époque pas tout à fait lointaine où les résultats se mesuraient en secondes, on a rapidement eu recours aux centièmes, et puis aux millièmes. Cette mutation du sport s’accélère avec les nouveaux moyens d’information et les journaux spécialisés au début du XXe siècle : le tour de France cycliste a été conçu par un journaliste en 1903 pour augmenter la vente de son quotidien. La radio dans les années 1930, puis la télévision amplifient le goût du spectacle sportif et la compétition devient moins importante que le regard que les téléspectateurs portent sur elle : l’Audimat impose de plus en plus sa loi aux chronomètres, les finances des sponsors deviennent le principal enjeu. Même les Jeux Olympiques semblent condamnés à ne plus être qu’un long show fluo entre les cérémonies d’ouverture et de clôture. L’ONU n’a que 186 membres quand la FIFA (fédération internationale de football) en compte 198.

Alors que l’athlète était un acteur essentiel des sociétés grecque anciennes, il y avait déjà tout un courant de pensée hostile à ces athlètes : « On ne saurait tenir en considération un homme pour la valeur de ses pieds » ; « Des maux innombrables que compte la Grèce, il n’en est pas de pire que la race des athlètes ». Les médecins de la tradition hippocratique ne sont pas en reste, eux qui observent le mode de vie des athlètes pour y inventorier tout ce qui peut nuire à la bonne santé de l’humain ordinaire. C’est ce courant de pensée qui devrait être notre réalité, sinon le sport et son image se fait au détriment de tout le reste. Car le sport serait création, mais création de quoi ? L’histoire du sport est celle des records, des noms légendaires et des tableaux de médailles, rien de plus. Beethoven a fait une œuvre qui s’écoute encore, Michael Johnson une performance qui n’a laissé d’autres traces qu’elle-même. La science transcende l’histoire et le sportif marque l’instant, l’innovateur conteste l’ordre existant alors que le sportif l’entérine. Comment est-il possible que nous accordions tant d’importance à des épiphénomènes tels que celui de savoir qui est l’homme le plus rapide de la planète sur 100 mètres, quelle est la femme qui nage le plus vite la brasse papillon ou quelle est l’équipe de football qui marque le plus de buts dans le Mondial. Par contre, nous ne savons pas, et nul ne s’en soucie, quel est l’homme le plus courageux pour lutter contre l’iniquité et quelle est la femme la plus acharnée à dénoncer la pollution. Les militants d’une association de lutte contre la pauvreté ne pourraient souvent remplir que moins de la moitié d’un seul stade, et encore.

Le sport professionnel de haut niveau à usage des spectateurs a abandonné toute visée éducative car il n’y a de véritable compétition qu’avec soi-même : nous sommes le seul athlète qui compte. Au temps de l’Ancien régime, le sport se limitait à des concours toujours inscrits dans les solidarités, les sociabilités et les fêtes du peuple, des activités où on n’a pas normalement besoin d’athlètes aux musculatures particulièrement développées…

auteur

L’utilisation du portfolio est de plus en plus privilégié en milieu scolaire anglophone : c’est un dossier évolutif qui rassemble des travaux que l’élève a produits au cours de sa scolarité, une sorte de journal de bord de l’élève qui récapitule son apprentissage et témoigne de sa réflexion. Ce livre n’est que le portfolio de mon vécu et de mes lectures pour contribuer ainsi à la constitution du portfolio de chacun. Il s’agit pour moi de partager la somme de mes savoirs, non d’acquérir des droits d’auteur. D’ailleurs les idées, les mots et tous les paragraphes qu’on peut écrire ne sont que le bien commun de toute l’humanité…

Défini internationalement en 1886, le droit d’auteur repose sur le principe de la propriété intellectuelle inaliénable par le biais de la protection du droit moral, les droits patrimoniaux étant cessibles : une création musicale, picturale, littéraire ou cinématographique n’appartient théoriquement qu’à son auteur. En plus de la critique traditionnelles de la recherche du profit, les détracteurs actuels des droits d’auteur y voient une barrière à la liberté des réseaux. Dans un univers artistique où tout est sécable, collable, éclaté, l’établissement de règles et de barèmes paraît aléatoire. Dans dix ou vingt ans, il n’y aura plus de CD, il n’y aura plus besoin de posséder. Cette dématérialisation est centrale dans le monde de la musique et de l’image. Pour les images, on note déjà la disparition de la copie celluloïd au profit de la disquette numérique. Des caméras digitales ouvrent la possibilité de répliquer un film en salle sans rien perdre de ses qualités. Au delà de la musique et de l’image, la pratique du copié-collé et de l’emprunt va gagner d’autres disciplines artistiques. Les photocopieuses permettent déjà le photocopillage, la scannérisation permet toutes les productions personnalisées à partir de n’importe quel original. Nous entrons dans l’ère de la reproductibilité numérique, ce qui dissout les possibilités d’une oeuvre d’art reconnue comme appartenant à une personne et individualise aussi les potentialités créatrices. Nous rentrons dans un univers de la gratuité informatisée et de la généralisation de la création individuelle puisque la musique et bien d’autres choses peut se composer avec l’ordinateur et avec la souris. Des apprentis musiciens se créeront des bibliothèques de sons numériques dans lesquelles ils puiseront pour former une écriture de collage numérique. Vive la liberté, la dissolution du support dans l’univers numérique remet en cause le droit d’auteur.

Mais l’hyper-reproductibilité s’accompagne d’une hyper-industrialisation qui modèle les comportements, les représentations, le rapport au temps et à l’espace. Ainsi va le libéralisme ordinaire, les démocraties bourgeoises ont favorisé des auteurs dont le contenu est l’absence de contenu, autrement dit la licence de faire n’importe quoi pourvu que ça marche. Ceux qui gagnent de l’argent par leur talent d’artiste ne sont en fait que des commerçants qui ont trouvé le bon créneau qui fait vendre. Il arrive désormais que l’on considère comme œuvre d’auteur des chose qui ne ressemblent à rien, qui n’éduquent pas le peuple et dont on ne saurait dire qu’elles sont belles. Recopier ces nullités nous laisse toujours au niveau zéro de l’intelligence, même si le système industriel nous laisse croire que nous pouvons ainsi devenir notre propre auteur. L’idéal de liberté s’est fourvoyé, il n’est pas intéressant que tout le monde devienne auteur-compositeur-interprête, il faut plutôt penser son activité en termes de relations sociales et politiques. Contre l’industrie de la culture, il ne faudrait pas tant une individualisation de la créativité qu’une écologie de l’esprit. Le répertoire musical entretient l’épanouissement personnel quand l’instrument de musique n’est plus qu’un passe-temps ; on instaure une vie collective à partir du moment où on participe à une chorale. A quoi servent les images du cinéma et les écrits de la littérature quand la presque totalité de ces oeuvres a pour objectif apparent d’engranger des droits d’auteur et pour réalité objective l’endormissement des citoyens.

La création musicale, picturale, littéraire, cinématographique ne sont le plus souvent que les moyens d’habiller une société marchande où l’individu est d’abord un consommateur d’objets matériels et de services ; les auteurs de l’œuvre ne sont alors que les complices de la marchandisation du monde. Quand chacun devient l’auteur de lui-même, les auteurs disparaissent.

autisme

Je suis dans une société ouverte dans laquelle l’échange sous toutes ses formes se généralise, libre-échange de marchandises et circulation des idées, mobilité des groupes d’appartenance et sentiment de liberté. Pourtant l’individualisme dans la société industrielle n’est qu’un repli sur soi dans la mesure où chacun reconstruit le monde à sa façon.

L’autisme se caractérise par un ensemble de symptômes qui interdisent toute relation sociale normale. La comparaison du patrimoine génétique de 150 paires de frères et sœurs souffrant d’autisme ont permis d’identifier les régions à risque. L’hypothèse actuelle est que ces gènes sont ceux qui, en s’exprimant de façon biaisée au sein du cerveau, participent au dévoiement des mécanismes de neurotransmission et des fonctions sensorielles. Chez 80 % des enfants autistes, on a détecté une diminution du débit de sang dans une partie des deux lobes temporaux alors que cette région du cerveau est impliquée dans le traitement de l’ensemble des relations sociales : analyse de la voix, des mouvements des lèvres et de l’intentionnalité des gestes. Cette lésion fonctionnelle implique donc une trouble dans la relation interpersonnelle : les parents ne sont pas responsables de la difficulté de communication de l’enfant puisque celui-ci ne peut acquérir le sens de la relation par la simple observation. L’autisme a donc une origine naturelle, circonscrite à certains individus, la société globale est à l’inverse, faite de facilité de communication et d’inter-relations. Grâce à la mondialisation économique et culturelle, nous sommes attentifs aux autres, regardant sur notre écran-télé ce qui se passe de l’autre côté du globe ; les moyens modernes de télécommunication rétrécissent la planète qui devient tel un petit village où tout le monde connaît tout le monde. Les villes ressemblent aux villes, les touristes sautent les océans, le billet vert sert de langage universel. La classe globale, celle qui se sert d’une automobile, progresse en nombre dans tous les pays sans exception, nouvelle classe moyenne généralisée dont le style de vie se reproduit sur le mode occidental et rapproche les comportements.

En apparence le monde s’ouvre, pourtant les sociétés des riches se barricadent à l’intérieur de leurs frontières ou de leurs quartiers pour échapper à tout contact avec l’extérieur, évoquant le repli autiste sur soi-même face à un traumatisme fabriqué dont la responsabilité incombe aux inégalités croissantes. Les communautarismes progressent encore plus vite que les valeurs dites universelles, la chasse au terrorisme devient virulente et ne s’intéresse à la libération du Tiers-monde que pour mieux servir les libertés du monde occidentalisé, chacun ne voit plus que lui-même dans un monde où règne la loi du chacun pour soi. Les quotidiens américains font une part de plus en plus étroite aux nouvelles internationales : 10 % de leur pagination en 1970, 6 % en 1980 et moins de 3 % dans les années 1990. La couverture des événements internationaux a reculé de 45 % à 13 % de l’ensemble des sujets abordés par les journaux des grandes chaînes américaines entre 1990 et 1998, par contre le temps consacré aux loisirs, accidents et crimes a doublé. L’insécurité devient le thème principal de la campagne présidentielle dans la France de 2002. Les sociétés industrielles se replient pathologiquement sur elles-mêmes même si on consacre quelques secondes de nos journaux télévisés à la faim dans le monde ou au SIDA en Afrique, l’autisme se généralise.

Le désintérêt total du monde industrialisé à l’égard de l’environnement humain n’a d’égal que son désintérêt par rapport à l’environnement naturel, la campagne vu des autoroutes n’est plus qu’un décor aménagé. Cette situation n’est pas durable…

automobile

J’appartiens à la classe globale puisque je conduis une voiture, mais j’attends avec impatience le prochain choc pétrolier et la crise ultime qui nous obligera collectivement à marcher à pied ou à appuyer sur les pédales. A moins que nous choisissions la voie des conflits sanglants pour maintenir l’approvisionnement en énergie fossile que des Etats impotents jugent nécessaire…

La technologie construit le social, à chaque système technique correspond une structure particulière de l’économie. Mais la technologie construit le social autant qu’elle en est le produit ; le moteur à explosion pouvait tout aussi bien se développer dans les déplacements collectifs plutôt que dans la voiture individuelle, c’est l’extension de l’individualisme au cours de XIXe siècle qui nous a fait jouer l’individuel contre le social au cours du XXe siècle. La construction automobile est aussi un vecteur de croissance puisqu’elle fait appel à la production des branches-clés, sidérurgie, industrie mécanique. Autre avantage, c’est une industrie de main d’œuvre et donc d’emploi, ce qui est toujours bien vu par les gouvernants et les travailleurs. Même les inconvénients favorisent le déplacement individualisé : les migrations vers les villes et l’urbanisation sauvage ont exigé une multiplication des nouveaux lieux d’habitat et rendu nécessaire la voiture pour circuler. L’effort collectif a été consacré aux infrastructures routières, moins coûteuses puisqu’elles ne demandent aucune immobilisation en matériel roulant ni aucune dépense de fonctionnement en personnel. Enfin l’automobile considérée comme un élément de la promotion sociale et la possibilité d’une production de masse à coût réduit ont attiré le consommateur et l’automobile s’est alors façonné un quasi-monopole pour les déplacements. Toute utilisation d’une innovation est nécessairement soumise à l’épreuve du consensus démocratique, mais la classe globale vote massivement pour ce qu’elle croit être une libération de son individualité, la voiture. L’économique et le culturel font alliance pour que la consommation individuelle l’emporte sur les équipements collectifs.

La classe globale développe ses capacités personnelles de déplacement, mais cela implique aussi une perte sèche de pétrole, ressource limitée puisque non renouvelable, et un impact certain sur le climat avec l’effet de serre. Si la Chine s’engageait dans la voie d’une expansion centrée sur l’automobile avec une consommation d’essence de niveau américain, ce pays aurait besoin de 80 millions de barils de pétrole par jour. En 1996, le monde entier n’en a produit quotidiennement que 64 millions. Que se passera-t-il si demain le milliard et demi de Chinois et presque autant d’Indiens abandonne la bicyclette pour rouler en voiture particulière ? L’industrie automobile triomphera, les indices économiques bondiront et le climat rendra l’âme sous un excès de gaz. Les chemins de fer en Inde ont un réseau de 62 545 kilomètres qu’empruntent quotidiennement 13 millions de personnes, ils restent le moyen de transport le plus utilisé en raison de leur coût modeste et pourtant ils manquent cruellement de moyens : il est courant que des centaines de personnes s’entassent sur les toits de wagons pour voyager et l’entreprise ferroviaire est toujours en déficit. Dans le même temps, plusieurs agglomérations françaises enregistrent de nouveaux pics de pollution à l’ozone, atteignant un niveau dangereux pour la santé. Le tramway, comme les autres formes de transport collectif, répond lui aussi au besoin de déplacement. Il incarne en effet les qualités que les citadins exigent aujourd’hui d’un moyen de transport : il est rapide (sur voie réservée), économique, sans danger, silencieux, non polluant, confortable. Soit exactement l’inverse de ce que présente la voiture individuelle. Comme dans les autre domaines de la vie moderne, l’application de nos connaissances techniques mettent en place des innovations dont il nous faudrait choisir le meilleur.

Nous pouvons systématiser le principe de précaution : attendre la preuve, pour mettre en application une innovation technique, que l’ensemble de la société mondiale y gagne. Si on avait appliqué ce principe, jamais Ford n’aurait pu mettre en place la production et la consommation de masse de la Ford T.

autonomiste

C’est en septembre 1969 que je décide de mettre la mention « cosmopolite » à la rubrique « nationalité » de mon dossier d’inscription en deuxième année de faculté ; le dossier fut évidemment refusé et j’ai bien été obligé d’indiquer ma nationalité légale et non d’exprimer mon sentiment profond. Alors que le sentiment d’appartenance à un groupe restreint submerge encore la presque totalité de l’humanité, je reste encore intimement adepte de l’idée transnationale : c’est la seule qui vaille.

Nous pouvions espérer que la mondialisation se traduise par une homogénéisation des modes de comportement et puisse dissoudre les allégeances nationales et ethniques, pourtant le régionalisme reste vivace ou resurgit, même à l’intérieur d’une Europe en construction. Les forces intégristes s’insurgent contre un nouvel ordre universel dont elles n’arrivent pas à maîtriser les multiples rouages. Par conséquent on assiste à un phénomène de retribalisation qui s’appuie sur l’appartenance forte de l’individu à la communauté qui l’a socialisé. En effet, le groupe clos et sectaire est si sécurisant pour l’individu qu’il en accède au bonheur : le racisme, le fanatisme, l’intolérance sont euphorisants, l’ethnocentrisme rend heureux. Les groupes religieux ou ethniques sont alors confortés par leurs adeptes et veulent voir leurs droits mieux reconnus sur des personnes qui en ont besoin ; cette revendication autonomiste évolue très sensiblement aujourd’hui dans le sens de la radicalisation. Les allogènes commencent d’abord par demander la tolérance pleine et entière à l’égard de leurs spécificités, ensuite cette tolérance acquise débouche sur le désir de se constituer à part du grand tout. Le communautarisme est toujours prégnant, facteur de haine, de violence et de négation de l’autre alors que l’universalisme reste abstrait et incantatoire. La mondialisation, plutôt que de rapprocher les peuples, produit des inégalités croissantes et visibles : en conséquence, elle amplifie les réactions identitaires dans les pays du Sud. Tous les pays sont concernés par cette tendance, l’extrême droite nationaliste et xénophobe existe aussi dans les pays du Nord qui sont fragilisés de la même façon par la concurrence internationale. Cela débouche sur des projets de purification ethnique accompagnés de racisme et de violence.

D’un certain côté les luttes autonomistes peuvent être considérées comme des mouvements de libération par rapport à un ordre mondial qui déstabilise et appauvrit certaines populations, mais d’un autre côté elles contribuent à renforcer l’étanchéité des frontières culturelles et à rendre toujours plus difficile la rencontre et le dialogue avec l’altérité. Une revendication d’autonomie doit concilier la double exigence de spécialisation des tâches et de leur intégration dans un ensemble différencié. Si elle aboutissait à refermer sur elles-mêmes des unités trop petites pour bénéficier de la souveraineté économique et trop isolées pour communiquer avec l’ensemble, elle risquerait de briser la société plus vaste qui les englobe, sans assurer aucune liberté réelle à ses membres ; au contraire, elle pourrait placer les plus faibles sous la tyrannie d’une mafia sans contrepouvoir. La revendication d’une autonomie constructive vise alors à créer une situation dans laquelle chaque groupe différencié peut coexister avec les autres sous certaines conditions : qu’une certaine liberté de manœuvre lui soit réservée, mais qu’elle s’exerce pacifiquement ; qu’elle ne prive pas la région des avantages qu’elle peut tirer d’une association avec une entité plus large ; que l’unité de l’ensemble de la planète et les avantages qui en résultent pour les parties ne soient pas remis en cause. Renforcer les sentiments identitaires est facile, harmoniser le local et le global bien plus complexe mais beaucoup plus réaliste.

Notre époque est composite, la tolérance des différences devrait progressivement réduire les replis identitaires. La démocratie ne doit pas être seulement la tyrannie de la majorité, mais aussi les débats, la communication, la reconnaissance des minorités. Il est parfaitement concevable que chacun puisse préserver la célébration de ses rites, mais l’acte juste suppose qu’un privilège accordé à l’un ne nuise pas à l’autre.

avenir

On dit trop vite quand on est jeune qu’on a tout l’avenir devant soi alors qu’il faut vivre le moment présent dans la perspective du futur. Si je n’agissais qu’en fonction de mes préférences passées et du simple plaisir de l’instant qui passe, il me manquerait l’essentiel, la reproduction d’un avenir paisible pour les générations futures.

L’avenir de toutes les espèces vivantes est tout autant que le notre conditionné à très long terme par des réalités qui nous dépassent. La destination lointaine de l’univers concerne assez peu les mortels que nous sommes, même en tant qu’espèce. Notre galaxie, la Voie lactée, et la nébuleuse d’Andromède, deux fois plus grande, foncent l’une vers l’autre à 500 000 km/h. La rencontre entre ces deux univers aura lieu dans trois milliards d’années : l’attraction gravitationnelle de ces deux objets célestes remodèlera complètement le tout en une super-galaxie elliptique… Si le soleil n’est pas d’ici-là devenue une géante rouge, grillant notre Terre comme un marron, de toute façon notre support matériel sera bien mal en point pour conserver quelques terriens, quelle que soit leur apparence. D’autres fins beaucoup plus précoces sont possibles dont les humains eux-mêmes seraient leurs propres moyens. Des chercheurs australiens ont mis en œuvre le projet d’un vaccin contraceptif qui visait à déclencher une réaction de défense contre des protéines de l’œuf, sous forme de production d’anti-corps, afin de rendre des animaux infertiles. L’intention était louable, mettre au point un contraceptif pour limiter la prolifération des rongeurs propagateurs de la peste. Ils ont en définitive créé un virus tueur qui a massacré tous les animaux de laboratoire. Imaginons maintenant un virus virulent comme le sida ayant la contagiosité de la fièvre aphteuse : très volatil, pouvant être transporté par le vent, l’eau, par des animaux ou par des humains ; il suffit de circuler dans une zone contaminée pour que le virus se fixe sur les chaussures ou les roues d’une voiture. Il est d’ailleurs techniquement possible aujourd’hui de greffer des éléments du virus du sida dans le virus de la grippe : une telle invention qui échappe à notre contrôle et on tire le rideau sur les hominidés…

Du point de vue sidéral, la chute d’un empire terrestre même unifié ne compte pas plus que l’effondrement d’une fourmilière sous les poids d’un passant discret : quand le dernier humain s’éteindra sur la terre, l’univers ne sentira même pas sur lui le passage d’une ombre furtive. Mais peu importe pour nous cet avenir lointain, dans notre quotidien nous voulons simplement donner un sens à notre présent. Les enfants croient que les rochers sont pointus pour que les animaux ne les écrasent pas en s’asseyant dessus car ils pensent déjà que les éléments naturels ont été créés par « quelqu’un » avec un objectif. Les adultes ont raisonné de la même manière en inventant les religions pour combler le vide de sens de l’existence. Les adultes utilisent maintenant leur connaissance scientifique pour appréhender la nature, ce qui ne donne fondamentalement pas plus de sens. Car l’univers lui-même n’a pas de but, et surtout pas celui de donner un sens à l’existence de l’humain. Dans ce contexte, le seul but raisonnable fixé à notre comportement, c’est de vivre en paix avec nous-même, c’est à dire avec les autres dans un cadre naturel non détérioré par nos soins. La classe globale a beaucoup de chemin à parcourir puisqu’il lui faut renoncer à toutes les vaines richesses matérielles qui font l’apparence de son actuel bonheur.

Que notre espèce disparaisse, c’est une certitude, mais ce n’est pas plus important que notre mort personnelle : l’essentiel est d’avoir rempli notre univers personnel de relations apaisées avec la nature et les autres humains, l’avenir est contenu dans notre présent.

avortement

Tout le monde en 1971 savait que tout le monde avortait, mais il fallait le faire en silence. C’est ce que j’ai fait en assistant ma compagne de l’époque qui a subi en ma présence la technique par aspiration pratiquée par une équipe du MLAC (Mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception). J’avoue ma responsabilité et la totale paralysie qui m’avait saisi par rapport à la pratique contraceptive. Même si en ce temps-là la contraception relevait de l’interdit, il faut savoir briser les tabous dangereux.

Le choix malthusien, c’est-à-dire le contrôle volontaire de notre natalité pour stabiliser, voire diminuer la population mondiale, se heurte à tous ceux qui estiment que le « droit à la vie » entraîne la condamnation d’une régulation des naissances volontairement assumée. Dans l’encyclique Evangelium vitae de 1995, le pape systématise : « Quand est nié le droit à la vie, la démocratie est sur la voie de la tyrannie ». Il définit l’avortement comme le meurtre, quelle que soit la façon dont il est effectué, d’un être humain dans la phase initiale de son existence, située entre la conception et la naissance. Alors que le parlement d’une Pologne profondément catholique décidait bien après la France que les femmes pourront mettre fin à leur grossesse en invoquant des conditions de vie ou une situation personnelle difficile, le pape (polonais) exprimait cette déclaration d’intention : « Il n’y a pas de respect pour les lois dans un Etat qui laisse tuer des innocents. Un peuple qui tue ses propres enfants est un peuple sans avenir ». Cependant tous les cas de figure existent, depuis la Constitution irlandaise qui protège la vie humaine dès la conception, jusqu’à la Cour constitutionnelle autrichienne qui dit clairement que la vie n’est protégée qu’à partir de la naissance. En 1974, le droit à l’avortement est voté par le parlement français. Tout est relatif, la loi dans un pays démocratique évolue avec l’opinion et le droit juridiquement appliqué n’est qu’un compromis entre des principes qui peuvent être en opposition totale.

En fait le choix malthusien n’est pas redevable d’une considération éthique, il découle des nécessités sociales. Le droit à l’avortement n’est pas seulement le droit des femmes à disposer de leurs corps, c’est surtout le droit de l’enfant à s’insérer de façon harmonieuse dans une vie familiale, donc dans sa vie future. L’avortement se pratique depuis très longtemps et l’infanticide depuis encore plus longtemps. Les Bochimans, peuple archaïque du sud-ouest africain, n’ont adopté ni l’agriculture, ni l’élevage ; ils vivent de chasse et de cueillette comme avant le néolithique et ils sont les derniers en Afrique à représenter la civilisation de l’arc. La plus grande partie de la nourriture est récoltée par les femmes : pour une journée de récolte, elles parcourent jusqu’à 45 kilomètres. Les enfants sont choyés, mais les familles nombreuses sont rares, car les femmes n’acceptent pas d’avoir un second enfant avant que le premier ne puisse suivre sa mère à la marche pendant les longs déplacements : deux enfant à porter rendrait la récolte impossible. Les femmes se résignent donc à l’infanticide de leur propre autorité, la régulation des naissances est volontaire car conditionnée par la survie du groupe social. La situation dans les pays riches est beaucoup plus complexe, mais le nombre de naissances dépend aussi du contexte économique en général et de la situation de l’emploi en particulier : en France, les chutes les plus brutales de la natalité ont été enregistrées en 1975 et en 1983, deux périodes qui correspondent à une récession économique. La raison qui justifie pour la loi l’interruption volontaire de grossesse repose sur la « situation de détresse », dénomination assez floue pour permettre toutes les interprétations : même une femme moderne de milieu aisé peut paradoxalement estimer ne pouvoir s’occuper de cet enfant à naître. Mais l’essentiel est formulé, ce qui compte c’est le droit de l’enfant à vivre dans un milieu prêt à le recevoir.

Nul ne peut avoir le monopole de définir ce qu’est le droit à la vie ou à la mort, c’est affaire humaine donc affaire de loi. Cependant défenseurs du droit à la vie et opposants devraient tomber d’accord sur le fait que l’état idéal serait celui où, grâce à l’utilisation de la contraception, plus aucune femme ne se trouverait dans la situation d’avoir à recourir à l’avortement.

bénévolat

Ma profession d’enseignant me laisse le temps de faire du bénévolat dans des activités associatives. Mais si le temps de travail marchand était réduit pour tous, le bénévolat ne grandirait pas forcément d’autant, ce fut le cas par exemple lors du passage aux 35 heures en France. Dans nos sociétés individualistes, on préfère s’occuper de soi plutôt que de s’occuper des autres.

Trois critères différencient le bénévolat du travail rémunéré ou du temps consacré aux loisirs : l’aspect lucratif n’est pas sa motivation essentielle, c’est une activité entreprise de plein gré, sans coercition et le bénévolat doit profiter à une communauté, même s’il procure des satisfactions au bénévole lui-même. Il n’y a pas de limite d’âge à cette action volontaire, même des écoliers peuvent rendre service. Le bénévolat est par définition bon pour la société, il contribue à accroître le capital social, tous les liens et réseaux qui se tissent grâce au volontariat. Une société dotée d’un riche capital social aura des taux de criminalité, d’absentéisme scolaire et de conflits interethniques moins élevés qu’une autre. Aucune société ne peut reposer uniquement sur le couple Etat/marché, il faut un pôle intermédiaire, celui de la communauté. Mais il ne s’agit pas d’un communautarisme qui replie des individus sur un territoire donné ou une morale particulière, mais plutôt de bénévolat altruiste : parents qui gèrent une crèche, Alcooliques anonymes, groupes de citoyens qui s’organisent pour penser autrement la vie locale ou globale. Il ne s’agit pas de reconstituer des groupes fermés, hiérarchisés, autoritaires, mais simplement des groupes humains qui oeuvrent pour améliorer la communauté tout entière même si c’est en s’occupant uniquement d’une petite partie de ses membres.

Il existe un bénévolat de militants et un bénévolat pour les pratiquants de sports et de loisirs. Toutes les associations dans lesquelles ils oeuvrent sont indispensables car elles concourent au maintien de la cohésion sociale : lutte contre l’exclusion, aide aux personnes âgées, prévention de la drogue et de la délinquance, défense des droits de l’individu, encadrement de la jeunesse. Elles se situent à l’interface de la société civile et du politique. Mais le bénévolat militant est le plus efficace, il soutient la démocratie participative. L’essentiel du politique aux yeux des citoyens ne devrait pas se situer dans l’urne tous les trois, quatre, cinq à sept ans, mais dans le contrôle quotidien de l’équilibre du pouvoir dans sa famille, dans son entreprise, dans sa commune… Autrefois les individus sont subordonnés car dénués de savoir global ; leurs connaissances particulières et leurs occupations fragmentaires sont tellement délimitées qu’il sont obligés de laisser la place du pouvoir aux détenteurs jugés légitimes de l’autorité. Aujourd’hui le nouveau régime de formation dans les pays développés est fondé sur la production de savoirs, de compétences et de normes au niveau des acteurs sociaux eux-mêmes qui, de ce fait, peuvent contester et discuter les règles des institutions. Dans ce cadre, l’éducation civique n’est pas un enseignement froid quand elle permet à tous élèves de savoir participer activement à la communauté politique. L’Etat devient monstrueux quand il prend en charge la totalité de la vie, il est à l’échelle humaine s’il se contente d’être un Etat animateur qui s’appuie sur l’initiative et la mobilisation des acteurs sociaux.

La citoyenneté consiste à participer à la vie collective, que ce soit en enrichissant les relations de proximité ou en faisant émerger la société civile contre la mondialisation libérale. Les sociétés doivent reconnaître et promouvoir ce volontariat comme une activité précieuse, elles doivent faciliter le travail des bénévoles et encourager cette action partout.

besoins

L’évolution de l’industrie me dicte le mode de satisfaction de mes besoins, à commencer par les dépenses de base nécessaires à ma physiologie, l’alimentation. Se défaire de l’achat du prêt à consommer est pourtant un acte nécessaire à la libération de l’individu par rapport à l’aliénation de la société marchande.

Le libre arbitre du consommateur est la règle dans les économies développées à économie de marché, c’est le règne du consommateur-roi. Dans le système économique libéral, la demande pour un bien ou un service n’a pas à être justifiée moralement : dès lors que des acheteurs sont prêts à payer, l’activité économique a un sens et la dépense est la meilleure preuve que le besoin existe. Cette valorisation de la demande solvable ne peut conduire l’économie à une répartition équitable des ressources. Dès lors que certains des électeurs de la « démocratie » économique disposent de revenus plus élevés, les résidences secondaires luxueuses se multiplient alors que nombre de travailleurs ne sont pas convenablement logés. Les équipements relatifs à l’enseignement, à la culture, à la santé font défaut tandis que les gadgets prolifèrent. Dans le monde actuel, la perception des besoins réels se change en une offre de produits manufacturés pour laquelle « avoir soif », c’est par exemple boire du Coca-Cola. Le raisonnement du président de cette multinationale est pourtant simpliste : « Chaque être humain boit en moyenne douze fois par jour, que ce soit une boisson alcoolisée ou non, de l’eau en bouteille ou au robinet et cela représente un marché quotidien de 48 milliards de boissons. Coca-Cola ne vend que 1 milliard de boissons par jour. Cela fait 2 % seulement de part de marché ». Il pense donc que les possibilités d’expansion de son entreprise sont considérables et c’est ainsi que fonctionne l’économie des pays dits développés sous l’égide des multinationales.

La liberté absolue du consommateur ne peut exister quand les besoins essentiels de l’humanité ne sont pas couverts, le marché ne peut coordonner une finalité collective quand il ne s’intéresse qu’à la demande solvable. A l ’heure où l’eau potable commence à manquer, autant dire que Coca Cola est une entreprise sans avenir. Nous n’avons pas besoin d’une voiture, d’un téléphone portable et d’une résidence secondaire, nous avons besoin de pain et aussi d’amitié. Les habitants d’un quartier ont besoin d’un réseau d’eau potable, d’une école, mais ils ont aussi besoin de considération, de dignité… En 1898 un jugement en France a utilisé la notion « d’ état de nécessité ». On a acquitté une femme qui avait volé un pain pour nourrir ses enfants. En 1994, le code pénal français intègre cette notion : « N’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien ». Si on met cet article de loi à la libre utilisation des affamés du monde entier, on imagine le résultat. L’article rajoute par précaution «… sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ». Mais quand on risque de mourir de faim, n’a-t-on pas le droit de se révolter ? La notion de besoin social déborde largement la notion de demande économique et il est légitime d’espérer une organisation économique qui permette le développement de tous les êtres humains. C’est l’objectif théorique de la Déclaration universelle des droits de l’individu : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires (article 25) ». Pour être accessible, cet objectif présuppose des besoins simplifiés dans un monde unifié.

Notre conception des besoins devrait suivre un principe de généralisation : généralisation dans l’espace, je ne peux satisfaire un besoin que dans la mesure où n’importe qui n’importe où sur notre planète peut accéder à un niveau de vie équivalent ; généralisation dans le temps, le présent a des besoins auxquels on ne peut répondre si cela empêche les générations futures de satisfaire les leurs.

biens libres

En tant que professeur d’économie, je m’occupe uniquement des biens économiques, ceux qui ont un prix sur le marché. En tant qu’humain, j’aime respirer l’air pur et boire à la source. Mais ces biens libres disparaissent à cause d’une industrialisation sans frein qui préfère monétiser tous les aspects de notre vie.

Les biens libres n’ont pas besoin d’échange marchand puisqu’ils sont offerts en abondance et sans travail, leur nombre devient de plus en plus réduit. Les échanges entre notre globe et son atmosphère recyclent une quantité d’eau équivalente à celle de l’ensemble des océans tous les 3000 ans. L’eau était considérée comme accessible à profusion, elle couvre 70 % de la surface de la planète. Mais 97 % de son volume a une teneur en sel trop élevée pour pouvoir être consommée ou utilisée à des fins agricoles et industrielles et les 3 % d’eau douce laissés à notre usage sont en outre stockés à 70 % dans les glaces de l’antarctique et du Groenland. Nous ne pouvons donc utiliser que moins de 1 % des réserves d’eau de la planète. Alors que l’offre est limitée, la demande augmente rapidement, principalement à cause de l’irrigation dans l’agriculture et de la pression démographique. L’eau douce constitue une ressource finie : il n’existe à un moment donné qu’une quantité d’eau douce restreinte, et pourtant les besoins en eau ont triplé de 1950 à 1990. En 1996, les scientifiques estimaient que les humains utilisaient plus de la moitié de l’eau douce qui leur est accessible et la quantité d’eau douce disponible par habitant de notre planète a diminué de 40 % depuis 30 ans. Mais nous faisons encore comme si l’eau était encore un bien libre. En conséquence, les deux tiers de la population mondiale seront en situation de stress ou de contrainte hydrique vers 2025. Le stress hydrique est défini comme l’utilisation de l’eau à un rythme plus élevé que son renouvellement naturel

Sans se nourrir, on peut vivre plusieurs semaines, sans boire seulement quelques jours. Quatre millions d’enfants meurent chaque année des maladies véhiculées par de l’eau non potable, en Afrique les femmes consacrent près de 40 milliards d’heures de travail par an à l’alimentation en eau potable. D’ores et déjà, près de 20 pays d’Afrique et du Moyen-Orient sont en situation de pénurie. Car l’eau douce est une ressource très mal répartie à la surface du globe. L’Amazonie possède environ 15 % des ressources mondiales en eau mais ne compte que 0,3% de la population du globe. L’Asie, qui compte près de 60 % de la population mondiale, ne dispose que de 30 % des ressources disponibles. A la différence des autres matières premières, l’eau ne se transporte pas sur de grandes distances, et chaque région représente un problème spécifique. Si l’eau est un problème global, les solutions ne peuvent qu’être locales ou régionales.

Nous souffrons de plus en plus d’un manque d’eau qualitatif comme quantitatif, mais la piscine reste un attribut indispensable pour la classe globale, celle qui épuise à la fois l’eau et le pétrole. Les habitants des pays développés doivent montrer qu’ils sont capables de restreindre leurs besoins pour que l’eau redevienne un jour un bien libre.

biodiversité

Dans mon univers urbain et goudronné, la biodiversité a complètement disparue… Comment ressentir un besoin de côtoyer d’autres espèces que la mienne alors que les rapports entre humains sont déjà si conflictuels !

En apparence, les humains n’ont pas besoin de biodiversité. D’ailleurs la convention sur la diversité biologique signée en 1992 à propos des forêts primaires (celles qui n’ont jamais été exploitées), l’un des principaux refuges de très nombreuses espèces vivantes, ne s’est pas concrétisé dix ans après. Il faut dire que l’Amazonie par exemple couvre 40 % du territoire brésilien et que 22 millions de personnes y habitent : ils doivent pouvoir utiliser leur forêt comme l’ont fait antérieurement les pays développés. Il n’y a plus d’espace inviolable pour l’homme, ni d’espèces animales respectables. Toute protection des espèces en voie de disparition pose problème. Le lynx dans le massif vosgien, ailleurs l’ours ou le loup, mettent en danger le bétail domestique : les bergers supportent mal une réintroduction qu’ils ressentent comme une exigence de citadins déloyaux puisqu’ils ne mettent pas dans leur assiette ces animaux sauvages. A mesure que les humains adaptent les forêts, les prairies, les fleuves, les marais et les déserts pour l’agriculture, le développement industriel, les villes et les moyens de transport, ils condamnent de nombreuse espèces à une existence précaire dans des parcelles fragmentées. Les mammifères, les oiseaux, les poissons d’eau douce voient disparaître leurs habitats naturels au profit de cet impérialisme humain. Globalement l’unique de la biodiversité est remplacé par le commun au service des humains qui se contentent de leurs semences sélectionnées et de leurs animaux de compagnie.

La biodiversité est la somme des interactions entre les espèces, et non une liste nominative d’espèces présentes en un lieu donné. Lorsqu’une prairie comporte davantage d’espèces, elle se montre plus résistante à des agressions comme la sécheresse. Cette résistance s’affaiblit au fur et à mesure que les espèces sont retirées. Il est donc difficile de déterminer les espèces-clés qui doivent être sauvées, chaque espèce contribue à la santé générale de l’écosystème. Les végétaux ne peuvent pas fuir pour échapper aux agresseurs, mais ils ne se laissent pas faire pour autant. Pour se défendre et tuer ceux qui les dévorent, ils engagent des gardes du corps qui se situent plus haut sur la chaîne alimentaire en émettant des signaux chimiques. Les parasitoïdes, insectes parasitant d’autres insectes, apprennent en effet à associer ces signaux à leurs hôtes de prédilection qu’ils tuent en déposant leurs œufs dans leur organisme. Mais les parasitoïdes prospèrent dans des écosystèmes variés, comportant des haies, des bords de champs non plantés et des mélanges de culture. Ce type d’écosystème résistant par lui-même exige donc des agriculteurs qu’ils gèrent l’ensemble du paysage. Cette approche est moins dangereuse pour les humains et l’environnement que les pesticides chimiques, mais cela nécessite de préserver la biodiversité. Pourquoi protéger la baleine si le plancton dont elle se nourrit est par ailleurs menacé ? La chaîne alimentaire est complexe et les humains en sont souvent le dernier maillon. De plus la biodiversité est la marge de manœuvre nécessaire en cas d’importants changements, notamment climatiques, qui conditionnent notre alimentation future.

Quelques dizaines d’agressions par des requins sont à déplorer chaque année, mais ce nombre n’augmente qu’avec l’essor du tourisme et des activités nautiques. Par contre chaque année ce sont 100 millions de requins que notre propre espèces massacre. Chez ce poisson tout est bon ou presque pour faire de l’argent, surtout la nageoire dont les fibres collagènes sont à la base de la soupe d’aileron, très prisé pour ses soi-disant vertus aphrodisiaques. Il n’est pas rare que l’animal, une fois les nageoires tranchées, soit rejeté vivant à l’eau alors qu’il a été rendu incapable de se mouvoir. Ainsi va mon espèce, très préoccupé de la vie de ses touristes et premier prédateur dans la nature jusqu’à mettre en péril la biodiversité.

bourse

Tous les jours, la radio et la télévision me parlent des cours en bourse alors que je n’ai aucune action dans le système productif et que les valeurs cotées dans les indices officiels ne représentent qu’une petite partie du monde des affaires. Nous sommes en présence d’un impérialisme des entreprises qui veulent nous faire croire que la marche du monde dépend de leur bonne santé.

La bourse, le modèle parfait du marché par sa confrontation permanente entre l’offre et la demande, diminue les risques de l’investissement en lui donnant une forme liquide. Beaucoup d’économistes estiment que les marchés répartissent au mieux les ressources et conduisent automatiquement à des situation d’équilibre. Toute anticipation économique est une hypothèse sur un futur probable et incertain, la gestion de ce risque peut être assumée par le marché. Par exemple l’agriculture, dont dépend l’alimentation, est liée au risque-climat. Ce n’est pas un hasard si les premières marchés à terme ont été des marchés de matières premières agricoles. Pour parer le risque météo, quelques marchands ont crée, à partir de 1850, des bourses de commerce. De plus la possibilité de placer son argent de manière temporaire calme les nerfs de l’épargnant et lui fait courir plus volontiers les risques du placement. La bourse est aussi un marché de l’occasion où se recyclent les capitaux en manque. Le marché n’est pas un lieu abstrait, mais cet ensemble de rencontres qui structure notre vie économique, il est un processus de dynamique adaptative où les agents économiques procèdent par essai et erreur dans un échange interactif. La logique concurrentielle et marchande s’est imposée dans tous les registres de la production comme un moindre mal au sein d’une société dont les circuits d’information et de communication sont devenus d’une immense complexité.

Le plus anciens des indicateurs de l’activité boursière, le Dow Jones, ne date que de 1896. Il est aujourd’hui archaïque avec sa moyenne arithmétique qui ne prend pas en compte la taille des sociétés, mais il reste une référence qui a connu un krach mondial en 1929 et qui échappe au suivant uniquement grâce à la puissance globale que constitue les Etats-Unis. Dans le reste du monde, les mésaventures financières se multiplient aujourd’hui. En effet, la généralisation des prises de position individuelles, lorsqu’elles vont toutes dans le même sens, engendre une forte instabilité. L’anticipation à la hausse entraîne le gonflement des cours boursiers qui se détachent alors de plus en plus de la réalité des bilans d’entreprises. L’effet de composition (le tout est plus que la somme des parties) fait alors rapidement passer le cours des actions d’une bulle spéculative à un krach financier puisque la rationalité des comportements individuels débouche sur une irrationalité globale. Il ne faut pas simplement prendre des mesures pour stabiliser les cours de la bourse, comme par exemple taxer les mouvement de capitaux pour ralentir la spéculation. Il est maintenant nécessaire d’encadrer les marchés financiers car ceux-ci sont devenus internationaux et des déséquilibres cumulatifs peuvent survenir que même les instances internationales seraient impuissantes à résorber. Les marchés réels ne sont pas des équations abstraites d’offre et de demande, ils sont constitués par des conventions, des lois, des institutions qui tentent d’organiser l’émergence et la circulation des informations nécessaires aux échanges.

Le jeu boursier est un sport d’innocents qui préfèrent les casinos plutôt que la réflexion sur ce qu’il faut produire et pour qui…

budget (de l’Etat)

Dans mon ménage, j’équilibre forcément les dépenses et les recettes sauf à m’endetter pour, de toute façon, être obligé de rembourser plus tard en épargnant davantage que mes débours. L’Etat n’a pas la même logique que moi, il n’est pas sûr qu’il ait raison.

Le pillage peut être considéré comme une forme primitive de prélèvement obligatoire. Mais très vite les pillards prirent conscience qu’il valait mieux substituer la perception d’un tribut régulier à un prélèvement désordonné. Ce processus historique conduit à rechercher les moyens du consentement à l’impôt et, progressivement, engendre le régime représentatif, le parlementarisme et en bout de course la démocratie. Le « budjet » était au XIIe siècle le sac du roi renfermant l’argent nécessaire à ses dépenses, aujourd’hui le budget est l’aboutissement du contrôle du parlement sur l’exécutif. Selon la Déclaration des droits de 1789, tous les citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes ou par leurs représentants la nécessité de la contribution publique et de la consentir librement. L’impôt public comme contribution nationale permettant le fonctionnement régulier de l’Etat est donc une idée récente ; sans impôt pas de conscience des droits et des devoirs dans une communauté complexe, et donc pas de débat démocratique réel. L’Etat a besoin de ressources stables pour financer les dépenses collectives. Jusqu’au milieu des années 1970, la comptabilité nationale française considérait pourtant les activités publiques non marchandes comme improductives ; dès lors les dépenses publiques ne pouvaient pas apparaître comme autre chose qu’un prélèvement sur les activités marchandes. Maintenant on considère que la production d’un bien public, pour peu qu’elle corresponde à un besoin effectif de la population, n’est pas moins productive que n’importe quelle production d’un bien privé. Quand l’impôt sert à financer des dépenses publiques utiles, il cesse alors d’être un prélèvement sur les richesses pour constituer au contraire le coût de production d’une richesse. Il y a donc un arbitrage nécessaire entre ce que l’on verse et ce que l’on attend en retour ; si en échange de ce qu’ils payent à l’Etat, les citoyens obtiennent l’éducation gratuite pour leurs enfants, ils ont d’autant moins de dépenses privées à couvrir.

Mais le budget de l’Etat français est assez proche de la trésorerie d’une épicerie de village. C’est une comptabilité de caisse, avec des entrées (les recettes) et des sorties (les dépenses) avec l’excuse facile que provisionner plusieurs années à l’avance des charges reviendrait à préjuger du choix futur des électeurs. Le budget ignore aussi tout des pratiques de l’amortissement, il n’a pas la moindre idée du coût de ses services, il reconduit le passé et s’il appliquait les règles de comptabilité d’une entreprises, l’Etat devrait déposer son bilan ; ainsi le veut le principe de l’annualité budgétaire, l’Etat pilote à échéance d’un an, au delà il est aveugle. Gouverner aujourd’hui n’est plus l’art de prévoir l’avenir, mais le talent mineur d’éviter les accidents et d’éteindre les incendies. Pourtant, le vote de la loi de finances ne peut se faire que dans une perspective à moyen terme. Mis en place en France dans l’immédiat après-guerre, une planification indicative reposait sur des incitations financières et a permis d’accompagner la reconstruction du pays. A partir de 1945 en France, le plan a donc été le moteur d’une politique volontariste de reconstruction, il présente les grandes orientations économiques et sociales pour l’avenir. Mais seuls les deux premiers plans quinquennaux ont eu une réelle influence, la complexité croissante du système productif faisant en sorte que le marché se substitue au plan. Par exemple les planificateurs de 1975 n’ont pas imaginé la profondeur de la crise qui allait suivre le premier choc pétrolier de 1973 : ils tablaient sur une croissance de 4,9 à 6 % par an entre 1976 et 1980, la réalité s’arrêtera à 3,4 %. Le Commissariat général du Plan reste cependant une administration qui a vocation à associer l’ensemble des acteurs économiques et sociaux dans un projet prospectif. Un budget annuel ne peut faire l’impasse sur la planification de l’avenir, la fonction intégrative du plan demeure et devrait être revalorisée quand le monde industrialisé sera confronté aux pénuries liées à la crise ultime.

Le budget de la France n’est qu’une petite partie de l’ensemble mondial des moyens financiers mis à la disposition du politique. Il s’agit maintenant de persuader les individus et les nations qu’aucun autre avenir n’est concevable que celui d’une coordination des budgets nationaux en vue de satisfaire les besoins collectifs de l’humanité.

calendrier

J’ai une montre au poignet, une pendule dans la cuisine, des minuteurs un peu partout, des programmateurs assez souvent et un emploi du temps assez chargé. Je ne suis pas maître du temps, mais son esclave. D’ailleurs calendrier signifie étymologiquement « registre de dettes ».

La date du 1er janvier 2000 n’est valable que selon le calendrier grégorien. Pour les Juifs, il faut dire le 23 tebeth de l’an 5760, pour les Chinois le 25 du 11ème mois de l’an 4697, pour les Musulmans le 24 ramadan 1420. Le problème essentiel consiste à déterminer où situer l’an zéro du temps social. C’est en 532 que le moine Denys le Petit proposa de prendre la naissance du Christ comme référence pour une nouvelle ère. Ce moine ne pouvait faire commencer l’ère chrétienne en l’an zéro pour la simple raison qu’il ignorait l’existence de ce chiffre et utilisait les caractères romains : le zéro venait juste d’être inventé en Inde où est née la numération de position et cette révolution ne parviendra en occident qu’au XIIe siècle grâce aux savants arabes. Le premier siècle de l’ère chrétienne commence ainsi en l’an 1. C’est là pure convention qu’il n’est pourtant pas facile de modifier. Même les civilisations étrangères au christianisme ont progressivement adopté le calendrier grégorien au XIXe et au XXe siècle. Les diverses tentatives pour rompre avec cette chronologie ont échoué, ainsi de la Convention en France qui a voulu fixer au 22 septembre 1792 le début de l’an 1 de la République.

La raison n’a plus de nature ni d’essence, elle est immergée dans le langage social, prise dans le tissu mobile des conventions et des débats. Aucune date religieuse ou événement national ne pouvant servir de référence pour un calendrier qui se voudrait universel, reste alors le jour à venir où la fausse réalité de nations différentes et conflictuelles sera abolie, où l’Organisation des Nations Unies laissera la place à un gouvernement mondial. Alors là sera l’origine véritable du temps social sur la planète Terre. L’an zéro des astronomes facilite le décompte des années antérieures puisqu’il permet le calcul par soustraction du nombre de journées écoulées, un jour futur déterminera l’an zéro de l’humanité réconciliée. Une fois l’histoire des nations dépassée, c’est le temps qui est restitué à tous les humains, et avec lui l’harmonisation des relations interethniques.

Il existe aussi le temps lié au rythme du système productif. Quand la parenthèse de la croissance économique sera refermée, nous pourrons entrer dans une ère où il fera bon gérer le temps personnel et collectif selon le simple renouvellement périodique des saisons.

cerveau

Mes souvenirs sont rares avant trois ans et inexistants avant deux ans, c’est ce qu’on appelle l’amnésie infantile. Toute ma prime enfance, je ne peux que la reconstruire, et pourtant mon présent d’adulte est déjà en germe dans ma vie de nouveau-né.

Suivant la quantité de neurones que possèdent les animaux, trois grands types d’univers se présentent : un monde de réflexes, un monde de programmes et un monde d’innovations. Ce ne sont pas les gènes qui régentent l’univers synaptique du cerveau humain, c’est une forte poussée frontale qui a poussé le bébé vers la construction autonome de son cortex cognitif et affectif : les gènes délimitent seulement la multiplication des neurones et c’est la confrontation avec l’environnement qui va donner sa densité à nos capacités cérébrales. Le programme génétique ne fixe pas notre destin car notre plasticité cérébrale laisse la plus grande part aux impressions laissées par le milieu socioculturel, le cerveau humain est unique en ce sens qu’il est le seul contenant dont on puisse dire que plus on le remplit, plus grand est sa contenance. A l’âge adulte, on estime qu’un cerveau humain contient 10 à 100 milliards de neurones, chacun établissant avec les autres environ 10 000 contacts synaptiques. Un centimètre cube de cortex prélevé au hasard contient 500 millions de synapses et on prête ainsi à la mémoire du cortex une capacité de dix millions de milliards de bits, plus de 100 000 fois supérieure à celle du plus puissant ordinateur. Après la naissance, notre personnalité s’élabore dans une série de matrices culturelles qui sont bien plus importantes que la matrice maternelle, les connections entre neurones se mettent en place au fur et à mesure des expériences que fait l’enfant. S’il porte tout à la bouche, c’est que c’est la première zone qui se développe dans le cortex, les terminaisons nerveuses y sont deux fois plus nombreuses qu’au bout des doigts. Empêcher le tout petit de tester avec la bouche le monde extérieur, c’est déjà produire un certain handicap dans la maîtrise de l’environnement. Chaque membre – bras, jambe, main, pied, mais aussi doigt, orteil, lèvre ou oreille – possède une représentation précise au sein du cortex qui s’amplifie s’il est très sollicité ou se rétracte en sens inverse. Il ne s’agit donc pas d’attacher de l’importance au développement purement quantitatif du cerveau, celui d’Yvan Tourgueniev pesait 2012 grammes alors que celui d’Anatole France pesait moitié moins (1 017 grammes) et ce n’est pas parce que le poids moyen du cerveau féminin est moindre que celui de l’homme que l’on peut en déduire une infériorité féminine. Les gènes humains sont le moyen de notre liberté plus que notre limite, ils desserrent l’étau des comportements innés auxquels sont si étroitement assujettis les autres animaux.

Il est désormais admis que le cerveau fonctionne selon un mode sélectif. A mesure qu’il se forme et se développe, il abandonne certains circuits inutilisés au profit des connexions répétées par un apprentissage réussi et récompensé. Le bébé suit la même évolution que le jeune moineau dont le chant, composé de sons d’une quinzaine de syllabes, se cristallise une fois adulte en une trille aux accents monocordes. Il se produit une stabilisation synaptique dans le réseau de neurones pour tout ce qui acquiert du sens pour l’enfant, notre mémoire ne se contente pas de stocker des souvenirs et de les restituer tel quel, elle les construit, puis les transforme dans trois directions : la simplification (l’oubli des détails), l’accentuation (la majoration de ce qu’on veut retenir) et la cohérence. Chacun de nous donne un sens à ses souvenirs, c’est donc le poids des générations mortes qui pèse sur le cerveau des vivants et on se contente le plus souvent de perpétuer les habitudes sociales que nous avons intériorisées. L’intellect est un moyen de s’adapter ou de remplacer la réalité, nous sommes des animaux qui avons trouvé la bonne/mauvaise idée d’avoir un mot à la place des choses. C’est en codant à l’intérieur de notre cerveau les représentations des autres en action, en reprenant la réalité comme dans un miroir installé dans nos neurones, que nous nous comprenons mutuellement ou que nous nous faisons la guerre.

Quand on se penche sur la cervelle, cette matière grise si complexe sous ses apparences trompeuses, on voit qu’elle n’a ni couleur ni race. Notre cerveau est un facteur commun à tous, il suit les mêmes lois, il oblige à dépasser le racisme. Mais le cerveau est un monde qui protège du monde en le ramenant à l’essentiel pour soi, ce qui signifie trop souvent en rester à un minimum de pensée.

chômage

Je suis devenu par la grâce d’un concours un serviteur de l’Etat à statut protégé. Alors que dans notre système libéral la recherche de l’emploi reste en principe du domaine de l’initiative individuelle, j’obtiens un emploi à vie. Le meilleur système, c’est celui qui est le plus durable…

Le chômage est un phénomène récent, on ne le considère socialement en France qu’à la fin du XIXe siècle. A l’occasion du recensement général de la population de 1896, le gouvernement effectue ainsi le premier dénombrement de ceux qui sont privés d’emploi, et les chômeurs se détachent alors de la masse indistincte des indigents, des vagabonds et des saltimbanques pour accéder à un statut particulier. Mais ce n’est qu’en 1914 que l’Etat crée un Fonds national du chômage pour alimenter les caisses de secours mises en place par certaines communes. Le chômeur n’est plus seulement une définition statistique, mais un déterminant de l’intervention de l’Etat et le chômage sera désormais perçu comme un état lié aux à-coups du système de production : le chômeur n’est donc pas responsable d’un chômage temporaire. Une autre conception est possible, dans un système libéral les jeunes doivent se donner à eux-mêmes les moyens de leur propre insertion, la recherche d’emploi repose sur la personne et ne résulte pas de l’initiative de l’Etat. Un salarié américain qui perd son job doit impérativement retrouver un emploi le plus rapidement possible : les allocations chômage ne représentent qu’une part très faible de son salaire, elles ne seront versées que pendant 6 mois au maximum et elles ne seront complétées par aucune autre aide sociale ; puisque le chômage ne peut être que volontaire, le chômeur n’a qu’à créer sa propre entreprise. Un trait commun cependant à ces deux approches, le chômage est encore considéré comme conjoncturel.

En fait, le chômage est une situation structurelle, et l’existence ou non d’une allocation-chômage et du volontarisme des individus pèse peu sur ce phénomène. Une société fondée sur l’initiative individuelle ne peut procurer un emploi à tous ses enfants que dans des circonstances exceptionnelles maintenant que s’épuisent les possibilités de migration interne et de migrations internationales dans un monde où la croissance économique est un leurre. Pendant la campagne électorale de 1996, Bill Clinton se plaisait à répéter que dix millions d’emplois avaient été crées depuis qu’il était président. La blague la plus en vogue était de riposter : « Oui, je sais, d’ailleurs moi j’en occupe trois ». En effet le chômage est très bas aux Etats-Unis parce que la régression de la majorité des salaires réels favorise la multiplicité des emplois occupés par un même individu. Pourtant les Américains ne posent jamais la question de la nécessité objective des emplois du monde industriel, pourquoi notre société a-t-elle besoin de pompistes et de policiers si ce n’est pour s’affirmer qu’elle est motorisée mais qu’elle n’est pas policée. Pourtant l’épuisement des ressources pétrolières fera perdre définitivement la plus grande partie des emplois puisque l’énergie fossile donnée sans esprit de retour est au cœur de ce système. Le concours en France devient de son côté l’instrument légal de l’exclusion, les plus diplômés obtiennent les postes qui pourraient être destinés à d’autres personnes au niveau de formation moins élevé. Les difficultés d’insertion dans le monde du travail, au lieu de généraliser le droit à l’emploi, aboutissent tout au contraire à la remise en question des fonctionnaires : on a décidé au Brésil que l’emploi à vie garanti par la fonction publique pourrait disparaître non seulement pour incompétence individuelle, mais aussi si on jugeait que les fonctionnaires étaient en nombre excessif. Si le travailleur n’a pas de compétence particulière à trouver un emploi, il se retrouve dans l’économie parallèle : c’est le trafic de drogue, la criminalité, la prostitution…

Il n’y a qu’une économie planifiée qui peut essayer de fournir un emploi pour tous, il s’agit de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain qui crée chez eux un sentiment d’infériorité : c’est cette insécurité qui est la base réelle et profonde de la distinction des classes. Mais la planification socialiste a disparu depuis la chute du mur de Berlin en 1989, le libéralisme triomphe pour le moment.

christianisme

Je suis chrétien par baptême mais je me revendique athée, de la même manière que je ne suis par marxiste mais marxien. Nous empruntons au passé nos façons de penser et de se comporter, mais aucune prophétie ne peut être en soi la représentation d’un modèle de vie dans une société démocratique et complexe.

Le contenu du Nouveau Testament est souvent prodigieux : « Va, vends tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel » ; « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ; « Hypocrite, enlève d’abord la poutre de ton œil, et alors tu verras clair pour enlever la paille de l’œil de ton frère »… Les quatre Evangiles sont une incroyable machine à produire du sens, du savoir et de l’histoire, mais l’institutionnalisation de cette religion ne découle pas de sa morale interne, elle s’opère d’abord par la ruse. Lors du « concile de Jérusalem » en 52 s’ouvre le premier grand débat sur la cohérence interne de la nouvelle foi. Une prescription unique résulte de ce débat : « Nous avons décidé de ne vous imposer aucune autre charge que ces exigences inévitables : vous abstenir des viandes de sacrifice païen offertes aux idoles, du sang, des animaux étouffés, ainsi que de la fornication. » C’est le premier geste d’indépendance de l’Eglise par rapport à la Loi juive, et une simplification de la tradition pour être plus facilement généralisable. En terme de stratégie politique, cette nouvelle interprétation du judaïsme n’est qu’un moyen commode de conquérir de nouveaux adeptes en minimisant les obstacles devant ceux qui se tournent vers le Dieu des chrétiens. En 57, dans sa lettre aux Galates, Paul de Tarse attaque encore le particularisme du peuple d’Israël, et précise l’idée féconde de l’universalisme chrétien : « Désormais, il n’y a plus ni Juif ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme : car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus Christ ». Il s’agit donc de bâtir par la ruse d’une pensée simplifiée une autre cohésion dans l’empire romain, une cohérence au-delà du peuple juif rassemblé autour d’une divinité juive.

Comme le pouvoir spirituel rencontre toujours des oppositions, les serviteurs des dieux qui ont réussi savent bien plus que la ruse utiliser la force. Si la question de la liberté de conscience et de critique à l’intérieur de l’Eglise n’a jamais cessé d’être débattue, même au temps des bûchers, la répression s’est toujours abattue contre toute hérésie naissante. En 1233, une bulle du pape consacre solennellement la naissance de l’Inquisition pontificale. Les manuels des inquisiteurs du Moyen Age admettaient que le but est moins de sauver les âmes que d’épouvanter les foules. Lors du concile de Florence en 1442, l’Eglise réaffirme sa position la plus traditionnelle, hostile à tout système religieux concurrent : « La sainte Eglise romaine proclame qu’en dehors de l’Eglise nul n’aura part à la vie éternelle, qu’il soit païen, juif, incroyant ou séparé de l’Eglise. Il sera la proie du feu éternel et destiné au diable s’il ne rejoint pas l’Eglise avant sa mort ». Thomas Müntzer, l’une des premiers disciples de Luther, rêve d’un royaume de dieu déjà réalisé sur terre et soutient la révolte paysanne de 1525. Alors Luther, un hérétique qui a réussi, se déchaîne : « Partout où le paysan ne veut pas entendre raison, que l’autorité saisisse l’épée et qu’elle frappe. Tout prince est serviteur de dieu. Il y a un grand nombre d’âmes séduites, entraînées de force. Il faut à tout prix les délivrer et les sauver. C’est pourquoi frappez, égorgez ». Cette intolérance à l’intérieur de l’espace géographique mis en tutelle par le christianisme se retrouve dans la plupart des autres religions, ainsi le Coran tient exactement le même langage que son concurrent : « Les vêtements des infidèles seront taillés de feu, et l’eau bouillante sera versée sur leurs têtes. Leurs entrailles et leur peau seront consumées ; ils seront frappés de gourdins de fer » (sourate XXII).

Notre connaissance de l’histoire des religions nous montre que tous les humains qui se sont exprimés au nom de Dieu l’ont fait pour créer un rapport de droit dans la société, ils ont ainsi impulsé une direction à la société : les religions et leur appareil d’encadrement de la population apportaient une cohérence au monde et le maintien de cet ordre. Mais ces groupes religieux assoient leur propre domination en soutenant le pouvoir de certaines élites alors que les humains n’ont normalement pas besoin d’intermédiaires fantasmatiques pour se relier directement les uns aux autres : c’est un débat entre humains qui fonde toujours notre action, pas une révélation et le poids de la tradition qui en résulte. On oublie trop souvent nos fondements…

circuit économique

Le fait que je puisse expliquer un circuit économique me donne une certaine aura auprès de mes élèves lycéens… Le fait que je puisse critiquer le simple équilibre entre production et consommation ou l’équivalence entre flux réels et flux monétaires révèle que tout fonctionnement social est relatif, alors le message passe plus mal.

La notion de circuit économique apparaît à partir du moment où la division géographique du travail s’amplifie en séparant toujours davantage le travail des agriculteurs de la consommation des villes. Alors que l’autoconsommation pose peu de problèmes d’égalisation entre la production et la consommation, une circulation des richesses à grande échelle pose des problèmes conceptuels, c’est pourquoi on commence à présenter au milieu du XVIIIe siècle un tableau qui repose encore sur l’agriculture. Dans une société moderne, pas de production sans distribution de revenus et sans retour de ces revenus à la production par l’intermédiaire de la consommation, rien ne circule qui n’ait été produit. L’entreprise transforme le travail des ménages en production de biens et de services, les travailleurs perçoivent en contre-partie un revenu. Les ménages dépensent ce revenu auprès des entreprises, ce qui permet donc aux entreprises de continuer à payer leurs salariés. Il existe donc un mécanisme de transformation perpétuelle entre circulation réelle de biens et services et monétisation des échanges. Une partie des revenus ne va pas directement aux entreprises et aux ménages, elle est détournée au profit des administrations et du bien public, mais comme les administrations dépensent à leur tour les revenus qu’elles ont touchés, le circuit économique reste toujours en équilibre. L’existence des grandes crises remet en question cette égalité comptable entre production et consommation et incite les Etats à perfectionner la mesure des flux macroéconomiques pour mieux les comprendre et réagir. Les comptabilités nationales se généralisent après la seconde guerre mondiale et au milieu des années 1970, les pays adoptent le système élargi de comptabilité nationale pour faciliter les comparaisons internationales. Cette mesure statistique permet non seulement de connaître la structure et le fonctionnement de l’économie globale, mais elle permet surtout la prévision en projetant les effets de l’évolution spontanée ou contrôlée de l’économie. L’Etat national n’a plus le droit d’ignorer la macroéconomie puisqu’il doit être apte à prévoir les effets de son action dans le cadre global. Son poids est tel qu’une intervention qu’il voudrait ponctuelle, n’affectant qu’un groupe social ou une fraction de l’économie, aura presque toujours des conséquences induites dans toutes les parties de l’économie. Par exemple, augmenter le nombre de fonctionnaires, c’est modifier la demande, donc la production, donc les salaires privés mais aussi les impôts, les importations…

L’égalité dynamique entre la consommation de masse et la production de masse n’est en fait que le règne croissant des marchandises, ce n’est pas l’avenir de l’humanité dans un monde fini où la rareté progresse quand la nature s’épuise. Ce qui compte alors davantage que le circuit économique, ce n’est pas le mode de production et de consommation, mais le mode de répartition. Il devient maintenant nécessaire de passer d’une économie de l’échange à une société redistributive, de la volonté de croissance à la gestion de la pénurie car la consommation de masse et la production de masse, c’est-à-dire le règne croissant des marchandises, n’est pas l’avenir de l’humanité dans un monde fini. Ce n’est plus la production ou la consommation qui doivent dominer, mais le mode de distribution, la façon d’organiser le déplacement du bien ou du service dans l’espace et dans le temps. Dans une société démocratique, chaque citoyen devrait recevoir de la collectivité un droit de tirage limité qui lui permettrait de couvrir l’ensemble de ses besoins élémentaires en matière d’alimentation, d’éducation, d’épanouissement ; en contre-partie, chacun donne le temps nécessaire à la survie collective. Cet objectif est d’autant plus difficile à atteindre qu’avec le développement des économies et la généralisation du libre-échange, les lieux de production ont de plus en plus tendance à s’éloigner des lieux de consommation. Des intermédiaires apparaissent, se spécialisant dans une ou plusieurs fonctions de distribution de plus en plus nombreuses et complexes et des centrales d’achat perfectionnent leurs propres circuits. Le commerce de proximité souffre alors de l’apparition de cette distribution moderne, notamment des grandes surfaces de vente plus aptes à écouler une production de masse et à négocier avec le producteur. Le consommateur/producteur devient alors l’otage d’un système qui le dépasse, un mécanisme dont il n’est plus qu’un infime rouage sans réel pouvoir.

La centralisation de la distribution correspond au mouvement global de coordination du système de production, donc à la conception du circuit économique. Mais le coût croissant du déplacement individuel orientera ce commerce global vers un lieu plus centré sur nos quartiers ou nos villages. Nous reviendrons un jour à l’épicerie du coin de la rue qui nous procurait autrefois tous les moyens de notre satisfaction, dans un système où les mécanismes de production se rapprocheront du consommateur. La division sociale du travail sera réduite au minimum, le circuit macroéconomie n’aura été qu’une parenthèse qui accompagnait une révolution industrielle sans avenir.

citoyen

J’enseigne la démocratie à des lycéens en montrant que c’est l’action de chacun qui légitime le droit alors que ces jeunes restent assis sur des chaises. Le parcours de la citoyenneté commence en France avec l’éducation nationale qui dispense quelques cours (théoriques) sur les principes et l’organisation de la défense. Il continue avec l’obligation de se faire recenser en mairie, prélude à l’inscription à 18 ans sur les listes électorales. Enfin, les jeunes femmes comme les jeunes hommes se retrouvent pendant une journée d’appel de préparation à la défense dont le programme a été conçu pour un auditoire mixte. Mais qu’est-ce que la France pour un véritable citoyen ?

Le citoyen, c’est un membre de la Cité, c’est-à-dire quelqu’un qui bénéficie de droits et de devoirs dans un cadre territorial déterminé. La souveraineté s’exprime en effet dans le cadre d’une nation et le citoyen ne peut donc exprimer son pouvoir que selon sa nationalité. La Cour internationale de justice précise en 1955 que « La nationalité est un lien juridique ayant à sa base un fait social de rattachement, une solidarité effective d’existence joints à une réciprocité de droits et de devoirs ; l’individu est donc plus étroitement attaché à la population de l’Etat qui lui confère sa nationalité qu’à celle de tout autre Etat ». Quand le soldat est prêt à mourir pour sa patrie, la citoyenneté est toujours synonyme de nationalité. Peu d’européens savent pourtant qu’ils ont acquis la citoyenneté européenne depuis 1992. Instituée par le traité de Maastricht, ce nouveau statut leur confère un certain nombre de droits : liberté de circulation, de résidence, de travail, droit de vote et d’éligibilité aux élections européennes ou locales. Mais il y a toujours association entre nationalité et citoyenneté, il faut avoir la nationalité d’un des pays membres pour acquérir cette citoyenneté européenne. L’article 17 du traité d’Amsterdam décrète : « Il est institué une citoyenneté de l’Union. Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un Etat membre. La citoyenneté de l’Union complète la citoyenneté nationale et ne la remplace pas. » On reste Espagnol, Français ou Italien en étant de surcroît citoyen de l’Union, générant du même coup un effet d’exclusion vis-à-vis des étrangers à l’Union.

La conception traditionnelle de la citoyenneté se caractérise par une grande rigidité : un seul espace de citoyenneté, l’Etat-Nation ; un strict encadrement de l’accès à la nationalité par le biais des conditions de naturalisation ; un statut conçu de manière limitative à travers les droits civiques spécifiques. Cependant, une conception plus souple et plus tolérante apparaît indispensable compte tenu de la dynamique d’évolution des sociétés contemporaines poussant à la déconnexion progressive de la citoyenneté et de la nationalité. En 1948 un ancien officier, Garry Davis, déchire son passeport américain sur les marches du palais de Chaillot (Paris) afin de se proclamer citoyen du monde au moment même où se tenait l’assemblée générale des Nations Unies. Son acte préfigure la responsabilité de chaque citoyen d’une Nation d’estimer si son statut est source de privilèges injustifiés et d’actions non conformes au respect des différences. Par exemple, le citoyen n’est plus un soldat prêt à mourir aveuglément pour son pays : la guerre d’Algérie, guerre injuste en soi quand elle est vue du côté algérien, devait normalement entraîner une insoumission généralisée du contingent français. Mais l’objection de conscience est restée marginale et le statut d’objecteur n’a été obtenu qu’après ce conflit colonial. Pourtant, si on obéit à des raisons d’humanité, on ne peut plus faire de distinction entre les nationalités, les races et les religions. Nous sommes cosmopolite par essence et d’une nationalité quelconque par nécessité temporaire. La citoyenneté moderne n’a plus guère à voir avec la citoyenneté antique, limitée à quelques personnes, la citoyenneté n’est pas non plus une essence donnée une fois pour toutes qu’il importerait de maintenir et de transmettre. C’est une utopie créatrice fondée sur l’égalité de droit de tous les individus de la planète quelles que soient par ailleurs leurs différences et les inégalités qui les séparent.

La citoyenneté sur une planète mondialisé n’a plus de frontières géographiques visibles, si ce n’est dans les esprits. Il n’y a en effet socialement ni Pakistanais, ni Français, ni n’importe quelle autre ethnie, il n’y a que des humains. Un jour, les citoyens du monde éliront des délégués à un congrès des peuples.

classe sociale

Je n’appartiens ni à un sexe, ni à une famille, ni à une nationalité, encore moins à une classe sociale. Je suis androgyne, nous sommes tous des cousins plus ou moins éloignés et le monde est mon royaume. Je ne fais pas de différence entre un travailleur manuel et un intellectuel ou entre un patron et un ouvrier, ce ne sont que des humains à mon image. Je ne revendique pas le respect de mon identité personnelle, mais la recherche de notre cohérence collective.

Le mouvement communiste révolutionnaire qui oppose la classe des prolétaires aux capitalistes a suscité pendant le dernier siècle de notre millénaire une adhésion et un enthousiasme réel. C’était une nouvelle religion séculière qui semblait permettre de remplacer des religions traditionnelles trop éloignées des évolutions d’un monde industrialisé. Le marxisme constitue une doctrine globale et simple à comprendre : l’exploitation des travailleurs permet le profit, le profit est aux mains des capitalistes, il faut faire la révolution prolétarienne. Grâce au syndicalisme, les travailleurs peuvent se regrouper et prendre conscience de la lutte de classe. Cette base militante renforce la construction du parti communiste, et le prolétariat pourra alors accéder au pouvoir, détruire le capitalisme, et instaurer l’abondance pour tous. Mais ce discours ne fonctionne plus, le capitalisme a instauré la production de masse et son corollaire, la consommation de masse. L’esprit du travailleur n’est plus à la révolution puisqu’il se satisfait de remplir son caddie : l’aliénation du travailleur est absolue, s’il ne consomme pas assez des branches entières ferment leurs portes et le chômage s’accroît alors qu’il a absolument besoin de payer les traites de sa maison ou de sa voiture. Le capitalisme libéral a gagné, le travailleur se transforme en consommateur qui vote tous les jours pour le pouvoir des actionnaires, et hésite le jour des élections entre l’alternance rituelle, le Front du refus ou l’abstention.

Depuis les années 80, c’est l’idéologie libérale qui l’emporte, le politique n’est plus autonome face à l’économie. Sur toute la planète, c’est la lutte de l’individu contre l’individu qui remplace la lutte de classe, nous sommes dominés par la concurrence entre entreprises, la protection des intérêts économiques nationaux, la croissance pour la croissance. L’économie de marché, centrée sur la liberté des entreprises et le court terme, entraîne la production illimitée de richesse matérielles de plus en plus mal réparties. Capitalistes et prolétaires se sont alors rapprochés dans une espèce de classe bourgeoise généralisée. Les ouvriers deviennent moins nombreux que les employés, il n’y a plus qu’une classe globale, celle qui possède une automobile, et d’autre part les exclus du système productif, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières occidentales, qui n’ont plus aucun moyen de réagir. Cette classe globale moyenne regroupe les possesseurs d’automobile et compte environ 500 millions de ménages dans le monde, soit environ 1,5 milliards de personnes, le quart de la population mondiale qui consomme plus de 80 % des ressources de la planète. La principale entrave au développement durable est l’avidité de cette classe consommatrice globale qui pèse trop lourd sur les ressources naturelles. Il est certain que la société fondée sur la consommation automobile, l’agriculture industrielle, l’alimentation carnée généralisée n’est pas accessible à tous. La richesse que cette classe globale possède n’est possible que parce qu’elle est réservée à une minorité, elle est oligarchique. Tant que le Président des Etats-Unis pensera comme l’américain moyen qu’il faut d’abord protéger son mode de vie et un niveau élevé de consommation d’énergie, alors le monde ira au désastre.

Face à cette classe globale, il faudrait qu’émerge une citoyenneté globale prônant l’égalité politique en même temps que l’égalisation économique. Sinon, le nombre des élus de la classe globale se réduira, les inégalités feront un bond en avant et de nouveaux esclavages se généraliseront.

collège

En 1958, la sélection scolaire existait dès la sixième et beaucoup d’enfants se retrouvaient déjà dans la filière technique. J’ai passé sans encombre ce barrage et mes parents m’ont inscrit en latin et allemand première langue sans me demander mon avis puisque l’administration leur avait dit que c’était là le bon choix pour la future élite. Cependant ils m’ont averti par la même occasion que, ne connaissant rien dans ces langues exotiques pour une famille d’artisans, il me fallait dorénavant me débrouiller tout seul …

Les études sociologiques ont démontré que les inégalités socioculturelles des familles se reproduisent par l’intermédiaire de l’école. Comme la culture scolaire est en adéquation avec la culture des milieux sociaux les plus favorisés, les enfants des familles cultivées réussissent toujours mieux à l’école que ceux des classes populaires. Il s’agit de mettre en place dès le collège la reproduction entre générations des inégalités sociales par le savoir dogmatique, et de valoriser l’histoire des vainqueurs et non la vision des vaincus. Les mieux placés dans la société connaissent parfaitement ce plan de carrière et contrôlent directement et méthodiquement la scolarité de leurs enfants, laissant à quelques catégories intermédiaires les miettes de l’ascension sociale. Pour les enfants des milieux favorisés, le collège se constitue en monde clos, imperméable aux évolutions de la société. Le caractère abstrait des savoirs était explicitement voulu pour la formation des élites et la valeur éducative, par exemple celle du latin, était ainsi attribuée à son inutilité même. Les contenus disciplinaires dans un collège sont conçus encore aujourd’hui comme des réalités sui generis, indépendantes dans une grande mesure de toute réalité culturelle extérieure à l’école et jouissant d’une organisation interne qu’elles ne semblent devoir à rien d’autre qu’à elles-mêmes, c’est-à-dire à leur propre histoire. La plupart des disciplines scolaire constituent une pâle réplique des composantes du système universitaire et ne reposent pas sur une réelle introduction au monde moderne.

La fusion des deux collèges, celui de l’élite et celui de la plèbe, nécessite la fin des abstractions et il nous faut rompre avec cette représentation d’une hiérarchie des aptitudes alors même que l’ingéniosité du bricoleur est préférable à la production de théorèmes et à la spéculation abstraite. Il y a quelques dizaines d’années encore aux Etats-Unis, le latin était une matière obligatoire pour les collégiens ; les chercheurs en psychologie sont parvenus à démontrer aux pédagogues que l’apprentissage du latin ne conduisait pas à améliorer le niveau d’intelligence générale et le latin a donc cessé d’être obligatoire. L’objectif du collège n’est pas de maîtriser les canons de la littérature classique, mais d’apprendre aux élèves à s’exprimer clairement à l’oral comme à l’écrit, c’est-à-dire bien comprendre ce qu’ils lisent dans les journaux et pouvoir juger de ce qu’ils entendent à la télévision. Comme la culture technologique avait été ignorée en France dans le premier cycle du secondaire alors que nos sociétés devenaient de plus en plus industrielles, on instaure en 1975 le collège unique (sans sélection à l’entrée) qui devait s’appuyer sur l’intelligence concrète. Les textes prévoyaient dès la sixième une forme de travail manuel, en quatrième un atelier comportant des travaux du bâtiment, des montages automobiles, des installations électriques : cela n’a jamais été réalisé. De plus, comment croire qu’un enfant puisse maîtriser l’ensemble des enseignements disparates qui lui sont infligés quand les professeurs eux-mêmes estiment ne pouvoir maîtriser que leur propre savoir disciplinaire. Un savoir transversal permettrait de décloisonner les différentes disciplines scolaires, mais il n’est pas possible de concevoir cette synthèse sans un enseignant polyvalent. En somme, il ne s’agit plus d’écouter en classe un mathématicien, puis un géographe, puis un biologiste, mais un seul et unique adulte qui nous montre que dans sa personne même, il peut déjà résumer toutes les indispensables connaissances ; si « le maître » n’est pas capable de maîtriser les connaissances jugées valables pour l’ensemble des adultes, comment peut-on concevoir que l’enfant soit capable d’y arriver.

Le collège n’est pas le premier étage du lycée, mais tout au contraire le dernier étage de la scolarité obligatoire, et la mission des enseignants est d’abord de s’assurer que tous les élèves sans exception maîtrisent les compétences de base. Au delà de cette évidence, il faut que l’enfant devienne un futur citoyen capable de participer à la vie collective : il n’y a pas que l’intelligence scolaire, il y a surtout l’intelligence sociale, l’intelligence émotionnelle et l’intelligence pratique qui se forment tout au cours de l’existence.

commerce

Dans le petit village de mes grands-parents perdu au milieu des Landes, il y avait un commerce de proximité qui fournissait à lui seul la quasi totalité de ce qui était nécessaire tout en offrant la possibilité de converser au bar. Certains villages tentent aujourd’hui de rétablir l’ordre ancien en subventionnant un tel établissement, mais ils ne réussiront qu’à partir du moment où la voiture disparaîtra.

Le marché ne s’est pas imposé facilement car il ne correspond pas à l’état normal d’une société stable mais ses avantages en matière d’évolution des mœurs compensent dans un premier temps la baisse des solidarités traditionnelles. Avec le commerce généralisé, les sociétés deviennent plus tolérantes et la dissolution des liens traditionnels de subordination représente une libération. Ainsi en Inde, les relations commerciales contribuent à dissoudre peu à peu les relations de caste qui enferment les individus dans un carcan. En effet, la sociabilité communautaire n’est pas naturellement un havre de paix et de chaleur humaine, mais souvent le signe de l’infériorisation de la femme et le support de conflits interethniques ou de suprématie d’un leader. Le commerce est pacificateur car il se substitue aux dominations ancestrales et aux guerres de prédation, il crée des liens d’interdépendance et d’utilité entre les humains : le commerce adoucit les mœurs.

Dans une société tribale, l’intérêt économique de l’individu l’emporte rarement sur la tradition collective. Dans ce contexte, il n’y a pas de famine alors que le commerce est quasi-inexistant. La communauté évite en effet à tous ses membres de mourir de faim, sauf si la catastrophe l’accable elle-même, auquel cas c’est encore collectivement que les intérêts individuels sont menacés. Alors qu’il n’y a pas de famine dans les sociétés qui vivent à la limite de la subsistance, l’éclatement des structures traditionnelles d’entraide généralise la misère. L’établissement du marché dans les pays colonisés a été un cataclysme, il faut forcer les indigènes à gagner leur vie en vendant leur travail et pour cela il faut détruire leurs institutions traditionnelles et les empêcher de se reformer. La destruction de ces communautés s’opère par la décomposition des sociabilité communautaires et l’envahissement des modèles culturels issus du monde marchand. Elle entraîne ainsi la ruine des formes anciennes de production et de protection sociale et la complète exclusion de tous les insolvables par rapport à un réseau commercial qui devient étranger aux pauvres et non plus libérateur.

Une intégration réussie n’est possible que si elle permet l’équilibre entre la cohérence locale et l’interpénétration mondiale, c’est-à-dire si le commerce est limité au strict minimum. Si nous limitions nos besoins à l’essentiel, les forces locales de production et la coopération mondiale suffiraient à couvrir tous les besoins matériels de l’humanité.

commerce équitable

La pause-café est un signe de convivialité dans les pays riches, mais c’est aussi soutenir les cultures d’exportation au détriment des cultures vivrières dans les pays pauvres. Ce n’est pas parce que certains travailleurs des pays à bas salaire augmentent leurs revenus monétaires que l’échange devient équitable. Je renonce donc à la pause-café…

Il y a l’équité pour les riches. Il est paradoxal de constater aujourd’hui une volonté protectionniste des pays industrialisés qui considèrent que les conditions de travail déplorables dans les pays en développement constituent une forme de concurrence déloyale dont on doit se protéger. Il faudrait alors conditionner la libération des échanges entre les pays industrialisés et les pays en développement au respect par ces derniers des droits fondamentaux des travailleurs. Les syndicats de travailleurs des pays du Nord réclament d’inclure dans les accords commerciaux les sept conventions de l’OIT (organisation internationale du travail) garantissant la liberté syndicale, la liberté de négociation, un âge minimum d’accès au travail de 15 ans, l’interdiction du travail forcé et de la discrimination à l’emploi. Le commerce équitable offre ainsi aux citoyens un moyen d’action individuelle en moralisant ses achats puisque le produit éthique obéit à un code de bonne conduite : fabrication dans des conditions décentes (pas d’exploitation d’enfants, respect de la liberté syndicale…) et système de contrôle du respect des règles. Il faudrait aussi assortir le libre échange de droits compensateurs pour les importations correspondant à des coûts salariaux faibles, ce qui ramène ainsi les prix des produits étrangers à un niveau identique aux prix du marché interne (des pays riches).

Il y a l’équité pour les pauvres. Un pays ne doit importer que ce qui lui est absolument nécessaire. L’Inde a été autrefois la victime forcée de l’impérialisme anglais, il est encore plus justifié qu’elle résiste maintenant au libre-échange qui se généralise. L’Inde, un des cinq derniers pays à pratiquer les restrictions quantitatives aux importations, s’est ouvert théoriquement au commerce international en 2001 conformément à ses engagements auprès de l’OMC (organisation mondiale du commerce). Comme l’Inde n’a pas besoin pour son développement durable des vins français, américains, chiliens ou sud-africains, le gouvernement indien a donc instauré des taxes allant jusqu’à plus de 700 % pour les spiritueux. En plus des mesures tarifaires, le gouvernement a instauré des mesures techniques (permis phytosanitaires, conformité aux normes indiennes…) pour encadrer les flux d’importations. De plus l’importation des céréales et d’engrais ne pourra se faire qu’à travers des organismes d’Etat. Elle préserve ainsi sa souveraineté alimentaire comme son expansion industrielle. L’équité n’est pas dans le libre-échange, mais dans le protectionnisme. C’est une inefficacité totale et un gaspillage lorsqu’un pays importe et exporte les mêmes biens.

L’échange international ne devrait porter que sur une répartition équitable des réserves de minerais et de métaux, à chaque région du monde de recycler ensuite ses propres stocks. Le monde doit retrouver un développement autocentré comme à l’époque où les difficultés de transport au long cours rendaient difficile l’échange international.

communautarisme

J’accepte sans état d’âme une famille maghrébine dans la maison d’à-côté, et pourtant les quartiers maghrébins se replient sur eux-mêmes pour se combattre ensuite de manière interne. Le code de bon voisinage ne repose pas sur l’homogénéité ethnique, mais sur le respect des différences sans conséquences.

En Irlande du Nord, 350 000 écoliers, collégiens et lycéens fréquentent des établissements clairement affiliés à un camp, catholique ou protestant, alors que 10 000 seulement vivent dans des écoles intégrées qui accueillent toutes les communautés sans distinction d’appartenance religieuse. De fait, les enfants irlandais dès l’âge de deux ans savent ce que les sigles du RUC (la police locale) et de l’IRA (l’armée républicaine irlandaise) veulent dire ; ils ont déjà développé une certaine haine pour l’Eglise du camp adverse, donc pour jeunes de leur âge qui pourraient être des amis dans une école intégrée. Toute affirmation d’une différence ethnique présente des risques politiques, une communauté peut revendiquer son autonomie et son expansion géographique, le communautarisme peut même être exploité à des fins criminelles comme en Corse ou au Pays basque. La mondialisation de l’individualisme, plutôt que de rapprocher les peuples, produit l’effet inverse dans les pays du Sud en amplifiant les réactions identitaires. D’un côté ces luttes peuvent être considérées comme des mouvements de libération par rapport à un ordre mondial qui déstabilise et appauvrit certaines populations, d’un autre coté elles contribuent à renforcer l’étanchéité des frontières culturelles et à rendre toujours plus difficile la rencontre et le dialogue avec l’altérité. Cela peut déboucher sur des projets de purification ethnique, vers la xénophobie, le racisme et la violence comme lors des massacres interethniques au Rwanda entre hutu et tutsi. Tous les pays sont concernés par cette tendance, l’extrême droite nationaliste et xénophobe et le régionalisme des terroristes existe aussi dans les pays du Nord .

Au milieu des années 1960 apparaît la notion de société multiculturelle, en particulier au Canada. Il s’agissait d’apporter une solution aux conflits linguistiques franco-anglais et d’assurer la possibilité pour des individus ou des groupes qui se réclament d’une identité culturelle particulière de coexister démocratiquement avec d’autres individus et d’autres groupes qui se réclament d’autres identités particulières. Le multiculturalisme est un apprentissage du respect des différences : avant d’arriver à des valeurs communes universellement acceptées, on doit assumer le compromis entre des points de vue qui ne s’envisagent plus comme contradictoires et sources de conflit, mais comme éléments différents d’une synthèse à venir. Mais pour supprimer ainsi tous les affrontements interethniques, il faut commencer par se séparer de toute référence absolue à une religion, à un clan ou à un terroir. Les différences culturelles spécifique, ainsi le port du voile islamique qui heurte le principe d’égalité entre l’homme et la femme, n’est acceptable que dans la mesure où ce prosélytisme de fait reste confiné à une attitude strictement personnelle. Si toutes les jeunes filles portent le voile, alors elles montrent qu’elles sont enfermées dans l’uniforme de la religion, alors on ne pourrait pas construire une autre morale, une morale laïque, une République universelle. L’école n’est là que pour former des individus capables de mettre fin aux guerres ethniques et d’organiser, pour la compréhension mutuelle, un monde meilleur.

Les peuples des Nations Unies proclament en 1988 dans la Déclaration des droits de l’enfant : « L’enfant doit être protégé contre les pratiques qui peuvent pousser à la discrimination raciale, à la discrimination religieuse ou à toute autre forme de discrimination. Il doit être élevé dans un esprit de compréhension, de tolérance, d’amitié entre les peuples, de paix et de fraternité universelle, et dans le sentiment qu’il lui appartient de consacrer son énergie et ses talents au service de ses semblables (principe 10) ».

concentration

J’avais trouvé il y a bien longtemps dans un journal de défense des consommateurs le meilleur rapport qualité-prix pour un poste de radio : impossible de me procurer ce modèle, la firme (que j’ai interrogé) préférait garder un semblant de concurrence plutôt que de fournir le meilleur produit et agrandir son marché : elle choisissait de garder tout le pouvoir sans rien laisser au consommateur. Par contre les entreprises voudraient bien éliminer le rapport de force qui les oppose aux autres entreprises.

La concurrence a tendance à s’autodétruire, le libre jeu du marché débouche sur la concentration. La déréglementation du secteur aérien aux USA en 1977 voulait casser le cartel des grandes compagnies en ouvrant le ciel à la concurrence et permettre ainsi une baisse sensible des tarifs. Elle a abouti à la constitution de 6 sociétés qui se sont ensuite alliées deux par deux. Emmenés par Général Electric, Ford et Shell, cent entreprises sont en train de devenir les maîtres du monde. Au-delà de ces grands groupes, 60 000 sociétés transnationales représentent 25 % de la production mondiale. L’impressionnant mouvement de fusions-acquisitions transfrontalières a plusieurs explications. Toute activité non accomplie directement par l’entreprise a un coût de transaction, se protéger des risques de défaillance ou de tromperie, coût de transport…, ce qui présuppose une entente avec d’autres entreprises, avec la clientèle et avec l’Etat. Les concentrations ne permettent pas seulement d’économiser les coût de transaction interne à l’entreprise, mais aussi de réduire le coût des rapports de force avec les autres entreprises. D’autre part, les économies d’échelle poussent aussi à la concentration. Plus la production est importante, plus les coûts fixes sont répartis sur un grand nombre de produits. Par conséquent, le coût par unité diminue à mesure que la production augmente. La croissance de la taille de l’entreprise permet aussi de dégager les moyens d’investir et de financer la recherche indispensable à l’émergence de nouveaux produits. Enfin la concentration ultime, une situation d’oligopole ou à plus forte raison de monopole, permet d’augmenter les prix et de renforcer le moyens financiers de la toute puissance. Le jeu du marché débouche sur la concentration et l’entreprise ne s’en remet plus au marché quand elle est en position dominante. Alors l’Etat se doit d’intervenir.

L’Etat n’a jamais cessé de réguler la vie économique, l’intervention de l’Etat donne les règles du jeu et facilite la transparence des transactions, donc économise les coûts de transaction à l’avantage de tout le monde. Mais le phénomène de concentration internationale soustrait la plupart des firmes multinationales au contrôle de l’Etat-nation. Par exemple Citigroup est le résultat de la fusion entre assureur, banque d’affaires et banque commerciale, d’où l’avènement d’un groupe financier universel, mondialisé et présent dans tous les métiers de l’argent. Nous sommes bien loin de la législation de 1929 par laquelle le législateur américain avait interdit la constitution des conglomérats financiers. Une future régulation politique mondialisée limitera la sphère de compétence des multinationales à la répartition équitable de nos matières premières. Le plus important de l’activité économique s’installera à nouveau dans des emplois de proximité correspondant à l’actuel artisanat et aux professions libérales. Les PME, petites et moyennes entreprises, correspondent à une économie humaine, décentralisée et diversifiée qui reposent à la fois sur l’initiative individuelle et la coopération ; chaque entrepreneur peut y exprimer sa capacité d’initiative, son entreprise est suffisamment petite pour trouver des marchés maîtrisés et elle pourra être encadrée par une clientèle attentive à limiter tout abus de pouvoir. Il s’agit de respecter le principe de subsidiarité dans le domaine économique comme il doit l’être dans le domaine politique et social : aux grand groupes la gestion des affaires planétaires, au niveau décentralisé l’essentiel de la sphère économique.

La concentration des entreprises qui découle de l’évolution normale du capitalisme n’est au delà des apparences que l’expression d’une coopération, une institutionnalisation progressive, une socialisation pragmatique. Le principe fondateur d’une activité économique n’est pas la concurrence comme le croit les libéraux, mais tout au contraire la coopération entre entreprises, consommateurs et ressources naturelles.

concurrence

Je donne des notes à mes élèves, c’est un moyen pour l’élève de s’évaluer et de progresser par rapport à lui-même ; c’est aussi le critère qui permettra à l’institution scolaire de faire en fin de l’année une sélection entre les élèves. Dans le système libéral actuel qui repose sur la compétition et la concurrence, la note individualisée est la norme. Dans une société plus socialisée, le travail de groupe serait généralisé et la note deviendrait inutile : le groupe ferait son travail d’autorégulation et de recherche de la plus grande efficacité.

Des trois modes de régulation des rapports sociaux, la coercition, la coopération et la concurrence, l’utopie libérale n’a voulu retenir que la troisième. Cette concurrence était auparavant réservée à quelques marchandises sur un marché, et à quelques hommes volontaires, les marchands. Elle se présente maintenant comme un mode normal de régulation sociale, le pouvoir d’une entreprise est limité par le pouvoir des autres entreprises. Le libre fonctionnement des marchés a en effet besoin d’une concurrence la plus complète possible pour éviter qu’un des partenaires de l’échange fixe le prix à sa convenance. L’entreprise essaye toujours de renforcer sa position dominante, elle gagne ainsi en sécurité. Mais sans concurrence, il y a un risque qu’elle profite de sa position en demandant un prix trop élevé. Par exemple Microsoft dégage 40 % de marges nettes après impôt et affiche ainsi une situation de rente. Non seulement le monopole porte ainsi préjudice aux consommateurs, mais il étouffe l’innovation et peut rendre toute concurrence future impossible. L’innovation par un monopole, l’importance de ses dépenses dans la recherche et le développement n’est pas en soi une preuve d’absence d’abus de position dominante : le groupe informatique crée des besoins chez les consommateurs et ces derniers sont alors moins sensibles aux variations de prix. Les Américains ont donc prévu le démantèlement de Microsoft en deux entités distinctes, Windows et Office. C’est un peu similaire au système politique où l’abus de pouvoir ne peut être limité que par l’existence de contre-pouvoirs, donc au fractionnement du pouvoir.

Pourtant, il existe des domaines d’activité dans lesquels le coût d’une production donnée est plus faible lorsqu’il est réalisé par une seule entreprise plutôt que par plusieurs entreprises qui se partageraient un marché concurrentiel : il existe des monopoles naturels qui permettent aux clients de bénéficier d’une baisse des prix de vente et d’un meilleur service. Le système d’exploitation Windows, véritable cerveau des ordinateurs, a permis l’utilisation d’un même langage et donc la conception de logiciels pour le plus grand nombre. L’arrivée sur le marché d’Explorer et son amélioration rapide ont contribué à améliorer la qualité de la navigation sur Internet, ont réduit son coût et augmenté sa disponibilité, ce qui représente un bénéfice pour les consommateurs. Ces deux éléments constituent l’immense contribution de Microsoft à la généralisation et à la démocratisation de l’informatique. Dans ce contexte, une décision de démantèlement ne fait que remplacer un monopole par un duopole puisque Windows contrôle près de 85 % du marché mondial des systèmes d’exploitation d’ordinateurs et Office (traitements de texte, base de données…) couvre environ 90 % du marché des logiciels d’application. La standardisation des produits donne une facilité productive qui n’est pas simplement limitée à l’usage des ordinateurs puisqu’elle se retrouve dans tous les produits intermédiaires qui circulent entre entreprises. Aucune « mise en concurrence » n’est gage d’innovation et de baisse des prix. Plutôt que la concurrence, il existe une autre système de régulation, la taxation des bénéfices par la société toute entière et la redistribution de ce surplus temporaire. L’Etat est en définitive le seul véritable garant de l’innovation et du contrôle des prix quand il y a monopole naturel. Mais face à une firme transnationale, il faut instaurer une régulation politique transnationale.

La concurrence est sans doute préférable à la coercition, mais la coopération est bien plus adaptée que la concurrence. Ce sont les relations de solidarité à l’intérieur d’une famille qui en font la force. Si la concurrence s’installe, la famille cesse d’être une unité stable de comportement et elle se désagrège. La divortialité croissante n’est que la facette sociale d’un libéralisme économique basé sur la compétition.

consensus

L’application de la peine de mort a longtemps été voulu par une large partie de l’opinion publique. Pourtant cette sanction pénale est en voie d’interdiction internationale et l’opinion se tait. Je préfère un raisonnement bien argumenté à un consensus mou.

Un fou peut-il être jugé responsable de son crime ? Depuis la révolution de 1789, la France proclame qu’on ne peut juger un homme qui ne dispose pas de son libre arbitre. Aux Etats-Unis, sur 775 condamnés à mort depuis le rétablissement de la peine de mort, 35 à 44 personnes étaient mentalement déficientes. En 1989, la Cour suprême des Etats-Unis a en effet invoqué le consensus national pour refuser de considérer que l’exécution de personnes mentalement handicapées tombait sous le coup du huitième amendement constitutionnel interdisant les châtiments « cruels et inhabituels ». Quelques années plus tard, le nombre des Etats américains excluant la peine de mort pour ces personnes « aliénées » est passé de deux (sur 38) à dix-huit, comme si la société américaine percevait les criminels mentalement retardés comme moins coupable. C’est pourquoi en 2002 la juridiction suprême se fonde sur l’évolution de l’opinion et non sur des arguments juridiques ou moraux pour interdire la peine de mort quand le quotient intellectuel est inférieur à 70. Mais l’opinion publique ne s’est pas exprimée directement par référendum, c’est une instance judiciaire qui décide en son nom par une majorité de six personnes contre trois.

La démocratie est un système de décision où ce qui a été fait a un moment peut être défait ou même inversé à un autre moment. Le Moyen Age punissait le dément plus sévèrement que les autres parce qu’il le considérait comme un possédé du démon. Le problème de la responsabilité criminelle d’un fou mérite une réponse mieux argumentée que la tradition et/ou le consensus. La société ne juge pas un fou, la société juge pour ce qui a été fait ; elle ne juge pas le passé du criminel, ni la profondeur de sa folie, ni ce qu’il peut devenir par des traitements, elle juge selon les droits d’une victime dont la mort empêche définitivement l’expression. Le principe de la responsabilité individuelle ne repose pas sur l’intensité du libre arbitre. Ce concept n’est qu’une notion philosophique abstraite, c’est l’imputabilité des faits qui entraîne la responsabilité : dès qu’on a trouvé l’auteur du crime, la faute est constituée. Tout individu qui a les moyens d’attenter à la vie d’autrui ne peut jamais être considéré comme irresponsable, le droit de la victime prime toute considération. La justice est réparatrice et protectrice de la sécurité privée, pas en charge de la lutte contre le handicap ou début de procédure thérapeutique. Peu importe que les difficultés de compréhension et les problèmes de comportement limitent l’aptitude à contrôler sa conduite, la peine de mort ne juge pas des vicissitudes d’une socialisation loupée, mais d’un acte réel. L’existence du fou criminel n’a d’ailleurs plus de sens quand il n’a pas conscience de ses responsabilités envers autrui. Seul le comportement possible d’un fou délirant pendant un procès peut poser problème, mais le huis clos existe.

Le consensus, c’est-à-dire l’état de l’opinion publique à un moment donné, n’est jamais le garant d’une vérité perpétuelle car nous nous agitons entre des principes contradictoires, ici le droit des victimes et l’appréciation du libre-arbitre. Dans un système démocratique, la réflexion des citoyens passe par le raisonnement, alors que l’affectif et la subjectivité empêchent l’argumentation.

consommateur

L’inconscient du consommateur est toujours modelé par un état donné de l’appareil de production. L’humanité au temps du paléolithique raisonnait avec une mentalité de chasseur-cueilleur, la classe globale ne rêve plus aujourd’hui que de voitures. Je suis presque obligé de me conformer à la norme, pourtant je sais aussi qu’il n’y a évolution sociale que si on change de comportement.

La société marchande a commencé le jour où on a décidé de fabriquer une chose non parce que l’utilisateur en avait « besoin » mais parce que le résultat de la vente pouvait être utile au producteur. Ainsi s’instaure une incertitude fondamentale concernant l’adéquation entre ce que le producteur fait et ce que l’usager veut. Il existe alors une menace permanente d’insuffisance de la demande et un risque de surproduction. Ce risque ne peut être réduit que si le consommateur est incité à suivre la volonté de la production, c’est ce qu’on appelle la filière inversée : le consommateur n’est pas le roi dont parle la théorie libérale, il ne peut être celui qui décide par lui-même parce qu’il a tout pouvoir. En 1890, le dictionnaire allemand Bockhaus définit ainsi l’automobile : « Nom qui a quelquefois été donné à de curieux véhicules mus par un moteur à explosion. Cette invention, aujourd’hui oubliée, n’a connu qu’échec et désapprobation des autorités scientifiques ». En 1899, le jeune Henri Ford fonde une entreprises de construction d’automobiles à un moment où, note-t-il « Il n’y avait pas de demande… voire une répugnance du public devant cette machine jugée laide, sale, bruyante et qui met en fuite les chevaux et les enfants ». En quelques décennies, Ford va changer la nature même des besoins du consommateur pendant plus d’un siècle. C’est donc la production qui détermine la demande et non l’inverse, le consommateur n’est pas souverain dans ses choix, il ne constitue qu’un objet de manipulation.

La classe globale, celle qui peut posséder un véhicule personnel, développe ses propres capacités de déplacement, mais cela implique aussi une perte sèche de pétrole, un impact sur le climat avec l’effet de serre, un éloignement entre le domicile et le lieu de travail, une détérioration des espaces naturels avec l’infrastructure routière, une urbanisation expansive… Le tramway, comme les autres formes de transport collectif, répond aussi au besoin de déplacement. Il incarne en effet les qualités que les citadins exigent aujourd’hui d’un moyen de transport : il est rapide sur voie réservée, économique, sans danger, silencieux, non polluant, soit exactement l’inverse de ce que présente la voiture individuelle. Le transport collectif est donc préférable au transport individuel, pourtant il y a mieux encore si tout le monde circulait en vélo : le déplacement serait encore plus économique, silencieux, non polluant et même bien protégé des excès de vitesse. Par contre, vitesse et déplacement seraient limités, mais avons-nous besoin de rapidité et de distance ? Seul est digne de nous ce qui est bon pour tous, seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne, utilisant une technique douce à l’environnement. Nous ne sommes pas mieux que les autres si nous consommons différemment des autres, nous ne connaissons pas le bonheur à vouloir toujours plus qu’hier. La production de tissus pratiquement inusables, des chaussures qui durent des années, des machines faciles à réparer et des vélos pour tous, tout cela est à la portée de nos techniques. Le consommateur est un citoyen-objet qui doit reconquérir sa liberté face au système productif. Notre consommation doit correspondre à un besoin réel, une consommation de demande, un désir qui sait le poids de son achat sur la planète. C’est pourquoi il faut d’abord considérer toute production comme une destruction de richesse dont l’utilité est à vérifier, et ainsi ne pas adopter n’importe quel mode de consommation.

La sagesse enseignait autrefois que nous devions apprendre à reconnaître quand nous étions satisfaits, mais la révolution industrielle a été mise au service de la satisfaction de désirs toujours plus grands. Nous pouvons être plus heureux avec moins d’opulence, car dans une société sans distinction, il n’y a plus de pauvres. Dans l’idéal, il faudrait se tourner d’abord vers sa richesse intérieure pour promouvoir un mode de vie économe en énergie.

Constitution

En 1789, l’Assemblée nationale se transforme en Constituante pour limiter le pouvoir du roi, en 2002 l’Europe se cherche une Constitution pour renforcer son unité politique. Le principal legs que me laisse l’histoire, c’est cet approfondissement récent de la régulation du pouvoir qui permet la stabilisation d’un Etat de droit et la protection de mes libertés.

La Constitution constitue la Loi fondamentale qui règle la répartition des pouvoirs au niveau d’une nation. A chaque pays ses particularités, régime parlementaire, semi-présidentiel ou présidentiel, l’essentiel n’est pas dans les variations mais dans la garantie constitutionnelle d’un certain équilibre des pouvoirs. Cependant les Constitutions, parce qu’elles ont besoin d’être flexibles, contiennent des dispositions ouvertes particulièrement sensibles aux différences d’interprétation. Le quatorzième amendement de la constitution américaine stipule qu’aucun Etat ne peut priver une personne de son droit à la vie, à la liberté ou à la propriété. Or cet amendement a été invoqué dans des contextes aussi divers que l’instauration d’un salaire minimum, d’un horaire de travail maximum, du respect de la vie privée, du droit à l’avortement ! Dans la démocratie, il n’y a interprétation juste que par sa correspondance avec les aspirations de la société à un moment donné.

Dans les sociétés évoluées, les règles du jeu socio-politique deviennent de plus en plus stable et le changement constitutionnel s’opère dorénavant à doses homéopathiques. Il n’y a pas de société sans un certain rapport au sacré, ce que les humains jugent tellement précieux qu’ils se refusent à le laisser au marché et la Loi fondamentale joue aujourd’hui ce rôle. Le jeu démocratique appelle à son terme non plus des innovateurs, mais des arbitres. Les Conseils constitutionnels prennent ainsi toute leur importance puisqu’ils jugent de la conformité à la loi fondamentale. Aucune loi ne peut être bavarde, précaire et banalisée mais au contraire solennelle, brève et permanente, les lois parlementaires deviennent circonstancielles et soumises au respect de la Constitution. Un jour ou l’autre, nous serons dans un monde où régnera la Loi absolue : elle sera comme la rosée du matin, plus de ressentiments dans les âmes ni de récriminations sur les lèvres. Il faut pour arriver à cet état de grâce où la loi s’applique d’elle-même une intériorisation par tous de la loi commune dans une société jugée juste et légitime. Si la loi constituait le double durable de nos mœurs, alors nous n’aurions plus besoin de lois.

Israël n’a pas de Constitution, et beaucoup de pays ne respectent pas leur propre Constitution. Comment dans ses circonstances appliquer l’article 8 de la Déclaration universelle, « Toute personne a droit a un recours effectif devant les juridictions nationales compétentes contre les actes violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus par la Constitution ou par la loi » ? Quand les Israéliens ont confisqué sa carte d’identité à la palestinienne Nadia alors qu’elle revenait des Etats-Unis, il lui a été impossible d’en refaire une autre. Elle perdait ainsi le droit de résider à Jérusalem où elle était né, où elle réside, où ses enfants sont scolarisé.

contraception

A l’âge où bander devient un réflexe naturel, les lois françaises m’ont pourtant interdit le préservatif. Je comprends qu’une société ait besoin de tabou, mais je trouve absolument condamnable une nation pour laquelle le nombre de ses soldats importe tant qu’il faille procréer le plus possible sans aucune limites.

Au moment de l’invention des contraceptifs oraux dans les années 1950, l’usage de la contraception était considéré comme un acte criminel dans beaucoup de pays du monde. Cinquante ans plus tard, 120 pays de monde reconnaissent publiquement l’utilité du stérilet, du diaphragmes et de la pilule. En France, la loi de 1920 interdisait non seulement l’avortement, mais aussi la diffusion et la propagande pour tous les moyens anticonceptionnels. Il y avait donc des infanticides, des avortements clandestins, des familles reléguées dans la pauvreté avec trop de bouches à nourrir… Le planning familial est né en 1961 d’une association qui s’appelait la « Maternité heureuse » puisqu’il était encore interdit de parler de contraception. Le général de Gaulle, malgré l’invention de la pilule, pensait toujours qu’il ne fallait pas sacrifier la France à la bagatelle. En 1967, la proposition de loi sur la régulation des naissances est discutée à l’Assemblée nationale. Les débats, d’une violence inouïe, ont clairement tracé une ligne de démarcation entre deux idéologies : une France morale et catholique d’un côté, une France progressiste et laïque de l’autre. L’encyclique Humanae Vitae de 1968, conformément à l’aveuglement des religieux, rejette toute forme de contraception artificielle ou chimique qui aurait pour but de barrer la voie à la transmission de la vie. Le Japon autorisera peut-être la pilule en 1999, quarante ans après le reste du monde : le débat a en effet été relancée par la rapide adoption de la pilule bleue qui permet de pallier les difficultés masculines d’érection (le viagra contre l’impuissance). La stérilisation masculine est encore officiellement prohibée en France selon un code civil qui interdit de « porter atteinte à l’intégrité du corps humain », mais il suffit alors d’aller en Angleterre. Bon gré mal gré, les différentes méthodes contraceptives favorisent de plus en plus le libre choix du nombre de naissances désirées. La contraception est une libération.

Maintenant que nous pouvons maîtriser notre fécondité, la venue de bébé ne peut plus être le pur produit du hasard d’un rapprochement sexuel, ni la cristallisation des désirs pulsionnels de l’un ou de ses deux parents. Nous devons ressentir que toute contraception est une contrainte forte qui nous rend responsable. L’essentiel réside dans l’épanouissement de l’enfant à naître, pas dans la satisfaction d’un ego. L’utilisation de moyens technique dans la pratique de la sexualité humaine, en dissociant complètement la fonction érotique et la fonction reproductrice, permet d’inaugurer une nouvelle ère, celle de l’épanouissement pour tous et la préservation de la planète pour les générations futures. Ce dernier siècle, la population mondiale est passée de 1,6 milliards à 6 milliards d’habitants. Nous avons les moyens techniques, il nous reste à trouver les moyens culturels et politiques de faire le chemin inverse. Les régimes autoritaires peuvent imposer la stérilisation forcée, mais cette emprise n’est jamais durable ; le meilleur contraceptif, c’est le développement des consciences. Les infirmières scolaires en France sont maintenant en droit de prescrire la pilule du lendemain à des adolescentes qui veulent avorter. Il vaut mieux donner à l’école les moyens d’anticiper des problèmes qui trop souvent découlent et aboutissent à des situation sociales graves. Les familles ne peuvent plus avoir le monopole de la procréation quand elles ne savent pas gérer la régulation des naissances. Dorénavant, nous avons les méthodes prophylactiques d’étendre à toute la planète l’objectif chinois d’un enfant par couple. Nous avons acquis la possibilité de nous multiplier sur la planète toute entière en mettant à mal la sélection naturelle, nous avons dorénavant l’entière responsabilité individuelle et collective du contrôle quantitatif de notre population : notre survie est conditionnée par l’équilibre entre le nombre d’humains et les ressources naturelles.

Notre choix de descendance est de moins en moins une fatalité de la nature (divine ou physiologique), mais une décision rationnelle qui tient compte de l’état actuel et futur de nos conditions de vie. Le monde actuel est trop peuplé, la régulation des naissances une nécessité. La croissance économique épuise la planète et doit être rejetée, reste la formation de la pensée qui libère l’individu du poids des traditions. L’éthique de responsabilité (malthusienne) remplace dorénavant l’éthique de conviction (nataliste).

contrôle des parents

Je ne vois absolument pas de critères selon lesquels les parents auraient tous les droits sur leurs enfants, y compris la liberté de procréer à leur guise. Mais s’il existe un contrôle social sur les parents, qui contrôle les contrôleurs et selon quels critères ?

Les parents permissifs, chaleureux, approbateurs augmentent chez leurs enfants une croyance en un contrôle interne. Par contre, ceux qui sont autoritaires, distants, dominants favorisent les croyances en un contrôle externe. Les parents sont ainsi responsables de leurs enfants car ils ont le pouvoir de leurs faire intérioriser un mécanisme de contrôle. Les comportements d’un enfant découlent en effet d’une dynamique complexe intégrant son enracinement familial et toute une culture sociale à l’origine de ses motivations. Grâce à cette socialisation familiale, l’enfant apprend et intègre les différents éléments de la culture de son groupe, ce qui lui permet de former sa propre personnalité sociale et de s’adapter ou non au groupe social. Les pathologies mentales comme les actes de déviance ne sont généralement pas le fruit d’un cerveau malade, mais le résultat d’un problème de communication au sein du groupe familial. Dans ces circonstances, ce n’est pas l’individu porteur du symptôme qu’il suffit d’aider quand sa famille en est responsable. Pourtant le traumatisme que l’enfant peut avoir reçu dans son milieu familial n’est pas en soi une destruction ; certains enfants fracassés dès leur plus jeune âge et dans l’obligation de se défendre obtiennent une meilleure résilience, au sens où un métal est capable de résister à des chocs répétés. Mais pour défaire l’engrenage qui risque d’enfermer le sujet mutilé dans le rejet de l’autre ou la haine de soi, il est nécessaire qu’une situation affective positive existe avant le traumatisme. De plus, il faut qu’un substitut parental puisse offrir ensuite à la victime une chance de s’en sortir. Aucun enfant ne peut réussir sans l’aide (le contrôle) de l’adulte.

L’article 227 du code pénal français déclare que « Le fait, par le père ou la mère légitime, naturel, ou adoptif, de se soustraire, sans motif légitime, à ses obligations morales légales au point de compromettre gravement la santé, la sécurité, la moralité ou l’éducation de son enfant mineur est puni de deux ans d’emprisonnement et de 200 000 F d’amendes ». En Grande Bretagne, ceux qui ne parviennent pas à remettre leurs rejetons dans le droit chemin peuvent passer en jugement, même s’il s’agit uniquement d’absentéisme scolaire. La famille des jeunes délinquants peut aussi être expulsée et interdite d’accès au logement social, ou voir supprimé ses allocations familiales. Mais ce qui marche le mieux, c’est l’intervention précoce auprès des familles à risque : visites fréquentes à domicile pour les bébés, entretien des parents avec l’institutrice dès la maternelle, thérapie familiale si nécessaire. On réduit ainsi le risque que les enfants soient victimes de maltraitance et/ou deviennent l’auteur de délits. Une société réfléchie doit se préoccuper en premier lieu de la bonne formation des futurs parents, c’est beaucoup plus important que se polariser sur les diplômes d’enseignement et sur les conditions du baccalauréat. Pourtant les mesures d’accompagnement a posteriori des parents ne font que diminuer les problèmes, même les structures de type « école des parents » arrivent trop tard : le rôle de parent s’apprend dans sa propre enfance, et le parent qui a été maltraité par sa famille pourra difficilement trouver des repères constructifs dans l’éducation de ses propres enfants. Le bon contrôle de l’enfant par les parents n’est donc efficace que s’il existe préalablement un contrôle des parents potentiels et de leur procréation. Dans un monde surpeuplé, il devient aussi nécessaire de définir un niveau quantitatif de la population comme un niveau qualitatif, et ces deux paramètres impliquent de relativiser la liberté de procréer.

Il existe parfois un examen prénuptial pour informer le futur couple des risques vénériens, il pourrait exister un test pré-parental qui indique leur aptitude à élever une progéniture. L’essentiel n’est pas la liberté des parents, mais l’épanouissement véritable de l’enfant.

croissance

La croissance économique est un mythe qui entretient la croyance de la classe globale dans ses intentions de rouler en voiture individuelle sans se soucier du lendemain. Pourtant dans un monde fini, toute croissance est suivie d’une décroissance. C’est ce que je devrais enseigner à mes lycéens en sciences économiques, mais tous les sujets du baccalauréat reposent au début de ce troisième millénaire sur la nécessité de la croissance …

L’amélioration continue de la production et du bien-être est un phénomène récent, elle a commencé en Occident par la révolution agricole au milieu du XVIIe siècle : pour la première fois dans l’histoire, la hausse des rendements n’a pas été annulée par celle de la population. Le surplus de l’agriculture a pu être investi dans le textile, les mines, l’acier, d’où la révolution industrielle. Tous les économistes du XIXe siècle ont estimé inévitable la fin de ce mouvement d’enrichissement à cause des rendements décroissants des facteurs de production. Malgré ce pessimisme, les limites physiques de la croissance ont encore été reculées grâce au progrès technique ; ce n’était que pour retarder l’échéance finale. Les humains utilisent déjà près des deux tiers des sols disponibles et un tiers des ressources en eau douce. Les mesures officielles de la croissance par le Produit Intérieur Brut (PIB) comportent depuis longtemps un aspect illusoire qui nous masque cette réalité, l’impossibilité d’une croissance indéfinie dans un monde fini. Les pays riches traversent un grand nombre de problèmes globaux causés par l’expansion de leur sphère productive : la destruction de la couche d’ozone, la gestion des déchets nucléaires, la raréfaction de l’eau, l’épuisement des ressources pétrolières. Le mode de vie des pays riches produit des gaz dans l’atmosphère qui piègent la chaleur de la terre, le cycle hydrographique est perturbé, avec des sécheresses et des inondations plus sévères : l’effet de serre est aussi la résultante de la croissance économique. Dans un monde fini, la croissance doit s’effacer au profit d’une gestion des équilibres planétaires car le jeu est à somme nulle : ce qui est gagné par les uns est perdu par les autres. Notre croissance n’est pas seulement bloquée par les limites de la planète, mais aussi par la nécessité de laisser une juste place au développement des pays pauvres.

Selon le rapport Meadows de 1972 (« the limits to growth »), la solution à l’utilisation intensive des ressources épuisables réside dans la limitation de la croissance quelle qu’elle soit, démographique ou économique. C’est la notion de « croissance zéro », un plafonnement du rythme de production. La stabilité durable est sans doute une constante des systèmes autorégulés, mais comme le poids de l’humanité sur la planète est déjà trop élevé, nous devons raisonner en termes de décroissance. C’est là une idée impossible à mettre en oeuvre pour les politiques puisque inacceptable pour la classe globale. Cependant l’opinion publique est de plus en plus sensible aux problèmes que le XXe siècle léguera aux générations futures : déchets nucléaires, métaux lourds, pollutions chimiques des sols, épuisement des stocks de pêche… On se doute que le siècle à venir est à penser non plus seulement en termes de gestion des stocks, mais bien plus en terme de restauration. Alors que les laudateurs de la croissance économique pensent encore que les pays pauvres doivent s’aligner sur le modèle de développement des pays riches, nous constatons que le niveau de vie atteint par la classe globale n’est pas généralisable. Il ne reste qu’une seule voie, une compression progressive de la demande de biens industriels dans tous les pays occidentaux pour indiquer clairement aux pays pauvres que ce type de développement n’est pas durable. Montrer l’exemple est une tâche très difficile pour les élus d’un peuple de nantis, c’est une tâche indispensable sauf à attendre le grand choc pétrolier, les résultats de l’effet de serre et la crise ultime.

Les Aborigènes d’Australie mobilisaient toute leur énergie mentale pour laisser le monde dans l’état où il était, les Blancs changent sans arrêt le monde pour l’adapter à la vision fluctuante qu’ils ont de l’avenir. Les Aborigènes ne sont pas une tribu primitive, mais une société première. Nous devons revenir aux sources de la sagesse, l’humanité comme composante partielle de la biosphère.

culture

J’ai mes goûts et mes dégoûts culinaires, c’est culturel, je me couche tôt ou tard, c’est aussi culturel, je ne connais personnellement rien qui ne soit modelé par la culture : mes réflexes les plus physiologiques comme mon rythme cardiaque et mon intensité respiratoire suivent les aléas de mon comportement social.

Dans le sens ordinaire du mot culture, il s’agit de formation de l’esprit où on étudie oeuvres d’art, tableaux et sculptures, littératures et filmographies, tout ce qui fait l’esprit cultivé des sociétés bourgeoises. Les activités culturelles de ce type sont en France une priorité, c’est la politique de l’élitisme pour tous. Des maisons des jeunes chères à Malraux aux politiques de la ville, on développe l’offre culturelle, on démocratise l’accès à la culture, on veut atténuer la fracture sociale. Ainsi fleurissent une multitude de musées et de théâtres, de spectacles et de festivals. La modernité passe de modes en modes, on sait ce qui est beau pour nous et grâce à l’imprégnation culturelle nous allons devenir plus intelligent. On nous assène que la culture est un remède à l’incivilité, les intervenants artistiques sont de plus en plus présents dans les salles de classe, il y a une reconquête par l’art du lien social. Mais la politique de l’offre culturelle n’a pas crée de nouveaux publics, les classe populaires et modestes ne se reconnaissent pas dans cette culture qui reste le reflet des seules activités de la bourgeoisie. Il n’y a ni innocence, ni spontanéité ou révélation, la perception pure n’est qu’un mythe, notre sentiment artistique ne provient que d’un conditionnement social, et l’élite peut continuer à étaler sa culture pour mieux se différencier du peuple.

Le mot « culture » est polysémique, il existe en effet une autre conception, celle de la sociologie : la culture constitue cet ensemble complexe englobant les connaissances, les croyances, la morale, les lois et coutumes, tout ce qui est issu d’une socialisation qui permet à un individu de s’insérer dans une société en adoptant son langage. Il n’existe en réalité de sentiment de beauté qu’en raison d’une expérience artistique antérieure : aucune nature ou artifice n’a d’impact que dans la socialisation de notre regard et les mots qui habillent les choses. Si nos phrases ont en sens pour autrui, c’est qu’elles s’inscrivent dans un jeu de langage dont les règles sont connues de nos interlocuteurs. Bref, c’est notre appartenance à une communauté partageant les mêmes sens qui permet d’arracher un discours, quel qu’il soit, au gouffre du non sens, c’est l’appartenance à une même culture qui nous fait parler et vivre notre communauté. La culture est toujours irrésistible car ses prescriptions tendent à concerner toutes les situations de l’existence, elles visent le détail de chaque situation. Cette culture au sens anthropologique permet la transmission des caractères acquis. Ce qui caractérise par exemple les sociétés traditionnelles, c’est l’incessante répétition de pratiques maintenues identiques à elles-mêmes. Mises au point par le passé, ces pratiques permettent de faire face à des problèmes inchangés, ou tout au moins qui évoluent lentement. Dans les sociétés modernes, le culture a une autre forme d’hégémonie en nous laissant l’illusion de la liberté individuelle dans une société de masse : les classe populaires ne songent point à se cultiver et la télévision reste leur principal centre culturel.

Il existe donc une culture où nous sommes avant tout spectateur des oeuvres d’un autre, et une autre culture qui nous permet d’agir au sein de la société. Autant le culturel bouge pour nous immobiliser, autant la culture est stable pour nous faire avancer. Encore faut-il ne pas tomber d’une aliénation dans une autre…

cyborg

Je ne porte aucune parure ou artifice et quand il fait chaud, la nudité totale est mon seul costume. J’avais même l’impression de perdre mon temps du temps où j’allais chez les coiffeurs et je considère toujours avec amusement les différents liftings de ces dames. Mais c’est dans la consternation la plus totale que je constate le remodelage du corps dans la société technicienne.

Plus s’accroissent les performances des machines, plus notre corps paraît lent et notre intellect dépassé. Pour certains notre organisme ne serait plus qu’un brouillon à rectifier : usage massif des psychotropes pour fabriquer des états psychiques à la demande ; expansion de la chirurgie esthétique pour parfaire les apparences (transsexualisme, piercing, tatouages…) ; interaction croissante des organismes biologiques avec des ensembles électroniques. Notre pouvoir est techniquement réalisable de se défaire de notre pesanteur, de notre usure, de notre mort… Notre corps deviendrait alors le résultat d’une action délibérée en attendant qu’on puisse s’en débarrasser, charger l’esprit sur une disquette et envoyer âme et conscience dans les circuits électroniques. La technique a basculé dans un autre univers quand on a mis en place les premières liaisons entre les cellules nerveuses et des tranches de silicium. Le silicium contient des transistors qui détectent l’activité électrique des cellules nerveuses. A l’inverse, des points de stimulation permettent d’obtenir une excitation des neurones via le silicium, utilisé alors comme un condensateur. Nous pouvons alors imaginer devenir cyborg (cybernetic organism), être hybride fait à la fois de chair et d’électronique. Le cyborg est le contraire d’un robot, il conserve sa personnalité, ses goûts, ses souvenirs. Mais il est devenu un surhumain, ou plutôt un humain augmenté parce que ses organes sensoriels et son cerveau ont été dotés de capacités nouvelles. Nos appareils nous permettent déjà d’entendre le moindre son à des kilomètres, de voir la nuit, de sonder l’espace. Il suffit de nous brancher directement sur ces machines en utilisant les « vides » du corps humain pour y adjoindre des accessoires de toute nature. Le stimulateur cardiaque est déjà une première pénétration de la technique dans notre corps. Après les pacemakers, les implants cochléaires, les hanches en plastique et le seins en silicone, nous pourrions passer aux yeux artificiels, aux microprocesseurs greffés sur notre système nerveux et aux neurones en silicium. L’ordinateur du futur sera peut-être un biochip, objet hybride de taille microscopique qui réunit à la fois des cellules vivantes et des composants électroniques. Les réseaux informatiques pourraient devenir une extension de notre système nerveux.

Avec notre maîtrise croissante du biologique et de l’informatique, nous avons maintenant la possibilité de créer la symbiose du vivant et de l’inerte. A ce moment du progrès technique, les notions de dehors et de dedans, mais aussi de soi et de l’autre, perdent de leur pertinence. Notre corps est-il une oeuvre d’art que des sculpteurs de chair peuvent transformer à volonté, notre corps peut-il devenir un accessoire de la machine dont le contenu nous serait imposé pour des questions de rendement ou de dépassement de soi ? L’évolution a créé l’intelligence humaine, aujourd’hui l’intelligence humaine façonne des machines intelligentes. L’humain devient une espèce technologique qui a laissé se brouiller progressivement les frontières entre la machine et lui-même. Demain ces mêmes machines, sans l’intervention de l’homme, pourront donner naissance à des technologies qui dépasseront notre propre intelligence. Nos descendants auraient alors des relations avec des êtres automatisées qu’ils prendront pour professeur, compagnons ou amants pour désirer sans doute devenir cyborg à leur tour et perdre leur humanité. Percer son corps pour une boucle d’oreille, c’est déjà un premier pas dans l’engrenage.

A trop faire confiance dans les possibilités de la technique, nous en sommes arrivés à intégrer la machine dans notre vie, dans notre pensée et maintenant dans notre corps. Il est pourtant effrayant et dérisoire à la fois de modifier le corps légué par les parents. Pour contrer cet impérialisme de la technique, il nous faut accepter une certaine fatalité de l’ordre naturel ; accepter l’arrêt cardiaque ou les ravages d’un cancer, c’est aussi lutter contre la manipulation de notre corps par une médecine dénaturée.

décentralisation

Dans une communauté rurale, on se connaît tous : la régulation des relations n’est pas toujours facile, mais elle est possible. Dans ma communauté urbaine les pouvoirs s’éparpillent et dès le moindre problème on fait appel aux élus, à la police et à toutes ces institutions qui encadrent la ville ; on fait semblant de maîtriser par délégation ce qui ne fonctionne qu’à l’aide de procédures et d’intermédiaires. Je préfère une société dont le fonctionnement peut être directement pris en charge par les individus.

Les grands pays, quel que soit leur régime, ont à faire face aujourd’hui aux risques de la bureaucratie et de la technocratie, ce qui peut conduire à de nouvelles formes d’écrasement de l’individu et du citoyen. Cette tendance peut être contrebalancée par la décentralisation qui rapproche l’institution de l’individu. La décentralisation est un principe absolu, la vertu politique de l’autonomie locale n’est pas seulement de constituer une école de la démocratie, elle est de réaliser un équilibre indispensable des pouvoirs au niveau spatial. C’est une loi française de 1884 qui affirme le principe toujours en vigueur de la compétence générale de la commune : « Le conseil municipal règle, par ses délibérations, les affaires du ressort de la commune ». Depuis les lois de décentralisation de 1982, le conseil municipal, qui est élu au suffrage universel direct, s’administre librement et le maire dispose d’un pouvoir réglementaire propre. Chargé du maintien de l’ordre et de la sécurité, il dispose aussi d’un pouvoir de police. Il est enfin un représentant de l’Etat qui marie ses concitoyens, tient l’état civil et gère tous les équipement locaux (école, voirie). Cette collectivité territoriale de proximité fait participer près d’un Français sur cent aux conseil municipaux. Le département et la région complètent en France les intermédiaires nécessaires entre l’individu et l’Etat central.

La décentralisation est un procédé qui doit être encadré par celui de la subsidiarité. Il s’agit d’un principe de régulation de la décentralisation qui invite à déterminer, au cas par cas, si le transfert d’une décision du niveau local au niveau global permet de gagner en efficacité. Par exemple une pollution comme l’effet de serre ignore les frontières et il est alors préférable de centraliser la décision au niveau multinational ; par contre la création d’un dépôt de déchet concerne au premier chef la commune dans laquelle il va s’effectuer. Ce principe existe officiellement dans le traité de Maastricht (1992) qui fonde l’Union européenne. La subsidiarité commande à l’Union de n’intervenir que si, et dans la mesure où, les objectifs entrant dans les compétences qu’elles partagent avec les Etats « ne peuvent être réalisés de manière suffisante par les Etats membres et peuvent donc, en raison des dimensions de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire ». Un protocole mentionne trois aspects qui aideront à juger si cette condition est remplie : la question a-t-elle des aspects transnationaux qui ne peuvent être réglés par les Etats-membres, une action nationale ou l’absence d’action seraient-elles contraires aux exigences du traité, l’action communautaire présente-t-elle des avantages manifestes. Par exemple le droit de chasse des oiseaux de passage ne peut pas être décidé au niveau local, mais au niveau européen ou même au delà parfois : une telle migration ne connaît pas de frontières.

Par contre les chasseurs peuvent décider localement de l’équilibre des espèces résidentes de leur commune, d’où la chasse au gibier d’élevage qu’on a lâché la veille. Le pouvoir doit se rapprocher des gens qui peuvent ainsi apprendre par eux-mêmes les erreurs à ne pas faire…

déchet

Si les objets que j’utilisais étaient bien faits, ils auraient un usage ultime par recyclage et il n’y aurait plus de déchet. Autrefois à la campagne on ne jetait rien car tout pouvait avoir son utilité, maintenant il y a toujours plus de déchets ultimes qui ne peuvent trouver preneur…

La classe globale a hérité de quelques déchets de ses parents, elle en laissera beaucoup plus à ses enfants. Selon un rapport de septembre 2000 du World Resources Institute, entre la moitié et les trois quarts des ressources naturelles utilisées chaque année sont rejetés dans l’environnement en tant que déchets dans l’année qui suit. La production annuelle mondiale de déchets est estimée à 12 milliards de tonnes, soit deux tonnes par habitant. Un pays riche comme la France produit chaque année 27 millions de tonnes d’ordures ménagères, soit plus d’un kilo par jour et par personne. Un tiers au plus des 102 millions de tonnes de déchets industriels (dont 7 millions de déchets toxiques) est traité dans des filières de recyclage ou de valorisation énergétique. On doit ajouter 420 millions de tonnes de déchets agricoles. La loi française de 1992 impose que tout déchet soit valorisé avant son admission en décharge d’ici 2002. Elle limite les décharges aux seuls déchets ultimes, c’est-à-dire ayant fait l’objet d’un tri préalable. Mais au terme prévu initialement par cette loi, l’application en est suspendue car une montagne de déchets ne trouve pas où aller puisqu’un Français sur trois ne dispose pas encore de poubelle de tri.

Marseille continue de rejeter sans recyclage 1200 tonnes par jour, elle n’applique pas la loi, elle n’est pas sanctionnée, elle dit « Je continue à polluer ». On consomme, mais on refuse d’en payer le coût : en 1992, il en coûtait 50 francs la tonne pour jeter les ordures dans un trou grossier, les nouvelles réglementations ont multiplié le prix de la mise au rebut par dix. Les centres d’enfouissement technique obéissent en effet à des normes strictes, les déchets sont isolés du sol, les gaz de fermentation sont récupérés. Dans ce contexte général, les chaînes logistiques tendent à se complexifier et les transports à s’allonger, ce qui entraîne une pression croissante sur l’environnement : le transport des déchets en France représente un tiers du trafic intérieur de marchandise.. Le contenu de nos poubelles urbaines sont difficilement valorisables, et la maîtrise du cycle organique pratiquement impossible. Les incinérateurs d’ordures ménagères sont les principaux émetteurs de dioxine et toutes ces nouvelles structures entraînent à juste titre les manifestations des riverains. Les consommateurs occidentaux facilitent leur existence par la multiplication des emballages et le prêt à jeter, mais dans le même temps refusent l’enfouissement des déchets dans leur propre jardin. Tout au contraire, la circulation des déchets en zone rurale se limitait à un parcours de proximité depuis le lieu d’émission jusqu’à la décharge, et le retour aux sols cultivés des substances nutritives de la matière organique constituait le cours normal de nos pratiques. Le monde de demain ne peut vivre perpétuellement dans la schizophrénie, il n’y a pas d’avenir pour une urbanisation croissante.

La classe politique n’a pas pris toutes ses responsabilités, il fallait prendre des mesures impopulaires, donc perdre des électeurs. C’est pourtant un signe de maturité politique que d’indiquer à la population la voie de l’avenir et de faire appliquer les contraintes du développement durable.

délinquance

Il faut savoir dire non à un enfant quand il le faut. Mes deux enfants n’ont jamais accompli d’acte répréhensible parce que le contrôle de leur comportement a été intériorisé grâce à une socialisation adéquate. Une société n’a que ce qu’elle mérite…

La priorité dans le monde occidental est à la sécurité et les pays se dotent d’un arsenal de plus en plus répressif pour se protéger de leurs enfants turbulents : procès public, enfermement, couvre-feux, punitions et réparations. La Grande-Bretagne décrète une responsabilité pénale à partir de 10 ans, l’Ecosse à 8 ans, l’Etat du Michigan autorise le ministère public à demander à ce qu’un mineur relève du droit commun quel que soit son âge. Aux Etats-Unis, on criminalise toutes les déviations (jeu, prostitution, drogues douces…). Pourtant aucune des initiatives de la justice pour prévenir la récidive des jeunes délinquants ne marche : ni les sanctions dures (prisons à régime sévère par les jeunes délinquants, enfermement dans des camps à discipline militaire), ni les douces (centres de rééducation à la campagne, détention à domicile sous surveillance électronique). Entre la prison qui renforce le mineur dans sa déviance grâce à une fréquentation criminogène et le foyer éducatif d’où l’on sort comme dans un moulin, un intermédiaire est difficile à trouver. Une société peut éloigner le mineur délinquant du quartier où il fait régner la terreur, le couper de sa « bande » qui lui servait de support identitaire. Mais la plupart du temps, les structures d’accueil qui offrent à la fois un projet éducatif fort et un cadre suffisamment contraignant pour des mineurs complètement dépourvus de repères échouent dans leurs tentatives de canalisation de la délinquance. On ne peut réellement agir en aval.

Il est donc nécessaire d’agir en amont. De tous les facteurs qui ont pesé sur les trajectoires de la délinquance, le plus important est le défaut de socialisation : la petite enfance du délinquant a été négligée et maltraitée. Contre la carence ou la violence parentale, l’enfant se construit une vision du monde défensive. Caractère et comportement deviennent alors irréversibles, dès lors répression et prison n’y changeront rien. La société moderne ne peut compenser un manque de socialisation familiale parce qu’elle est de plus en plus anonyme ; les individus travaillent loin de leur domicile, chacun vit chez soi et la surveillance du voisinage ne s’exerce pas sur les enfants. Cet anonymat facilite incivilités et délinquance et pousse les victimes à se retourner vers l’Etat. Dans les sociétés intégrées au contraire de façon normative, la punition se contente de faire appel à la conscience, à la résipiscence, à défaut à l’amende, mais rarement à l’enfermement ou au bannissement. La prévention au Japon est par exemple largement une affaire de communauté, toute la société est volontairement encadrée, chaque individu étant au contact d’au moins 50 personnes. Comme l’usage des drogues est par exemple condamné unanimement par la communauté, le marché des usagers reste alors très limité par le poids social qui pèse sur l’individu : la réprobation publique permet le contrôle social sur les comportements déviants qui échappent ainsi à la judiciarisation. Au lieu de cette solidarité de voisinage, les sociétés modernes sont rentrées dans un contexte d’Etat-sécurité. Mais les dispositifs de lutte contre la délinquance qui s’accumulent au fil des pays et des gouvernement s’apparentent plutôt à un bricolage qu’à une politique cohérente : aucune articulation de la prévention et de la répression, même bien dosée, ne peut pallier la désaffiliation sociale d’un nombre croissant d’individus. Nous devons casser la barrière de l’anonymat et retrouver le sens de la communauté.

Les adolescents dans la galère ne trouvent leurs repères que dans l’action, avec des moments partagés dans une activité avec des adultes. Il n’y pas d’éducation sans un engagement personnel des citoyens qui servent de nouveau modèle à un adolescent sans repères. Mais cette rédemption est souvent impossible puisque c’est avant même l’action délinquante qu’il faut agir.

demande

J’enseigne à mes élèves la relance par la demande pour éviter le chômage, ou la relance de l’offre pour faire plaisir aux entreprises, officiellement je n’enseigne pas l’art de se contenter de ce qui est nécessaire…

Rien ne circule qui n’ait été produit. Dans une société moderne, pas de production sans distribution de revenus et sans retour de ces revenus à la production par l’intermédiaire de la consommation. Il y a un circuit économique en équilibre qui fait circuler les richesses tout en assurant une égalisation de ses composantes. L’entreprise transforme le travail des ménages en production de biens et de services, les travailleurs perçoivent en contre-partie un revenu. Les ménages dépensent ce revenu auprès des entreprises, ce qui permet donc aux entreprises de continuer à payer leurs salariés. Il existe donc un mécanisme de transformation perpétuelle entre circulation réelle de biens et services et monétisation des échanges. En situation de sous-emploi, il suffit donc de relancer la demande globale pour activer le circuit économique et créer des emplois supplémentaires. Keynes considère en 1936 que la crise de 1929 constituait une crise de cous-consommation et préconise donc une intervention de l’Etat pour assurer le plein emploi par la relance de la demande. Depuis 1945 jusqu’au premier choc pétrolier, l’augmentation générale des dépenses budgétaires et sociales induites par les théories keynésiennes a permis d’accélérer la croissance économique interne aux pays. Mais une situation de stagflation (à la fois stagnation économique et forte inflation) a remis en question le dogme d’une relation inverse entre chômage et inflation. De plus l’ouverture internationale et la libre circulation des capitaux empêchent une politique gouvernementale autonome (c’est la contrainte extérieure). Les anticipations deviennent négatives, une relance de la demande ne sert plus à rien : les économistes redeviennent alors libéraux dans les années 1980, seul compte pour eux la capacité des entreprises à augmenter l’offre de biens et services.

Par définition, la consommation est l’acte qui nous permet de satisfaire nos besoins individuels et collectifs, mais en même temps cette consommation opère une destruction de ressources, ou tout au moins une usure. Chacune de nos consommations, même les plus ordinaires, doit donc être repensée en terme d’impact écologique. Comme le niveau de nos besoins est indéterminé, comme il dépend de l’état productif de la société et des relations de pouvoir qui conditionnent l’expression des manques, la destruction peut atteindre une ampleur insupportable pour une région ou même pour la planète. La consommation matérielle devient alors un passé à dépasser. Une vie pleinement humaine ne se réduit pas en effet à des satisfactions économiques. Notre conscience d’être suppose à la fois une participation citoyenne à la vie politique, une vie contemplative personnelle et la recherche de la perfection morale, ce qui rend superflu la recherche de l’avoir ; l’intensité de la participation politique, le degré de liberté individuelle et publique, la qualité des interactions, des paroles et du lien social sont plus utiles que ce qui est produit et vendu ; la demande n’est pas le stade suprême de l’expression de soi, notre richesse intérieure n’est pas mesurée par le niveau de nos consommations. Nous pouvons participer d’une solidarité au quotidien par nos actes de chaque jour, chacun de nous peut influer par son mode de vie personnel sur le sort d’un nombre indéfini d’individus, particulièrement quand il habite dans un pays riche et/ou appartient à la classe globale. Prendre la décision de consommer plus que ce qui est nécessaire, c’est forcément empêcher d’autres personnes de vivre dans des conditions acceptables. Tout est relié, nos choix individuels ont des répercussions collectives.

Prendre la décision de faire un enfant de plus, c’est obligatoirement peser sur la planète parce qu’on augmente la consommation matérielle. Il y a tant d’autres choses à faire que de consommer toujours davantage et de faire des consommateurs supplémentaires…

démocratie

L’esclave n’a que le statut qu’il mérite, il n’est de servitude que volontaire. D’ailleurs les capacités de résistance à l’oppression sont minimes et même en système démocratique, la capacité individuelle de résister à l’oppression est peu répandue. J’entraîne mes élèves à la citoyenneté active pendant mes cours d’éducation civique, juridique et sociale, mais pratiquement aucun ne veut participer à l’élaboration du journal lycéen, il leur suffit de se contenter de ce qu’ils sont et de papoter entre eux.

La démocratie (le pouvoir au peuple) est le régime politique normal de l’espèce humaine car il correspond le mieux à la nature des problèmes que les humains réunis en société ont à affronter ; au paléolithique supérieur déjà, les sociétés de chasseurs et de cueilleurs avaient souvent un régime de type démocratique. Mais quand le pouvoir appartient à tous, il n’appartient à personne et son application concrète ne peut qu’être difficile. C’est pourquoi le pouvoir traditionnel, justifié par sa conformité aux coutumes dont l’ancienneté accrédite l’autorité l’emporte sur la démocratie pendant des millénaires et c’est le pouvoir charismatique, fondé sur une personnalité extraordinaire (chef de guerre, souverain plébiscité ou grand démagogue), qui accompagne les changements de régime quand les circonstances s’y prêtent. La démocratie n’a pas de fondement dans la tradition puisqu’elle est bâti sur le débat permanent et que les décisions peuvent aller dans toutes les directions où se porte le mouvement des citoyens. Elle ne peut pas faire référence à une image charismatique puisque tout le monde a le pouvoir, la souveraineté appartenant à chaque individu. Il n’y a plus de loi sociale qui puisse être rapportée à un ordre du monde, un ordre de la nature ou du sacré, nulle divinité, nulle nature humaine n’institue la république, nul principe intangible ne peut être invoqué pour faire obstacle à l’auto-organisation par les citoyens de leurs institutions. La démocratie ne peut même pas se réduire à un système juridico-politique, il n’y a pas de loi qui ne puisse être soustraite à la discussion et à l’affrontement des humains dans la société. C’est la reconnaissance du conflit, le refus d’une autorité inconditionnée, le refus d’un pouvoir incarné par un monarque ou dans une tradition qui est au cœur du mouvement démocratique, d’où sa fragilité.

Comme la démocratie est un régime politique dans lequel sont dissous tous les repères, dès lors que le lieu de pouvoir n’est pas délimité et personnalisé, dès lors que nul ne saurait occuper la position d’un grand médiateur ou d’un grand juge, ce lieu est reconnu comme un lieu vide qui attire les ambitions personnelles : la démocratie peut alors se transformer rapidement en autoritarisme, le XXe siècle a connu la dérive charismatique avec le régime nazi (Hitler) et les républiques dites populaires (Staline, Mao). La démocratie n’est en effet jamais très loin du totalitarisme, un désordre ambiant peut transformer une dictature de la minorité en dictature au nom de la majorité. C’est ce qui s’est passé avec la prise du pouvoir des marxistes-léninistes minoritaires en Russie et l’idéal communiste d’une société sans classes se dissout dans le culte de la personnalité. De même Hitler correspondait aux aspirations d’une partie de la société allemande des années 20 parce qu’il paraissait sauver le pays d’une terrible crise politique et économique : « Il est très rare de trouver quelqu’un qui ait à la fois un programme et une vision de ce que doit devenir mon pays, et cet homme, c’est moi » (in « Mein Kampf »). Mais du point de vue de la science juridique, le droit sous le régime nazi était le droit puisque voulu par le peuple et les élections existaient aussi dans les pays socialistes. Tout droit relève d’une origine subjective et dans une société que rien ne transcende, ces voix peuvent apparemment s’égarer et instituer une démocratie formelle prise en charge par une élite.

La seule véritable garantie d’une démocratie où tous les citoyens sont normalement éligibles, c’est le tirage au sort pour un mandat limité qui évite la personnalisation du pouvoir et les luttes stériles qui vont avec.

démocratie directe

J’ai déchiré ma première carte d’électeur car je jugeais que les élus ne représentaient qu’eux-mêmes, mais les forums de discussion m’ont aussi démontré que la démocratie directe ne peut être assimilée qu’à une foire d’empoigne.

La démocratie directe est une exception historique. Elle était pratiquée dans certaines sociétés primitives (souvent avec une prise de décision selon le principe de l’unanimité) et elle n’a été établie institutionnellement qu’en 508 avant J.-C. à Athènes : toutes les décisions importantes étaient prises directement par le peuple assemblé. Le bureau et le président étaient tirés au sort et changeaient à chaque séance. Tout citoyen pouvait non seulement intervenir dans le débat, mais aussi proposer un décret. Une longue éclipse démocratique s’instaure au temps des royautés, seul le soi-disant représentant de dieu sur terre dispose alors de tous les pouvoirs : cour suprême de justice, tribunal administratif, puissance législative…. Il faut attendre 1789 pour voir affirmer en France les droits de l’individu et du citoyen en tant que principe universel. L’élu devient le représentant de la Nation et non d’une fraction de celle-ci, mais l’exercice par tous de la démocratie était considéré dans les premiers temps comme impossible au-delà de la portée de la voix, d’où la démocratie représentative.

Dès l’apparition du télégraphe en 1794, on croit aux promesses émancipatrices de la technologie à distance qui devait permettre de reconstruire à l’échelle d’une nation les conditions de l’agora athénienne. Au fur et à mesure que les informations circulent plus facilement dans le corps social tout entier, une démocratie plus participative devient en effet possible et le vote espacé, intermittent, n’apparaît plus comme une expression démocratique suffisante. Les députés ne sont plus les sujets, mais les objets et parfois les victimes du jeu des représentations, la démocratie parlementaire subit la loi de la démocratie en public. Nous sommes passés d’une société représentative où l’élu se sentait appartenir à une élite ayant le pouvoir à une démocratie où le peuple peut intervenir en permanence. L’élu doit alors agir dans le cadre de nouveaux contre-pouvoirs, l’opinion publique, les associations militantes, l’intervention dans les médias… Maintenant les représentants du peuple, à l’intérieur d’une société transparente, ont conscience d’être le simple objet de la représentation des autres. Nos moyens techniques de communication font même pencher la balance en faveur de l’individu. Toute une génération va grandir grâce à Internet dans l’attente d’un accès facile et en temps réel aux documents de travail des gouvernements et des preneurs de décision, dans une dimension jamais connue depuis la démocratie directe d’Athènes. Il a fallu plusieurs centaines d’années pour passer de l’imprimerie à l’instruction obligatoire, il ne faudra que quelques dizaines pour que l’humanité s’élève au niveau des cyber-citoyens. La démocratie participative complète ainsi la démocratie représentative en s’appuyant sur les interrelations entre médias et opinion publique, une opinion que fabrique en continu les médias en général et les caméras de télévision en particulier. Ce n’est nullement certain que ce soit l’individu qui prenne le pouvoir…

Tout système démocratique ne subsiste que par la force de ses contre-pouvoirs, et se ramène en fin de compte aux capacités d’engagement réfléchi de chaque citoyen actif dans une société interactive. Un cyber-citoyen n’est compétent que s’il possède des capacité préalables d’analyse.

démographie

Je ne peux être à l’aise et communiquer de façon interactive avec un groupe qui comporte plus d’une centaine de personnes, il est donc terrifiant pour le citoyen que l’humanité se compose de milliards d’individus. Ce qui me semble bien plus effrayant encore, c’est que nos rapports à la nature deviennent déséquilibrés à partir d’un niveau de surpeuplement difficilement définissable.

Une expansion de la population supérieure aux ressources alimentaires conduit non plus à une autonomie du groupe tribal ou social, mais à des migrations, à l’invasion, à la guerre. Comme il est rare que l’humanité accepte de régler sa démographie sur ses ressources, elle essaye de régler les ressources sur sa démographie. Vers 10 000 ans avant notre ère, l’agriculture sur abattis-brûlis est apparue pour « améliorer » les techniques de survie opérées par la chasse et la cueillette. Grâce à cette première révolution, la densité démographique a pu atteindre entre 10 et 30 habitants au kilomètre carré. Pour nourrir 50 millions de terriens, un déboisement gigantesque fut opéré par cette agriculture, et l’humanité a souffert d’une crise alimentaire chronique, ce qui explique la conquête de colonies par les peuples les mieux armés et la pratique de l’esclavage. Au premier millénaire de notre ère, le système à jachère et à culture attelée lourde se met en place en Europe ; la population de l’Europe occidentale est multipliée par 3 ou 4 de l’an 1000 à 1300, la densité atteint 55 habitants au km2. Les techniques sont devenues par la suite de plus en plus efficace, les rotations de culture avec les plantes fourragères suppriment la jachère. Les surplus agricole sont tels qu’une partie de la population peut se consacrer à l’industrie, ce qui rend possible en retour la motorisation et la mécanisation de l’agriculture. Le rapport entre l’agriculture manuelle la moins productive et l’agriculture motorisée la plus productive est de l’ordre de 1 à 500, les prix agricoles baissent en proportion et cela encourage l’accroissement de la population.

Les innovations techniques ne peuvent plus aujourd’hui être considérées comme des progrès réels, mais comme la tentative sans fin d’adapter les ressources à une démographie toujours croissante. On peut de moins en moins agir sur la production alimentaire, les terres cultivables le sont maintenant dans leur presque totalité, les modes de production deviennent dangereux. L’eau commence à manquer à cause de l’irrigation, les pesticides s’accumulent dans la chaîne alimentaire, les organismes génétiquement modifiés n’ont pas encore fait la preuve de leur innocuité… Il faudrait maintenant agir sur la population. En 13 ans, de 1987 à 2000, la population mondiale est grimpée de 5 à 6 milliards, alors qu’il avait fallu 120 ans pour passer de 1 à 2 milliards. Il s’agit d’une évolution qu’on appelle exponentielle, la croissance démographique est de plus en plus rapide. Aucune évolution exponentielle dans un monde fini n’est durable et atteint très vite les limites du supportable. Même la croissance démographique zéro, avec une fécondité égale à 2,1 enfants par femme (dans un pays développé) qui assure le simple renouvellement de la population, est un mythe destructeur puisqu’on a déjà dépassé les capacités de charge de la planète. Les conférences des Nations Unies sur la population et le développement ont lieu tous les 10 ans, 1974 au Caire, 1984 à Mexico. Lors de la conférence de septembre 1994, la communauté mondiale a adopté un programme d’action dont l’objectif est de stabiliser la population de notre planète entre 8 et 10 milliards d’habitants : aucun pays n’a pris cet engagement au sérieux, à l’exception de la Chine avec son modèle d’un seul enfant par famille.

Puisque nous pouvons maîtriser techniquement la fécondité, nous devenons responsable d’un changement culturel de type malthusien. Trop d’enfants nuit, à tous et à chacun ; la charge de la population est actuellement trop lourde pour nos ressources prouvées et potentielles. Nous donner internationalement l’objectif d’une limitation des naissances à un enfant par couple devient raisonnable car nécessaire.

déplacement

J’ai calculé que je faisais à peu près cinquante kilomètre par jour en moyenne dans mon véhicule familial (deux conducteurs) alors que je vais au travail à pied et que je limite mes déplacements au nécessaire. On ne se rend jamais tout à fait compte de ce qu’on habille sous l’étiquette rassurante de la « nécessité ».

La technologie construit le social, à chaque système technique correspond une structure particulière de l’économie. La classe globale est centrée autour de l’objet fétiche qui s’appelle automobile non par un besoin irréfragable de déplacement, mais par la pression innovante des producteurs. Le travail à la chaîne et la standardisation inaugurés en 1914 par Ford permet la production de masse et un coût réduit. Comme dans le même temps Ford augmente les salaires pour compenser un rythme de travail abêtissant, ses ouvriers peuvent alors acheter le produit de leur travail : la consommation de masse s’équilibre alors avec la production de masse. L’industrie automobile fait appel à la production des branches-clés, sidérurgie et industrie mécanique, c’est un vecteur de croissance qui permet l’amélioration du niveau de vie. C’est aussi une industrie de main d’œuvre et donc d’emploi, ce qui est toujours bien vu par les hommes politiques. Les migrations vers les villes et l’urbanisation sauvage ont exigé une multiplication des nouveaux lieux d’habitat, les voitures deviennent alors indispensables pour une large fraction de la population, d’autant plus que les facilités de déplacement éloignent lieux de résidence et lieux de travail ou de loisirs. Comme l’effort collectif est consacré aux infrastructures routières, l’automobile se façonne un quasi-monopole pour les déplacements. En outre, on fait en sorte de considérer le véhicule personnel comme un élément de promotion sociale pour attirer toujours plus de consommateurs. Dans ces conditions, la consommation individuelle l’emporte sur les équipements collectifs, la technique se met au service de l’individualisme, le déplacement motorisé devient une nécessité.

Le moteur à explosion pouvait tout aussi bien se développer dans les déplacements collectifs que dans la voiture individuelle. Le tramway, comme les autres formes de transport collectif, incarne en effet les qualités que les citadins exigent aujourd’hui d’un moyen de transport : il est rapide (sur voie réservée), économique, sans danger, silencieux, non polluant, confortable, soit exactement l’inverse de ce que représente la voiture individuelle. L’extension de l’individualisme au cours du XIXe siècle nous a pourtant fait préférer l’un à l’autre. Mais les ressources de pétrole (d’essence) s’épuisent, l’effet de serre augmente, les déplacements se multiplient sans que le bonheur progresse en proportion. On préfère la route plutôt que le ferroutage alors que le transport par camion consomme 32 grammes équivalent pétrole par tonne et par km contre 10 grammes pour le chemin de fer. Comme les pouvoirs publics ont instauré en France une sous-tarification du gazole, de la taxe à l’essieu et des péages, c’est le poids lourd qui s’est généralisé. Résultat : usure de l’infrastructure routière et pollution de l’atmosphère et c’est la collectivité qui en supporte les coûts sociaux et environnementaux : bruit, accidents matériels et corporels… Il nous faudra supprimer le déplacement en voiture ou en camion. La technologie construit le social autant qu’elle en est le produit, la sphère économique a pris une trop grande indépendance et doit être à nouveau encadrée par le politique.

C’est la contrainte énergétique qui va réguler la boulimie de déplacement de la classe globale et éliminer les moyens de transport les plus onéreux. Il nous reste à atteindre le dernier choc pétrolier, le bon, celui qui permettra à tous de se rendre compte que le déplacement mécanique a un coût exorbitant et que le vélo est la seule technologie qui vaille.

détour de production

Avec ma tronçonneuse je découpe seul tous les chênes tombés dans le bois familial lors de la grande tempête de 1999 en France. Je vais bien plus vite que si j’utilisais un passe-partout avec lequel d’ailleurs il faudrait me trouver un compagnon de travail. Mais avec tous les frais de fabrication de ma machine et l’essence que je consomme, sans présence humaine autre que moi-même, suis-je plus efficace et plus heureux ?

On peut boire directement à la source ou passer du temps à construire un seau, ce qui constitue un détour de production. On peut allonger ce détour en construisant une canalisation, action qui nécessite plus de temps de travail que la fabrication du seau. Mais ce capital supplémentaire permet de capter beaucoup plus d’eau que le seau, il accroît notre productivité, ce que nous pouvons accomplir en une heure de travail. L’homme est le seul animal capable de reculer pour mieux sauter : il se retient temporairement de consommer pour investir et accroître ainsi sa consommation future. Le détour de production nous permet donc de mettre de plus en plus de marchandises à disposition des consommateurs et d’accroître ainsi le niveau de vie de la classe globale.

Le détour de production est devenu une fin en soi, le travail supplémentaire nécessaire à l’accumulation de capital technique devient beaucoup moins important que le travail détruit par les machines. Il s’instaure ainsi une société capitalistique (beaucoup de capital technique pour moins de travail) qui économise la main d’œuvre et rend le chômage incompressible. Plutôt que l’allongement sans fin du détour de production il faut en rester aux techniques de base : plutôt que la concentration industrielle, pratiquer l’activité artisanale ; plutôt que l’échange généralisé promouvoir l’autonomie économique la plus grande possible. Il ne s’agit pas d’inventer de toutes pièces une argumentation de type utopiste, il suffit d’inverser l’évolution de nos modes de production en raccourcissant le détour de production. Une tendance nouvelle dans les pays développés semble s’imposer qui voudrait permettre à l’individu de se reconquérir, serait-ce par le bricolage : à contre-courant du travail émietté, spécialisé et répétitif, on réapprend ainsi des gestes qui donnent l’impression de se métamorphoser en artisan et conduisent à la réalisation par soi-même d’un objet fini. On s’éloigne alors d’une logique industrielle pour se rapprocher d’une technique artisanale, base des solidarités rurales d’autrefois.

La limitation du détour de production est d’autant plus nécessaire que la facilité plus grande d’exploitation de la nature que l’accumulation de capital technique entraîne nous propulse dans une impasse : quand un cours d’eau est dévié par une canalisation, il faut considérer la perturbation de tous les écosystèmes qui en découle autant que nos gaspillages illimités d’une eau de plus en plus rare. C’est l’allongement du détour de production qui accroît le pillage des ressources naturelles et l’importance de nos déchets non recyclés.

développement durable

Beaucoup de membres de la classe globale pensent en termes d’héritage transmis à leurs propres enfants en sachant que de toute façon le patrimoine peut être plus rapidement dilapidé qu’il n’a été rassemblé. Mais presque personne ne pense encore à la lignée de toutes les générations pour laquelle le maintien du patrimoine naturel est une nécessité vitale.

Comment renouer avec la croissance de façon à faire reculer les inégalités et la pauvreté sans détériorer l’environnement légué aux générations futures ? Telle est la question que l’Assemblée générale des Nations unies a soumis à Mme Brundtland en 1983. Remise quatre ans plus tard, la réponse tient en deux mots : « sustainable development », soit développement durable, ou encore soutenable, ou viable selon les traductions. Au sens du rapport Brundtland, le développement soutenable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. Dès 1980, les experts des organisations internationales utilisaient d’ailleurs la notion de développement soutenable, un rapport s’est penché par exemple sur la conservation des ressources vivantes en vue d’un développement durable. Dérivée des sciences naturelles, et plus précisément des débats sur la notion de population limite, le principe de soutenabilité place les espèces animales et végétales sur un même pied d’égalité que l’espèce humaine. On en déduit que l’évolution démographique de n’importe quelle espèce doit s’accorder avec le potentiel productif de l’écosystème, et le développement soutenable consiste à définir un niveau de production supportable pour l’environnement. Mais il s’agit dans le rapport Brundtland de croire encore au miracle: « Rien n’empêche d’améliorer nos techniques et notre organisation sociale de manière à ouvrir la voie à une nouvelle ère de croissance économique ».

La croissance économique est confronté actuellement à quatre problèmes qui pénalisent l’avenir. Le feu (l’énergie), l’eau, l’air et la terre étaient jusqu’à présent des biens libres, en quantité tellement importante que nous n’avions nul besoin d’en faire une préoccupation économique. Ce n’est plus le cas. Comme l’activité économique est de fait un sous-système du système terrestre, elle entraîne, en vertu de la seconde loi de la thermodynamique (loi de l’entropie), une tendance à la dégradation continue : ainsi l’énergie libérée par la combustion d’un litre d’essence ne peut plus être récupérée parce qu’elle est désormais dispersée. Les ressources naturelles non renouvelables ne peuvent plus être traitées comme de simples marchandises : elles ne sont pas produites par la sphère économique, elles sont anéanties par leur usage. Les intérêts des générations futures sont en conséquence directement concernés par les activités des générations présentes. Ce n’est même plus de croissance zéro dont il faut parler, mais d’aménagement de la décroissance. Il ne s’agit plus de se demander « Comment produire plus ? », mais « Comment respecter le milieu qui nous permet de vivre ? », il faut éviter de ruiner le patrimoine naturel de la planète sans lequel le développement ne saurait être durable. Les habitants des pays pauvres sont en deçà de la satisfaction de leurs besoins économiques et sociaux, les riches sont trop au delà. Il est impossible que le niveau de vie occidental se généralise à tous ; donc, pour satisfaire les besoins des plus démunis, il faut réduire le niveau de vie des habitants les plus riches et ne satisfaire que nos besoins essentiels. Il nous faut nous rejoindre sur une moyenne conforme à une redistribution égalitaire des ressources de la planète.

Le pétrole n’appartient pas aux émirs de l’OPEP, ni à la classe globale qui roule en automobile, ni même aux générations actuelles toutes classe confondues, le pétrole comme toutes les autres ressources non renouvelables doit être transmis uniquement dans ses formes recyclables aux générations futures.

développement humain

J’avoue que je suis encore sous antibiotiques pour un simple abcès à la gencive alors que d’autre personnes dans d’autre pays pourraient ne pas pouvoir se soigner et perdre ainsi leurs dents les unes après les autres. Les conditions de bonne santé des uns ne peut se faire sans que les autres humains aient reçu des assistances similaires.

Il est de plus en plus loin le temps où on se contentait de classer les nations selon le revenu de leurs habitants, le débat économique et social est dorénavant relié à la dimension éthique et philosophique de notre existence. Toute théorie du choix social demande pour être validée dans un contexte démocratique qu’elle fasse référence au bien-être intégral des individus. Le prix Nobel d’économie, traditionnellement donné à des laudateurs de la croissance économique dans un contexte libéral, a changé de registre avec son lauréat de 1998, Armatya SEN. Il s’est intéressé à l’élaboration d’un Indicateur de Développement Humain (IDH) publié chaque année depuis 1990 par le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement), un organisme de la famille onusienne ; pour plus de transparence dans le monde, il devenait nécessaire de mesurer les inégalités de longévité et de savoir, pas seulement l’écart de niveau de vie entre les pays. L’IDH est fondé sur le revenu par habitant, le niveau d’instruction et l’espérance de vie, et répond à ce souci de vérité. Il est mesuré à l’aide de quatre indicateurs : l’espérance de vie à la naissance ; le taux d’alphabétisation des adultes ; la moyenne d’années d’études ; le PIB réel par habitant ajusté (exprimé en parité de pouvoir d’achat). Les indicateurs PIB réel et espérance de vie pèsent chacun pour 1/3 dans l’IDH, le taux d’alphabétisation et les années d’études respectivement pour 2/9 et 1/9. Un indicateur de pauvreté humaine encore plus récent que l’IDH insiste sur les conditions de vie de la population, notamment l’accès à la sécurité alimentaire et à l’eau potable, tout ce qui permet de lutter contre la mortalité infantile, ce qui met en évidence la capacité redistributive des Etats. De ces constats, il est possible d’en déduire les politiques à mettre en œuvre.

Il faut rappeler l’importance de la santé et de l’éducation à tous ceux qui raisonnent en termes de revenu. L’espérance de vie au Kerala, région pauvre de l’Inde, est d’environ 70 ans, proche du niveau européen. Cela est du pour une large part au taux élevé d’alphabétisation, en particulier de la population féminine. Le fait de pouvoir aller à l’école, c’est aussi celui de bénéficier de soins médicaux, de n’être pas usé par des maternités nombreuses, de savoir gérer son existence. Au contraire le Brésil a connu un fort niveau d’expansion économique mais a négligé l’éducation et la santé, d’où une espérance de vie bien inférieure. Un indicateur n’est validé que s’il permet de modifier la réalité. La mondialisation libérale ne peut résoudre cette contradiction entre une fraction de la population qui réussit économiquement et une autre qui n’arrive pas à s’insérer : un certain nombre de ménages dans le monde ont besoin de logements, mais ne peuvent exprimer sur le marché une demande solvable qui leur permettrait d’acquérir ce logement. La notion de besoin social déborde largement la notion de demande économique, la demande peut porter sur autre chose que les biens et services offerts sur le marché. Les habitants d’un quartier ont besoin d’une école, d’un réseau d’eau potable, mais ont aussi besoin de considération, de dignité… L’IDH recoupe l’objectif de la Déclaration universelle des droits de l’individu en 1948 : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires (article 25) ».

Plus de cinquante ans plus tard cet objectif, bien qu’insuffisant, n’est toujours pas atteint sur la majeure partie de la planète car il présuppose des besoins simplifiés dans un monde unifié, ce qui va à l’encontre de trop d’intérêts acquis.

déversement

Nous étions tailleur de père en fils depuis plusieurs génération quand l’industrie du prêt-à-porter a détruit les bases de notre insertion professionnelle ; tous les enfants mâles de ma famille ont donc été obligés de se reconvertir vers d’autres professions, la plupart du temps dans le secteur non marchand.

La productivité détruit par définition des emplois puisqu’elle permet de produire autant avec moins de main d’œuvre. Mais il peut se produire un système de compensation, il y a des emplois induits qui correspondent aux emplois perdus. D’abord, il faut des ouvriers pour produire les machines qui augmentent le rendement humain. Ensuite la productivité entraîne non seulement une hausse des salaires, mais aussi une baisse de prix, deux phénomènes qui sont favorables à l’expansion de la demande, donc de la production et de l’emploi. Enfin la diffusion du progrès technique fait apparaître de nouvelles activités, donc de nouveaux besoins. Il y a un siècle, l’agriculture absorbait quelque 80 % de la population active, actuellement elle n’en emploie plus que 2 à 3 % dans les pays développés, mais l’extension de  l’industrie et du tertiaire ont permis d’intégrer l’exode rural : des emplois disparaissent dans le secteur agricole et dans certaines branches industrielles, d’autres se créent ailleurs. La mobilité prend une grande ampleur dans les pays occidentaux avec le développement de l’industrie, l’expansion des emplois urbains et du secteur tertiaire. Le mécanisme de déversement permet de réduire le chômage.

Si ce mécanisme de compensation a fonctionné pendant les Trente glorieuses, il trouve maintenant ses limites. Les méthodes de fabrication des biens de production économisent aussi la main d’œuvre, le contexte de concurrence internationale réduit l’augmentation des salaires depuis les années 1980 (donc la demande), la baisse des prix s’apparente à une déflation en s’accompagnant d’une baisse des revenus, la saturation des besoins apparaît dans un contexte de gadgétisation de l’existence et de perte de moyens financiers. Même l’Etat créateur d’emploi se voit obligé de restreindre son poids dans l’économie puisque ses rentrées financières s’essoufflent. Le mécanisme du déversement, ce qui se perd dans un secteur d’activité se gagne dans un autre, ne joue plus. Le cycle Kondratief qui prévoyait après les trente Glorieuses une crise pendant 20 à 25 ans, puis une nouvelle reprise à partir des années 1990, ne s’est pas concrétisé : deux siècles de croissance cyclique de l’économie arrivent à leur terme, on n’a vu apparaître aucune branche nouvelle permettant de résorber les millions de nouveaux chômeurs dans les pays industrialisés. Le lien entre la croissance et l’emploi ne fonctionne plus quand le rythme de la productivité est supérieur à celui de la croissance. Une innovation comme l’informatique, nouveau support du progrès technique, élimine non seulement les tâches ouvrières, mais aussi les emplois des professionnels : les systèmes experts peuvent remplacer nombre d’entre eux, même dans le secteur des services. Autrefois, la machine n’était que le prolongement du bras, désormais elle est le prolongement du cerveau. Il se met alors en place un nouveau darwinisme social qui élimine les faibles et les inadaptés, seul y échappe une élite du savoir face à une masse de précaires corvéables et jetables à merci. La formation n’est plus un épisode de la vie, elle devient la condition de survie dans un marché du travail qui non seulement se rétrécit mais sépare des emplois précaires de plus en plus nombreux et des emplois stables de plus en plus menacés.

Il n’existe pas de solution au chômage dans un contexte de productivisme structurel à moins d’inverser la marche du progrès technique et d’utiliser des processus utilisateur de main d’œuvre plus que de machines.

déviance

Lors d’une manifestation que je croyais anodine, j’ai réalisé un peu trop tard avoir participé à une attaque de commissariat de police, ce qui m’a valu au début des années 1970 un moins de prison avec sursis pour destruction en partie d’immeubles public (une vitre cassée). Il s’agissait d’une époque où dans un contexte répressif on exprimait sa déviance pour changer (croyait-on) le monde.

La déviance est en quelque sorte le revers de la socialisation puisqu’elle consiste à s’écarter des normes et à enfreindre les usages d’un groupe social. Comme une telle norme est relative à l’état donné d’une collectivité particulière, la déviance à tel instant peut devenir la norme du futur. Il s’agit alors d’une déviance positive qui se rapproche d’un idéal à atteindre. Cheveux longs ou cheveux courts, peu importe, il s’agit seulement de construire une tolérance réciproque. Par contre, une déviance négative n’a pas d’avenir et correspond à une défaillance du contrôle social exercé par les parents. Le contrôle social est en effet cette partie de l’activité de la société qui consiste à assurer le maintien des règles et à lutter contre la déviance. Le contrôle des parents s’exerce surtout de manière informelle, à travers les interactions quotidiennes qui rythment la vie de la famille. L’enfant intériorise alors des valeurs d’autant plus fortement qu’il va reconnaître aux adultes une forte légitimité. A la limite, une autorité bien assumée n’a pas besoin d’un contrôle formel du type sanction (gifle, punition…). Par contre, le parent qui n’accède pas au statut d’adulte responsable aux yeux de son enfant ne pourra jamais permettre à celui-ci une insertion sociale adaptée. Le comportement d’un enfant découle d’une dynamique complexe intégrant son enracinement familial et toute une culture sociale à l’origine de ses motivations. Le comportement est donc un rapport au monde et correspond à l’ensemble des significations qui permettent de se construire et de se repérer dans la société.

L’individualisme a progressé en même temps que la dévalorisation des cadres de la société traditionnelle, la famille, l’Etat, l’église, l’école, l’armée. Dans les sociétés occidentales, la famille relève maintenant du regroupement volontaire, et donc précaire, d’individus, sur des bases affectives, donc fragiles. Plus la fonction d’intégration de toutes les grandes institutions s’affaiblit, plus l’enfant doit produire à la fois son action et le sens de la vie ; plus il gagne en liberté, plus il perd en solidité et en certitudes. L’enfant n’est plus soumis à un contrôle intériorisé dans le cadre familial, et il ne se croit plus soumis à un contrôle externe. Le jeune occidental qui galère n’est même plus en accord avec lui-même. Parfois il se considère comme un exclu, parfois comme un élément bien intégré à la société de consommation, parfois comme une victime, parfois comme un individu anomique mais aussi comme membre d’une tribu, mais aussi comme un jeune parmi tous les jeunes… son attitude découle d’une expérience éclatée et de rencontres inopinées. La plupart des jeunes délinquants ne cessent de balancer entre plusieurs logiques largement contradictoires qui rendent difficiles la construction de leur identité : ils ne sont plus définis par un rôle ou par une situation, mais par une collusion fortuite entre plusieurs logiques d’action. Les pathologies mentales comme les actes de déviance ne sont généralement pas le fruit d’un cerveau malade, mais le résultat d’un problème de communication au sein du groupe familial. Dans ces circonstances, ce n’est pas l’individu porteur du symptôme qu’il suffit d’aider quand toute la famille en est responsable.

Une politique répressive de la déviance ne suffit pas à éliminer les graves lacunes dans la socialisation des enfants, lacunes qui se répercutent d’une génération à l’autre si le contrôle moral des enfants par les parents n’est pas soutenu par un mécanisme de contrôle des parents eux-mêmes.

division du travail

Quand j’envoie des circulaires à tous les membres d’une association, au lieu de travailler enveloppe après enveloppe il est plus rapide pour moi de me consacrer à plier uniquement les documents, puis de tous les glisser dans l’enveloppe, enfin de coller les timbres. Vous mettez un travailleur différent affecté chacun à une partie du processus de production et vous obtenez la division du travail.

Dès la fin du XVIIIe siècle, le pionnier du libéralisme Adam Smith constate dans une manufacture d’épingles qu’un ouvrier tire le fil à la bobine, un autre le dresse, un troisième coupe la dressée, un quatrième empointe, un cinquième est employé à émoudre le bout qui doit recevoir la tête ; cette tête est elle-même l’objet de deux ou trois opérations distinctes. Grâce à ce travail collectif, chaque ouvrier peut réaliser dans sa journée 4 800 épingles, mais si chacun faisait la totalité des opérations, il n’eût pas fait vingt épingles. En établissant une étude précise et scientifique des temps élémentaires de production, l’ingénieur F.W.Taylor améliore l’efficacité de la division du travail. Il rajoute à la division horizontale du travail (à chaque travailleur une tâche particulière dans le processus de production) la division horizontale (la direction calcule la meilleure façon de produire, l’ouvrier exécute). L’ouvrier se soumet alors au rythme du chronomètre et l’intérêt d’un salaire plus élevé l’emporte sur la maîtrise de son propre rythme de travail ; taylorisme et taylorisation rentrent dans le dictionnaire. Mais H.Ford trouve que la marche à pied n’est pas une activité rémunératrice et à partir de 1913 dans ses usines, ce ne sont plus les ouvriers qui se déplacent mais les véhicules qui défilent devant eux. La chaîne mobile dans l’industrie automobile impose aux travailleurs un temps déterminé pour faire une ou deux opérations ; le coût de fabrication baisse tellement que la voiture de tourisme revient à 20 cents la livre. Un assemblage complexe, fabriqué avec les meilleurs matériaux, revient moins cher par livre que le bifteck : en 1924, le prix de la Ford T est de 290 dollars alors que le prix d’achat d’un cheval oscille entre 150 et 300 dollars. Une grande partie des travailleurs commence à s’acheter une automobile individuelle, la croissance économique démarre, le niveau de vie s’accroît.

Que peut-on attendre d’une intelligence humaine qui a employé la plus grande partie de son existence à faire des têtes d’épingles ? La division du travail nous aliène : en distinguant les tâches de préparation et d’étude d’une part et les tâches d’exécution d’autre part, le taylorisme a transformé le travailleur en ouvrier mécanique. Dans le fordisme, le travailleur est encore plus esclave puisqu’il suit le rythme de la chaîne de montage. Dans ce contexte d’absence de réflexion, le travailleur subit un processus de dépossession de soi. Si la parcellarisation des tâches augmente indéniablement la productivité de l’entreprise, elle présente aussi pour l’ouvrier l’inconvénient de le soumettre à une déculturation technique. On peut qualifier la période de 1950 à 1973 d’âge d’or du salariat, mais les modèles tayloriste et fordiste transforment l’ouvrier de métier en ouvrier spécialisé. Tandis que l’ouvrier de jadis créait véritablement un objet et y inscrivait sa propre empreinte, l’ouvrier qui travaille dans une manufacture n’est chargé que d’un tronçon de la production et le produit fini lui échappe. Si le travailleur participe à l’augmentation de la valeur ajoutée qui découle de la division du travail, l’augmentation des salaires n’est que la contre-partie de conditions de travail désastreuses. Malgré une certaine révolte des OS face à la déshumanisation du travail, l’ouvrier moyen accède à la voiture individuelle et remplace l’amour du travail par un certain confort consumériste. L’outil remplace l’esclave, mais la recherche exacerbée de la productivité et l’accumulation sans fin des marchandises ont fait du travailleur l’esclave de la machine et d’une société technicienne.

La participation à la production de biens et services est nécessaire à une société basée sur la division du travail, mais elle n’est pas productrice d’appartenance au même titre que l’exercice de nos droits civiques. Si le travail permet aujourd’hui l’exercice d’une certaine forme de sociabilité, c’est essentiellement parce qu’il est la forme majeure d’organisation du temps social, mais il n’a pas été conçu comme un moyen mis au service d’une fin précise : il transforme chacun de nous en un simple rouage de la machine sociale.

division sociale du travail

On ne peut échapper complètement à une certaine forme de division sociale du travail. Même si j’arrive à m’attribuer certaines occupations traditionnellement faite par la femme, mon couple n’est pas totalement androgyne puisque certaines tâches comme le repassage restent sexuées.

Dans presque toutes les espèces d’animaux, chaque individu quand il est parvenu à sa pleine croissance est tout à fait indépendant et peut se passer de l’aide de ses congénères. Tout au contraire les humains ont presque continuellement besoin du secours de leurs semblables depuis l’aube des temps. Dans les sociétés humaines, la division du travail adopte des formes relatives dans le temps et dans l’espace : il y a souvent des tâches réservées à l’un ou à l’autre sexe (la femme élève les enfants, l’homme leur procure des moyens de subsistance), mais le contraire peut arriver. Déjà au temps de la chasse et de la cueillette dans un clan, la division sociale du travail était limité à une répartition simplifiée des tâches ordinaires, mais elle existait. Les sociétés modernes définissent des fonctions agricoles, industrielles, politiques, administratives, judiciaires, artistiques, scientifiques de plus en plus sophistiquées au fur et à mesure de leur expansion géographique et chacune de ces sphères d’activité se trouve à son tour divisée en de nombreuses autres spécialités. En théorie cette intensification de la division du travail devrait augmenter la solidarité et l’interdépendance entre les membres d’une société.

Si une division sociale du travail approfondie a normalement pour conséquence la dépendance de chaque individu particulier à l’égard d’un ensemble de règles implicites ou explicites, on constate cependant que la division du travail peut avoir des conséquences inverses : la séparation des professions nous éloigne, elle s’accompagne de croissance économique, mais aussi de la difficulté de se situer dans un monde où les statuts socioprofessionnels ne sont plus fixés par la tradition. L’entrepreneur devient l’acteur dominant du système social, il participe au processus renouvelé de la production en recyclant et augmentant sans cesse le capital économique. Mais au lieu que l’échange reste transparent, sans surprise, entre un nombre limité de personnes qui se connaissent au quotidien comme sur le marché d’un bourg, l’échange se fait entre des inconnus sur de longues distances, introduisant la non transparence et l’absence de contrôle possible des circuits de distribution. Alors que toutes les sociétés jusqu’à l’ère moderne disjoignent radicalement deux registres de l’échange, l’échange interne à la communauté et le commerce à longue distance, celui qui met en rapport avec les étrangers, l’économie au XXe siècle intègre l’ensemble. La division sociale du travail n’est pas l’effet d’une sagesse humaine qui aurait organisé la société d’une façon jugée collectivement plus efficace, mais le résultat d’une augmentation aléatoire des échanges qui a entraîné une spécialisation non plus à l’intérieur d’une communauté territoriale donnée, mais entre communautés différentes qui sont devenues à la fois interdépendantes et indifférentes les unes aux autres.

Autrefois on suivait le plus souvent le même métier de père en fils, maintenant à chacun de trouver sa voie personnelle. La révolution industrielle, cause et conséquence de la division du travail, a imposé une répartition du travail de plus en plus éloignée des rapports de proximité et le lien social devient ainsi beaucoup plus fragile : le rôle de la conscience collective diminue à mesure que le travail se divise. Cette évolution vers moins de stabilité et moins de lien social doit être inversée.

divorce

Quand la société mise sur l’individualisation, le lien matrimonial ne repose que sur la volonté des partenaires du couple et le mariage civil ou même religieux devient une illusion. Mon ex-femme en est à son cinquième mariage alors que mon concubinage est bien plus durable. Il est trop tard pour chercher à consolider le couple conjugal, la société doit maintenant reporter tout son attention sur le couple parental.

La séparation de l’Eglise et de l’Etat est inscrite dans les textes de tous les pays véritablement démocratiques, c’est la condition nécessaire d’une vision humaine des relations de couple. En effet, il n’existe pas de droit naturel ou divin, c’est la pratique des humains qui évolue et les lois ne font qu’accompagner cette évolution. Alors qu’en Occident les liens du mariage ont été sacralisés pendant des générations par l’intermédiaire de l’Eglise, le divorce est devenu dans les mêmes contrées d’une banalité exemplaire. Les normes et les règles de la pérennité du couple évoluent au cours de l’histoire du droit. En France, le divorce était complètement interdit avant 1792, institué lors de la révolution, à nouveau interdit en 1816, rétabli en 1884 avec des conditions restrictives (le divorce pour faute). En 1975, la loi libéralise la rupture des liens conjugaux en permettant le divorce par consentement mutuel, en 1999 le Pacte Civil de Solidarité officialise les couples en marge. En 1986 l’Irlande dit NON au divorce dans la proportion de deux contre un et les mêmes Irlandais se prononcent en 1995 par référendum en faveur de sa légalisation. L’Eglise quant à elle reste définitivement sur sa position, l’indissolubilité du mariage. La démocratie n’est pas seulement fluctuante selon l’humeur de ses citoyens, elle cherche à s’adapter à l’évolution des réalités. Si le sentiment amoureux dans un couple n’existe plus, les personnes s’y enferment et s’y détruisent ; l’intérêt de l’enfant est alors profondément atteint quand il est contraint de continuer à vivre avec des parents qui ne s’entendent plus. Comme il y a rupture de quatre couples sur dix en France, la situation de ces enfants du divorce se banalise, ils ne sont plus stigmatisés et l’acceptation sociale est telle que l’enfant n’attache plus d’importance aux différentes spécificités, familles traditionnelles, éclatées ou recomposées.

En apparence, la légalisation du divorce signe la victoire de la libre détermination individuelle contre le poids pesant de la société. Mais le budget-temps des familles monoparentales est si serré que le suivi scolaire de l’enfant en souffre forcément ; on constate que les enfants de divorcés connaissent une réussite scolaire moindre que ceux dont les parents restent unis puisque, quel que soit le milieu social et culturel d’origine, la séparation des parents avant la majorité de l’enfant réduit la durée de ses études de six mois à un an en moyenne. En milieu populaire, cela réduit les chances d’accéder au baccalauréat, dans les milieux favorisés, ce sont les études supérieures qui en pâtissent. Bien sûr, la séparation n’est pas forcément la cause directe des difficultés scolaires de l’enfant, elle peut refléter un mode de relation à l’intérieur de la famille peu propice à la réussite scolaire des enfants. L’enfant de divorcé a le plus souvent des problèmes d’identification et d’identité, des difficultés de relations harmonieuses entre les sexes, des lacunes dans le respect de la communauté puisque l’intégrité de sa propre famille n’a pas été respectée. La forme du couple conjugal n’est pas un véritable problème social, chacun pratique une vie matrimoniale à sa guise, union libre ou mariage civil, PACS ou mariage religieux, hétérosexualité, homosexualité ou bisexualité. Cela n’intéresse personne à partir du moment où il n’y a pas procréation. Mais dès la naissance d’un enfant, le couple conjugal est redevable devant la communauté globale de ses capacités à prendre conjointement soin de l’avenir de l’enfant. En conséquence, la nécessaire socialisation des enfants qu’implique la transformation du couple conjugal en couple parental donne de telles contraintes et responsabilités aux adultes que c’est ce couple parental qui doit être sacralisé par la loi et devenir indissoluble.

En matière de mariage, le principe de réalité n’est pas éthique, il est éducatif. Quant aux adultes qui se trouvent incapables d’assumer une telle charge temporelle en faisant au hasard des enfants qui se trouveront rapidement à charge de la société ou livrés à eux-mêmes, ils n’ont qu’à s’abstenir de fonction parentale et en rester à leur conjugalité flottante.

dopage

L’emploi de substances interdites destinées à accroître les capacités physiques d’un animal définit le dopage. Je ne comprends pas pourquoi l’ingestion d’hormones par le bœuf comme par les sportifs  pourrait être autorisée.

Dans la mesure où le dopage est partout présent, on doit s’interroger sur son utilisation, y compris sportive. Autrefois un athlète devait travailler durement pendant des années pour accroître ses facultés. Avec les produits actuels, il lui faut trois mois sans réel effort pour faire mieux que les adeptes de l’entraînement physique ordinaire. Le Président du C.I.O. a estimé que tout ce qui porte atteinte à la santé de l’athlète est à considérer comme du dopage, par contre ce qui augmente artificiellement le rendement du sportif n’est pas du dopage. Si les finalités du sport sont marchandes, la lutte contre le dopage et ses dérivées n’est pas fondée, pas plus qu’elle ne l’est chez les dirigeants d’entreprise, chez les artistes ou chez les animaux.. Il en est des performances de nos sportifs comme de la corpulence des sumos, nous faisons un élevage spécial, et nous consommons du sportif toxique à l’égal du bœuf aux hormones et du maïs transgénique. Comme l’humain ne peut fournir que ce qu’il a, il demandera toujours davantage aux produits chimiques et autres prothèses. Si le XXIe siècle érige toujours la performance au rang des valeurs fondamentales de la société du spectacle, alors la recherche sur les produits susceptibles de l’améliorer sera rentable, alors le dopage ne sera plus qu’une forme de soin comme une autre. Le prix à payer par le sportif lui-même est exorbitant : mourir quelques semaines avant son 39ème anniversaire quand on a été et qu’on reste plus de dix ans la sprinteuse la plus rapide « de tous les temps », tel aura été le destin paradoxal de Florence Griffith-Joyner dont on peut sans doute douter de la nature des performances. La voie est pourtant ouverte pour le cyber-athlète, insensible au stress comme à la douleur, avec des puces électroniques incluses dans son corps, simple prolongement de la seringue d’aujourd’hui.

Si le sport est avant tout porteur de valeurs culturelles, loyauté de la confrontation, protection de la santé, construction de l’individu, il est impératif d’accorder une priorité au retour de l’éthique. Rien ne justifie qu’une femme aille aussi vite que Florence sinon qu’elle ne soit plus tout à fait humaine ; en effet, la performance au prix d’un corps dénaturé par la technique n’est plus une performance humaine. Il ne s’agit pas simplement de définir les limites du dopage, il s’agit plus fondamentalement de remettre en question le sport-spectacle marchand qui pousse nécessairement au dopage. Tant que le sport restera un spectacle marchand, le public demandera encore plus et les sponsors toujours plus. On ne peut admettre de transformer les sportifs en rats de laboratoire au nom de la performance et du profit. Il faut alors se persuader qu’il est malsain de vouloir continuer à battre des records, il faut se faire à l’idée qu’on ne courra plus jamais le 100 mètres en 9’’79 ou le marathon en près de deux heures. C’est seulement dans un refus absolu de toute compétition d’élite qu’on pourra éviter la nécessité du dopage. Mais le problème est encore plus vaste, le dopage n’est pas réservé aux sportifs, il est présent au quotidien pour vaincre la fatigue, la timidité, le vieillissement, l’obésité, le stress, les défaillances sexuelles ou les troubles de la mémoire. Aux Etats-Unis, 30 à 40 % des jeunes prennent de la Ritaline pour soutenir leur attention à l’école et 97 % des américains consomment des vitamines. La médecine s’éloigne alors de sa vocation première, assurer la meilleure santé possible, pour se mettre au service de la performance dans une logique de dépassement des autres.

Le ressort actuel des sociétés capitalistes réside dans la compétition : avec une mise en concurrence générale, les individus doivent donner en permanence le meilleur d’eux-mêmes. Le recours croissant à des béquilles chimiques traduit le prix à payer pour une société ultra-compétitive. L’esprit de concurrence touche tous les domaines de la vie sociale, il en est d’autant plus néfaste.

drogue

Dans une forêt jusque là inviolée de la Papouasie-Nouvelle Guinée, j’ai été frappé de voir l’explorateur fumer son havane à côté d’un primitif fumant son herbe traditionnelle, comme si la drogue était constitutif de la nature humaine.

Sur une échelle de dangerosité, il faudrait faire figurer en premier l’héroïne (et les substances opiacées), la cocaïne et l’alcool. Certaines benzodiazépines, utilisées à des fins de soumission ou d’auto-soumission, doivent être placées dans le même groupe. Le deuxième groupe réunit les psycho-stimulants, les hallucinogènes, le tabac et les autres benzodiazépines. Le cannabis figure seul dans le groupe le moins dangereux. Tous les produits qui induisent une dépendance chez l’humain – la cocaïne, les opiacés, la nicotine ou l’alcool – augmentent l’activité des neurones dans une partie du cerveau, le cortex préfrontal, par l’intermédiaire d’une libération de dopamine qui provoque le sentiment de plaisir. Le diagnostic de dépendance repose alors sur la recherche compulsive du produit, contre la raison et contre la volonté : il y a impossibilité de s’arrêter de consommer. Le conditionnement culturel entraîne pourtant une banalisation de la drogue. Il faut constater que les drogues légales comme l’alcool et le tabac entraînent beaucoup plus de déviances et de décès que les surdoses d’héroïne. Lorsqu’on administre aux jeunes des médicaments pour les aider à surmonter des difficultés émotionnelles, à améliorer leurs résultats scolaires ou à se donner le corps dont chacun rêve, comment attendre d’eux qu’ils ne consomment pas de drogue. L’abus de stimulants aux Etats-Unis s’accompagne d’un excès de tranquillisants en Europe occidentale. Dans certains pays européens, jusqu’à 10 % de la population prend des benzodiazépines. Les pays producteurs de drogue affirment que s’il n’y avait pas de drogué, il n’y aurait ni producteurs ni transitaires, les pays consommateurs accusent de leur côté les pays producteurs. Mais la consommation de drogue se développe dans les pays producteurs, et les pays consommateurs peuvent fabriquer d’autre drogues qui n’exigent plus d’avoir accès à des matières premières (pavot, feuilles de coca) cultivées à l’étranger : l’ecstasy peut s’élaborer dans une chambre d’hôtel.

Il est inutile de disserter sur la responsabilité d’un alcoolique ou d’un délinquant quand c’est son environnement culturel qu’il faut modifier. L’autonomie mentale de l’être humain est un mythe, la drogue n’est pas simplement un phénomène individuel, c’est un comportement collectif. Comme la drogue est un cancer qui affecte les communautés – familles, écoles, quartiers -, il faut que ces communautés s’investissent elles-mêmes dans la lutte contre ce cancer social. Cette lutte est une bataille dont le front passe par la table de la cuisine familiale, quand les parents sont avec les enfants à la maison. La surveillance parentale est l’un des éléments clés de la lutte contre la drogue, mais les parents doivent pouvoir compter sur une société non permissive, une collectivité pour laquelle même la consommation de cannabis constitue un perte de contrôle inacceptable. Pour justifier l’interdiction de se droguer, la loi peut invoquer la nécessité de protéger l’individu contre le risque de dépendance qu’entraîne la consommation de drogue. Autrement dit, la société protège l’individu contre lui-même en restreignant sa liberté au nom de la préservation de son libre-arbitre. Il devrait être alors possible de construire un monde dans lequel tout comportement qui risque d’être socialement réprouvé n’apparaîtrait que rarement ou jamais. Une société se structure par les interdits qu’elle se donne, mais cette évidence ne suffit pas. Les adolescents cherchent un équilibre de vie, surtout pas des interdictions. Leur objectif n’est pas d’être en bonne santé, mais d’être bien. Il vaut mieux développer la prévention positive, ce que l’on peut faire à la place de la drogue.

Les alternatives aux plaisirs artificiels sont nombreuses : la musique, le sport, l’épanouissement culturel ou les connaissances scientifiques, l’activité sexuelle… La drogue comble un vide existentiel, aux individus de savoir combler les vides de leur existence.

droit

Je n’ai pas besoin de faire de longues études de droit pour savoir ce qui est juste ou injuste, mais nous interprétons trop souvent l’éthique de nos valeurs au travers de nos intérêts personnels.

Le décalogue ou loi de Moïse, plus connu sous la dénomination « les dix commandements » est inscrit dans le deutéronome, histoire des juifs jusqu’à l’exil en Babylonie. Il s’agissait d’un discours humain, celui de Moïse, qui se masque derrière le nom de Dieu pour faire passer de façon brutale son propre message social : « Moi, Yahweh, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, punissant l’iniquité des pères sur les enfants et les descendants jusqu’à la troisième et quatrième génération pour ceux qui me haïssent, et faisant miséricorde jusqu’à mille générations à ceux qui m’aiment et gardent mes commandements.

« Tu n’auras point d’autres Dieu que moi.

« Tu ne feras point d’image taillée, tu ne te prosternera pas devant elles.

« Tu ne te serviras pas du nom de Yahweh pour le mensonge.

« Observe le jour du sabbat pour le sanctifier.

« Honore ton père et ta mère.

« Tu ne tueras point.

« Tu ne commettras pas l’adultère.

« Tu ne voleras pas.

« Tu ne t’érigeras pas en faux témoins contre ton prochain.

« Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain.

Ces préceptes ont servi de fil conducteur aux principes éthiques d’une grande partie de l’humanité pendant plusieurs millénaire. Le Décalogue comporte 4 articles sur le respect de la divinité, 3 articles sur le respect de la vie familiale et 3 seulement sur le respect de la vie sociale ; beaucoup de choses pour Dieu, peu de choses pour encadrer une organisation socio-politique qui est devenue de plus en plus complexe. De même, il est bien trop simpliste pour les musulmans de n’avoir que cinq piliers dans leur vie : la profession de foi, les 5 prières quotidiennes, l’aumône aux pauvres, le ramadan et le pèlerinage à la Mecque. Dans ce rituel, il y a aussi quatre dévotions envers dieu et une seule attention à autrui, trop peu de choses pour harmoniser la vie dans une société complexe. Toute religion, en mettant dieu et non l’humain au centre de ses directives, définit des règles de comportement centrées sur les propres intérêts de son église.

Les fondements du « droit » ne sont qu’une construction humaine, la définition de ce qui est en ligne droite : c’est la norme qui vise à établir un ordre juste. Le droit substitue à l’arbitraire des rapports de force le règne de la règle, qu’elle s’exprime sous la forme de coutumes non écrites ou de lois. L’individu n’est qu’un intérêt protégé parmi d’autres, la famille, la tribu, la collectivité, les générations futures, l’écosystème. La conciliation entre ces différentes exigences ne répond pas à la nécessité de respecter un ordre préétabli, elle s’opère par consensus, elle est par nature évolutive. Il nous faut trouver ce que les humains ont en commun, faire émerger un même destin, construire notre universalité. Car le principe des principes, celui auquel nous devons tenir plus qu’à tout autre, c’est la recherche de l’universalisme. C’est au nom de l’universalisme que ce qui nous unit l’emportera sur ce qui nous divise. Cet universalisme a été recherché dans les différents textes portant sur les droits (les devoirs) de l’humain. Si la déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1798) se reconnaît encore sous les auspices de « l’Etre suprême », la Déclaration universelle de 1948 est proclamée uniquement « au nom de l’Assemblée générale des Etats membres ». Elle se présente comme le premier et nécessaire aboutissement de la croisade des droits de l’homme qui a soulevé l’humanité contre les doctrines abominables, contre les outrages à la dignité humaine et contre les crimes sanglants du fascisme et du nazisme. 

Cette Déclaration témoigne cependant de l’incapacité de penser ensemble l’individu et la société. Elle ne répond pas entièrement à cette exigence : concilier l’émancipation de l’individu, donc la consolidation de ses droits, avec les contraintes et les obligations de la vie en société. L’affirmation de l’autonomie individuelle va de pair dans les pays occidentaux avec un accroissement de l’hétéronomie collective car former une société implique forcement une limitation de l’autonomie individuelle. Nous avons dorénavant la liberté de définir nos propres principes éthiques, donc de les améliorer.

droit du travail

En naissant dans la France d’après-guerre, j’ai la chance d’avoir une existence bien protégée par un ensemble de règles de comportement entre patrons et travailleurs ; il faut se souvenir que ce n’était pas le cas précédemment, qu’une avancée sociale est toujours fragile et que dans d’autres pays la population vit encore sans aucune protection sociale.

En cas d’accident du travail, la responsabilité de l’employeur n’était pas en cause au XIXe siècle, sauf si l’employé parvenait à prouver la culpabilité de son patron. Il faut attendre la fin de ce siècle pour que l’évidence soit reconnue : faire supporter la réparation du dommage causé pendant le travail à celui qui a l’initiative, la direction et le profit du travail, c’est-à-dire le patron ; c’est lui qui place l’ouvrier devant la machine et il dépend de lui d’augmenter ou de diminuer les risques, d’où la loi française sur les accidents du travail en 1891. L’adoption de cette loi marque un tournant fondamental : en reconnaissant qu’un lien de subordination caractérise le contrat de travail, que l’un commande et l’autre obéit, elle reconnaît aussi que la balance n’est pas égale entre les deux parties, qu’il existe un fort et un faible, et que les obligations de chacun ne peuvent être identiques. Cette protection croissante marque la naissance du salariat moderne : le rapport salarial s’institutionnalise, il est désormais régi en partie par des règles qui s’imposent aux protagonistes au lieu d’être déterminé par la confrontation et la concurrence. Cet équilibre entre patron et travailleurs est remis en question.

Une contradiction évidente en droit du travail est celle qui existe entre les nécessités sociales et les contraintes économiques dont ce droit doit nécessairement s’inspirer. Depuis la mondialisation de l’échange, les frontières entre emploi et chômage deviennent plus floues et les conditions de travail se détériorent. En 1992, la Cour de Cassation développe en France une jurisprudence qui substitue progressivement au droit du travail un droit à l’emploi. L’employeur a l’obligation de tout faire pour reclasser les salariés, mais ce reclassement peut s’accompagner d’une modification substantielle du contrat de travail. Cela signifie que pour garder un emploi, un salarié doit éventuellement être prêt à subir un déclassement, à partir à l’étranger ou à modifier ses horaires de travail ; s’il refuse, son licenciement est alors justifié. Désormais le travailleur participe à la gestion de son propre emploi, il est amené de plus en plus à échanger le droit de travailler contre une baisse de ses rémunérations. Le droit du travail n’est pas encore un droit à l’emploi, et tant que la société ne reconnaîtra pas que chacun d’entre nous est indispensable à la bonne marche de la société, la recherche de l’emploi sera une épreuve plus ou moins bien surmontée par les jeunes et les moins qualifiés. Il existe une sorte de tension entre des impératifs difficilement conciliables : d’un côté le droit a pour raison d’être essentielle de protéger les salariés, d’améliorer leurs conditions de vie et de travail, mais d’un autre côté il faut bien comprendre aussi que toutes ces réformes ont entraîné pour les entreprises des charges très lourdes qui ne peuvent être, sans risque, augmentées à l’infini.

Dans un pays ouvert à la concurrence internationale, un gouvernement est tenu par la contrainte extérieure et il n’a même plus à sa disposition la réduction du temps de travail pour protéger le droit à l’emploi. C’est seulement par l’internationalisation du droit du travail que le droit à l’emploi pourra être mieux considéré.

droit international

En tant qu’individu, je n’ai à faire à la justice nationale que dans des circonstances exceptionnelles, à plus forte raison quant au recours devant une instance au-delà de mes frontières ; mais je trouve réconfortant de savoir que les nations sont de plus en plus soumises à des règles supranationales.

Alors que le droit d’une nation correspond toujours à une société existante et définie, le droit international s’est édifié sans qu’existe à proprement parler une société internationale. Chaque Etat demeure souverain, et se trouvant l’égal des autres du fait même de cette souveraineté, le droit international doit parvenir actuellement à articuler l’exigence d’universalité et le respect des droits nationaux. C’est pourquoi il émet principalement en cette fin de millénaire des « recommandations », ce qui n’implique pas pour son destinataire d’obligation juridique à se conformer à la conduite sollicitée. C’est le procès de Nuremberg (1945-46) qui est fondateur d’une justice transcendant le cadre de la Nation. Ce n’était pas seulement le génocide des juifs qui était en accusation, c’était d’abord la transgression des règles de la guerre ; l’humanité toute entière est alors autorisée à s’ériger en juge des criminels de guerre. Du moment que Nuremberg jette les bases d’un droit supérieur à celui qui émane des nations particulières, la raison d’Etat ne peut plus être le seul fondement de la pratique et ce procès ne pouvait que renforcer la paix entre les nations. Vieux rêve de l’avènement d’une justice supérieure à celle des Etats, le tribunal pénal international a été annoncée par le Conseil de sécurité de l’ONU en 1993. Il a été conçu un an plus tôt, au plus fort des massacres en Bosnie et au moment où le refus des gouvernements occidentaux d’aller y mettre un terme militairement devint insoutenable face à la pression médiatique et à l’indignation publique. Ce tribunal devait donc servir d’alibi à des gouvernements qui utilisent la morale et le droit pour camoufler une politique de renoncement. Mais cette condamnation des crimes de guerre débouche enfin sur une juridiction permanente et universelle émanant des Nations Unies. De son côté la Belgique introduit en 1993 dans son droit national une loi dite de compétence universelle relative à la répression des violences graves du droit international humanitaire du chef de génocide, crimes contre l’humanité…

La notion d’immunité est une atteinte au principe fondamental de l’égalité de tous devant la loi, elle commence à disparaître. C’est en 1998 que la peur a commencé à changer de camp : la peur, moyen de gouvernement de toutes les dictatures, n’est plus réservée aux victimes. Avec les différentes procédures judiciaires envers un ancien chef d’Etat, Pinochet, les dictateurs passent de l’âge de l’impunité à celui de l’illégalité. Désormais le respect des droits de l’homme est placé au dessus de l’autorité des Etats et prive les dictatures les plus sanglantes de leur ultime alibi, la souveraineté nationale. L’inculpation par le TPI de Milosevic, un chef d’Etat en exercice, pour les crimes commis en ex-Yougoslavie marque l’indépendance du tribunal. Le 1er juillet 2002 entre en vigueur la compétence de la Cour pénale internationale destinée à juger les crimes reconnus en droit international : génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crimes d’agression. Elle pourra sanctionner ceux qui les auront commis ou ceux qui, ayant le pouvoir de les en empêcher, les auront laissé commettre. Les statuts de la CPI ne reconnaissent aucune immunité, c’est pourquoi les Etats-Unis se refusent à ratifier ce traité et demandent des dérogations… L’option transnationale est en route, mais la marche sera longue. En face de la mondialisation des souffrances, il faut mettre en place une mondialisation des protections car le droit ne sert à rien s’il ne reste que théorique.

Que vaut la souveraineté nationale dès lors que, depuis 1945, quelques 35 000 traités internationaux ont été signés par les Etats qui doivent respecter leurs engagements internationaux jusqu’à, par définition, les placer au dessus de leurs propres lois ?

droits à

J’ai droit à l’allocation-maladie et à l’allocation-retraite, je suis protégé contre le chômage par mon statut de fonctionnaire… mais je considère cette situation comme une anomalie historique quand je vois la précarité croissante de l’existence en France et dans la plupart des sociétés d’aujourd’hui ; à moins que ce soit la non-protection qui soit anormale quand on sait que le groupe a toujours historiquement protégé ses membres.

Depuis la déclaration des droits de l’individu de 1789, les sociétés développées ont commencé à reconnaître les « droits de ». Les « droits de » ou droits-libertés reconnaissent à l’individu un pouvoir d’agir. Ce sont les droits de se réunir, de se déplacer librement, de manifester, de s’associer. Ce n’est que très récemment que nous pouvons parler de « droits à ». Les constituants de 1946 profiteront des conditions politiques de l’après-guerre pour mettre dans le préambule de la constitution française quantité de « droits à » qui étaient soit déjà garantis par des lois, soit appelées à être concrétisés par elles : droit au travail, à la protection sociale, au logement, au repos, aux loisirs, à l’octroi de moyens convenables d’existence… Plus significatif encore, il n’a fallu que deux ans supplémentaire (1948) pour qu’une déclarations universelle similaire soit admise au niveau international. L’histoire s’accélère, mais la mise en application prend du temps. En effet, les droits d’agir dépendent directement de la volonté des individus, donc peuvent rapidement devenir un comportement courant. Les « droits à » sont des droits-créances qui donnent à l’individu le pouvoir d’exiger de la société un certain nombre d’avantages, mais les droits-créances demandent pour être satisfaits une reconnaissance effective de l’Etat et impliquent un coût financier. La principale difficulté d’un droit-créance tient donc au fait que les gouvernants n’acceptent pas toujours de mettre en place les services publics susceptibles de fournir la prestation correspondante. Il existe en effet plusieurs contraintes. D’abord le niveau de développement et de ressources atteint par le pays, ensuite la volonté, c’est-à-dire un raisonnement sur l’opportunité politique d’agir : s’agissant du droit d’obtenir des moyens convenables d’existence, affirmé par l’alinéa 11 du préambule de 1946, il faudra attendre la création du Revenu Minimum d’Insertion en 1988 pour que ce droit connaisse un réel début d’application. Il n’est pas fondamental d’inscrire un droit dans un texte fondamental quand le pouvoir législatif a tout loisir de laisser pour lettre morte les droits inscrits dans ce texte.

Par contre, un tribunal français peut estimer que le droit au logement résulte de nos valeurs fondamentales. Pour lui, la colère du pauvre est alors la leçon donnée au mauvais riche. Par exemple le squatter gère un bien selon sa destination naturelle puisqu’une maison inoccupée est une provocation permanente. Si les squatters viennent l’occuper, ils la mettent à l’abri (si et seulement si ils se préoccupent de l’entretien de leur logement, ce qui est une toute autre affaire). La possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent est en effet un objectif de valeur constitutionnelle, cependant il s’oppose au droit de propriété qui est lui aussi un droit inviolable et sacré inscrit dans la Constitution. L’évolution du droit, c’est en conséquence une nouvelle hiérarchisation des valeurs entre des principes contradictoires. Comme une conception éthique se confronte avec les réalités socio-économiques, comme les « droits à » sont reliée de toute façon aux capacités contributives de la population et comme la solidarité garantie par l’Etat est souvent loin des personnes et des besoins, l’essentiel reste souvent dans les solidarités de proximité. Le caractère subsidiaire de l’intervention de l’Etat en matière d’aide aux personnes démunies est d’ailleurs souvent réaffirmée même dans les pays les plus socialisés : l’individu n’est à la charge de la collectivité que pour autant que sa famille ne puisse le secourir.

Seul l’Etat-providence des pays occidentaux est en mesure aujourd’hui de garantir pour partie une certaine protection des individus, mais les crises économiques peuvent à tout moment rejeter les populations dans la guerre ou le désarroi, situation qui ne peut être surmontée que par la résurgence des solidarités de proximité. Le groupe familial est et restera un lieu primaire de prise en charge de l’individu touché par un risque social.

droits de

La liberté d’expression est reconnue en France depuis plus de deux siècles, pourtant le journal lycéen que je soutiens de mes conseils se trouve à tout moment soumis à des situation d’autocensure de la part des jeunes et de réactions de rejet de la part de beaucoup d’adultes.

Depuis 1789, date de la déclaration française des droits de l’individu, les sociétés développées ont commencé à reconnaître les « droits de » ou droits-libertés qui reconnaissent à l’individu un pouvoir d’agir. Les droits de l’individu (liberté d’aller et de venir, liberté d’expression, droit de concourir à la formation de la volonté générale, droit de résistance) doivent être compris comme des droits de rapport : ce ne sont pas des droits qui séparent et isolent mais qui, au contraire, mettent les humains en relation les uns avec les autres. Grâce à eux, les sociétés occidentales ont pu devenir de plus en plus démocratique, permettant à chacun de s’exprimer et de faire évoluer la société. Si scandaleuses que soient vos idées, si vous n’avez pas le droit de les exprimer, vous perdez ce qui fait l’essentiel de la démocratie et de la liberté citoyenne. Provoquer n’est que l’expression d’une pensée et la loi française de 1881 sur la liberté de la presse a décidé de ne pas frapper les délits d’opinion sauf si la provocation a été suivie d’effets. Notre liberté est totale à condition que cette liberté ne débouche pas sur la constitution d’activités cachées. Cette loi reflète la confiance que les républicains placent dans la presse et dans l’éducation pour favoriser les progrès de la démocratie. Par cette communication favorisée, les droits universels d’expression fondent un espace public. En mettant les humains en relation, ils produisent un espace de rencontre, d’échanges et de débat où se définissent les règles de la vie commune et où se construit la légitimité. Cet espace public opère ainsi une réduction de l’Etat : il est le lieu où l’Etat doit rechercher et gagner sans cesse son droit à agir. L’Etat n’est pas nié, il est remis à sa juste place, une simple partie du tout qui ne peut prétendre à devenir la totalité.

Mais les individus ne peuvent jouer efficacement leur rôle de contre-pouvoir que dans la mesure où progresse aussi les conditions de la pratique démocratique. Par exemple, le vote secret grâce à l’isoloir est instauré en Australie en 1857 et en France seulement en 1913. Cette innovation sauvegarde ainsi la liberté du vote et se généralise dans tous les pays. Le vote indirect que constitue l’élection d’un représentant doit être complété par l’organisation de référendum. Ce droit à la démocratie directe est reconnu en Suisse par la Constitution de 1874. Aux consultations obligatoires s’ajoutent les référendums d’initiative populaire : 50 000 citoyens peuvent ainsi demander par pétition la révision d’une loi votée par le Parlement. Il faut ajouter les très nombreux référendums à l’échelon cantonal. Les référendums d’initiative populaire sont aussi extrêmement fréquents aux Etats-Unis où ils traduisent une hostilité traditionnelle envers une politique centralisée et les « initiatives de citoyen » se multiplient : on soumet au référendum des électeurs un débat de société comme « Faut-il refuser l’accès aux services sociaux pour les immigrés clandestins ? » ou « Faut-il un traitement préférentiel dans les emplois publics en faveur des minorités ethniques ? ». Les médias permettent l’expression d’une opinion publique et on imagine déjà grâce aux télécommunications, la participation immédiate de tous aux décisions politiques en se branchant sur Internet. Hier encore, le pouvoir politique était hiérarchique, vertical et sans appel alors qu’aujourd’hui, il devient horizontal, organisé en réseau et consensuel : la crise actuelle du concept de pouvoir est réjouissante.

Ce qui définit la démocratie, ce n’est pas la forme du pouvoir, c’est le contrôle continu et efficace que les gouvernés exercent sur les gouvernants. Ce contrôle passe par la connaissance et l’usage de nos droits à l’action citoyenne. Vive l’action non violente, même s’il s’agit d’arracher des OGM ou de démonter un Mac Do …

eau

Je me souviens encore chez mes grands parents du balancier qui nous aidait à faire remonter l’eau du puits. Aujourd’hui dans les sociétés modernes, il suffit d’ouvrir un robinet : je ne crois pas que cette évolution garantisse le progrès social.

Il existe deux écoles de pensée sur les problèmes de l’eau. La première affirme qu’au XXIe siècle des guerres auront lieu non pas seulement à cause du pétrole, mais aussi de l’eau. Un autre courant estime au contraire que la gestion commune de l’eau peut être un facteur de pacification : l’histoire montre en effet que l’aménagement des ressources hydrauliques a été le point de départ du développement de nombreuses sociétés humaines. Entre confrontation et coopération, les sociétés actuelles hésitent. Le forum de La Haye sur la sécurité de l’eau au XXIe siècle n’a pas adopté la motion selon laquelle l’eau constitue un droit fondamental de l’humain, il se contente d’en faire un élément indispensable à la vie et à la santé des humains et des écosystèmes, et une condition fondamentale au développement des pays. On laisse ainsi grande ouverte la porte à une gestion privée des ressources en eau potable, ce qui se fera au détriment des plus pauvres de la planète. Si c’était un droit, son accès aurait été gratuit, ou tarifé à prix coûtant ; si on considère que c’est du domaine des entreprises, l’eau devient un bien économique qui doit avoir un prix. Une gestion économe de l’eau est de pouvoir l’utiliser plusieurs fois, cela aussi à un prix. Pour les partisans de l’entreprise privée, le moyen le plus sûr de ne pas régler les problèmes qui se posent, voire de les aggraver, serait de mettre en avant le principe de l’eau gratuite. La gratuité est selon eux le premier pas vers la pénurie, donc tout le monde paiera : les Etats, les villes, les organisations internationales, les consommateurs. A Buenos aires ou à La Paz, on a placé des points d’eau collectifs dans les quartiers très pauvres. L’entreprise prestataire a demandé que chaque groupement désigne un responsable par rue, par bloc ou par quartier. L’entreprise est payée très régulièrement puisque le taux de recouvrement dans ces quartiers est supérieur parait-il à ce qui peut se passer dans des quartiers favorisés de pays riches. Les individus participent bon gré mal gré à la solution des problèmes collectifs ; c’est là le raisonnement des grandes entreprises productrice d’eau.

On peut faire confiance au marché pour fixer le prix du mètre cube, mais on peut aussi de façon administrative réguler l’offre et la demande d’eau grâce à une coopération institutionnalisée. En Chine par exemple, l’irrigation a été la clé de la production et de la stabilité, exigeant d’immenses travaux rendant nécessaire une gestion bureaucratique. Nous mettons progressivement en place un nouvel ordre mondial de l’eau. Ainsi, on a décidé internationalement que la protection et la gestion des eaux douces transfrontalières ne devraient plus être envisagées pays par pays, mais par bassins versants. Il s’agit donc d’une optique transnationale qui concerne près de la moitié des terres émergées de la planète. Mais la véritable solution ne réside ni dans les entreprises qui délaissent les insolvables, ni dans l’Etat central qui maîtrise mal la réalité du terrain, les solutions s’enracinent d’abord dans l’action locale. Le développement ne peut se contenter des directives gouvernementales qui tuent l’initiative locale. L’Etat privilégie les grands travaux alors que la négligence des réseaux anciens en Inde a entraîné une diminution des terres irrigués. Chaque village indien peut combler ses besoins en eau potable et une part de ses besoins d’irrigation s’il recueille l’eau de pluie. Il suffit de faire revivre les méthodes traditionnelles de conservation de l’eau de pluie : petits barrages, simples digues de terre, réservoirs. Alwar, dans le Rajasthan pourtant touché par la sécheresse, montre l’exemple. Face au stress hydrique, la gestion des ressources en eau ne peut être globale, chaque région est nécessairement en autarcie au niveau de ses réserves d’eau : la sécurité alimentaire repose d’abord sur la souveraineté locale de l’approvisionnement en eau.

La difficulté consiste maintenant à mettre autant d’ingéniosité à apprendre à vivre avec l’eau de façon équilibrée que nous en avons mis à la maîtriser et à la gaspiller. La coordination ne vient qu’après la confrontation, telle est la règle des sociétés humaines ivres de leur pouvoir ethnique et/ou marchand.

échange

A moins de cultiver mon jardin, je peux difficilement échanger mon surplus avec les voisins ; alors nous sommes obligés d’échanger des heures de travail contre des heures de travail par l’intermédiaire de biens et de services monétisés en renforçant ainsi inéluctablement l’ordre capitaliste libéral.

Dans les sociétés primitives, les ethnologues n’ont observé nul échange marchand. Ces sociétés ignorent la notion de propriété privée ou de monnaie, les besoins sont satisfaits par des mécanismes de redistribution, la répartition des richesses est assurée par des coutumes plus ou moins complexes. Les transports sont réduits au strict minimum, le plus souvent seulement pour assurer des déplacements restreints à la recherche de l’alimentation. Néanmoins, tout travail produit un surplus, qui peut être nul ou très faible si le temps de travail est déterminé uniquement pour produire ce qui est strictement nécessaire au minimum de subsistances. Alors ce surplus se transforme en un large espace de temps libre. Le surplus peut faire aussi l’objet de consommations rituelles ou ostentatoires, procédure qui ne rompt pas l’équilibre très statique de ces sociétés. Mais dans certains groupes humains le surplus a été utilisé à l’élargissement des dimensions du groupe. Les collectivités se sont ainsi trouvées intégrées dans des regroupement ethniques, puis dans des Etats-nations, pour se clore aujourd’hui dans un espace mondialisé par un commerce planétaire. Cette expansion des échanges ne veut pas dire que l’humanité est heureuse ou a trouvé son équilibre, tout au contraire l’échange déstabilise.

L’échange marchand permet la libération de l’individu en éliminant les liens traditionnels de subordination dans une société d’ordre ou de caste. Le commerce pacifie les relations sociales car il permet une autre construction sociale : tout échange économique se fonde sur le principe de réciprocité, de contrat social et d’utilité collective ; en apportant ma contribution aux richesses produites, je développe mon sens d’appartenance à la société, je suis liée à elle parce que j’ai besoin d’elle et que je lui suis utile. L’échange marchand contraint le commerçant à séduite ses clients et à nouer avec eux des relations de civilité ; il substitue les règles de justice et d’équité d’un libre contrat à celles de l’autorité ou de la servilité. L’échange monétaire a donc une influence contradictoire : d’un côté il a un rôle émancipateur, de l’autre il appauvrit les relations sociales en privilégiant la valeur des choses par rapport à celle des personnes.

La rencontre entre des sociétés de niveau technique différent engendre à la fois des dysfonctionnements et une recherche nouvel équilibre dans un espace territorial élargi. Cet équilibre stable existait autrefois dans les sociétés de subsistance, tel est l’avenir : l’abolition du surplus en remplaçant la majeure partie du temps de travail par la convivialité.

échange international

Dans une société moderne, l’échange est médiatisé par la monnaie et je peux savoir qui mon achat enrichit ou appauvrit, à plus forte raison dans l’échange entre nations dont les salaires et les conditions de travail sont extrêmement différentes… Pour ne pas conforter le profit des intermédiaires, il vaudrait mieux faire des achats de proximité.

La théorie des coûts comparatifs de Ricardo déclare rationnel au début du XIXe siècle le fait que le Portugal se spécialise dans le vin et l’Angleterre dans le drap même si le Portugal est favorisé dans ces deux domaines. Selon cette loi, le libre-échange permet une spécialisation internationale avantageuse pour tous : chaque pays peut ainsi se pourvoir de chaque chose là où elle est en grande abondance, là où elle coûte le moins, là où elle est de meilleure qualité. Le libre-échange facilite aussi le développement de la concurrence et donc entretient l’esprit d’innovation. Il entraîne le développement de la production de masse et donc de la baisse des prix qui profite au consommateur. De plus, on évite les risques de pénurie que comporte la stricte localisation des productions et des marchés. C’est pourquoi Ricardo a été un ardent partisan de l’abolition des lois anglaises de protection contre les importations de blé et pour la libre exportation de l’industrie textile anglaise.

L’histoire nous dit que le roi du Portugal s’est ouvert aux échanges en 1703 : en contre-partie de l’autorisation d’entrée des textiles anglais au Portugal, l’Angleterre s’engageait à y acheter du vin. Le Portugal entendait ainsi stimuler sa production agricole et donnait en réalité à l’Angleterre le contrôle des terres qui produisent le vin de Porto tout en faisant péricliter l’industrie drapière locale, pourtant soutenue par des manufactures sur le mode du colbertisme. La théorie économique du libre échange est toujours propagée par la puissance dominante et n’a pour objectif que la défense d’intérêts particuliers. La théorie des coûts comparatifs avantage en fait l’Angleterre contre le Portugal, et au niveau interne à l’Angleterre les industriels contre les propriétaires fonciers à partir du moment où le blé importé rend le coût de la main d’œuvre industrielle bon marché. Aujourd’hui, l’essor des exportations de marchandises et des capitaux privés est non seulement concentré entre les pays capitalistes industrialisés, mais il profite aux plus industrialisés de ceux-ci. Pour le reste, on fait semblant d’accorder une aide résiduelle aux plus pauvres, mais les termes de l’échange sont si défavorables aux pauvres qu’il y a développement du sous-développement. La production de matières premières exportées sans transformation locale perpétue et renforce la désintégration économique en empêchant l’apparition d’un marché interne aux pays pauvres. L’effet d’entraînement d’une telle production est faible, car il n’y a impulsion ni au niveau de la formation des ouvriers, ni au niveau du progrès technique induit, ce qui maintient une dépendance technique par rapport à l’extérieur. Les accroissements de productivité qui peuvent résulter de progrès dans ces secteurs sont absorbés sous forme de baisse de prix et non de hausses des salaires, les profits étant le plus souvent réexportés. Enfin l’économie des pays pauvres dépend des vicissitudes des marchés extérieurs et de la spéculation.

Il est absolument condamnable de favoriser les cultures d’exportation au détriment des cultures vivrières dans le Tiers-monde, il est absolument ridicule de vendre de l’eau minérale française aux Etats-Unis pour importer de la bière du Mexique. L’échange international sans justification ainsi que la délocalisation des entreprises et des activités fragilise le monde entier.

école

Je suis allé à l’école, puis au collège, puis au lycée, pour préparer une licence en faculté et un concours qui me ramène sur les bancs de l’école. Heureusement que la vie d’un enseignant ne se résume pas au contenu de sa scolarité !

Selon le cardinal de Richelieu, apprendre à lire, écrire et compter « remplit le pays de chicaneurs propres à ruiner les familles et troubler l’ordre public, plutôt qu’à procurer aucun bien ». Mais à partir de 1881, l’école française est pourtant devenue gratuite et obligatoire entre 6 et 13 ans : une présence plus longue et plus régulière, voilà le but recherché pour que l’école joue efficacement son double rôle d’instruction (transmission de savoirs) et d’éducation (formation du citoyen). Ce n’est pas un hasard si l’instigateur de cette réforme, Jules Ferry, est aussi l’artisan des grandes lois démocratiques (libertés de réunion, de presse, d’association) qui instaurent un régime politique moderne : les élèves, devenus citoyens, pourront participer à la vie de la cité. L’école et la laïcité sont les instruments de la raison et de la liberté, de l’autonomie de jugement. Donner l’éducation à tous, c’est offrir ainsi aux futurs citoyens des chances égale de promotion et, en conséquence, faire disparaître avec l’ignorance les sources fondamentales de la misère, des injustices et de la paupérisation des campagnes. Comme les paysans peuvent à peine suffire à leur propre entretien, il faut que leurs enfants s’adonnent à quelque métier pour gagner leur subsistance aussitôt qu’ils sont en âge de travailler, et ce métier est en général si simple et si uniforme qu’il donne très peu d’exercice à leur intelligence. Heureusement l’école donne le moyen aux enfants d’agriculteur d’élever leur niveau de connaissances et de quitter la terre. En apparence, l’école est une libération.

En réalité, le citoyen se retrouve lié à la fois à une nationalité et à la révolution industrielle. Les révolutionnaires de 1789 avaient remplacé les anciens termes de maître d’école, de régent et de recteur par celui d’instituteur. Ce dernier avait pour tâche d’« instituer » la nation et l’école républicaine fut désormais l’instrument privilégié du modèle de l’intégration nationale. La France en 1833 impose à toutes les communes de posséder une école primaire, les républicains de 1880 veulent arracher l’individu à ses particularités : la nation française se forgera à travers l’extension de la langue française. On condamne ainsi à mort les langues locales, de l’Occitanie à la Bretagne ; le mépris pour la langue locale se manifestait dans les punitions infligées aux élèves surpris à parler le patois. En même temps s’opérait une coupure dans le milieu familial : l’enfant, soumis à la propagande scolaire, en arrivait à avoir honte de parler la langue de ses parents. Paradoxalement, le père ou la mère, qui quelquefois n’entendait pas un mot de français, reprochait amèrement à l’enfant puni en classe pour utilisation de sa langue maternelle qu’il « ne serait bon qu’à garder les vaches ». Les parents soutenaient alors par une sévère correction la révolution industrielle et l’abandon de la terre. Tout au contraire dans un pays rural, il faut que l’éducation scolaire soit en phase avec les réalités d’un monde agricole. L’école n’implique pas forcément la poursuite des études, elle se contente de dispenser, au delà de l’alphabétisation, des notions de santé, d’agriculture, d’utilisation rationnelle de l’eau et même de valorisation de la culture locale. Il est préférable que l’école soit dotée de jardins potagers plutôt que d’une bibliothèque aux écrits inaccessibles. En effet, l’école primaire obligatoire fait courir un grand risque aux pays en développement. Comme les programmes importés des pays occidentaux diffusent des valeurs inadaptées au monde rural, l’école devient étrangère aux liens familiaux ou villageois, ce qui mène droit à l’échec ou à une rupture avec le milieu, deux conséquences qui empêchent le développement véritable.

Les nations riches (des problèmes qu’elles ont entraînés pour l’environnement) ont préparé avec l’école obligatoire du XXe siècle l’abandon par leurs enfants de la terre nourricière pour des activités de plus en plus parasitaires. Nous devons reconnaître nos erreurs, permettre aux autres peuples de ne pas faire les mêmes tout en redonnant aux jeunes occidentaux l’amour de la nature.

écologie

Je considérais qu’un élu, qu’il soit de droite ou de gauche, était à mon service et je ne voyais pas pourquoi me déplacer le jour des élections. Pourtant mon premier vote eut lieu à l’âge de 27 ans pour les présidentielles françaises de 1974 car une nouvelle idée de la gestion socio-économique apparaissait, celle de René DUMONT et de l’écologie.

L’écologie, mot relativement nouveau puisqu’il date de 1866, est étymologiquement une étude (logos) de l’organisation de la maison (oikos). C’est une nouvelle science qui étudie biotope (territoire offrant les possibilités de vie durable à une espèce) et biocénose (ensemble des être vivants présents dans un même milieu). L’histoire de l’île de Pâques peut se lire comme une tragique fable écologique. Pour assurer leur subsistance, les Rapa Nui étendent les surfaces agricoles en déboisant et inventent des sortes de jardins collectifs. Néanmoins, la diminution des ressources élémentaires accroît les tensions sociales, le pouvoir théocratique bascule au profit des clans et la taille des géants de pierre s’interrompt : la terreur et la misère s’installent, les dernières forêts disparaissent. L’anthropophagie devient une méthode de rééquilibrage démographique puisque la mécanique polynésienne classique en période de crise, quitter une île pour vivre et prospérer ailleurs, ne peut fonctionner. Rapa Nui est devenu une prison. La révolution industrielle fonctionne de la même manière, mais à l’échelle mondiale : l’économie s’est abusivement étendue du partage collectif dans les villages à l’organisation des villes, des nations puis de la planète en s’intéressant à l’accroissement exponentiel des richesses produites sans tenir compte de l’environnement global. L’écologie se dresse alors contre l’économie, elle met en cause autant la course à la productivité (le productivisme) que la mystique du profit. Quand le dernier arbre sera abattu, la dernière rivière empoisonnée, le dernier poisson capturé, le financier s’apercevra en effet que l’argent ne se mange pas : les équilibres naturels sont trop fragiles pour que l’activité humaine se donne le droit absolu de dominer la nature et l’économie comme pratique autonome n’est que l’illusion de notre présent.

Nous sommes techniquement bien plus forts que les polynésiens, mais nous sommes politiquement aussi démunis. Nous ne pouvons percevoir directement le trou dans la couche d’ozone (provoqué par notre mode de consommation) ou l’érosion de la biodiversité (provoquée par l’anthropisation), mais une vision scientifique et médiatisée nous permet de le concevoir. Ce n’est qu’après la découverte dans les années 1980 de la relation entre l’évolution de la concentration de CO2 dans l’atmosphère et celle de la température moyenne du globe durant les 160 000 années passées que l’effet de serre est devenu une affaire publique. La techno-science nous permet de concevoir les limites de notre croissance industrielle, pourtant le projet prométhéen de domination de la matière nous conduit aujourd’hui vers un cataclysme écologique sans que nous ayons actuellement les moyens politiques de transformer notre conscience citoyenne. Un ouvrier pouvait jadis passer aisément de la défense de son salaire à la lutte pour le progrès de l’humanité, mais il n’y a pas de solidarité de classe avec une nature extériorisée qui ne peut s’exprimer directement à nos yeux. Une solution serait de lier une protestation morale pour la défense de la nature à des mesures politiques concrètes alors que les travailleurs ne se sentent pas directement concernés, ou pis se pensent agressés par des mesures écologiques. L’individu participe assez facilement à la défense de son jardin contre l’implantation d’une bretelle d’autoroutes, mais ne ressent pas les dangers environnementaux de sa voiture individuelle. De plus, tout ce qui est entrepris au nom de l’extension du commerce dissocie la production de la consommation, et la consommation de la production de déchets ou de pollution, d’où un manque de transparence des conséquences de nos propres actes. La prise de conscience de la nécessaire insertion des individus dans le grand tout (société et environnement) n’est pas « naturelle », comme il est aussi peu « naturel » que les individus décident « librement » du fonctionnement du marché. Toute réalité mentale, donc sociale, résulte d’un apprentissage et cette socialisation est aujourd’hui générée par un système industriel qui modèle une classe globale à son service. Karl Marx a mis en évidence les mécanismes d’exploitation des travailleurs, et la nécessaire prise de conscience de ses intérêts bafoués. Il nous est déjà difficile de nous mettre à la place d’autrui (empathie), il nous sera bien plus difficile de percevoir ce que ressent la nature de notre intrusion, victime que nous sommes de notre anthropocentrisme.

Avec l’écologie, il n’y a pas de classe sociale particulière qui soit en charge de la révolution parce que tout le monde est concerné par les problèmes de relation entre la nature naturelle et nous. Contre une économie qui nous aliène, ce nouveau sentiment de responsabilité citoyenne ne peut résulter que d’une autre socialisation dont les éducateurs et les politiques doivent être les maîtres d’œuvre : la nature ne doit pas être ressenti comme extérieure à nous-mêmes.

économie

A la rentrée scolaire 1965, l’option de sciences économiques a été rajoutée pour la première fois en France au baccalauréat littéraire, puis consacrée par la création d’une filière spécifique en classe de première à la rentrée 1966. Dès l’année suivante, le programme est élargi à l’étude des réalités sociales et le premier baccalauréat économique et social est passé à la session 1969 alors que je suis déjà en deuxième année de faculté (de sciences économiques !). Toute ma scolarité au lycée s’est donc passée dans l’ignorance du système productif, l’enseignement scolaire évolue beaucoup plus lentement que les réalités (quand il évolue).

L’économie se définit comme cette partie de la science du comportement qui traite de la production, de la répartition et de la consommation des richesses. Pendant des siècles, l’économie a existé alors qu’on ne se posait pas la question de son existence : les économies non monétaires fonctionnaient grâce à un tissu de relations traditionnelles qui permettait à chacun de produire et de consommer en fonction des autres, sans réel problème de répartition. Puis il y eut une grande transformation, un processus de chosification à l’échelle de la planète par lequel les échanges marchands finissent par supplanter toutes les autres formes de transfert (réciprocité et redistribution). Alors que dans les sociétés traditionnelles l’économie était encastrée dans les relations sociales, dans les sociétés modernes l’économique se veut autonome par rapport au système socio-politique qui gère les rapports humains ; alors que ce sont les Etats occidentaux qui ont soutenu la constitution des marchés nationaux, l’économique devient maintenant autonome par rapport aux Etats-nations. Aux figures traditionnelles et hiérarchiques de l’autorité, le marché oppose la possibilité d’un type de prise de décision largement dissocié de toute forme d’autorité, il réalise des ajustements automatiques sans que la volonté des individus en général et des chefs de la société en particulier ne joue aucun rôle. Mais le marché n’est que le lieu abstrait des théoriciens libéraux.

La réalité est institutionnelle, il faut énormément d’organismes différents et complémentaires pour faire marcher les complexes sociétés occidentales, et l’économie n’est qu’une variable dépendante de cette institutionnalisation. La rationalité qui s’épanouit dans les marchés n’est jamais un comportement universel, mais une attitude rattachée à ce qu’autorise les institutions dans lesquelles nous vivons. L’histoire du XIXe siècle montre par exemple que l’individualisation des travailleurs n’a été que le moyen légal pour le patronat d’instaurer sa suprématie et de forcer la révolution industrielle pour des agriculteurs arrachés à leurs terres. Si le système social empêche l’existence de contre-pouvoir en supprimant les corporations, il n’y a plus de frein à l’exploitation de la main d’œuvre et la logique du profit et de l’accumulation de capital peut dominer les consciences. Cette rationalisation libérale qui sépare le politique et l’économique ne peut jamais être un critère d’efficacité intégrale. Si la rationalité individuelle était complète, il y aurait à la fois en chacun de nous un humain économique qui pense d’abord à son intérêt personnel, et un humain politique qui considère ses semblables, ce qui nécessite un compromis entre deux principes contradictoires. Le seul moyen de savoir si notre choix individuel est efficace serait alors de s’assurer si ce choix satisfait deux fois l’humain : l’action doit rapporter plus qu’elle ne coûte, et correspondre à ce qui doit être. Notre comportement économique résulte d’apprentissages et de relations affectives, pas simplement d’un raisonnement rationnel. L’individu joue à l’acteur économique uniquement parce qu’il est aussi un être collectif prédéterminé pas la société qui l’a conditionné, sa rationalité économique est limitée par son contexte particulier, l’économique ne peut se passer du politique et du social, de l’Etat et de l’affectif. On agit toujours avec les autres même si on croit agir pour soi et si on privilégie l’intérêt personnel, on agit en définitive contre les autres.

Libéralisme ou socialisation, propriété privée ou appropriation collective, consommation individuelle ou services publics, les termes du débat économique ne sont pertinents que dans la mesure où ils permettent d’inclure tous les humains dans un système global qui leur permet de vivre en harmonie entre eux et avec la nature. L’économie est incluse dans l’écologie, mais le système socio-politique ne le sait pas encore.

écosynthèse

L’écologie est à l’heure actuelle le centre d’intérêt d’une classe particulière de la population, celle qui est comme moi urbanisée, socialement intégrée et culturellement favorisée. Pourtant le rapport à la nature est au centre de tout et de tous.

Les trois premières révolutions économiques ont été fondées sur des objets : la charrue pour l’agriculture, le moteur pour l’industrie et l’ordinateur pour l’information. Le temps est venu pour une quatrième révolution, dirigée non plus vers des objets humains mais vers la compréhension de la plus précieuse ressource de l’humanité : la Terre. Pour l’économiste, c’est la technologie qui, associée aux mécanismes de régulation par le marché, permet de résoudre les problèmes d’environnement tels que la pénurie d’énergie et de nourriture. Toute action repose alors sur un calcul avantage/coûts. Pour évaluer la pollution industrielle, un économiste retranchera les coûts de la pollution des bénéfices attendus qui seront mesurés en termes de production et d’emploi. Il peut alors définir un niveau acceptable de pollution tel que les bénéfices resteront supérieurs au coût. Le principe de rationalité économique, le maximum d’avantage pour le minimum d’effort, ne s’applique pourtant que pour la satisfaction des besoins solvables. En conséquence les termes résultat et coûts sont exclusivement entendus dans une acception financière. Neutre à l’égard des fins poursuivies, un tel calcul ignore les besoins fondamentaux de la personne humaine. Pour les économistes libéraux, les plus riches seront toujours à l’abri des problèmes environnementaux, il suffira d’y mettre le prix.

L’écologie rentre aujourd’hui dans le calcul économique, on ne voit alors de l’environnement que dépenses d’assainissement, mesures d’hygiène, limitation du bruit et principe pollueur-payeur. Pourtant la compréhension réelle d’un phénomène social articule ensemble l’histoire et la géographie, la sociologie et l’économie, l’agronomie et les technologies industrielles, la pédologie et l’hydrologie… Nous pouvons résumer cette modélisation qui étudie l’interdépendance de l’humain et de son milieu par le terme « écosynthèse ». Cette approche intégrative s’avère extrêmement complexe. Un élément aussi universel que l’eau devient un objet polysémique : notre perception diffère selon que l’on s’intéresse à la ressource potable, à l’irrigation, à l’énergie hydraulique, aux risques de crues ou à la faune aquatique. Derrière toute activité humaine, il y a donc des choix politiques pour gérer la complexité écologique et trancher entre diverses rationalités ; par exemple, un écologiste va considérer le niveau de pollution acceptable à un niveau beaucoup plus bas que l’économiste, il considère en effet la notion d’équilibre durable, et donc le droit des générations futures à un environnement propre, pas seulement le moment présent. Ce n’est plus un calcul à court terme, c’est une évaluation de l’avenir qui implique une démarche symbiotique. L’avenir n’est durable que si les sociétés humaines arrivent aussi à définir leurs équilibres relationnels à la fois internes et inter-ethniques. C’est uniquement la synthèse entre l’écologie, le politique et le social qui pourra satisfaire à l’objectif commun : fournir une répartition équitable des ressources entre les humains d’aujourd’hui, entre les génération actuelles et futures, et entre l’espèce humaine et les autres espèces. Il faut redonner à l’économie la place qu’elle avait injustement quittée, celle d’un simple épiphénomène.

Il y a aussi dans la nature l’inconnu, le rêve, toute une symbolique de l’eau, du silence et du recueillement ; l’écologie pourrait devenir une autre façon de vivre, celle de l’immersion dans un bois à attendre un hypothétique blaireau ou la vision furtive d’un renard. Le monothéisme des humains nous a fait oublier la nécessaire union des humains et de la nature.

écriture

J’ai passé beaucoup de temps devant un ordinateur à décrire les apparences de la réalité sous forme de ce dictionnaire, mais l’écrit ne peut être le centre de l’existence, seulement un moyen d’améliorer les relations sociales. Il est préférable de jouir des activités réelles plutôt que de se noyer dans l’écriture (ou la lecture), même s’il y a une véritable griserie du lecteur (de l’écrivain).

L’écriture a une origine concrète : les premiers agriculteurs installés sur les bords de l’Euphrate s’essayaient à transmettre des messages sur des plaquettes de pierre entre 9250 et 8750 ans avant Jésus-Christ si on en croit les datations au carbone 14. Au quatrième millénaire avant notre ère, deux tablettes retrouvées en Syrie nous disent une fois décryptées : il y avait ici dix chèvres. La première écriture officiellement reconnue est inventée par les Sumériens vers 3300 ans avant Jésus-Christ. Elle avait elle aussi un but avant tout utilitaire : il s’agissait pour les citadins commerçants de gérer les entrées et les sorties de marchandises et de troupeaux. Les débuts de l’écriture répondent donc à des fonctions comptables et commerciales, mais soutiennent par la même occasion un certain type de pouvoir économique. Par la suite, vers – 2 500 ans, l’écriture évolue vers des récits directement politiques : la vie des puissants, les guerres et les alliances, les grands chantiers et les généalogies. Dans des sociétés complexes et hiérarchisées, l’écrit devient une marque du pouvoir politique, un outil de propagande. L’écriture est subordonnée à l’économique, au politique et aux religions du livre puisque la Bible a servi pendant des millénaires de principale référence livresque. L’écriture conduit alors à la rigidité structurelle et au monolithisme de la pensée plutôt qu’à son essor critique. L’écriture est l’instrument du pouvoir.

L’écrit qui résiste aux effets du temps paraît figé, mais il facilite également le doute en permettant les comparaisons : il est en effet plus facile de montrer les contradictions entre deux affirmations écrites qu’entre deux affirmations orales. Si la permanence de l’écrit a conduit à l’immobilisme des grands textes religieux, cette permanence rend pourtant le changement possible. Face au monopole détenu par l’Eglise catholique dans le domaine de l’interprétation biblique, la réforme protestante se fonda sur la lecture individuelle de la bible. Chaque communauté créa donc une école pour permettre cette lecture. La Contre-Réforme utilisa donc l’alphabétisation comme moyen d’évangélisation pour combattre les protestants sur leur terrain. Ces controverses religieuses ont accéléré le mouvement de scolarisation, et la laïcisation : dans le long terme, l’écriture peut donc être considérée comme révolutionnaire. C’est un acte d’enrichissement et de libération qui permet à l’individu d’exister dans une société où on ne connaît que le groupe, la possibilité qu’elle donne d’établir des discours et de les comparer conduit aussi à définir des catégories abstraites. L’écriture permet en effet de rassembler des références pratiques et autorise ainsi un bond culturel grâce au stockage des connaissances, aux nécessités d’une classification et pousse en conséquence à une réflexion théorique. En favorisant la mémorisation, l’abstraction, la confrontation critique et la décontextualisation, l’écriture permet de restructurer sa pensée ; l’écriture est l’équivalent d’une mémoire externe, collective, qui permet la réflexivité de la pensée et l’action citoyenne.

L’imprimerie a permis la diffusion des écrits à l’usage de tous, encore faut-il que tous les humains puissent accéder à la lecture. Les pays riches ont trop tendance à penser à leur propre système scolaire et à ses insuffisances, mais il faut d’abord considérer que l’analphabétisme équivaut à une castration que la société globale impose à beaucoup des personnes des pays pauvres. Certains font trop d’études, la majorité de la population mondiale, pas assez.

effet de serre

J’appartiens à la classe globale, celle qui se sert d’un véhicule individuel, et comme j’ai encore la consommation moyenne d’un habitant des pays riches, mes activités pèsent sur les conditions même du climat mondial en accentuant l’effet de serre. Mais je suis sur la voie de la conscience, il me reste à approfondir le sens du renoncement par la limitation de mes besoins.

Dans la basse atmosphère (troposphère), certains gaz piègent une partie du rayonnement de chaleur émis par la terre sous l’effet des rayons de soleil. Ils contribuent ainsi à assurer une température propice à la vie de 15°C en moyenne. Cette couche atmosphérique est vitale : sans elle, la température de la terre descendrait aux alentours de -18°C. Les gaz dits à effet de serre sont d’origine naturelle et se recyclent alors que ceux qui sont émis par l’activité humaine (industrie, transports, chauffage…) dégage dans l’atmosphère du gaz carbonique (CO2) et du méthane (CH4) en brûlant brutalement des ressources fossiles accumulées sur des millénaires. En 1990, un Hindou contribue à l’effet de serre pour 0,2 tonnes de carbone par an et par habitant, la Chine pour 0,6 tonnes alors que l’Américain y participe déjà pour 5,7 tonnes. Dix ans plus tard, un Béninois en émet seulement 0,1 tonnes par an, un Chinois 2,6 tonnes et un habitant des Etats-Unis 20 tonnes. Ce pays industriellement avancé, qui représente seulement 4 % de la population mondiale dégage à lui seul 25 % des gaz à effet de serre. Les pays riches sont les principaux responsables de l’effet de serre et l’imputation de l’Occident serait encore plus lourde si l’on comptabilisait les émissions cumulées depuis le début de leur révolution industrielle. Selon les prévisions, le CO2 atmosphérique se stabiliserait en quelques siècles, mais la hausse de température communiquée aux océans se traduirait par une élévation du niveau de la mer susceptible de durer des millénaires. L’impact affectera de façon disproportionnée les pays en développement, les moins aptes à faire face à ces changements, et les Etats-Unis feront partie des moins touchés. Le monde reste inégalitaire.

Les pays riches ne veulent rien changer. La psychologie de la classe globale mondiale, celle qui possède des automobiles, repose sur une contradiction : elle est bien consciente qu’il faut lutter contre l’effet de serre mais elle ne veut pas se rendre compte que la combustion du pétrole dans leurs voitures est une des causes importantes du changement climatique. En 1972 a lieu la première conférence internationale sur l’environnement à Stockholm, sans résultats tangibles. La deuxième conférence sur l’environnement, le « sommet de la terre » organisée à Rio en 1992 officialise l’idée de développement durable et met en évidence l’effet de serre, donc l’impossible généralisation de la croissance économique actuelle puisque le réchauffement de la planète peut nuire à l’avenir de nos enfants. Le protocole de Kyoto de 1997 concrétise cette vision : en acceptant l’obligation de réduire de 5 à 7 % d’ici à 2012 leurs émissions de gaz à effet de serre, les pays les plus riches se sont engagés à limiter leur croissance matérielle. Pourtant l’administration américaine ne s’est pas estimé liée par ces accords dès 2001 sous le prétexte que 80 % de la population mondiale en était exemptée, dont la Chine et l’Inde, et qu’ils causeraient un dommage sérieux à l’économie et au niveau de vie des Américains. Comme solution de rechange, les pays riches voudraient payer aux pays pauvres des licences à polluer. Mais échanger des droits d’émission des gaz à effet de serre revient à continuer l’exploitation de la planète par les riches sous couvert d’une « autorisation » des pays pauvres et d’autre part les pays pauvres se voient privés de cette « liberté » dont les pays occidentaux ont bénéficié pendant plus d’un siècle : polluer l’environnement sans entrave. Alors que l’égoïsme national domine encore, la seule voie possible sans exploitation d’une partie de l’humanité par l’autre, c’est que tous les humains partagent à égalité les capacités d’épuration naturelle de la planète vis-à-vis du gaz carbonique. On a calculé que tout habitant de notre globe peut avoir droit sans dommage à l’émission de 0,5 tonnes de carbone par an. L’Inde pourrait alors doubler ses émissions totales sans menacer le climat du globe, mais il faut dans le même temps que les Chinois divisent leurs émission de gaz carbonique par cinq et les USA par quarante.

Augmenter l’offre d’énergie et en maintenir le prix bas, continuer à lier la croissance économique et la consommation de la population solvable est une stratégie complètement inadaptée à la réalité du monde clos que constitue notre planète. Si la classe globale ne fait pas volontairement une action de limitation de sa croissance économique, c’est le prochain choc énergétique qui lui imposera la nécessaire inversion de sa demande d’énergie en brisant les bases de son niveau de vie.

égalité

Depuis 100 à 200 000 ans, je suis biologiquement égal à n’importe quel autre membre de ma tribu d’homo sapiens répandue sur la terre entière, mais les différences culturelles ont fait éclater notre unité. Nous préférons alors nous battre pour de fausses dissemblances au lieu de retrouver notre commune identité.

Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits (article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789). Depuis 1948, tous ces droits sont inscrits explicitement dans la déclaration universelle des droits. « Tout le monde a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux. Toute personne a droit au travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage. Tous ont droit à un salaire égal pour un travail égal. Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisant lui assurant, ainsi qu’à sa famille, une existence conforme à la dignité humaine. Toute personne a droit au repos et au loisirs, aux congés payés, à la sécurité sociale, à l’éducation… »   La problématique de l’égalité est inévitable dans une démocratie qui s’instaure et dans laquelle chaque individu vaut une voix à l’égal de l’autre. Cette avancée politique a pour nécessaire complémentarité la démocratie économique. Chaque bébé humain, indépendamment du lieu de hasard de sa naissance, a droit à des possibilités équivalentes de développer au mieux son potentiel.

Mais le monde ne fonctionne pas selon ces principes, l’égalité existe dans la loi, pas dans la vie. Les cosmétiques et les tomates à mûrissement lent figurent plus haut dans la liste des priorités qu’un vaccin contre le paludisme ou que des cultures résistant à la sécheresse destinées aux terre peu productives. A Monaco, le taux d’équipement en téléphone atteint 99 % des habitants, en Afrique du Sud de nombreux hôpitaux et 75 % des établissements d’enseignement n’ont pas de ligne téléphonique. Dès lors que certains des électeurs de la « démocratie » économique disposent de revenus plus élevés, les résidences secondaires luxueuses se multiplient alors que nombre de travailleurs ne sont pas convenablement logés ; les équipements relatifs à l’enseignement, à la culture, à la santé font défaut tandis que les gadgets prolifèrent. Les ressources de la planète ne sont pas orientés de façon équitable, et si le système de caste semble quitter les mentalités, il se perpétue grâce à la monétisation de l’économie. La seule voie possible pour sortir de ce dilemme est de remplacer un principe de justice sans effet par un objectif d’égalisation des conditions : tout avancée productive ne pourrait être possible que dans la mesure où elle pourrait être répartie dans ses bienfaits à l’ensemble de la population mondiale. L’égalisation économique et sociale est le nécessaire corollaire de la démocratie politique.

Nous ne pouvons pas compter sur la générosité des gagnants pour établir un monde plus égalitaire, l’humain s’accroche à son statut et à ses privilèges encore plus fortement que le pou et considère son état présent sans se soucier de la vie des autres, à plus forte raison s’ils sont dans un autre pays. A quel niveau se fixerait le salaire minimum français, fixé selon des normes démocratiques par un Etat national, si on faisait la moyenne de tous les plus bas salaires mondiaux ?

élection

J’ai vécu trop longtemps sur le slogan « élection, piège à cons » pour abandonner ma méfiance envers la démocratie représentative. Tous les acteurs de la vie sociale, tous les citoyens sont directement concernés par chaque décision des élus, pas simplement le jour du vote électoral, mais à chaque instant de leur vie.

L’élection ne suffit jamais à garantir au citoyen que ses volontés seront respectées ; après l’élection, le mandataire désigné pour quelques années devient tel un prince qui nous gouverne. Si ce processus commence à disparaître grâce à la transparence croissante du pouvoir, d’autres inconvénients surgissent. La communication de masse a modifié le mode de sélection des élites en faisant prévaloir le critère de l’image sur celui de la pensée. L’acte électoral est devenu un acte de consommation comme un autre à la seule différence que le produit est un être humain. Cela veut dire que tout candidat à une élection a besoin d’un conseiller en communication, qu’il s’agisse de faire aimer le candidat ou de masquer ses péchés, d’emballer un projet « personnel » ou de répondre aux espérances cible par cible. Le communiquant n’a plus qu’à répéter un message condensé jusqu’à ce qu’il pénètre dans les esprits. D’autre part le tempo politique est rythmé par l’échéancier électoral et incite les élus à privilégier des actions instantanées, à renoncer à engager des réformes structurelles dont les fruits ne sont jamais perceptibles à court terme. D’élection en élection, on constate donc que la planète se réchauffe ; cette formule résume l’embarras des décideurs politiques lorsqu’ils sont amenés à trancher sur des sujets scientifiques ou technologiques décisifs. Maladie de la vache folle, organismes génétiquement modifiés, brevetabilité du vivant, politique du transport et de l’énergie…, sur tous ces sujets le politique, soumis aux craintes de l’opinion et à la pression des lobbies, hésite. Même si les îles Maldives étaient englouties, il n’est pas certain que l’opinion publique, et par ricochet les politiques, mettent en place la solution au réchauffement climatique : les sommets de la terre n’ont accouché que de souris transgéniques.

La démocratisation n’est pas un processus linéaire, irréversible, mais d’élections en élections une lutte de tous les instants. Une régression est toujours possible, mais dès que les ferments de la libre expression se font jour à nouveau, l’évolution se fait dans le bon sens. Les militaires algériens interrompent en 1992 un processus électif qui devait amener au pouvoir les représentants du FIS (Front Islamique du Salut). Ils pensaient que si les officiers allemands avaient fait la même chose au moment de la prise du pouvoir d’Hitler, ils auraient empêché la Shoah. Mais l’armée algérienne a été incapable de mettre à genoux l’intégrisme persécuté alors que si les religieux avaient pris le pouvoir, ils auraient été un jour ou l’autre déconsidérés aux yeux de la population par leur exercice du pouvoir et un certain laïcisme aurait pu prendre le dessus : la démocratie élective est un processus de maturation de la population, et même si cette population se trompe à un moment, elle ne peut se tromper indéfiniment. La démocratie a toujours du sens : même si les gens sont analphabètes et ne mangent pas à leur faim, la participation redonne une signification à l’individu méprisé et exploité, elle met le pouvoir sous contrôle. Il existe une forte complémentarité entre l’action des réseaux de contestation face à l’inertie des instance mondiales, l’action des institutions européennes face à la frilosité des Etats nationaux, le militantisme des associations contre des partis dévoués au pouvoir et l’action des pauvres qui ont faim contre les gouvernements qui attendent leurs voix.

La démocratie participative est le complément indispensable de la démocratie représentative. Quant aux élections, elles pourraient être remplacées avantageusement par un tirage au sort puisque tous les citoyens sont normalement éligibles.

électricité

Mon sommeil est décalé par rapport au coucher du soleil, principalement à cause de la fée électricité qui me tient éveillé devant les pages d’une revue ou l’écran de l’ordinateur. D’où mes fréquentes insomnies…

Le progrès technique ininterrompu devient nécessaire pour la société du tout-électrique dans laquelle est rentrée le monde occidental. La France possède un service public de l’électricité qui a pleinement répondu aux objectifs qui lui ont été assigné lors de sa nationalisation en 1946 : l’égalité de traitement de tous ses clients, la compétitivité du courant qu’elle lui fournit, une contribution à l’indépendance énergétique. EDF, c’est l’universalité de la desserte et la continuité de la fourniture, on pourrait même imaginer une planète dont le réseau électrique mondial serait interconnecté, avec des panneaux solaires dans les déserts (où il y a le soleil) et des éoliennes autour du 40ème et du 50ème parallèle (parce qu’il y a là le plus de vent), Cependant la technologie se heurte à des difficultés croissantes quand on vise l’accroissement indéfinie de la production. Plus les distances à parcourir sont grandes, plus on doit augmenter les tensions des lignes électriques parce qu’il y a chute de rendement. Les tensions de 225 et 400 kV sont adaptées à la taille du territoire français, mais le Canada a construit des lignes à 750 kV et il existe en Chine des lignes proches du million de volts. D’autre part, comme l’électricité ne peut être stockée de façon significative, on doit à chaque instant ajuster la production et la livraison d’électricité aux consommateurs. Il est toujours possible d’imaginer un progrès infini de nos techniques : la supraconductivité offre les moyens de stocker l’électricité sans transformation et quasiment sans pertes, on installerait dans des canalisations à la fois des câbles supraconducteurs et des tubes cryogéniques contenant de l’azote liquide pour maintenir le supraconducteur à base température. Mais ni les industriels ni les politiques ne posent publiquement la question fondamentale du besoin d’électricité.

La clé de notre horloge interne se situe dans le cerveau, plus précisément dans la glande pinéale. Chaque jour, dès la fin de la soirée, cette glande commence à produire de la mélatonine qui est libérée dans le sang pendant le sommeil. Juste avant l’aube, elle cesse son activité et le corps s’éveille pour une nouvelle journée. Mais en 1879, Thomas Edison inventa l’ampoule à incandescence. Depuis notre univers n’est plus le même, la façon dont nous nous exposons à la lumière artificielle a entraîné une désynchronisation des rythmes biologiques avec ceux de la société. La plupart d’entre nous ont ainsi entre 3 à 5 heures de retard par rapport au cycle naturel, l’éveil maximum de nos facultés se situe en milieu de soirée tandis que notre phase de sommeil profond est repoussé vers quatre heures du matin au lieu de se situer aux alentours de minuit. Ainsi, il devient plus difficile de s’endormir le soir, plus difficile de s’éveiller le matin. Au lieu de régler notre vie sur le lever et le coucher du soleil, il est désormais possible d’échapper au rythme de la nature en appuyant sur un commutateur électrique. Nous avons besoin d’une nuit bien noire pour ne pas détériorer nos rythmes circadiens, nécessité que la lumière artificielle et le travail de nuit rend impossible : notre heure ne suit plus le soleil, mais les besoins du système de production. La course-poursuite sans fin entre la production et la consommation dans tous les domaines épuise non seulement les ressources naturelles, mais détériore toujours davantage l’équilibre intime de notre vie.

Au rythme de 1,9 % par an entre 1990 et 1999, la consommation électrique des Européens double tous les 35 ans ; est-ce que cela veut dire que le bonheur des Européens a doublé en 35 ans ? Le véritable développement est un processus par lequel une société parvient à satisfaire les besoins qui correspondent à des valeurs essentielles. Le moulin à café n’a pas besoin d’être électrique pour recevoir des amis, d’ailleurs il suffit normalement de parler avec ses amis pour être heureux sans consommer de café. Le consommateur-producteur n’est plus qu’un citoyen-objet qui doit reconquérir sa liberté face au système du tout électrique.

emploi

Je descend d’une longue lignée d’artisans installés à leur compte et l’emploi ne posait nul problème puisqu’on était tailleur de père en fils. Aujourd’hui, je suis fonctionnaire parce que le système industriel a mis à mal l’artisanat de mes ancêtres. Ce remodelage de plus en plus large des postes professionnels rend de plus en plus difficile l’insertion des nouveaux arrivants sur ce qu’on appelle abstraitement le marché du travail.

Autrefois, on trouvait sa place professionnelle dans le village même où on était né, dans un métier qui se perpétuait de père en fils, puis il y eut l’exode rural, la mobilité géographique dans l’Etat-nation, la délocalisation dans un pays étranger. Les générations ne peuvent plus se succéder dans le même emploi parce que les tâches professionnelles évoluent ; l’exode agricole impose la mobilité professionnelle aux enfants d’agriculteurs et cette situation s’est pratiquement généralisée à l’ensemble des métiers. La recherche de l’emploi devient alors tellement incertaine que le système libéral se défausse de ses responsabilités en matière de lien social et laisse toute la responsabilité à l’initiative individuelle. Comme cette recherche de l’emploi est individualisée, le travailleur se transforme en marchandise parmi d’autres marchandises et circule au gré de la demande des entreprises. La lutte contre le chômage ne résulte même pas de l’initiative de l’Etat puisque les jeunes et les moins jeunes se donnent normalement à eux-mêmes les moyens de leur propre insertion. L’école moderne doit théoriquement préparer chaque individu, selon ses capacités, à occuper la place qui lui revient dans la division du travail ; c’est vrai en période de plein emploi, mais quand le chômage sévit, le concours devient l’instrument légal de l’exclusion car les plus diplômés obtiennent les postes qui pouvaient être destinés à d’autres personnes au niveau de formation moins élevé. Une société fondée sur l’initiative individuelle ne peut procurer un emploi à tous ses enfants que dans des circonstances exceptionnelles à partir du moment où s’épuisent les possibilités de migration interne ou internationale. Après la production de masse et la consommation de masse arrive alors le chômage de masse : l’efficacité de la productivité permet l’exclusion d’une part croissante de la main d’œuvre, il n’y a plus de mécanisme de déversement, donc plus d’espoir de création nette d’emploi si ce n’est des emplois de plus en plus atypiques, précaires. L’Etat a réagi par des politiques keynésiennes de relance de la demande, mais cette méthode macroéconomique n’a abouti qu’à la stagnation économique et l’inflation (stagflation) et des productions que l’on s’accorde à juger superflues ou même nuisibles sont légitimées par le travail qu’elles fournissent à la population.

En guise de solution, on peut envisager de travailler moins longtemps pour récupérer ainsi les gains de productivité et éviter le licenciement sec. C’est un fait historique que la durée quotidienne du travail a été progressivement réduite avec l’efficacité croissante du travail, de même que la durée hebdomadaire grâce à des limitations légales et la durée annuelle avec les congés payés. Mais actuellement, au lieu d’une baisse uniforme de la durée du travail, les travailleurs sont soumis à des rythmes différenciés. Pour les uns, la réduction du temps de travail s’opère par le temps partiel, de plus en plus subi et non voulu. Pour les autres, la durée du travail s’allonge pour compenser la faiblesse croissante des salaires. La loi socialiste sur les 35 heures hebdomadaires en France a des effets complexes dont le solde en termes d’emploi est marginal : il y a en effet amortissement microéconomique d’une mesure macroéconomique et les entreprise recherchent à compenser le surcoût de la réduction du travail par des gains supplémentaires de productivité en accentuant ainsi la flexibilité. L’Etat libéral de son côté promet un allégement des charges sociales créateur d’emploi , mais perd par la même occasion une partie du financement de la protection sociale. L’ambition réelle d’un emploi pour tous serait de généraliser à tous les travailleurs cet acquis des fonctionnaires, la sécurité de l’emploi. C’est d’abord un choix de société et certains pays connaissent une forte proportion d’emploi protégés, presque 100 % au temps de l’ex-URSS. Si l’efficacité productive de ce système est très limitée, il permet de remettre en place des solidarités que la mobilité géographique et l’illusoire liberté avait brisées.

Le progrès social, c’est davantage de sécurité et de stabilité. Mais dans les pays pauvres, on en est resté le plus souvent à l’enracinement local sans perspectives ou à l’urbanisation sauvage sans avenir.

énergie

J’ai assisté au premier choc pétrolier avec une intense jubilation : enfin l’économie allait-elle prendre une toute autre direction que le culte de la croissance du PIB. Je me suis trompé, le quadruplement du prix du pétrole en 1973 n’a entraîné qu’un affolement très temporaire, et le second choc pétrolier de 1979 a été suivi d’un contre-choc en 1986 qui a ramené le pétrole a un niveau de prix ridiculement bas pour une ressource non renouvelable dont on va dilapider les réserves en deux siècles seulement. Les générations futures mesureront bientôt l’inconscience de ma propre génération, son gaspillage frénétique de l’énergie et son oubli total de l’avenir.

L’énergie est indispensable à la vie, la dynamique de tous les êtres vivants d’un écosystème s’analyse en termes de transferts d’énergie. Chaque entité biologique n’est qu’un convertisseur d’énergie qui prélève au niveau trophique inférieur et cède en retour au niveau supérieur : chez les hétérotrophes, la source d’énergie vient de l’oxydation des métabolites et chez les organismes photosynthétiques, elle vient de l’énergie lumineuse. L’énergie ne se produit pas ex nihilo, elle ne peut que se transmettre d’un système à l’autre. Depuis l’usage préhistorique de notre seule force physique, nous avons réussi à démultiplier notre puissance par l’utilisation de l’outil, de la force animale, puis naturelle (eau, vent) et pour finir mécanique. Si on prend l’exemple de l’agriculture, le remplacement de la traction animale par le tracteur se traduit au total par une importante augmentation de la production totale comme du rendement à l’hectare. En effet, le cheval et le bœuf immobilisaient, pour leur entretien, une superficie importante qui se trouve disponible lorsque ces animaux cèdent la place au tracteur. En France, on calculait en 1946 que 200 000 tracteurs pourraient remplacer un million de chevaux de trait, un demi-million de bœufs de trait et substituer des vaches laitières à 500 000 vaches de trait. On rendait ainsi disponible 2 500 000 hectares, soit un huitième des terres labourées. Mais le tracteur, l’électricité, le chauffage, la voiture, l’ensemble de notre système économique utilise une énergie fossile définitivement limitée alors que nos besoins en énergie explosent : les êtres humains ne se contentent pas en effet d’oxygène et de nourriture, ils veulent un mode d’existence qui nécessite toujours plus d’énergie avec un confort de l’habitat de plus en plus sophistiqué, des déplacements de plus en plus nombreux et des activités de plus en plus variées. Le fonctionnement économique (et culturel) de la classe globale est dans l’impasse de l’entropie ou dégradation de l’énergie utilisée.

Comme on ne crée pas d’énergie, on la vole. Le charbon, qui résulte de l’accumulation d’innombrables débris végétaux, date du carbonifère il y a 300 millions d’années : la forêt hercynienne, aux arbres géants et aux fougères arborescentes, couvrait alors de larges étendues. Ainsi les réserves accumulées pendant des millions d’années par les végétaux fossiles n’auront satisfait nos besoins de prédateurs que pendant deux ou trois siècles. A mesure que les réserves terrestres s’épuisent, les compagnies pétrolières se tournent vers des champs sous-marins de plus en plus profonds. Le record est actuellement un forage de 2352 mètres. Mais c’est le bouquet final de l’ère de l’or noir, on verra prochainement la fin du pétrole tout simplement parce qu’au-delà de 3000 mètres, il n’y plus de terrains sédimentaires pétrolifères. Au rythme d’extraction en l’an 2000, 73 millions de barils par jour, le monde dispose de 41 années de réserve pour le pétrole. Si on fait des comparaisons régionales, les pays du Golfe pourraient au rythme actuel produire encore pendant 93 ans, mais l’Amérique du Nord seulement 19 ans, et l’Europe 9 années. En 2050, le monde entier devrait avoir quasiment épuisé les réserves de pétrole. Pour le gaz, une production actuelle de 2 270 milliards de mètres cubes par an nous donne 64 années de réserves. Il y a un peu plus de charbon, mais avec des conditions difficiles d’extraction et des rejets polluants. C’est un crime de lèse-humanité future de brûler en quelques secondes des molécules d’hydrocarbures que la nature a mis des millions d’années à fabriquer.

La classe globale doit modifier rapidement son mode de consommation pour ne pas retomber dans les pièges d’une énergie basée sur la seule force physique, celle des esclaves considérés comme source d’énergie gratuite.

énergie renouvelable

Dans la maison landaise de mes grands-parents, il n’y avait pas de chauffage, si ce n’est une cheminée dans la cuisine/salle à manger… Alors, on rentrait le soir dans la chambre à coucher non chauffée même quand il y gelait, mais c’était pour se réfugier sous d’énormes couettes en plumes : on attendait alors patiemment que notre chaleur corporelle envahisse tout le lit…

Dans le passé comme dans l’avenir, la plus grande part de l’énergie mondiale sera sans doute fournie par la biomasse (bois, déchets et cultures appropriés), après quoi viendront l’hydraulique, puis les éoliennes et le solaire. La biomasse (du grec bio, la vie) permet d’obtenir de l’énergie à partir du bois (par combustion) ou des déchets végétaux (production de gaz par fermentation). Elle permet de se chauffer, de produire de l’électricité ou même un carburant. Les picocentrales, installations hydroélectriques inférieures à 100 watts, peuvent être utilisés par des particuliers. Une turbine peut facilement permettre l’éclairage et le fonctionnement des principaux appareils du foyer. En 1980, une éolienne mesurait 20 mètres de haut, une envergure de pales de 10,50 mètres et possédait une génératrice de 26 kW. Vingt ans après, les éoliennes peuvent atteindre 80 mètre de haut, 80 mètre d’envergure de pales et une puissance de 2 500 kW : une seule éolienne par commune suffit, puisque l’énergie produite équivaut à peu près à ce que consomment 530 foyers européens. Un chauffe-eau solaire fonctionne grâce à des capteurs thermiques : un réseau de tuyauterie placé derrière une vitre capte le rayonnement solaire et restitue la chaleur à l’eau. La géothermie, exploitation de la chaleur stockée dans l’écorce terrestre, possède aussi l’avantage d’être une énergie propre qui n’émet pas ou peu de polluants. Le taux d’énergie renouvelable dans l’Union européenne est de 6 % en 2000, un projet des Quinze vise à imposer aux Etats membres un taux de 12 % du bilan énergétique dix ans après. Ces énergies renouvelables devraient permettre de couvrir rapidement 10 % des besoins mondiaux, sans doute 50 % à l’horizon 2050. L’espoir fait vivre.

Les modalités d’approvisionnement en électricité diffèrent selon les lieux, photovoltaïque, thermique ou éolienne, mais avec l’urbanisation, il a fallu produire de l’énergie dans des lieux où il n’y avait pas de ressources. On a donc cherché et trouvé le charbon et le pétrole, ressources non renouvelables mais transportables. Tout au contraire l’utilisation de l’énergie renouvelable s’apparente encore à l’agriculture : on cultive le vent, le soleil et la biomasse à un endroit donné comme l’agriculteur cultive sa terre. Une utilisation sobre de l’énergie passe par une énergie de proximité qui délaisse les grands centres urbains. Grâce à la savante combinaison de panneaux de photopiles, d’une éolienne et d’un réservoir d’eau servant à turbiner, le cas échéant, un alternateur domestique, on peut arriver à une certaine autonomie de production. Encore faut-il passer plusieurs heures par jour à surveiller les installations et à gérer au plus près la consommation. Toute énergie durable nécessite beaucoup de soins pour des résultats inégaux. Après l’âge du pétrole, nous pouvons entrer dans l’âge de la lumière, mais la puissance de l’ensoleillement dépend de la saison, de la région et des variations météorologiques. Les ressources renouvelables sont liées aux rythmes de la nature, principalement liés au calendrier du soleil. Par exemple les photopiles produisent beaucoup moins d’énergie l’hiver ou par temps couvert. La micro-centrale hydraulique et les éoliennes présentent à la fois des problèmes d’entretien mécanique et de disponibilités de ressources, elles ne se conçoivent qu’en correspondance avec un minimum de besoins. Les énergies renouvelables représenteraient 100 % du total de nos besoins si et seulement si on choisissait une société qui cultive la sobriété énergétique par un rationnement de l’énergie et l’extension des rapports de proximité.

La politique énergétique peut reposer sur une limitation des déplacements et une inversion du processus d’urbanisation. En effet, les décisions d’investissement lourds, urbanisme, logements et réseaux de transports, ont une influence beaucoup plus importante sur la façon dont on consommera l’énergie dans 50 ans que celle du progrès technique qui repose sur le mythe de l’énergie produite à peu de frais. Où en est aujourd’hui la recherche sur la fusion nucléaire, grand espoir des années 1980 ?

entrepreneur

Très tôt j’ai pris conscience que le monde était déjà occupé et que toutes les innovations d’un entrepreneur ne faisait que mettre un masque supplémentaire sur les difficultés entraînées par notre éloignement de la nature.

Beaucoup d’entreprises familiales ont encore un chef de droit divin dont les enfants héritent les privilèges. C’est la juste récompense de l’innovation, les entrepreneurs réalisent une nouvelle combinaison des facteurs de production, lancent un nouveau produit, ouvrent des débouchés… Il faut de la volonté, du savoir-faire, de l’imagination, en bref l’entrepreneur est le révolutionnaire de l’économie. Si entreprendre conduit souvent à prendre des risques, l’interdire conduirait à l’inaction ; la croissance économique repose sur l’épaule des chefs d’entreprise, le pouvoir et le profit récompense leurs initiatives. L’accumulation de capital va main dans la main avec l’appropriation privée des moyens de production pour faire de l’entrepreneur le cœur du système capitaliste. La démocratie politique s’accompagne aujourd’hui d’une monarchie industrielle, les entreprises privées donnent tout le pouvoir à l’actionnaire principal ou à un technocrate en chef.

Mais dans un monde où on a déjà inventé trop de choses inutiles, la fonction d’entrepreneur change de dimensions, le risque que représente toute production nouvelle n’est plus individuel, il est social.. Dans la vie concrète, l’entrepreneur entraîne avec lui les travailleurs de l’entreprise, les clients, l’environnement et donc la population tout entière. Les risques ne se partagent pas, ils s’additionnent : l’entrepreneur prend des risques dans le registre de l’avoir, sur son capital, le salarié risque non seulement son salaire en cas de difficultés de l’entreprise, mais il y perd souvent sur le registre de l’être, l’identification à l’entreprise est artificielle. La gestion devient si complexe que la direction ne peut plus être assumée simplement par des techniciens de la gestion interne de l’entreprise, mais par des démocrates soucieux de la valeur sociale de l’entreprise et de ses interrelations avec l’environnement : les entreprises ne sont plus seules au centre de l’univers, elles sont entourées d’un jeu de contraintes. L’Etat réglemente la gestion des risques, il élimine une part de l’imprévisible et de l’inconnu par son action administrative : études de la sûreté des installations, inspection du travail, règles d’hygiène et de sécurité. A partir d’un certain niveau de complexité de l’entreprise, tout individu est dépassé par l’ampleur de la tâche et le groupe fonctionne non plus en fonction des décisions d’un chef d’entreprise, mais dans le respect des règles collectives qui se sont établies. Il ne s’agit pas de savoir qui a le droit de commander, mais qui a le plus de chances de prendre des décisions conformes à l’intérêt général : quel est le mécanisme qui placera l’entreprise au service du client et de la collectivité ? En définitive, l’entrepreneur devient une sorte de fonctionnaire qui gère une partie de la production marchande dans une société, il devient un salarié parmi tous les autres salariés.

Aujourd’hui la crise ultime approche et l’entreprise qui subsistera ne sera pas simplement l’entreprise citoyenne, mais l’entreprise socialement utile et écologiquement propre.

entreprise

Je ne suis pas un fanatique de la libre entreprise, tout juste un admirateur de l’entreprise artisanale qui mobilise un savoir-faire certain. L’économie ne peut être un monde de concurrence, mais un monde de coopération entre des entreprises différentes et complémentaires.

Pourquoi créer une entreprise si, comme le voudrait la théorie libérale, le marché est la meilleure méthode d’allocation des ressources ; pourquoi s’encombrer d’une organisation rigide avec ses règles, sa hiérarchie, ses contrats de travail et ne pas traiter le personnel comme des sous-traitants, en négociant au jour le jour le volume et le prix du travail en fonction des aléas du marché. La réponse est dans la réduction par l’entreprise des coûts de transaction. Dans tout échange économique, la mise en place de la relation entre individus n’est pas gratuite : il vaut bien mieux stabiliser cette relation plutôt que renégocier sans cesse et accroître ses coûts tant financiers que psychologiques. A l’intérieur de l’entreprise, on s’en remet donc à une coordination institutionnalisée qui ne repose pas sur des négociations permanentes, on choisit un mode de comportement parmi une infinité de solutions possibles et on a recours à des conventions. Les normes communes opèrent alors comme des réducteurs d’incertitude. Par exemple, un contrat de travail à long terme économise le coût d’un renouvellement régulier du contrat, cela permet d’économiser les coûts de transaction. L’essentiel est d’arriver à un référentiel commun qui stabilisera les relations du travail dans une convention accepté par tous, donc à considérer la société toute entière comme une seule entreprise à branches complémentaires.

Une bonne gestion de l’économie repose sur la coordination d’entreprises de statut différent. Nous pouvons ainsi instituer politiquement la coexistence de trois groupes d’entreprises : un secteur de monopoles indépendants de tout Etat-nation qui gère la répartition mondiale de nos ressources, des emplois de proximité correspondant à l’actuel artisanat et autres professions libérales, et un secteur bureaucratique qui administre des collectivités territoriales plus ou moins étendues. Les grandes entreprises ne doivent pas être directement gérées par les gouvernements, mais seulement contrôlées par la bureaucratie d’Etat, les entreprises moyennes peuvent se gérer de façon mutualistes et les petites entreprises de type artisanal reposer à la fois sur l’initiative individuelle et la répartition des marchés. Les PME (petites et moyennes entreprises) correspondent à une économie humaine, décentralisée et diversifiée. Elles sont suffisamment petites pour trouver des marchés maîtrisés dans un rapport de proximité. Dans ce contexte de coopération, le mode d’appropriation ressemble beaucoup à une métaphore de la cage et de l’oiseau : l’économie individuelle (l’oiseau) doit de toute façon rester dans le cadre de la propriété étatique (la cage).

Il s’agit de respecter le principe de subsidiarité dans le domaine économique comme il doit l’être dans le domaine politique et social : l’entreprise locale est contrôlée directement par ses clients, la multinationale subit une régulation transnationale.

embryon

C’est donc début février 1947 que commence ma vie d’embryon alors que je suis déjà homo sapiens depuis près de 100 000 ans, Français à cause d’une histoire décousue de 2 000 ans à peine, et bientôt Bordelais par la naissance.

Il y a le respect de la vie dès son commencement. Le courant vitaliste définit l’embryon par son essence même : pour la doctrine catholique, l’embryon est un don de Dieu et la personne humaine y est donc inscrite dès l’acte de conception. Selon la doctrine judéo-chrétienne mais aussi la philosophie kantienne, l’embryon doit être protégé au titre du principe de dignité : on ne doit pas traiter un être humain comme un objet et l’utiliser à une fin qui lui est étrangère. En Allemagne, la loi de 1990 qui définit l’embryon humain comme étant un ovule fécondé et viable, assure la protection de l’embryon et l’assimile, dès son origine, à une personne. On interdit par là même toute recherche sur l’embryon quand elle n’a pas pour but de protéger l’embryon concerné.

Il y a le droit de ceux qui souffrent et pourraient être guéris par des recherches sur l’embryon. Le courant relationnel cherche à appréhender l’embryon par sa place dans la communauté des sujets. Dans cette conception, l’embryon n’a ni identité, ni personnalité hors de tout projet parental et les expérimentations sont alors licites : la réification de l’embryon, son passage du statut de personne à la dénomination de chose, permet son sacrifice au profit d’un intérêt collectif. La loi anglaise de 1992 autorise les recherches sur l’embryon in vitro et même sa création à cet effet. Les recherches sur l’embryon deviennent alors légitimes car elles aboutissent au développement de thérapies cellulaires : couverture de surfaces brûlées, greffes de cellules souches hématopoïétiques pour les leucémies, greffes de cellules neuronales pour la maladie de Parkinson ou de cellules du pancréas endocrine pour le diabète…

La question du statut de l’embryon symbolise les tensions et les difficultés suscités par le développement des sciences de la vie et deux principes éthiques s’opposent. Mais il y a un risque bien plus concret à vouloir défier toujours davantage l’ordre naturel, celui d’une médecine à deux vitesses, ceux qui peuvent se soigner à prix d’or par manipulation de l’embryon et ceux qui se contentent de survivre sans médecins et sans hôpitaux.

esclavage

Je me sens aujourd’hui autonome en tant qu’individu dont on reconnaît l’égalité des droits et la liberté de l’expression, pourtant l’histoire de mon espèce n’a été qu’une longue succession d’esclavages aux formes différentes.

Depuis l’apparition des civilisations rurales jusqu’au XIXe siècle, l’esclavage constitue la forme la plus répandue de l’organisation du travail, la base même de la structure de l’économie. L’esclave antique a fait son apparition quand il s’est transformé en travailleur auxiliaire dont le niveau de vie réduit permet d’améliorer celui de ses maîtres. Un véritable tournant n’a pu avoir lieu que grâce à un changement de l’intérêt des classes dirigeantes. L’évolution des mentalités va suivre l’évolution des forces productives et ce n’est qu’au cours de la révolution industrielle que nous avons pu généraliser une pensée de l’autre comme constitué à notre image, et non plus selon les perspectives d’un ordre « naturel » ou d’une parole « divine ». C’est en définitive la mécanisation et la betterave sucrière qui rendent en France le système esclavagiste moins attrayant, favorisant sa suppression en 1848. De même le 13eme amendement de la Constitution américaine abolit l’esclavage en 1865 à partir du moment où les Etats-Unis peuvent travailler le coton autrement que par la traite des noirs ; de plus l’abolitionnisme nord-américain était justifié par le souci d’éviter la concurrence de la main-d’œuvre servile non rétribuée au Sud face aux salaires élevés du Nord. Ce n’est qu’en 1926 qu’une convention internationale définit l’esclavage comme « l’état ou la condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété ou certains d’entre eux ». L’interdiction de l’esclavage se veut universelle en 1948 : « Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l’esclavage et la traite des esclaves est interdite sous toutes ses formes ». L’esclavage est devenu un concept périmé.

La condamnation de l’esclavage est une prise de position historiquement très récente qui n’a pas éliminé la commodité qu’offre pour certaines « élites » la possibilité de faire travailler les autres à leur profit sans leur consentement. Par exemple la manufacture implique la séparation entre le capital et le travail et repose sur la dépendance forcée du travailleur par rapport à l’entrepreneur. La liberté du salarié de disposer de sa force de travail est plus juridique qu’économique, plus formelle que réelle : lorsqu’on ne dispose, pour subsister, que de la force de ses bras, la liberté de choix est bornée par la nécessité d’assurer la subsistance du lendemain. Comme la richesse des maîtres ne peut provenir que de l’inégalité des conditions, les frais d’entretien du prolétaire au moment de la révolution industrielle doivent être réduits au strict minimum. Après une amélioration du rapport salarial au moment des Trente Glorieuses, nous entrons à nouveau dans une société inégalitaire : le marché et les technologies nouvelles conduisent à un éclatement de la classe moyenne. Une infime partie de la catégorie intermédiaire réussit à s’en échapper par le haut, mais l’essentiel du peuple tombe, tels les grains du sablier, vers le bas, dans un processus d’appauvrissement. Plus de 40 millions d’Américains n’ont pas l’eau potable, presque autant n’ont aucune assurance-maladie. Cette société en sablier est encore plus visible quand on envisage la situation dans les pays pauvres. La multinationale Nike paie le sportif Michael Jordan 20 millions de dollars par an, c’est-à-dire plus que la masse salariale des 30 000 ouvriers indonésiens qui fabriquent ses chaussures, pour une simple représentation. Et pourtant ces ouvriers sont déjà très avantagés par rapport à tous les autres travailleurs indonésiens de l’économie informelle. L’esclavage est toujours présent, même sans compter les formes extrêmes de l’exploitation de l’homme par l’homme comme les réseaux de drogue et la prostitution dans la société contemporaine.

Autrefois les esclaves se trouvaient englobés dans une hiérarchie rigide d’où le chômage, au moins, était exclu. Les mesures d’abolition de l’esclavage moderne, au contraire, ont fait preuve de la plus grande imprévoyance. En effet elles n’ont pas prévu les structures qui peuvent permettre à tout le monde de travailler la terre pour son propre compte ou de trouver un travail stable et décent dans la vie active.

espace

Les enfants quittent mon domicile au fur et à mesure de leur entrée dans la vie active et je remplace leurs chambre par des lieux à usage personnel. Je crois qu’on peut agrandir à l’infini l’espace qu’on veut occuper, mais il faut aussi savoir le partager quand notre puissance dépasse les limites traditionnelles du territoire d’appartenance.

Partout dans le monde ancien les peuples donnaient un caractère sacré aux portes de leur territoire, ville ou village : aller au delà impliquait toutes sortes de précaution car à l’extérieur était le domaine de l’étranger et du combat. Même le roi de Sparte s’arrêtait à la frontière de la Cité pour y effectuer des sacrifices. Plus généralement chaque société peut être considérée comme une sorte de maison divisée en domaines différenciés : sortir d’un groupe et entrer en contact avec un autre sont des actes ritualisés, ne serait-ce que par un geste de politesse ; il y a toujours un rite de passage à moins de sombrer dans l’indifférence ou le conflit. Les frontières nationales sont l’actualisation de cette constante humaine.

L’éloignement qui engendre l’étrange et l’étranger n’a pas de rapport avec la distance physique. Il ne se mesure pas en kilomètres : le bout du monde se trouve là où on l’imagine, parce qu’on cesse de savoir. Les enfants au début de leur expérience du monde pensent que le monde s’arrête au fond du couloir ou à l’extrémité du jardin. Pour l’animal solitaire, l’espace est délimité par ses possibilités sensorielles et son déplacement physique. L’humain, animal social, a acquis maintenant une vision qui va de l’infiniment petit à l’infiniment grand grâce à l’instrumentalisation de ses sens : il peut agir au niveau des nano-molécules ou contempler les galaxies. Mais il ne se contente pas de ces prouesses techniques, il participe de l’espace des autres racontés par les récits des voyageurs comme par les télécommunications. L’espace n’est donc plus une réalité visible, mais le résultat d’un travail de reconstruction collective. Notre territoire n’est plus limité à l’espace vital, celui qui permettait au groupe tribal de survivre, il s’est agrandi à la planète toute entière puisque la marche à pied a laissé la place aux avions et aux satellites. La Terre est devenue notre village et l’inconnu ce vers quoi s’élancent nos fusées. Dans ce contexte, l’espace paraît petit pour qui se contente de son territoire bien particulier.

Nos sociétés complexes sont hétérogènes de fait, chaque individu hésitant entre son appartenance à des sociétés enfermées dans leurs frontières ethniques et ses aspirations à plus d’ouverture cosmopolite.

espérance de vie

Mon espérance de vie se réduit chaque jour davantage, mais je n’en ferais pas une maladie…

Les organismes vivants – l’amibe par exemple – chez lesquels il n’existe pas de différenciation entre le germen (ensemble des cellules sexuelles) et le soma (le corps qui abrite le germen) se reproduisent par simple duplication et sont de ce fait « immortels ». Pour les autres, y compris les humains, le corps, une fois fournie la part d’efforts nécessaire à la reproduction, va lentement décliner jusqu’à la mort. Il existe cependant une assez grande inégalité dans ces durées de vie : la mouche peut vivre 17 jours en moyenne, le rat six ans, l’humain 76 ans, l’olivier 1 000 ans et le séquoia géant 6 000 ans. Ces différences résultent de mécanismes inscrits dans nos gènes et donnent à chaque espèce une durée de vie maximale ; nous sommes programmés pour mourir, la vie n’est qu’une parenthèse. Mais les humains modifient leur environnement pour mieux résister à ce processus de vieillissement. Le plus grand bond en avant a été permis par la réduction de la mortalité infantile, les progrès de l’hygiène privée et publique et la lutte contre les infections : aux Etats-Unis, l’espérance de vie est passée de 49 ans en 1900 à 79 ans en 1995. L’espérance de vie au Kerala, région pauvre de l’Inde, est d’environ 70 ans, proche du niveau européen. Cela est du, pour une large part, au taux élevé d’alphabétisation, en particulier de la population féminine. Le fait de pouvoir aller à l’école, c’est aussi celui de bénéficier de soins médicaux, de n’être pas usé par des maternités nombreuses, de savoir gérer son existence. Au contraire le Brésil a connu un fort niveau d’expansion économique, mais a négligé l’éducation et la santé, d’où une espérance de vie bien inférieure.

La hausse continue de l’espérance de vie est terminée dans les pays les plus avancés. Atteindre 100 ans en moyenne supposerait de réduite à zéro la mortalité à tous les âges avant 85 ans, ce qui est totalement irréaliste à moins d’agir sur les processus de vieillissement eux-mêmes. Globalement, les causes de la sénescence sont de deux ordres. La première est inscrite dans nos gènes et leur horloge biologique, la seconde est dictée par l’environnement. Des recherches veulent nous faire atteindre une immortalité relative en manipulant notre bagage génétique. A l’extrémité des chromosomes, il existe des télomères (« partie » à la « fin ») qui sont indispensables à la stabilité de la structure chromosomique. Composé d’une petite séquence d’ADN répétée des milliers de fois, ces filaments moléculaires diminuent à chaque division cellulaire. En d’autres termes, plus les télomères sont courts, plus les cellules sont proches de la sénescence ; et plus il y a de cellules sénescentes, plus les tissus perdent leur capacité de régénération, donc l’organisme vieillit. Au fil du temps, les télomères se raccourcissent et notre organisme se dérègle. La télomérase permet d’ajouter au bout d’un télomère les bases d’ADN qui ont été perdues au cours de la division cellulaire et des cellules en culture dans lesquelles a été greffé le gène de la télomérase semblent avoir une durée de vie infinie. Mais comme la sénescence des cellules a pour rôle majeur d’empêcher le développement infini des cellules cancéreuses, l’immortalité ainsi obtenue est à double tranchant puisqu’on favorise l’émergence du caractère tumoral de la division cellulaire. Nous pouvons aussi lutter contre les radicaux libres, composés instables ayant perdu un ou plusieurs électrons et qui cherchent par tous les moyens de les récupérer. Ces radicaux oxydent les molécules qu’elles rencontrent, protéines, lipides ou ADN. Pour neutraliser ces radicaux libres, les nutritionnistes préconisent une alimentation riche en fruits et en légumes, fournisseurs d’antioxydants qui se lient aux radicaux libres au moment de la digestion. Comme les aliments sont source de toxines pour le corps, on peut aussi recommander de s’alimenter le moins possible. De nombreuses études menées sur les rongeurs l’ont confirmé, les régimes à basse calorie prolongent la mémoire et l’immunité, préviennent l’hypertension et augmentent la durée de vie : moins manger pour mieux vivre. Des souris soumises à un régime alimentaire équilibré, mais minimal, sont moins hypertendues, ont une meilleure mémoire et vivent jusqu’à quatre ans au lieu de trois habituellement. Les habitants de l’île japonaise d’Okinawa ont un régime de basses calories et comptent 40 fois plus de centenaires que le reste du Japon. Mais est-ce vivre que d’être centenaire ?

L’allongement de la durée de la vie a un coût financier, mais surtout moral : les incontestables progrès de la médecine et de la technique comme les fantasmes d’immortalité ont conduit bien souvent à déposséder la personne humaine de sa mort. Il est plus efficace d’investir dans une amélioration de la qualité de la vie plutôt que dans sa durée.

espéranto

J’ai appris l’allemand en première langue pendant plus de dix ans (sans oublier le latin) et l’anglais en seconde langue pendant quatre ans au moins, et je suis toujours incapable de soutenir une discussion ou même souvent de comprendre une phrase simple car mon oreille reste allergique à toute intonation exotique et mon oral est donc approximatif. Il faut dire qu’à l’époque de ma scolarité, je lisais l’allemand en lettres gothiques car les programmes des enseignants, c’était plutôt l’étude d’Heine, Goethe et Schiller.

Après la période des vagissements du nouveau-né, puis des émissions élémentaires formées dans le fond de la gorge, le bambin découvre les sons articulés dans la partie antérieure de la bouche. Il se met alors à émettre toutes sortes de sonorités, aussi bien les clics des langues zouloues que les étranges eurh du chinois, les consonnes emphatiques de l’arabe, les deux th anglais… A ce stade, la production phonétique des enfants ne se distinguent pas d’un bout à l’autre de la planète. Mais l’enfant ne tarde pas à éliminer de façon croissante les sons qui ne sont jamais prononcés devant lui, le processus d’imitation cristallise l’intonation autour de stéréotypes culturellement fixés par l’environnement proche. Puis entre deux ans et l’école primaire, son langage est régi par un processus d’assimilation généralisatrice : à chaque fois que l’enfant perçoit un élément de la langue ambiante, il le généralise. Par exemple un enfant de cinq ans a dit dans la même semaine fleurier pour fleuriste, journalier pour journaliste et chaussurier pour cordonnier. Il a en effet assimilé ce qu’avait de commun la série fermier, serrurier, poissonnier et il a généralisé pour créer sa propre règle : on forme les noms de métiers à l’aide du suffixe –ier- alors que l’immense majorité des langues inscrivent le nom des métiers dans le désordre des strates du passé. Plus l’enfant grandit, plus il va être obligé d’abandonner sa grammaire personnelle pour adopter celle de son entourage. Tout langage est donc fondé sur des conventions et non dans la nature, toute langue est artificielle : la langue dite maternelle n’est que la création d’un groupe social bien déterminé géographiquement et politiquement qui impose un idiome plus ou moins éloigné des processus naturels d’apprentissage de la langue.

La plupart des langues sont inutilement complexes alors qu’on pourrait être bien plus efficace. Les guerres dans l’Europe du XIXe siècle sont devenues de plus en plus meurtrières, opposant les nouveaux territoires linguistiques qui se constituaient en Etat-nations. La question de la langue universelle renaît alors comme composante du mouvement pacifique et non plus comme recherche d’une inaccessible langue d’origine. Un prêtre allemand initie en 1879 le premier essai d’organisation d’une langue artificielle, le volapük, langue à racines déformées. Complexe et difficile à prononcer, cette tentative finit rapidement aux oubliettes. En 1887 Bialystok, ville de Pologne orientale, c’est Babel : quatre langues, le polonais, le russe, l’allemand et le yiddish cohabitent difficilement et les relations communautaires oscillent entre la haine et le mépris. Zamenhof, un jeune médecin polonais, juif et polyglotte, lance les bases de l’espéranto. Inspiré de l’espagnol, de l’italien et de l’allemand, c’est une langue facile qui nécessite un temps d’apprentissage moyen dix fois moindre que pour l’anglais ou le français, avec pratiquement aucun échec : 7 500 mots d’usage courant tirés de 700 racines communes aux langues européennes ; une grammaire très simplifiée de 16 règles ne connaissant pas d’exception ; pas de verbes irréguliers. Trois millions de personnes dans le monde parleraient espéranto, dont 100 000 en France.

Cette diffusion reste confidentielle, il n’empêche que les systèmes actuels d’apprentissage des langues étrangères sont aussi ruineux qu’inefficace : ce sont souvent des handicapés linguistiques qui sortent du système scolaire et l’industrie de la traduction nécessite un financement très important, par exemple au niveau de l’Union européenne. Il serait détestable de conforter l’anglais dans sa place actuelle de langage mondial, l’avenir ne peut reposer sur la nationalité, encore moins sur la régionalisation du langage. L’essentiel reste de pouvoir s’entendre directement entre tous les humains sans barrières grâce à une langue-pont.

Etat-nation

Je ne suis Français que par hasard et pourtant des millions de personnes sont mortes pour la France : elles n’avaient rien compris à la relativité du territoire d’appartenance.

Ce n’est qu’avec la révolution française de 1789 que l’Etat national devient l’Etat-nation. Par la déclaration des droits de l’homme, la souveraineté et la légitimité passent de la personne du roi au peuple. L’idée de nation est consubstantielle à la grande révolution idéologique engagée à la fin du XVIIIe siècle qui récuse la division sociale en ordres distincts : la nouveauté remporte un franc succès. En 1850, il n’existait que 44 Etats dans le monde, puis 60 en 1938, 108 en 1963, 144 en 1983 et 193 aujourd’hui ; 35 d’entre eux ont une population inférieure à 500 000 habitants et 20 ou 25 pays sont candidats à une partition. En liaison avec le mouvement de décolonisation, l’ONU reprend dès sa création en 1945 le droit des peuples à choisir la forme de gouvernement sous laquelle ils veulent vivre : c’est le triomphe du principe des nationalités. La nation est conçue comme une communauté de naissance, instituant une égalité et une fraternité de principe entre ses membres, pourtant ce n’est qu’une communauté imaginée. En effet cette identité collective se crée à partir de particularismes de toutes sortes, ce qui suppose un travail de mise en forme des mentalités. Les nations, à l’aube du XIXe siècle, n’avaient pas encore de passé, l’histoire nationale est donc construite : les historiens-hagiographes ont extrait de la complexité des épisodes et des figures exemplaires qui sont autant de modèles pour une mémoire collective. Ce fut une gigantesque entreprise qui a mobilisé pendant des décennies savants, artistes, écrivains et politiques pour la plus grande gloire de l’Etat-nation. En France, la géographie est par exemple fille de la défaite de 1870 ; c’est pour ancrer dans l’esprit des jeunes générations l’image d’un territoire national immuable qu’est née cette discipline. L’historien et le géographe forge ainsi l’identité qui appelle le territoire, et du même coup les pulsions territoriales. C’est le triomphe de l’Etat-ethnie, et l’exacerbation de l’identité territoriale devient une névrose totalitaire pour laquelle on accepte de mourir dans des guerres inutiles. L’Etat-nation se forme et se consolide dans l’adversité, aux dépens d’un ou plusieurs autres peuples, elle se nourrit des vitamines de la haine.

Cette nation qui se construit un passé tout au cours du XIXe siècle, qui nous fait croire à un principe spirituel qui nous enserre dans un espace géographique déterminé, cette nation n’est qu’une construction temporaire de la dynamique des peuples. Etre Belge, c’est avoir des parents allemands ; la nationalité dans ce cas est inspirée par le droit du sang. Mais on peut aussi s’ouvrir au droit du sol ; être Belge, c’est être né en Belgique, ou accéder à la naturalisation après un séjour de maintes années dans le pays. Dans tous les cas, la nationalité n’est que le moyen pour un groupe tribal de partager ses avantages : on s’ouvre à l’immigration quand on a besoin de main d’œuvre, on les ferme quand ça va mal. La véritable citoyenneté n’est pas synonyme de nationalité. Dès 1894, un poète délivrait en ces termes le certificat de baptême civil à quelques citoyens vagissants : « Au nom de la nature et de soleil qui fait pousser les plantes, j’appelle sur vous la bénédiction de la liberté qui n’existe plus, de l’égalité qui est à faire, de la fraternité qui n’est pas encore fondée. Puisque, s’il revenait sur terre, le Christ ne serait plus chrétien, je te baptise citoyen ». Nous sommes cosmopolite par essence et d’une nationalité quelconque par nécessité temporaire. Si on obéit à des raisons d’humanité, on ne peut plus faire de distinction entre les nationalités, les races et les religions. Il n’y a structurellement ni Palestiniens, ni Israéliens, ni n’importe quelle autre ethnie, il n’y a que des humains. Un jour, les citoyens du monde éliront des délégués à un congrès des peuples.

Il n’y a pas de différence fondamentale entre les sociétés qui ont des ancêtres et celles qui n’en ont pas : les deux sont des images construites. Ni l’Etat ni la nation n’ont d’existence fondée en soi, c’est seulement l’expression d’une évolution historique qui a partagé le territoire terrestre en zones d’influence. Reste alors à appliquer la sagesse : « Si je savais quelque chose qui fut utile à ma patrie et qui fut préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime ».

Etat-Providence

Il est bien pratique d’aller autant de fois que l’on veut voir gratuitement le médecin, mais je ne suis pas certain que la santé collective y trouve tout à fait son compte. Les droits des individus sont inséparables des contraintes de toutes sortes.

Les premières évolutions importantes du rôle de l’Etat viennent d’Allemagne. Le chancelier Bismarck fait voter au XIXe siècle une loi sur les accidents du travail, puis l’obligation pour les ouvriers de l’industrie d’une assurance maladie, vieillesse et invalidité. Par la suite, le député Beveridge fut chargé en 1941 d’un rapport sur l’organisation d’un système britannique de Sécurité sociale. Son rapport inspira largement toutes les réformes menées dans les principaux pays après la Seconde Guerre mondiale. Le Régime de Sécurité sociale préconisé par Beveridge repose sur une nouvelle conception du risque social et du rôle de l’Etat. La Sécurité sociale a pour but de délivrer l’humain du besoin en garantissant une sécurité du revenu ; il propose donc de combattre le risque social qui menace la régularité du revenu : maladie, accidents du travail, décès, vieillesse, maternité, chômage. La sécurité sociale repose sur trois principes : Universalité, Uniformité, Unité et a pour mission de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain. En effet l’incertitude crée un sentiment d’infériorité qui est la base réelle et profonde de la distinction de classe. Tous les salariés du secteur public en France bénéficient d’un tel système de protection à partir de 1945. Ils sont couverts contre la maladie et les accidents du travail ; les vieux travailleurs auront désormais droit à une pension ; toutes les familles bénéficieront d’allocations pour les enfants. Il ne peut plus exister de recul de l’Etat Providence quand l’assurance devient obligatoire et que le champ de la prévoyance, de vertu individuelle devient vertu collective.

L’Etat s’étend au dessus des individus comme un pouvoir immense et tutélaire, au lieu de préparer les humains à leur autonomie, il les fixe irrévocablement dans l’enfance. L’Etat peut prendre en charge les individus du berceau à la tombe, mais c’est au prix d’une solidarité anonyme qui les déresponsabilise. La tutelle de l’Etat minimise le groupe familial alors qu’il est un lieu primaire de prise en charge de l’individu touché par un risque social. L’entraide familiale est l’ancienne forme de la solidarité, l’ancêtre de la protection sociale, elle ne doit pas disparaître. Le caractère subsidiaire de l’intervention de l’Etat en matière d’aide aux personnes démunies est d’ailleurs réaffirmée même dans les pays les plus socialisés : l’individu n’est à la charge de la collectivité que pour autant que sa famille ne puisse le secourir. Les personnes dans le besoin ont encore droit, de par la loi française, à l’assistance du groupe familial dont ils sont issus, c’est l’obligation alimentaire. L’aide de la société ne peut donc aller qu’à ceux dont aucun des proches ne peut assurer la subsistance par son travail. D’autre part, si on met en place une sécurité sociale sans frontières, il est nécessaire de diminuer les prestations dans les pays développés pour mieux soigner la population du tiers-monde. Le rationnement est d’autant plus évident que les dépenses suivent des rendements non proportionnels : les gains de survie et de bonne santé des pays industrialisés n’ont pas été proportionnels au niveau et à l’accroissement des dépenses. Tout n’est pas utile même si c’est techniquement réalisable.

Dans la société ouverte qui résulte de la mondialisation économique, la classe globale n’a pas encore compris le bouleversement de l’Etat-providence qu’entraîne la prise en charge sociale de tous les individus qui subissent les inégalités de la société libérale.

étayage

Quand je lisais une histoire à ma toute petite fille dans laquelle le garçon prenait l’initiative de partir courageusement dans un bois avec une petite fille assignée à préparer le pique nique, j’intervertissais le prénom du garçon et de la fille pour contrer le sexisme de cette lecture. L’étayage est androgyne, mais qu’il est long le chemin de l’égalité entre les sexes.

Lorsque le bébé commence à jouer, le soutien de l’entourage (pas seulement la mère) constitue un étayage. Le traitement des nourrissons est fixé par les mœurs, l’enfant peut être constamment à proximité des adultes, ou au contraire laissé dans l’isolement, souvent paralysé dans ses mouvements parce qu’étroitement emmailloté. Les enfant se fixent souvent des buts, retrouver un objet caché, utiliser un outil pour atteindre un objet éloigné, mettre un objet dans un autre… L’intervention de l’adulte (pas seulement la mère) aide l’enfant : mobiliser l’enfant vers le but prévu, réduire la difficulté de la tâche, maintenir l’attention, valoriser ses réussites et relativiser ses échecs. Le meilleur jouet pour un bébé, c’est le parent (pas seulement la mère), c’est la meilleure source d’action et de stimulation. Ces deux acquisitions, savoir qu’on peut agir sur le monde, et qu’on peut compter sur les grands pour avancer dans la connaissance, sont les plus importantes pour le développement cognitif présent et ultérieur. L’enfant socialement compétent est celui qui, ayant bénéficié d’un lien d’attachement sécurisant, sait qu’il peut trouver la coopération auprès des autres adultes et de ses pairs. L’étayage efficace est celui qui permet à l’enfant d’aller au delà de ce qu’il est capable de faire seul, puis qui disparaît lorsque l’enfant parvient à réaliser la tâche de façon autonome.

La mère n’est le moteur de la socialisation primaire que par une tradition qui est certes encore très répandue, mais qui évolue dans les sociétés occidentales. La poupée Barbie jette par exemple le trouble dans le couple fusionnel mère-fille : Barbie n’est ni maternelle, ni enfantine, c’est une célibataire sans enfant, émancipée et financièrement autonome, qui gagne sa vie. Avec elle, la fillette joue à la femme et, symboliquement, n’établit plus de lien entre féminité et maternité. L’éducation correspond au rôle social que la société assigne à un personne, et les rôles masculins et féminins peuvent s’inverser, se compléter ou s’exprimer à l’identique : un maternage par le père est une possibilité. Dans les sociétés modernes, le rôle jugé prépondérant de la mère s’efface devant l’égalité familiale et professionnelle entre l’homme et la femme. En France, un congé parental peut être pris aussi bien par l’homme que par la femme pour s’occuper à la maison du nouveau-né. De plus, il n’y a pas naturellement de statut d’autorité assigné seulement au père et de rôle affectif joué uniquement par la mère. Le père existe, sa place est à parité dans la socialisation et l’étayage. Cette place est trop souvent minimisée dans la plupart des cultures, c’est pourquoi l’homme en tant que père doit changer plus que la mère puisque les valeurs modernes pour être un bon parent sont plutôt féminines. Cela ne veut pas dire qu’il faut supprimer les manifestations d’autorité, mais puisque l’autorité est maintenant partagée à égalité par les deux parents, il en est de même des relations affectives. Dans une société non différenciée par le sexe, l’enfant doit pouvoir s’identifier aussi bien à l’image paternelle que maternelle et faire sa propre synthèse de ces deux personnalités.

Le maternage n’est pas relié à un sexe spécifique, il s’agit d’un rôle de socialisation interchangeable. Le couple parental est un modèle réduit de société à partir duquel l’enfant peut commencer à tracer son parcours personnel, et cette identification, si elle est nécessairement androgyne, est reliée à deux parents de sexe différent.

ethnocide

Je suis dans une France dont les premiers occupants de type homo sapiens (les ancêtres de tous les humains) ont éliminés complètement leurs prédécesseurs (homo neandertalensis). Par la suite, les immigrants ont essayé de faire de même en Amérique du sud comme en Amérique du nord et dans bien d’autres régions ; la seule différence, c’est que nous nous tuons entre nous.

Les peuples primitifs occupent souvent de vastes territoires, mais ils n’y prélèvent que du gibier ou des produits agricoles strictement nécessaires à leurs besoins qui sont infimes à côté de l’utilisation forcenée que peut en faire une société moderne. Dans l’optique du capitalisme, il est impossible de ne pas exploiter au maximum la terre, le sous-sol, l’eau. L’expansion est alors pratiquement sans limites et le nombre de civilisations détruites depuis la naissance des sociétés industrielles est catastrophique. A partir du moment où un territoire est convoité pour un usage industriel ou agricole, on peut dire que l’ethnocide est imminent. Ils vivent nus dans la forêt, de chasse et de cueillette, l’homme blanc survient… Quelques mois plus tard, ils sont parqués dans des camps et deviennent totalement dépendants du monde « civilisé ». Lors de la découverte de l’Amérique du sud en 1492, la forêt amazonienne abritait plus de 4 millions d’Amérindiens. En 1973, ils étaient moins de 100 000. Des familles, des ethnies entières ont été réduits à la clochardisation ou à la disparition ; au mieux, des réserves s’installent où des touristes vaguement ethnologues viennent étudier quelques survivants. Cette rencontre mortelle entre le monde extérieur et l’indigène amazonien s’est renouvelé un peu partout sur la surface du globe avec à chaque fois le même résultat : un génocide inéluctable.

La diversité biologique qui nous entoure est le fruit d’une évolution qui s’est étalée sur plus de 3 milliards d’années. Toutes les espèces sont en effet mortelles et appelées à être remplacées par d’autres, mieux adaptées à leur milieu. Leur durée de vie est évaluée par les paléontologues de 1 à 10 millions d’années. La plupart des espèces sont pourtant en voie d’appauvrissement ou de disparition à une vitesse mille à dix mille fois plus rapide que celle des grandes périodes géologiques d’extinction. La plus vieille grotte ornée connue au monde, la grotte Chauvet, représentait un grande variété d’animaux qui vivaient en France il y a 32 000 ans. Lions, rhinocéros, aurochs et mammouths ont disparu, seuls sont restés chevaux et quelques bouquetins. La rythine de Steller était un herbivore côtier qui longeait les rivages pour se nourrir d’algues. Longue de sept mètres en moyenne et d’un poids de huit tonnes, elle fut décrite pour la première fois en 1741. Estimée lors de sa découverte à moins de 2 000 individus, sa population fut allègrement harponnée par des équipages occidentaux. En 1755, une pétition fut rédigée pour sa défense, mais le dernier spécimen fut tué près des côtes de l’île de Behring en 1768. Les humains n’ont permis à cette espèce que quarante ans environ de coexistence avec le prédateur que nous sommes. L’artificialité des écosystèmes affecte sans doute plus de 50 % de la surface des continents, l’atmosphère et les océans sont contaminés par les rejets de l’activité humaine. Les humains détournent en effet la planète pour satisfaire leurs propres besoins et notre explosion démographique entraîne la réduction, si ce n’est la disparition de l’habitat traditionnel de nombreuses espèces. A mesure que les humains adaptent les forêts, les prairies, les fleuves, les marais et les déserts pour l’agriculture, le développement industriel, les villes et les moyens de transport, ils condamnent de nombreuse espèces à une existence précaire dans des parcelles fragmentées. Les mammifères, les oiseaux, les poissons d’eau douce voient disparaître leurs habitats naturels au profit de l’impérialisme humain ; sans capacité d’adaptation à une autre niche écologique, ils disparaissent. Les extinctions se faisaient à un rythme lent, de l’ordre de une à trois espèces par an, mais ce rythme s’est accéléré aujourd’hui : ce sont au moins 100 espèces qui s’éteignent chaque année, phénomène dont nous sommes la cause. Cette rencontre mortelle entre le monde capitaliste et la nature s’est renouvelé un peu partout sur la surface du globe avec à chaque fois le même résultat : un écocide inéluctable.

Pour éviter la disparition de la biodiversité, il ne reste plus qu’à programmer le génocide culturel de la mondialisation libérale.

eugénisme

Je pensais sincèrement que si mon enfant à naître était atteint d’une anomalie flagrante, je l’aurais avec amour doucement étouffé sous un oreiller. Je n’ai pas eu à le faire…

L’eugénisme est un concept agréable que l’histoire humaine a rendu dangereux. Composé à partir de « eu » (bien) et « genos » (race), il s’agit d’améliorer l’espèce humaine au travers de ses gènes. Le projet du fondateur de l’eugénisme, Francis Galton, se résumait en une phrase : « Se débarrasser des indésirables et multiplier les désirables ». C’était une définition trop vaste et d’autant plus condamnable. Nous étions au début de l’ère victorienne, alors que la science génétique n’existait pas encore… On rêvait d’améliorer les lignées humaines comme le font les horticulteurs et les éleveurs. Au cours du XXe siècle, dans des pays très divers, on vote pour un eugénisme négatif qui vise à empêcher les « dégénérés » de se reproduire : plus de 50 000 personnes furent stérilisés aux Etats-Unis entre 1907 et 1949, des criminels, des faibles d’esprit, des pervers : dans le Dakota du nord et l’Oregon, la sodomie était un motif suffisant. Un rapport du tribunal municipal de Chicago, en 1922, classe parmi les personnes susceptibles d’être stérilisées les tuberculeux, les aveugles, les sourds, ainsi que les orphelins, les bons à rien, les gens sans domicile et les indigents. Le nazisme n’a fait que reprendre une méthode à la mode…

Maintenant, notre connaissance croissante du génome humain permet de mesurer de façon de plus en plus précise les difficultés à venir de la personne à naître. L’eugénisme positif vise à sélectionner et à produire des êtres conformes à des normes, par exemple la santé de l’espèce. Un certain nombre de pays ont aujourd’hui des dispositions législatives autorisant la stérilisation à des fins de sélection. C’est le cas de la Chine qui a en 1994 adopté une loi destinée à améliorer la qualité de la populations des nouveaux-nés. L’article 8 indique : « Le bilan de santé prénuptial doit comporter l’examen des maladies suivantes : les maladies génétiques grave ; les maladies infectieuses désignées et tout sorte de maladie mentale pertinente ». Et l’article 10 : « Après avoir effectué ce bilan de santé, le médecin doit l’expliquer et donner un avis médical à l’homme et à la femme auprès desquels il a diagnostiqué une maladie génétique. Ce couple peut se marier si tous deux acceptent de recourir à des moyens contraceptifs pendant une longue période ou de subir une opération assurant leur stérilité ». Au contraire, l’eugénisme bienveillant qui se profile aujourd’hui laisse la liberté aux couples. Il s’agit d’éviter la venue au monde d’enfant malades ou handicapés et s’inscrit donc dans une logique thérapeutique. Il ne s’agit pas de la quête de l’enfant parfait, mais de l’enfant normal, capable d’un développement à l’égal des autres humains. Dans la pratique déjà, le monde développé se lance en silence dans l’éradication programmée du mongolisme. Depuis la découverte en 1959 des bases chromosomiques du mongolisme, la diffusion généralisée dans la population des acquis de la génétique favorise le consensus sur une interruption thérapeutique de grossesse. L’amniocentèse permet de vérifier la constitution des chromosomes, elle est systématiquement proposée en France aux femmes de plus de 38 ans, le taux de trisomie 21 augmentant avec l’âge de la mère. Cela passe aujourd’hui dans le libre choix de le femme dont on sait que 90 % décident d’éliminer l’enfant trisomique 21.

Il s’agit d’un eugénisme démocratique, même si au nom de la liberté individuelle, on laisse encore tout le poids de la culpabilité à l’individu. Le geste médical pourrait sortir du cadre de la stricte relation individuelle pour servir une politique collective de régulation du retard mental et de suppression des maladies génétiques. Mais cet interventionnisme de l’Etat ouvre la porte d’un totalitarisme. La démocratie est toujours confrontée à des principes contradictoires…

Euro

Dès janvier 1999, quand l’euro est devenu une monnaie scripturale, j’ai obtenu un des premiers chéquiers. En janvier 2002, quand l’euro a été diffusé en pièces et en monnaie, l’ensemble de l’Europe monétaire a abandonné assez facilement sa souveraineté nationale et adopté avec plus de difficulté une nouvelle façon de compter. Je ne vois pas pourquoi l’évolution s’arrêterait là et que nous ne pourrions pas mettre en place une monnaie unique pour tous les peuples de la terre.

La fragmentation actuelle du monde en zones monétaires n’est en fait que la résultante de la montée des nationalismes. Chaque Etat souverain a voulu imposer son propre cours légal, alors il faut construire des taux de change instables pour exprimer la valeur d’une monnaie nationale par rapport aux autres, ce qui fragilise les échanges commerciaux. L’euro, monnaie unique européenne, a été conçu par des banquiers centraux et des politiques pour stabiliser les changes et promouvoir l’idée d’une Europe unifiée. Cette création sans tradition n’a pas de précédent historique, la monnaie représente en effet pour les individus ordinaires de multiples mécanismes mentaux et psychologiques jusqu’à une dimension nationale et symbolique. La monnaie est un langage construit dès l’enfance permettant à chacun de créer sa propre échelle de valeurs, ce qui guide le comportement de dépense. Toute manipulation monétaire représente donc un risque : elle va obliger les personnes à reconstituer leur mémoire des prix. Les conversions les plus récentes (franc lourd en France en 1959, décimalisation en Grande-Bretagne en 1971) étaient beaucoup plus simples et limitées à un seul pays. L’euro, c’est l’histoire d’une monnaie sans passé, assortie d’un drapeau mais privée de patrie, c’est la préfiguration d’une zone monétaire qui prépare une cohérence politique et sociale. L’Europe se construit par sa monnaie contre la nation, les Européens échangent leur nostalgie contre des pièces et des billets porteurs d’avenir, celui d’une Europe élargie et plus unie. Le fait national n’existe plus sur les billets européens, toute figure humaine ou commémoration d’événement ayant été banni au profit de ponts et d’aqueducs, mais c’est en germe la montée d’un nouveau nationalisme…

Si l’Europe peut ainsi s’unifier, pourquoi ne peut-on pas envisager une future monnaie transnationale dans un monde unique. La procédure de type Euro a consisté à déterminer un change fixe entre pays de niveau économique comparable ; dans un monde éclaté où les inégalités de rémunérations sont impressionnantes, cela paraît beaucoup plus difficile. Alors, pourquoi ne pas prendre pour unité monétaire le temps de travail. Plus besoin d’étalon international, l’or et la livre à une époque, le dollar à une autre, l’euro maintenant, pour évaluer le prix des échanges, le prix du travail. Si toute monnaie est exprimée en heures, minutes et secondes et comme le temps de travail est mesuré de la même façon d’un bout à l’autre de la planète, nous obtenons une référence objective et stable. Plus besoin de zones monétaires puisque nous aurons une référence mondiale pour le prix de chaque bien ou service que la société globale met à notre disposition. D’ailleurs les travailleurs ne sont pas des marchandises dont le prix fluctue selon l’offre et la demande, ce sont des personnes qui ont des besoins similaires et des aptitudes potentiellement identiques. Une heure de travail d’un éboueur en France n’a une valeur inférieure à celle d’un PDG que pour des raisons subjectives : le recyclage des ordures a au moins autant d’importance que la gestion d’une entreprise. Une heure de travail au Japon correspond à une heure de travail en Pologne ou en Afrique, et quand nous consacrons une heure de notre temps à un travail socialement nécessaire, il s’agit de 60 minutes pour n’importe quelle personne, pas plus ni moins.

Dans de telles conditions, l’échange international ne s’établirait que sur des avantages comparatifs réels, et les flux commerciaux se limiteront au strict nécessaire. La planète a besoin d’une cure d’austérité.

Europe

En 1979, les Européens votent pour la première fois au suffrage universel pour désigner un Parlement européen. Je vote de même pour la disparition des Etats-nations et la mise en pratique d’institutions supranationales, mais l’Europe n’est pas pour moi un but en soi, juste une étape dans la construction d’un monde transnational.

La construction de l’Europe nous donne des enseignements sur la manière de bâtir un espace mondial. D’abord, il faut voir que c’est un processus très long historiquement ; il faut se faire plusieurs fois la guerre au cours des siècles pour comprendre qu’on peut s’y prendre autrement. Ensuite, il n’est pas évident de s’appuyer sur la démocratie. Le sentiment d’appartenance territoriale des humains résulte d’abord de leur passé, très peu de leur vision de l’avenir. Il y a beaucoup de personnes qui n’acceptent pas l’Europe, mais qui y sont affiliés parce que leurs gouvernants les y ont forcé. C’est pourquoi la méthode des pères fondateurs de l’Europe est fonctionnaliste. Elle consiste à commencer par des intégration sectorielles successives (charbon, acier, agriculture, monnaie…) qui rendent supportables les transferts de souveraineté. A partir de ces coopérations partielles au niveau économique, il est alors possible de construire des ensembles plus vaste et de franchir le pas de l’intégration politique. Par exemple la mise en oeuvre de l’euro fait disparaître la souveraineté monétaire, donc l’autonomie de la politique monétaire : face à une difficulté interne, les pays de la zone Euro n’ont plus la faculté de dévaluer, ni de baisser leurs taux d’intérêt, ni même de conduire une politique budgétaire plus expansive. L’Europe devient alors transnationale.

Il y aura donc en Europe des gouvernements sans monnaie, mais il ne peut indéfiniment y avoir une monnaie sans gouvernement. L’intégration économique de l’Europe nécessite une coordination politique de plus en plus poussée. Les députés européens devraient toucher un revenu unique, imposé de manière uniforme sur l’ensemble de l’Union. Ce principe permettrait de mettre fin à une situation disparate, chaque député étant actuellement payé comme ses homologues nationaux. Le parlementaire italien qui est le mieux rémunéré gagne 3,5 fois plus que le député espagnol. Mais quelle indemnité unique choisir, la moyenne communautaire, plus pour ne pas désavantager ceux qui sont déjà mieux payé, moins pour ne pas avantager les députés européens par rapport à leurs homologues nationaux. La situation est bloquée au niveau d’un petit groupe de dirigeants, alors pour le reste de la société… La stratégie des pères fondateurs est la bonne, un regroupement territorial passe par des démarches de type ponctuel, mais l’homogénéisation économique n’est durable que si la population intègre sa nouvelle citoyenneté. Les attitudes à l’égard de l’Europe sont liées à la position sociale des individus, plus on appartient à des catégories favorisées, plus on adhère à la construction européenne. Tout se passe comme si l’accès au savoir et à l’aisance économique s’accompagnait d’une attitude plus ouverte sur l’espace territorial, sur l’évolution géographique et sur l’innovation sociale ; l’âge ne joue pratiquement aucun rôle, les jeunes ne sont en fait légèrement plus européens que leurs aînés que parce qu’ils sont plus instruits. Il y a maintenant un drapeau commun, mais il n’y a pas de langue-pont ni de perspectives d’harmonisation des niveaux de vie.

Il est déjà difficile de rassembler dans l’Union européenne des personnes qui ont un niveau de vie et un genre de vie relativement similaire, c’est donc encore plus difficile d’ouvrir la pensée des gens ordinaires sur des espaces toujours plus ouverts. Un monde transnational n’est encore qu’une idée, mais c’est la seule idée qui compte : penser globalement et agir localement.

euthanasie

Mon testament de fin de vie est ainsi rédigé par la présente : « Sain de corps et d’esprit, je déclare ce jour (4 novembre 2002) que je n’accepte pas les soins palliatifs qui ne serviraient qu’à me maintenir en vie et non à me réinsérer dans la société. Je déclare accepter par avance une euthanasie passive si la conscience morte de mon cerveau m’empêche de percevoir mon état de légume humain. J’exige le droit à euthanasie active si j’estime en toute conscience que ma vie ne vaut plus la peine d’être prolongée ».

Euthanasie, la mort douce (du grec « eu », bien et « thanatos », la mort). Un acte simple quand il s’agit de faire piquer son chat ou son chien, un acte illégal dans la plupart des pays. La législation française assimile toute euthanasie à un homicide involontaire, une non assistance à personne en danger ou un assassinat. L’aide au suicide est interdite en Allemagne et en Suisse mais ne constitue pas un délit. Un débat de plus en plus vif s’est engagé entre ceux qui font de la vie un droit sacré et ceux qui font de la mort dans la dignité un droit de chacun, entre ceux qui ceux qui jugent que l’on ne peut disposer de la vie d’autrui et ceux qui veulent abréger l’agonie d’un malade dont on sait la mort certaine. Dans l’encyclique Evangélium vitae (l’Evangile de la vie) de 1995, il est écrit que l’euthanasie est une grave violation de la loi de Dieu en tant que meurtre délibéré d’une personne humain, moralement inacceptable. Mais nous savons maintenant que dieu est aveugle, sourd et muet, c’est simplement Jean Paul II qui nous transmet son propre message. Pour le pape, le problème est résolu d’avance par une référence théologique, dans notre système démocratique il n’existe rien de tel, la règle ne peut naître que du libre débat : couple, comportements sexuels, définition de la mort, toute décision est menée dans le cadre rationnel de la réflexion collective sans aucune crainte irrationnelle de la transgression. Quand l’euthanasie est légalisée aux Pays-Bas, il est significatif que les réactions hostiles proviennent à la fois de l’Osservatore Romano et de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs. Le problème de l’euthanasie est d’autant plus urgent à résoudre que les techniques de soins palliatifs multiplient les cas d’acharnement thérapeutique. Cette pratique a pour objectif de soulager les douleurs physiques de la personne, qu’elle soit atteinte d’une grave maladie évolutive ou en phase terminale. On contrôle la douleur en essayant de préserver la capacité de relation du malade avec l’entourage, on ne soigne plus tout simplement parce qu’il n’y a plus de solution thérapeutique, on se contente d’attendre la mort « naturelle », mais où est la nature quand la vie est reliée à des tuyaux ?

Lorsque certains soins curatifs ne sont plus adaptés, il faut savoir s’abstenir et reconnaître que la mort est en train de venir. En matière de choix, nous sommes tous des porteurs de dignité, que ce soit refus d’une transfusion sanguine ou de toute autre pratique thérapeutique jugée inutile par nous. La sagesse, c’est de ne pas mettre en suspens le vieillissement de nos artères, d’accepter notre fatalité et la nécessité de notre mort. En France, l’association pour le droit de mourir dans la dignité milite pour le libre choix de terminer sa vie. Les trois objectifs de l’association sont le droit à la lutte contre la douleur (soins palliatifs), le droit au refus de l’acharnement thérapeutique (l’euthanasie passive) et le droit à l’euthanasie volontaire. Les deux premiers points commencent déjà à passer dans les mœurs, reste le troisième, le suicide assisté. Cette pratique pourrait concerner trois catégories de personnes, les grands malades, les grands vieillards et les grands infirmes. L’aide à mourir est inscrite depuis 1994 dans la loi des Pays-Bas sous réserve de force majeure pour le médecin. En l’an 2000, ce pays va plus loin encore puisque le médecin ne risque plus de recours direct en justice. Comme en 1994 le praticien doit respecter les critères de minutie : demande du patient de façon volontaire et répétée d’une aide pour mourir ; maladie incurable et insupportable ; information du patient et conclusion commune qu’il n’y a aucune autre décision acceptable ; avis d’un confrère indépendant ; avis d’une commission paritaire qui sert de tampon entre le praticien et la justice. La loi reconnaît la validité d’une déclaration écrite d’euthanasie qui rend possible l’euthanasie si l’individu devient incapable de s’exprimer (coma, sénilité…). L’euthanasie est applicable aux enfants de 12 à 15 ans avec l’accord des deux parents, les mineurs de 16 et 17 ans peuvent décider par eux-mêmes. Un jour prochain sans doute, le testament de fin de vie sera la règle, une vie ne vaut que si elle est utile pour soi et pour les autres.

En France le Conseil d’Etat a estimé que le devoir du médecin de sauver un malade ne pouvait prévaloir sur la volonté de celui-ci : le code de déontologie médicale donne obligation de respecter la volonté de la personne. Le métier de médecin est d’adoucir les peines et les douleurs lorsque cet adoucissement peut conduire à la guérison mais aussi de procurer une mort calme et douce quand il n’y a plus d’espoir… C’est alors un geste d’amour, un acte de compassion.

évolutionnisme

Je ne suis pas la créature de Dieu, je suis simplement une forme organique parmi d’autres ; je suis poussière venue du plus lointain des temps, je retournerais poussière pour l’éternité. Nous ne sommes que la forme particulière d’une évolution de la matière, c’est par la modestie que commence notre connaissance de nous-mêmes.

Du temps de Linné (1707-1778), tout était simple : dresser l’inventaire du vivant revenait à dresser l’inventaire des formes présentes lors de la Création. Selon la conception fixiste du monde qui prévalait alors, les espèces vivantes ne pouvaient évoluer. Dans la Bible, il est inscrit : « Il y eut matin, quatrième jour. Et Dieu dit : que les eaux fourmillent d’un fourmillement d’êtres vivants et que les oiseaux volent sur la terre sur la face du firmament du ciel » ; « … et il y eut matin, cinquième jour. Alors Dieu dit : que la terre fasse sortir des êtres vivants selon leur espèce, du bétail, des reptiles et des bêtes sauvages… Et Dieu dit que cela était bon. Alors Dieu dit : faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer et sur les oiseaux du ciel… ». Un raccourci saisissant, mais la réalité de la diversification de la vie est bien plus complexe. Nous n’avons plus besoin de textes sacrés pour comprendre l’origine de la vie, nous n’avons plus besoin de nous inventer un dieu pour comprendre que l’humain n’est qu’une des multiples formes de la nature.

Le naturaliste Jean-Baptiste Lamarck est le premier, dans son ouvrage la philosophie zoologique (1809) à parler d’évolution des espèces par transmission des caractères acquis. Il pensait que les êtres vivants répondaient à un besoin, une force inhérente les poussant à s’améliorer. DARWIN rejette ce finalisme, pour lui ce sont les conditions de l’environnement qui sélectionnent, au gré de leurs variations, les organismes les mieux adaptés. Darwin a publié en 1859 « De l’origine des espèces par voie de sélection naturelle ». La thèse de Darwin sur la sélection repose sur deux principes : le premier, dit de variation, postule que dans toutes les espèces les descendants diffèrent un peu de leurs parents, le second stipule qu’une partie seulement de ces rejetons atteindront l’âge de la reproduction. Leur survie dépend de leur faculté d’adaptation à un milieu qui peut se modifier. Alors, seules les mieux adaptées résistent. Avec le temps, les proportions des différentes variétés au sein d’un même espèce évoluent et les espèces elles-mêmes se transforment. Le cou de la girafe est long de deux mètres, et pourtant il est doté de seulement sept vertèbres comme tous les autres mammifères. Selon un adepte de Lamarck, les girafes ont transmis au fil des générations les centimètres progressivement gagnés en étirant leurs vertèbres. Un partisan de Darwin dirait que ce caractère est survenu de façon aléatoire, puis aurait été sélectionné à mesure que les variétés à long cou se voyaient avantagées. Il n’y a donc ni plan préétabli par un dieu, ni plan préparé par la nature, il n’y a que le hasard. Il faut aussi admettre que tous les animaux existant aujourd’hui sur cette terre descendent d’un même organisme, y compris bien entendu nous-même. L’humain est composé des mêmes briques du vivant que les bactéries ; ce qui distingue un papillon d’un lion, ou un humain d’une mouche, c’est moins une différence dans les constituants chimiques que dans l’organisation et la distribution de ces constituants. Nous savons maintenant que tout gène, appartenant à quelque être vivant que ce soit, peut fonctionner lorsqu’il est transféré dans un autre organisme vivant, l’humain n’est qu’une forme particulière de la vie.

Au début était poussière, un seul point pour tout univers, infini de la matière qui se passe des dieux. Notre planète la terre n’a pas été créée spécialement pour nous, nous n’en sommes que les passagers provisoires et nous allons dorénavant abandonner l’idée du créationnisme, la certitude religieuse d’un dieu qui fabriquerait un univers à notre mesure. En conséquence, nous sommes les seuls responsables de notre devenir

exploitation

En tant que fonctionnaire enseignant, je vis en parasite sur le travail des autres puisque je suis rétribué par les impôts des travailleurs. Mais nous sommes tous des travailleurs unis par la division sociale du travail…

Le profit résulte de la croissance économique, il est le signe d’une expansion de la demande face à des produits nouveaux, il permettait au XIXe siècle de récompenser les entrepreneurs, garant de la révolution industrielle. Non seulement le profit est un bon indicateur de l’efficacité d’une entreprise, mais il récompense aussi l’initiative en permettant l’appropriation individuelle de ce profit. Depuis le droit romain jusqu’à aujourd’hui, toute personne est propriétaire de sa force de travail. Sans aliéner sa liberté, il lui est possible de signer un contrat de louage de service, un contrat de travail dont le salaire n’est que le prix de la location. La subordination est donc un acte volontaire de la part du salarié, mais une fois le contrat conclu, le maître peut librement user de la chose qu’il a louée, c’est-à-dire diriger à son gré l’emploi de cette force ce travail. Le capitaliste, propriétaire des moyens de production, est par ce fait propriétaire des produits de son entreprise, donc du profit qui n’est qu’une des formes de la valeur ajoutée par une entreprise.

La majeure partie de la valeur ajouté est pourtant constituée par les salaires. Or dans les sociétés industrielles le travail lui-même, sous la forme du salariat, devient une marchandise payée au coût minimum : le salaire distribué équivaut au temps de travail nécessaire à la reproduction de la force de travail, même si son évaluation dépend de l’état général de la société. La force de travail d’un humain, c’est ce qui lui permet de revenir jour après jour, semaine après semaine, derrière sa machine, c’est la nourriture, le logement, les transports, le coût de sa formation, l’argent nécessaire pour élever ses enfants… Le travailleur qui a vendu sa force de travail contre un salaire produit d’abord une valeur équivalente à la valeur de ce qui est jugé nécessaire pour sa subsistance, ensuite il travaille gratuitement, il produit une valeur supplémentaire que s’attribue le capitaliste sans bourse déliée. Quand l’entreprise vend les marchandises produites par ses ouvriers en une journée, elle récupère d’une part le coûts des matières et le salaire qu’elle verse aux travailleurs et elle gagne d’autre part la valeur des marchandises produites pendant le surtravail non payé : c’est le profit ou plus-value. C’est ce surtravail, le fruit du travail gratuit, qui constitue la plus-value ou exploitation de la classe ouvrière par la classe capitaliste. L’expropriation par le capitaliste de la plus-value du prolétaire a diminué puisque le partage de la valeur ajouté a été favorable aux salaires pendant les 30 glorieuses, mais elle reste toutefois structurelle dans le mode de production capitaliste.

L’expansion du capitalisme n’a amené en définitive qu’urbanisation et déracinement, gadgétisation de l’existence et épuisement des ressources naturelles. Le capitaliste est le maître d’œuvre de cette évolution, mais le travailleur salarié est son complice forcé. Dans une économie stationnaire, le profit se résume au bénéfice nécessaire à l’investissement. Si la production est stable et le processus de production identique, cet investissement est limité à l’amortissement, ou investissement de remplacement du capital existant. Tout ce qui est investissement supplémentaire disparaît, le capitaliste devient alors un salarié parmi d’autres salariés car il n’y a plus de profit et donc plus de conflit dans la répartition de la valeur ajoutée : l’essentiel est de maintenir de façon durable une satisfaction égalitaire des besoins pour un capital technique constant.

externalité

Tout ce que je fais et consomme a des répercussions dans l’ensemble de la chaîne productive, sur mes rapports aux autres et sur l’équilibre de la nature. Nous sommes toujours reliés au grand tout, il n’est pas toujours facile de prendre conscience de cette réalité à une époque où règne l’individualisme.

L’externalité est un effet de l’action d’un agent économique sur un autre qui s’exerce en dehors du marché. Cet effet peut être positif, il est le plus souvent négatif, par exemple les nuisances des activités agricoles et industrielles. Pour limiter ces effets négatifs, les pouvoirs publics peuvent mettre en place une réglementation (interdictions, amendes), fixer des normes (plan d’occupation des sols, recyclage, niveau de pollution…) ou augmenter les coûts de l’entreprise (écotaxes, droits à polluer…). L’action de l’Etat est d’autant plus nécessaire que les travailleurs eux-mêmes comme leurs patrons considèrent d’abord les résultats de leur propre entreprise et non les externalités. Les agriculteurs épuisent les nappes phréatiques et diffusent leurs pesticides, mais ne sont pas prêt à assumer ce coût ; les travailleurs du nucléaire voient d’abord leur emploi et certainement pas la gestion des déchets par les générations futures.

Ce n’est pas seulement la tâche de l’Etat et des militants de l’environnement de considérer ces externalités, mais c’est aussi le travail des dirigeants et des bureaux de recherche des grandes entreprises de considérer la valeur de ce qu’ils produisent en termes de besoins et d’environnement. L’internalisation des coûts environnementaux et sociaux devrait être prise en compte dans toute comptabilité, individuelle ou collective. Il faut penser au développement durable : un mode de développement qui satisfait les besoins des populations sans compromettre ceux des générations futures.

Les externalités sont le fait des sociétés dans lesquelles l’ampleur de la division sociale du travail entraîne l’anonymat des relations et l’oubli de la nature. Chacun cultive son petit jardin et les amateurs du terroir émettent proportionnellement encore plus de pesticides que les professionnels de l’agriculture.

Famille

Bientôt trente ans, l’âge de convoler sans pouvoir réfléchir davantage. Je me suis donc marié pour m’occuper des deux enfants qu’une femme avait eu d’un premier lit. Dans les sociétés traditionnelles, la famille est le prolongement de toute la structure sociale, dans le monde occidental la famille devient le lieu de toutes les recompositions des individualismes.

Il existe mille et une formes de la famille. Les Na de Chine témoignent que le mariage et la famille ne peuvent être considérés comme universels, ni logiquement, ni historiquement. Chez les Na, il n’y a plus ni père ni mari car l’amour libre est tellement établi qu’il n’existe plus que des enfants naturels. Quand un enfant naît, il appartient automatiquement au groupe de la mère qui l’a mis au monde. Les hommes de la maison sont donc toujours des frères ou des oncles maternels. Ces derniers occupent la fonction du père qui, lui, n’existe même pas dans le vocabulaire. C’est une société qui se perpétue encore aujourd’hui bien que cette coutume ignore volontairement jusqu’à la notion de géniteur. L’enfant n’a donc plus besoin de père, il réside sa vie durant dans sa maison maternelle, le seul lignage pertinent. Une autre société pourrait se concevoir sans mères, société patriarcale où les femmes ne seraient que des mères porteuses sans aucun droit sur l’enfant. Tout est possible, il n’existe pas de modèle universel d’une filiation qui se contente d’enregistrer les données de la nature. Alors qu’en Inde, en Afrique, dans les terres d’islam, on livre de jeunes adolescentes à un « promis » qu’elle ne connaissent souvent même pas, l’Europe cultive le choix personnel du sentiment amoureux qui déstabilise les familles. Le sentiment amoureux qui valorise l’affectif personnel détruit en effet les couples et détériore l’équilibre psychologique des enfants.

Selon l’article 16 de la Déclaration universelle, « A partir de l’âge nubile, l’homme et la femme sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se marier et de fonder une famille. Ils ont des droits égaux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution. Le mariage ne peut être conclu qu’avec le libre et plein consentement des futurs époux. La famille est l’élément naturel et fondamental de la société et a le droit à la protection de la société et de l’Etat ». Cette définition a l’intérêt de reconnaître la libre détermination des personnes dans un couple et l’égalité des sexes. Mais elle fonde la famille sur le couple conjugal, or chacun est libre d’assurer l’exercice de sa sexualité comme il l’entend. Le couple conjugal ne devient famille qu’à partir du moment où il se transforme en couple parental, consacré par cet événement à la socialisation de l’enfant. Le réseau de parenté, quel que soient ses modes particuliers d’organisation, constitue une instance de médiation nécessaire entre l’enfant et le monde social, en le protégeant et en lui permettant l’insertion dans la société globale. La famille élargie par la chaîne des générations permet la socialisation primaire aussi bien que la solidarité domestique, la garde des enfants, les soins aux personnes âgées et les transferts financiers, le soutien dans la scolarisation et les relations affectives. Une famille unie autour de l’enfant ne peut être monoparentale et sans doute pas nucléaire.

La famille n’est pas un lieu de reconnaissance des individualités, mais une institution qui permet une première approche du lien communautaire, source de l’identité fondamentale d’un enfant.

famine

Je n’ai jamais connue la privation alimentaire, juste une petite grève de la faim au temps de ma jeunesse. Je vis dans un monde occidental qui souffre plutôt de boulimie que de famine.

Les humains sont nécessairement liés dans un même ensemble avec tous les autres êtres vivants qui constituent son bloc de nutrition : la famine est l’agent régulateur de ce nécessaire équilibre. Lors du sommet mondial de l’alimentation organisé en 1966 par la FAO, c’était la première fois en 50 ans qu’on parlait au niveau des chefs d’Etat de la faim dans le monde qui touchait pourtant 800 millions de personnes. Les statistiques mondiales décident sur le papier que la production alimentaire mondiale est actuellement suffisante pour couvrir les besoins, mais la population vit d’abord de ses ressources locales : la sécurité alimentaire découle d’abord d’une souveraineté alimentaire au niveau de chaque territoire pacifié. Au delà des choix économiques, on ne peut ignorer les causes politiques d’une famine. Ce n’est pas la situation de pénurie alimentaire qui est alors le facteur prépondérant, mais la répartition inégale des revenus et des pouvoirs. Si le risque de famine que connaît la corne de l’Afrique découle pour partie de la sécheresse, la situation est notablement aggravée par le conflit armée entre l’Ethiopie et l’Erythrée. Les famines tuent des millions de gens dans divers pays, mais elles ne tuent pas leurs maîtres. Les rois et les présidents, les bureaucrates et les chefs, les officiers et les commandants ne crèvent jamais de faim. Les gouvernements qui ne sont pas démocratiques n’ont en conséquence aucune motivation particulière à empêcher la famine. Quelque 11 millions de paysans en URSS sont morts entre 1930 et 1937, victimes essentiellement des famines résultant de la collectivisation. En Chine, vingt ans plus tard, la même cause (collectivisation) conduit à la famine des années 1959-1961. Le bilan de cette famine politique est situé entre 35 et 60 millions de morts, un record difficile à battre. Le meilleur remède à la famine est donc la démocratie dotée d’une presse indépendante : un gouvernement qui a fait subir la famine à ses électeurs a peu de chances d’être réélu et cela l’incite à prendre les mesures nécessaires en temps utile.

Alors que les pays pauvres souffrent de sous-nutrition et de malnutrition, les sociétés démocratiques souffrent de la malbouffe. L’obésité n’est pas un problème d’ordre esthétique, c’est une maladie. Elle est définie internationalement par un indice de masse corporelle (IMC) qui s’obtient en divisant le poids en kilos par le carré de la taille en mètres. Si l’IMC est compris entre 25 et 30, il y a surpoids; entre 30 et 40, obésité ; obésité morbide si l’IMC est supérieur à 40. L’obésité atteint déjà 20 % des hommes et 25 % des femmes aux Etats-Unis. Au sein des pays industrialisés, elle touche principalement les populations défavorisées : insuffisance de l’information sur l’alimentation, grignotage (sandwichs, boissons sucrées, confiseries), perturbation des horaires d’alimentation. Le seul facteur parfaitement corrélé à l’augmentation de l’obésité aux Etats-Unis est le nombre d’automobiles en circulation et la baisse continue de l’effort physique qui en résulte. La boulimie est une autre pathologie spécifique des sociétés libérales qui se caractérisent par des processus de promotion sociale dans lesquels on est constamment mis en appétit de choses matérielles, de nourriture, de stimulants extérieurs. Le boulimique paye très cher la perversité de ce système : dévalorisation de soi, souffrance psychique, solitude, misère affective et tentatives de suicide. L’anorexie est la facette symétrique de cette pathologie qui affecte pour l’essentiel des jeunes filles. L’importance socioculturelle accordée à la minceur de la silhouette féminine est principale responsable de ces dérives alimentaires. Notre biologie reste pourtant celle de Cro-Magnon, nous sommes adaptés à une alimentation traditionnelle de base, mais le système libéral de production s’acharne à maintenir la classe globale dans le déséquilibre alimentaire.

La famine des uns et la malbouffe des autres expriment le dualisme mondial. D’un côté des pauvres qui ne peuvent assurer démocratiquement leur destin alimentaire, de l’autre de riches démocraties où l’individu se retourne contre lui-même.

fécondité

Je n’ai biologiquement qu’un seul enfant et je trouve que c’est bien suffisant dans un monde trop peuplé qui ne sait survivre que par le conflit et/ou pour l’argent.

La baisse de la fécondité doit plus à des changements culturels qu’à la diffusion de procédés techniques, une population ne peut accepter que ce qu’elle juge acceptable. Si l’Inde reste en retard sur le plan du contrôle des naissances, c’est dans le traumatisme vécu lors d’une violente campagne de stérilisation forcée entre 1975 et 1977. Même dans un pays qui encadre fortement sa population comme la Chine, les résultats d’une régulation des naissances ne va pas de soi, les campagnes sont moins soucieuses de la réduction des naissances que les villes… La contraception résulte d’abord d’un engagement conscient et volontaire. La chute de la natalité tient fondamentalement à une mutation des mentalités et des comportements. Dans les sociétés traditionnelles, l’intérêt de la famille prime sur celui du couple, et celui du couple sur celui de l’individu. L’idée qu’on s’y fait de la femme (soumise), tout autant que le besoin de considération sociale (le nombre d’enfants), favorise la famille nombreuse. L’alphabétisation des femmes est un plus grand vecteur de baisse de fécondité que tous les préservatifs du monde. Au Bangladesh, on a prouvé qu’on pouvait sauver des vies en permettant aux femmes de décider de leurs maternités. Dans les villages où on a instauré le planning familial, le pourcentage de femmes utilisant des moyens de contraception est passé de 8 % à 40 %, ce qui a permis au taux de mortalité maternelle de descendre en dessous de la moitié des autres villages du district alors même que le risque de mourir des suites de grossesse n’avait pas changé.

Cependant, tout gouvernement soutient par ses directives une certaine conscience démographique. Le législateur à la liberté de choisir les modalités de l’aide à la famille selon les besoins de la société, les allocations familiales ne sont pas un droit universel. En Chine, le modèle officiel est l’enfant unique, et les allocations familiales inversées : le premier enfant est privilégié et tout enfant supplémentaire entraîne différentes formes de coercition sociale, à commencer par de lourdes amendes. En France, les allocations sont versées seulement à partir du deuxième enfant à charge et les réductions d’impôt sont plus importantes à partir du troisième enfant. Sans avoir démontré qu’elle est moins surpeuplée que la Chine, la France fait un choix nataliste comme si sa puissance dépendait encore du nombre de ses habitants et non de leurs qualités. Dans un contexte de surpopulation mondiale, rien ne peut justifier l’aide aux familles nombreuses.

Maintenant que nous pouvons maîtriser notre fécondité, la venue de bébé ne peut plus être le pur produit du hasard d’un rapprochement sexuel, ni la cristallisation des désirs pulsionnels d’un ou de ses deux parents. Nous avons acquis la possibilité de nous multiplier sur la planète toute entière en mettant à mal la sélection naturelle, nous avons dorénavant l’entière responsabilité collective et individuelle du contrôle de notre population.

féminisme

Mon domicile a été un temps le siège d’un groupe femme que je laissais se réunir entre elles puisque la libération de la femme était une nécessité. Je ne croyais pas que le féminisme soit l’apanage des femmes, mais je voulais faciliter leur prise de parole. Alors la femme s’est cru plus forte que l’homme…

Il y a une complémentarité inégalitaire des sexes. Complémentarité : aux femme la sphère domestique, celle de la famille, de l’enfant, de la perpétuation de la vie ; aux hommes la sphère publique, celle de la politique, de la vie professionnelle, de la science, de la guerre. Inégalitaire : entre ces deux domaines, une hiérarchie est établie qui reconnaît aux tâches « masculines » la prééminence sur les tâches « féminines ». Une sourate du Coran affirme que « Les hommes ont autorité sur les femmes en vertu de la préférence que Dieu leur a accordé sur elles ». Mais l’Islam n’est pas la seule idéologie à valoriser l’inégalité des sexes ; en France depuis le code civil de 1804, la femme mariée est juridiquement mineure et doit obéissance à son mari en tous points. Marie Curie est la première femme titulaire d’un doctorat de science, elle devient aussi la première femme professeur à la Sorbonne et ses recherches sur l’origine de la radioactivité lui vaudront le prix Nobel de Physique en 1903, puis de chimie en 1911. Malgré cela, l’Académie des sciences refusera de lui ouvrir ses portes ! L’inventeur des jeux olympiques Pierre de Coubertin pense qu’une olympiade femelle serait impraticable, inintéressante, inesthétique et incorrecte. Une branche du féminisme croit encore qu’il y a une différence naturelle de comportement entre l’homme et la femme…

Ce n’est qu’en 1907, plus de 100 ans après le code Napoléon, que la femme est autorisée en France à disposer de son salaire ; ce n’est qu’en 1924 qu’il y eut une unification des programmes du baccalauréat masculin et féminin ; ce n’est qu’en 1944 que la femme obtient le droit de vote ; ce n’est qu’en 1965 qu’elle acquiert le droit de travailler sans l’autorisation de son mari ; ce n’est qu’en 1970 que la référence au chef de famille, le père, est supprimée pour être remplacée par l’autorité parentale conjointe. Le Français peut aujourd’hui revendiquer un congé paternité et la garde alternée en cas de divorce. Les nageuses, dûment couvertes, apparaissent seulement en 1912, les escrimeuses en 1924. Il faut attendre Los Angeles en 1984 pour voir le premier marathon olympique féminin. Cependant en 1996, une vingtaine de délégations, pour la plupart provenant des pays islamistes, ne devaient aligner que des hommes. Shabano Akhtar, unique femme de la délégation pakistanaise, participera au saut en longueur vêtue d’un collant et d’un tee-shirt à manches longues. Notre première identité découle d’un fait biologique, la différenciation sexuelle puisque nous naissons homme ou femme. Mais le fait d’être femme ne signifie pas plus que d’être de sexe masculin. Maintenant, dans les discours comme dans les tenues vestimentaires, dans les choix de vie comme dans les attitudes, tout se passe comme si la femme se masculinisait, tandis que l’homme se féminisait. Nous pouvons penser que la tendance ira croissant, jusqu’à devenir la règle. Nous pouvons prétendre au féminisme de l’égalité totale.

L’homme peut être très maternel et la femme très virile, réclamer l’égalité des salaires et les plus hautes fonctions politique tout autant que les rôles militaires les plus dangereux. La femme est la moitié du ciel, l’homme est la moitié du ciel, nous sommes tous androgynes.

femme

J’aurais aimé être hermaphrodite, un temps mâle et un temps femelle, car ce ne n’est pas parce que je suis homme que je ne peux faire preuve d’empathie envers la femme.

Au Pakistan aujourd’hui, la femme n’est rien, ne possède rien, ni le droit à la mobilité, ni le droit d’expression. L’héritage de ses parents est réservé à ses frères, si elle quitte son mari, dont elle est l’esclave, elle n’est qu’un chien errant ; la petite fille ne reçoit pas les mêmes portions de nourriture, de vêtements et d’éducation que le petit garçon ; la femme ne peut sortir librement dans la rue… Elles comptent si peu dans ce pays de 141 millions d’habitants que le recensement organisé en 1998 les a totalement ignorées, les hommes n’étant pas tenu de donner le nom de leur épouse, ni les enfants celui de leur mère : le Pakistan est encore la planète des hommes. Ce n’est qu’un exemple extrême, mais l’inégalité des sexes est communément répandue dans le temps et dans l’espace : le XIXe siècle occidental n’avait pas donné une image très glorieuse de la femme préhistorique, mais il ne présentait pas lui-même une image forte de la femme de son temps jusqu’à la fin du XXe siècle. La supériorité de l’homme sur la femme n’est pas une fatalité.

Dans la détermination du sexe, le rôle du chromosome Y est simple, mais capital : il détermine la masculinité du fœtus. Pendant les premières semaines de vie de l’embryon humain, les organes génitaux internes et externes sont indifférenciés entre les individus XX et XY. Les gonades peuvent se transformer en testicules ou en ovaires, les organes génitaux externes à l’origine indifférenciés se transforment soit en pénis et scrotum, soit en clitoris et vulve. La différenciation est minime, on sait aujourd’hui qu’ovaires et testicules produisent les deux types d’hormone, androgènes et oestrogènes, d’ailleurs très voisines sur le plan chimique : seul leur taux relatif dans l’organisme fait basculer les caractères sexuels vers le féminin ou vers le masculin. On ne naît pas femme, on le devient ; la féminité n’est pas une essence ni une nature, c’est une situation crée par les civilisations à partir de données physiologiques. Il n’y a pas d’éternel féminin, il y a des cultures diverses qui produisent telle ou telle image de la femme. Les parents sont les premiers responsables d’une différenciation des rôles injustement fondée sur une différence biologique. Les jouets offerts varient selon le sexe de l’enfant, l’activité qu’on propose aux jeunes varie selon leur genre, et même la manière de s’adresser au bébé. On a filmé des adultes au moment où – penchés au-dessus d’un berceau – ils tendent une poupée à un bébé de quelques jours. Ils approchent leur visage très près de bébé-fille, sourient, vocalisent, agitent le poupon jusqu’à toucher le visage de l’enfant, bref ils chargent ce jouet d’une affectivité chaleureuse. Pour le bébé garçon, la poupée est tendue en silence, à bout de bras, sans regarder l’enfant. Parfois même le jouet tombe tellement il est mal tenu, et les femmes plus encore que les hommes différencient leur comportement selon le sexe du bébé. Dans son déroulement naturel, un bébé a un comportement androgyne. Le cri primal, le sevrage se déroulent de la même manière. C’est à travers la bouche, les mains et les yeux que les nourrissons des deux sexes appréhendent l’univers. Ils explorent leurs corps avec la même curiosité et la même indifférence, ils ont les mêmes intérêts et les mêmes plaisirs, ils ont la même jalousie s’il naît un nouvel enfant. Jusqu’à douze ans, la fillette est aussi robuste qu’un garçon du même âge, et les capacités intellectuelles sont similaires tout au cours de la vie. Ce n’est pas la nature qui, pendant des siècles, a empêché les femmes d’aller à l’université, mais des élites masculines qui ne veulent pas partager leurs propres pouvoirs, aidées par des femmes qui ont intériorisée une impuissance factice.

C’est l’intervention d’autrui dès les premiers moments du nourrisson qui va sexer notre sentiment d’appartenance.

filiation

J’ai quatre enfants, deux que j’ai élevés alors qu’ils avaient officiellement un autre père, une fille dont je suis le père biologique et légal et un fils dont je suis grâce à ma volonté secondée par un tribunal le père adoptif … Les relations de filiation dans la société occidentale deviennent un tel sac de nœud qu’on ne s’y retrouve plus. Il nous faut trancher à la hache !

Dans les sociétés traditionnelles, l’identité des personnes réside dans leur appartenance à un groupe, et cette appartenance leur est conférée par la filiation. Toutes les sociétés humaines disposent en effet, pour assigner les individus à une place et leur attribuer des droits, de normes de filiation qui ne se confondent pas forcément avec les faits de la reproduction humaine. En effet, il y a eu une incertitude ancestrale du lien biologique. Chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, le père est le véritable géniteur des enfants, la mère n’étant qu’un réceptacle ; chez les Orokaiva, le père est le géniteur des garçons et la mère celle des filles ; chez les Aranda d’Australie, les hommes n’ont rien à voir dans la conception des enfants, ce sont des esprits qui fécondent les femmes. De tout façon le lien biologique est interprété par la loi : en droit romain, la paternité devait être publiquement affirmée et en élevant l’enfant au-dessus de sa tête, le père faisait de lui son descendant légitime, et par là-même un citoyen. Au Moyen Age, cette fonction rituelle fut transférée au mariage chrétien, qui valut désormais comme présomption de paternité. Ainsi s’est constitué un modèle unitaire de la filiation commun à la plupart des pays de culture européenne. Le lien entre parents et enfant y est fondé sur le fait que les époux légitimes sont aussi les pères et mères des enfants de leur conjoint, la filiation et l’alliance sont étroitement imbriquées. Les caractéristiques d’une monogamie placée sous le signe de l’indissolubilité matrimoniale permettait une forte stabilité du statut de l’enfant. Dans le modèle européen, reproduction se confond avec sexualité monogame et sexualité se confond avec mariage : chacun ne peut avoir qu’un seul père et qu’une seule mère. Les dispositions juridiques de la filiation ne prévoient aucune distinction entre le lien paternel et le lien maternel. L’adoption – longtemps refusée par les sociétés européennes – est apparue au XIXe siècle comme une mesure palliative : on adopte de préférence des orphelins.

Dans toute culture, ce qui définit la fonction de parent est d’ordre biologique, domestique et généalogique. Ces trois éléments qui déterminent la filiation restent intimement reliés. Le statut parental n’est pas simplement le fait de la relation sexuelle, c’est la cohabitation dans un même foyer qui permet un quotidien partagé, les échanges affectifs et l’exercice des responsabilités éducatives, la transmission de sens, de représentations et de valeurs. La parenté inscrit enfin l’enfant dans une généalogie de droit, dans un système symbolique commun reconnu par la société. Dans les sociétés modernes, ces composantes se délitent, le déclin du mariage et la multiplication des divorces rendent plus fragile un lien autrefois noué devant Dieu. Le choix de se marier ou de vivre en union libre, le libre choix du partenaire quel que soit son sexe, la liberté de vivre toute la vie ou un petit moment seulement avec un conjoint transforme le couple parental en une question d’ordre privée, relevant de la conscience individuelle. Le père qui voit rarement son enfant après un divorce est fréquemment désigné par l’enfant lui-même comme n’étant pas ou n’étant plus son père. Le développement de la filiation naturelle, les procréations médicalement assistées et la fréquence des recompositions familiales mettent les juristes devant une contradiction : la filiation résulte-t-elle d’un lien physiologique ou d’un ensemble de relations éducatives, voire d’un lien électif ? Face à toutes ces controverses qui vont à l’encontre de l’intérêt de l’enfant, il nous faut distinguer de façon drastique dans les sociétés modernes la liberté de formation des couples conjugaux d’une part, et d’autre part l’indissolubilité totale du couple parental qui permet seule de réconcilier les trois composantes de la filiation. Nous pouvons alors passer d’un régime fondé sur l’indissolubilité de l’alliance matrimoniale à l’indissolubilité de la filiation parents-enfant. Sauf anonymat de l’accouchement (répréhensible en soi), nous savons toujours qui est la mère biologique et nous pouvons maintenant déterminer la généalogie paternelle par une analyse ADN si besoin s’en faisait sentir.

Il faut rappeler que la filiation d’un humain n’est ni un simple donné biologique, ni le produit de la volonté des individus, mais une institution d’ordre public. Elle ne peut dépendre que d’un code reconnu par tous et nul ne peut la manipuler au gré de ses intérêts ou de ses sentiments. Une société où on pourrait tout choisir, sans obligation, sans contrainte, sans égard à l’inconditionnalité du lien humain, serait monstrueuse.

fonctionnaire

Je suis un serviteur de l’Etat, mon rôle n’est pas de servir des circulaires ministérielle mais d’être au service des gens, en l’occurrence mes élèves puisque je suis enseignant.

Il existait une époque où l’Etat se confondait avec le patrimoine des gouvernants. La naissance de l’Etat moderne marque la fin de l’Ancien Régime, l’institution étatique se différencie et s’institutionnalise. Mais pour mener à bien ce processus, l’Etat doit pouvoir rémunérer ses fonctionnaires afin que ceux-ci s’identifient véritablement à leur fonction et s’éloignent du rôle dévolu à leur appartenance sociale. Seule la naissance d’une économie monétaire permet à l’Etat non patrimonial de verser à ses fonctionnaires un salaire régulier. Cet avènement favorise le remplacement des formes traditionnelles de pouvoir, basée sur le charisme ou la tradition, par une légitimation des bureaux. L’invention de la bureaucratie s’est étalée sur deux siècles en un processus complexe, discontinu et toujours critiqué, mais confier le service de l’Etat à un corps de professionnels recrutés au mérite était le meilleur moyen de remplacer une distribution des places au gré d’un absolutisme. La stricte séparation entre les politiques élus et les métiers administratifs aboutit par exemple à une neutralité absolue des fonctionnaires. Alors que les décideurs politiques sont prisonniers de leur clientèle et soumis au court terme de l’échéance électorale, on se rend compte que c’est l’administration qui garantit la continuité. La compétence des hauts fonctionnaires leur permet de donner aux politiques un contenu concret, souvent plus déterminant que l’orientation initialement fixée par les politiques. De surcroît, ils restent en poste plus longtemps que les ministres ; de ce fait, c’est leurs conceptions qui finissent par s’imposer durablement. L’administration est le véritable fondement de la démocratie et les technocrates sont les mieux à même de servir l’intérêt général. Ils interviennent hors de l’arène politique, ignorant les excès et l’intolérance des factions, n’ayant généralement en tête que le bien public. Démocratisation et bureaucratisation vont donc de pair. Par démocratisation, il faut entendre l’élimination de l’influence des notables locaux au profit de la force impersonnelle des bureaux. C’est ainsi que se forge une culture et des valeurs communes au service de l’intérêt commun. Toute menace contre la bureaucratie est donc aussi une menace contre la démocratie. La bureaucratie de Bruxelles est considérée comme le mal absolu par les souverainistes de tous bords. Mais ce n’est pas en critiquant l’Europe que les politiques nationales s’améliorent…

Une armée de fonctionnaires peut cependant devenir un effroyable tissu parasite qui recouvre comme une membrane le corps de la société et en bouche tous les pores. Comme le développement s’identifie à la progression constante de l’administration de type bureaucratique dans tous les domaines (l’Etat, l’armée, une entreprise, une association…), la bureaucratie excessive, la lourdeur administrative et la protection statutaire des fonctionnaires risque de paralyser le système socio-politique. Le bureaucrate chargé de la conformité à des règles strictes de fonctionnement se transforme en être rigide et incapable d’adaptation. Le statut qui protège se transforme en corporatisme de défense des intérêts acquis et d’immobilisme. Rien n’est laissé à l’arbitraire des individus, ce qui étouffe les capacités d’initiative et l’adhésion aux règles, conçue à l’origine comme un moyen, devient une fin en soi.. Le fonctionnaire n’est plus au service de la société, il est d’abord au service de lui-même. Il existe ici un trop plein de bureaucratie, comme il existe un manque flagrant ailleurs. Sur le papier, le monde est gouverné par des Etats souverains. En réalité des millions de gens vivent dans un vide politique où l’autorité de l’État est minime, voire inexistante : taudis urbains non administrés, communautés rurales oubliées et même zones régionales où l’Etat s’est effondré. Aujourd’hui des gouvernements renoncent à assurer leur tâche essentielle, garantir la sécurité physique des citoyens dans leur pays.

Alors que la bureaucratie est à double visage, on constate que toute fonction est d’abord ce que l’individu qui en est porteur en fait.

génériques

Quand j’achète un pain, il peut être défini par son poids ou sa composition, il n’est pas redevable d’une marque et de la concurrence. Il en est de même pour la totalité des biens que je consomme alors que le libéralisme et l’économie de marché veulent me faire croire l’inverse.

Le système concurrentiel a un coût de pluralité et un coût de compétition. Pour un même type de produits, une gamme excessive de variété est offerte à l’utilisateur et le coût de cette compétition est à l’origine des coûts de distribution. On aboutit à cette situation paradoxale où le coût de mise à disposition du consommateur est supérieur au coût de production proprement dit ; les progrès considérables de productivité réalisés dans l’industrie grâce aux cadences infernales et à l’effort d’accumulation de capital productif sont gaspillés au stade suivant. Par exemple, des entreprises qui se livrent à des campagnes publicitaires coûteuses se neutralisent mutuellement. En 1976 en France, les grandes surfaces Carrefour lancent cinquante « produits libres » dans un emballage non signé pour gagner des parts de marché ; au milieu des années 80, les autres enseignes commerciales imitent le procédé en signant leurs produits de leur nom, ce qui reproduit une nouvelle concurrence. Si la concurrence oblige la marque du distributeur à devenir synonyme de qualité, c’est souvent une fausse concurrence : les entreprises, en général des oligopoles, mettent en place une différenciation artificielle de produits similaires pour échapper à la concurrence par les prix ou pour établir un marché captif. Ces dérapages non contrôlés doivent cesser avec des produits véritablement génériques, seuls sur leur marché.

L’avenir est au produit sans marque et sans concurrence, comme les génériques médicaux. Les brevets des formules chimiques actives sur l’organisme malade répondent aux règles de la propriété industrielle mais ces molécules tombent dans le domaine public généralement au bout d’une vingtaine ou d’une trentaine d’années. Tout laboratoire peut alors fabriquer et vendre librement la substance dans un emballage similaire, mais sous un autre nom : ce médicament reproduit à l’identique est dit générique. Les médicaments génériques, copies conformes de produits dont le brevet est tombé dans le domaine public, pèsent seulement 2 % du marché français, mais déjà 40 % aux États-Unis. Aussi, une loi française accorde au pharmacien un droit de substitution, il a désormais la possibilité de remplacer de sa propre initiative un médicament prescrit par le médecin par son équivalent générique. Il donne le médicament qui soigne, le médecin étant simplement celui qui établit un diagnostic. Les fabricants de génériques sont des industriels à l’affût des molécules qui tombent dans le domaine public, ils auront bientôt à leur disposition un arsenal thérapeutique qui couvrira la quasi-totalité des soins actuels. A ce moment-là, il n’y a plus besoin de concurrence, la concentration industrielle s’accélérera et il n’y aura plus qu’une chaîne intégrée pour les médicaments comme pour tous les autres produits.

Les tests comparatifs nous indiquent le choix optimum pour n’importe quel bien ou service. La définition du meilleur rapport qualité/prix soutient ainsi le mouvement de concentration : les produits se rapprocheront de plus en plus en termes de qualité comme de prix, la concurrence deviendra impossible puisqu’on en arrive à la mise sur le marché d’un produit générique pour la satisfaction de n’importe lequel de nos besoins essentiels.

genèse

Je suis enfant du cosmos et je ne suis pas fils de dieu, le prêtre n’est pas mon père ni l’Eglise ma famille. Je n’ai nul besoin d’une révélation pour comprendre scientifiquement et socialement d’où je viens et qui je suis.

Dès qu’il fut capable de raisonner, l’humain (qu’il soit homme ou femme) a essayé de comprendre sa très lointaine origine. Les humains firent alors preuve de beaucoup d’imagination pour concevoir leur propre création.  Dans la première page de la Bible il est inscrit : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. La terre était vide et déserte et les ténèbres étaient au-dessus de l’océan et l’esprit de Dieu se penchait au-dessus des eaux. Alors Dieu dit : qu’il y ait de la lumière et il y eut de la lumière… ». Les Aborigènes sont un peu plus proches de nos recherches contemporaines que le monothéisme : « Au commencement était le mythe. Avant, il n’y avait pas de séparation entre la femme et l’homme, ni entre l’eau et la terre. Puis il y eut le temps fondateur qui définit les choses et les êtres, et donna aux aborigènes leur place dans le cosmos ». Nous n’avons plus besoin de la Bible pour envisager notre genèse. Donnez à la matière les attributs de dieu, l’éternité et l’infini, et Dieu devient ce qu’il a toujours été, une construction de notre pensée issue de notre préhistoire et de l’histoire d’Israël.

Selon l’état de nos connaissances scientifiques actuelles, ce serait une particule de matière concentrée de façon infinie qui, par son explosion, serait à l’origine de l’univers. Nos accélérateurs de particules permettent de reproduire les conditions qui existaient quelques instants après le Big bang, c’est à dire l’éclatement de cette particule élémentaire qui forma l’univers tout entier. Une seconde après le Big bang, les quarks forment les neutrons et les protons des futurs atomes. L’essentiel de l’Univers est une soupe de particules, photons, électrons, positons, neutrinos… 300 000 ans après, l’univers contenait tellement d’énergie que les photons de la lumière, prisonniers des particules de matière, exécutaient avec elle une danse endiablée. Quand l’Univers a commencé son expansion, les photons se sont échappés dans l’explosion soudaine d’un rayonnement fossile toujours décelable qui constitue 1 % des parasites de nos écrans de télévision… Un milliard d’années plus tard, l’Univers devient transparent, des atomes légers se forment… Dix milliards d’année après le Big bang, c’est la formation des étoiles, des galaxies, des molécules plus lourdes. La vie commence à émerger. Nous sommes enfants du cosmos, formés des mêmes particules, atomes et molécules que le monde physique. Nous sommes enfants de la terre qui a engendré la vie, enfants de l’évolution biologique.

Si nous sommes dans le même temps séparés artificiellement du cosmos par notre pensée, notre conscience, notre culture, c’est nous qui en sommes les seuls responsables.

génétique

Je vois bien chaque fois que je me regarde dans une glace que je suis chauve comme mon père, comme mon oncle, comme mon grand-père… La calvitie n’est pas une tare, une simple différenciation génétique sans importance comme la couleur de la peau.

Il y a quelque chose de commun entre la génétique et l’informatique, ce quelque chose, c’est le langage. Côté informatique, un alphabet de deux éléments, le 0 et le 1 qui constitue le langage binaire et s’exprime en octets. Côté biologie, un autre code de 4 lettres : A, C, G, T, pour adénine, cytosine, guanine et thymine. Ces 4 molécules programment notre patrimoine génétique. Des gènes similaires existent chez les humains et chez les végétaux puisque la vie dans son ensemble est issue d’un organisme unicellulaire commun. Le schéma de base sur lequel s’est greffés tous les être vivants, c’est la bactérie, être unicellulaire dépourvu de noyau et doté d’un unique chromosome. L’information génétique d’un humain est portée par 23 paires de chromosomes, constitués de longs rubans d’ADN (acide désoxyribonucléique) sur lesquels sont disposés quelques 10 000 gènes. Ces molécules d’ADN sont elles-mêmes formées, au total, de 3 milliards de bases d’unités élémentaires (A, C, G, T) environ. Le génome humain peut être comparé à un livre dont les chromosomes seraient les chapitres, les gènes les phrases et les bases les lettres, soit l’équivalent de dix ans de parution d’un quotidien de 32 pages. Ce génome se trouve dans chacune de nos cellules et le corps humain est constitué de 60 000 milliards de cellules, soit autant de processeurs qui exécutent en permanence les instructions des gènes. Chaque cellule dispose du même programme, mais chacune, en fonction de sa place dans l’organisme, va en exécuter une partie : une véritable redondance sans répétition. Le séquençage peut déchiffrer l’ensemble du génome d’un organisme. Le génome humain compte donc 3 000 millions de bases (Mb), mais il n’est pas le plus grand de tous. Certaines grenouilles, ainsi que des plantes économiquement importantes comme les céréales, ont des génomes gigantesques. Si le riz ne compte que 430 Mb d’ADN, le maïs en possède 2 500, presque autant que les humains, et le blé 16 000, soit cinq fois plus.

Les chercheurs ne se contentent pas déchiffrer ce grand livre, ils s’attellent maintenant à ce qu’ils considèrent comme essentiel : l’étude de la fonction des dizaines de milliers de gènes contenus dans cet ADN qui forment à la fois la mémoire biologique de l’espèce humaine et le fondement potentiel de la médecine de l’avenir. On peut dire pour simplifier qu’un gène, c’est le code de fabrication d’une protéine ; lorsque seront connues leurs fonctions naîtront de nouvelles formes de thérapies géniques et cellulaires. Nous avons appris durant le XXe siècle à combiner la physique et la chimie pour créer de nouveaux matériaux. L’intention de certains laboratoires est de faire la même chose avec la technique et la biologie au siècle suivant. Depuis des années, les chercheurs savent cultiver des souches de bactéries et de levures qui contiennent des gènes d’êtres vivants, humains compris. Si les bactéries transgéniques, par exemple celles qui fabriquent de l’insuline, sont courantes, il est beaucoup plus difficile de modifier un organisme multicellulaire. Mais des souris transgéniques existent déjà par introduction d’un ADN étranger directement dans les cellules d’un embryon de souris. Depuis que les biologistes ont découvert les gènes du développement, plus rien ne les arrête dans la fabrication d’êtres contre nature. On connaît par exemple le gène qui commande la vision, une sorte d’interrupteur qui met en route une myriade d’autres gènes. Présent dans toutes les cellules de l’insecte, il y reste normalement inexprimé, sauf à l’endroit précis où les yeux doivent apparaître. Pour réveiller ce gène, les chercheurs l’insèrent dans du matériel génétique de la levure et le greffent dans un endroit quelconque du corps. Alors on fabrique une mouche dotée d’yeux sur les ailes, sur les antennes, ou sur les pattes. On peut construire de même des chimères humaines. La question est de savoir si la société permettra d’utiliser ces biotechnologies ou si elle rejettera cette possibilité.

Jusqu’à présent, nous sommes poussés à toujours explorer le nouveau et à expérimenter nos possibilités techniques. Mais poussés par qui ? seulement par nous-mêmes. Toutes les dérives sont possibles, il est urgent de préserver l’intégrité de l’espèce humaine. La recherche sans le développement d’une application peut constituer une nouvelle éthique pour l’humanité.

guerre

Au sortir de la guerre d’Algérie, j’ai été objecteur de conscience non parce que j’étais dans l’absolu opposé à l’usage des armes, mais parce que l’usage des armées avait été de tout temps une déviation de l’idée de guerre juste. Maintenant, les politiques en Europe prennent beaucoup plus de précautions pour rentrer dans la spirale de la violence ; dans ce contexte, un objecteur de conscience n’est pas forcément opposé à l’utilisation d’une force d’interposition.

La formation des Etats-nations au cours du XIXe siècle a généralisé le service militaire. En France, le service ne fut rendu obligatoire qu’à partir de 1872, et en 1889 il n’y avait plus de dérogations possible : même les curés devaient partir sac au dos parce que les ecclésiastiques n’étaient pas dispensés de tuer. On ne concevait la guerre que comme une violence organisée, engagée par l’Etat, pour l’Etat et contre un autre Etat. Les combattants sont progressivement tenus de respecter les règles du droit des conflits, trois principes qui remontent aux conventions internationales de Genève (1864 à 1949). Une logique d’humanité d’abord, on ne peut pas user de n’importe quel moyen, ainsi de la torture, des traitements cruels, inhumains ou dégradants. Un principe de discrimination ensuite, les belligérants doivent distinguer les cibles militaires des populations civiles qui ne doivent faire l’objet d’aucune attaque volontaire. Le principe de proportionnalité enfin, il doit exister une adéquation entre les moyens utilisés et l’effet militaire recherché. La guerre est considérée comme la continuation de la politique par d’autres moyens, mais il est toujours possible de déterminer de quel côté est la justice lorsque deux camps s’affrontent : juste est la guerre que livre celui qui s’y trouve condamné par la nécessité de se défendre ; juste est celui qui, parce qu’il en a les moyens, vient en aide à l’agressé. Dans les autres cas, la non intervention est une bonne règle : ce qui se passe de l’autre côté de la frontière doit être décidé par les hommes et les femmes qui vivent de ce côté là.

Personne n’a le droit de s’immiscer dans les affaires intérieurs d’un pays étranger, pourtant on ne saurait invoquer cette règle dans le but de protéger des leaders politiques responsables de nettoyage ethnique, ou bien ceux qui auraient réduits leurs peuples en esclavage. Il faut alors trancher entre les coûts d’un engagement militaire et les inconvénients d’éviter la guerre. Au Kosovo, l’intervention armée contre la Serbie en mars 1999 a été une innovation majeure dans le droit international : attaquer un pays souverain à l’intérieur de ses frontières sans mandat explicite d’une quelconque organisation internationale. L’action de l’OTAN se justifie par la paralysie de l’ONU, bloquée par le droit de veto au conseil de sécurité : il n’est pas anodin de constater que ce sont les pays qui contrôlent l’information, comme la Russie ou la Chine, qui se sont opposés à cette intervention militaire. La Chine avait déjà fait usage de son droit de veto contre le renouvellement de la force de l’ONU en Macédoine sous prétexte que le gouvernement de Skopje avait reconnu Taiwan ; elle agissait avec des considérations qui n’avaient rien à voir avec le conflit en cours, elle faisait passer son intérêt particulier avant l’intérêt général de la collectivité internationale. Il n’est plus possible de penser que le droit d’ingérence militaire est une idée coloniale puisqu’il s’agit d’abord de répondre à l’appel des victimes.  En intervenant militairement dans une région quelconque du monde, une future armée mondialisée ne peut imposer une société civile, mais au moins, elle tient en respect les dictateurs, les revendications ethniques et les pays sans gouvernement. Elle peut obtenir un cessez-le-feu pour que les armes soient rendues inutilisables : ainsi on permet aux gens d’écrire et de discuter librement, d’élire démocratiquement des représentants, ainsi se forment les structures d’une société civile. Nous ne somme pas seulement Européens, Africains ou Asiatiques, nous sommes d’abord des humains qui partageons ensemble la même terre. Quand le droit d’ingérence devient un devoir d’ingérence, à ce moment-là aucun tyran n’aura le droit de massacrer ses minorités en toute impunité ; la guerre humanitaire n’est pas un non-sens.

Quand il n’y aura plus d’armée nationale, mais seulement une force d’intervention supranationale, alors le pacifisme affirmé dans le chapitre 2 de la Constitution japonaise deviendra force de loi : « De la renonciation à la guerre : aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ou à la menace, ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux ».

héritage

J’ai mené à son terme ma scolarité par mes efforts personnels sans doute, mais surtout par l’héritage culturel qui provient de toute ma famille. L’héritage des biens n’est rien face à la reconnaissance d’une bonne socialisation par des parents dévoués.

Les inégalités forment système, l’étude des principaux domaines de la vie sociale (emploi, revenu, patrimoine, consommation, logement, santé, école, usages sociaux du temps, maîtrise de l’espace public) montre que les inégalités s’engendrent les unes les autres. Elles contribuent à former un processus cumulatif, au terme duquel les privilèges s’accumulent à l’un des pôles de l’échelle sociale tandis qu’à l’autre pôle se multiplient les handicaps. Une position dominante au sein des rapports de propriété et de la division sociale du travail (comme chef d’entreprise, comme cadre de direction, comme professionnel indépendant ou comme rentier) vaut presque à coup sûr à son détenteur tout à la fois de solides revenus primaires, un haut niveau de vie et d’importantes possibilités d’accumulation patrimoniale : un logement situé dans les beaux quartiers, complété par une ou plusieurs résidences secondaires ; une moindre usure au travail, dont l’effet bénéfique pour la santé sera encore renforcé par des vacances et des loisirs fréquents et variés ; de multiples relations qui, à elles seules, sont susceptibles de garantir l’avenir de ses enfants. Les inégalités sociales peuvent être envisagée en termes de flux de richesses (l’intérêt, les revenus), mais aussi en termes de stock (le patrimoine), ce dernier pouvant de surcroît générer un flux supplémentaire de revenus (patrimoine de rapport). Quand ce patrimoine est transmis d’une génération à l’autre par héritage, les inégalités se reproduisent dans le temps.

Toute inégalité sociale est le résultat d’une distribution inégale des ressources qui se perpétue d’une génération à l’autre. Il ne faut pas entendre par là seulement ses ressources matérielles ou financières (capital économique), mais aussi son capital relationnel (multiplicité et diversité des rencontres et des réseaux de socialisation), son capital culturel (pouvoir de se faire entendre et de défendre ses intérêts et ses droits, position institutionnelle) ou encore son capital symbolique (diplômes scolaires, maîtrise des savoirs et des références culturelles, capacité de se donner une image cohérente des autres et de soi). Toute égalisation consiste à donner à chaque personne un capital global identique, mais le capital économique est le plus simple à contrôler, les autres formes de capital sont bien plus subtiles et difficiles à égaliser. Avant de supprimer la famille, commençons par supprimer l’héritage du patrimoine de rapport ! Il n’y a pas de droit naturel des héritiers à succéder à leur patrons de père, même la société libérale est fondée sur le mérite et non sur l’hérédité. On ne sélectionne pas l’équipe olympique de 2020 en désignant les enfants des médaillés d’or des jeux de l’an 2000 ; Warren Buffet, quatrième fortune des Etats-Unis et Bill Gates ont fait savoir qu’ils feraient don de leur fortune sous forme de legs à leur mort. Dans une société socialisée, le problème de l’héritage n’a pas lieu d’être puisque le patrimoine est collectivisé.

Il n’y a pas d’autre rationalité possible que l’égalisation du capital global si on estime qu’un individu vaut un autre individu comme nous l’enseigne la théorie démocratique.

hiérarchie

Le fonctionnement hiérarchique est le plus facile à mettre en place, d’où son succès dans les organisations humaines. Quand j’apprends à mes élèves la liberté d’expression, fondement d’une société démocratique où chacun d’entre nous a le pouvoir, cela fait peur à tout le monde, à commencer par mes élèves…

Les sociétés tribales, culturellement homogènes et économiquement stables, ont une pensée naturaliste : elles respectent les hiérarchies de l’âge, du sexe et du savoir. Cette conception sécrète l’inégalité entre les vieux et les jeunes, l’homme et la femme, l’ignorant et l’instruit. C’est une société qui s’attache à respecter les hiérarchies visibles plutôt que l’invisible égalité, mais la hiérarchie peut aussi se fonder sur l’imaginaire. La société de castes en Inde repose sur une hiérarchie millénaire, résultat d’une cosmogonie pré-scientifique. Après l’explosion du « grand corps cosmique » originel, les hymnes védiques racontent que « sa bouche devint le brahmane, le guerrier fut le produit de ses bras, ses cuisses furent l’artisan, de ses pieds naquit le serviteur ». Ainsi, la société va se diviser en plusieurs castes qui compartimentent, étiquettent et conditionnent le statut social de l’individu. Comme on naît, on se marie et on meurt dans sa caste, et ce système a pu se reproduire pendant des milliers d’années. Sous une forme ou sous une autre, les individus sont dominés par une conscience collective, ils ont des pratiques similaires et partagent les mêmes croyances, valeurs et sentiments. Dans les sociétés fermées, tribu ou village, chacun peut exercer un contrôle sur autrui et les individus n’ont pas le choix entre des modèles de socialisation différents, concurrents, contradictoires. Comme cette conscience collective est maximale, la conscience individuelle est réduite à presque rien : l’individu est soumis à une forte pression du groupe et ne peut développer une personnalité propre…. Dans le système occidental individualiste et démocratique, cette situation paraît contraire à la dignité humaine.

Les Etats-Unis constituent le premier exemple d’une société basée sur l’égalité des chances. Dans tous les domaines, le corps social n’est plus hiérarchisé de façon mécanique, la démocratie s’installe au niveau politique, et l’économique repose sur l’idée du « self made man ». Les Etats-Unis ayant été peuplés au temps de la colonisation par des populations qui voulaient recommencer à zéro en oubliant le monde antérieur, un nouveau modèle pouvait s’établir, basé sur des relations démocratiques non hiérarchisées. Contre les sociétés traditionnelles, le monde occidental prône l’égalité, mais il sécrète pourtant le même respect de la hiérarchie. L’expérience a eu lieu dans un laboratoire de psychologie : un américain moyen recruté par petites annonces est prié, dans le cadre de prétendues recherches sur la mémoire, d’infliger à un élève des punitions de plus en plus sévère grâce à des décharges électriques allant de 15 à 450 volts. Un acteur professionnel tient le rôle de  « l’élève » : il gémit à 75 volts, il supplie qu’on le libère à 110 volts, à 286 volts, sa seule réaction est un cri d’agonie. Près des deux tiers des individus administrèrent pourtant les chocs les plus élevés, non pour assouvir des tendances particulièrement agressives, mais parce que l’idée qu’ils avaient de leurs obligations les y contraignait moralement. L’initiateur de cette expérience, Stanley Milgram, note : « Ils étaient tellement absorbés par les aspects techniques de leur tâche et tellement soucieux de se montrer dignes de ce que l’autorité attendait d’eux que l’aspect inhumain et odieux de l’expérience leur échappait. » Ce test de Milgram montre que la clef de notre comportement n’est pas à chercher dans un sadisme latent, mais dans notre soumission à l’autorité même dans une société comme les Etats-Unis qui a vécu pleinement la démocratie dès le XIXe siècle tout en niant aux noirs leurs droits civiques.

L’exercice de la démocratie passe par un processus d’éducation permanente qui combat d’abord le processus de soumission subsistant au cœur même des pays les plus développés. Un citoyen ne peut librement exprimer sa souveraineté que s’il peut juger par lui-même de l’équité des ordres de l’autorité supérieure, ce qui correspond à un niveau optimum de socialisation.

histoire

Le panégyrique des puissants et les descriptions de leurs batailles ne m’intéresse pas, seul m’importe l’histoire de ceux qui éclairent notre avenir, le mahatma Gandhi, le pasteur Martin Luther King, Nelson Mandela…

L’Eglise jadis, le nazisme et le communisme plus près de nous, les Etats-nations encore et toujours ont sélectionné les faits pour les transformer à leur avantage, au détriment de notre libre arbitre. Longtemps au service des princes, l’histoire fut enrôlée pour la défense d’intérêts particuliers. Une mémoire orientée n’est pas seulement la spécialité des systèmes autocratiques qui prétendent soumettre les faits à leurs propres conceptions, les historiens actuels sont la plupart du temps des nationaux, défenseurs acharnés d’un fragment de terre unique. L’œil fixé au-dedans des frontières, ils fonctionnent avec des concepts issus des Etat-nations du XIXe siècle. Ils mettent en oeuvre une reconstruction de la mémoire qui entretient avec le passé une relation affective et militante, mémoire portée par les exigences existentielles de communautés pour lesquelles la présence du passé dans le présent est un élément essentiel de leur être collectif. Dans les écoles élémentaires françaises, la connaissance de l’histoire s’appuie sur des personnages typiques ou exemplaires d’une époque : deux explorateurs, deux savants seulement, mais par contre deux ministres, six militaires et dix monarques. Nous en sommes encore au temps des expéditions menées depuis l’Europe chrétienne pour défendre le tombeau du Christ tombé aux mains des musulmans et au temps des Capétiens défendant le royaume contre ses voisins. Seulement deux non-français dans cette liste, Christophe Colomb et Jules César. Cette histoire franco-française est à l’image de l’imaginaire des peuples donné dans les différentes contrées du monde : peu d’ouverture sur le monde, peu d’ouverture sur la science, peu d’ouverture culturelle. En Bosnie, c’est bien pire qu’en France : les écoliers serbes, croates et musulmans étudient l’histoire de leur pays dans des manuels différents. Les enfants serbes apprennent que la responsabilité de la guerre qui vient d’ensanglanter la Yougoslavie incombe aux musulmans ; les musulmans qu’ils ont été la cible des Serbes et des Monténégrins organisés en formations terroristes ; les Croates qu’ils ont été victimes d’une agression au nom de la Grande Serbie. Le ministère de la Fédération applique ces programmes séparés « au nom du respect des minorités ».

Aucun peuple n’a le droit d’interpréter l’histoire de sa propre manière et de la transmettre comme elle l’entend à ses enfants. L’humanisme universel peut contribuer à donner à tous les humains un horizon semblable de savoir et de culture à partir d’un temps unifié. Notre véritable histoire est une autre histoire que celle des ethnies particulières, elle est issue de l’évolution de l’univers et du hasard qui a présidé à la forme homo sapiens. Il y a eu d’abord la préhistoire, l’éclatement des groupes humains à partir d’un groupe originaire. L’homo sapiens se répandit dans le monde entier, mais en cultivant ses différences au fur et à mesure de son éloignement dans le temps et dans l’espace par rapport à son berceau ancestral. Puis il y eut l’histoire, c’est-à-dire le temps de la réunification. Alexandre de Macédoine, vers – 333, a le premier cherché à rassembler sous son sceptre l’ensemble de l’oikoumené, des terres habitées. Charles Quint assignait à l’Autriche du XVIe siècle la mission de régenter la planète (Austriae est imperare orbi universo). Il ne faut voir derrière ces différents impérialismes que des tentatives partielles d’unifier le groupe humain. Notre histoire n’est pas contenue dans les résidus d’une terre éclatée entre les séparatismes ancestraux, mais dans la reconstitution actuelle de l’ethnie primitive dont nous descendons tous et qui peut retrouver son unité d’origine. L’histoire à concrétiser est un savoir critique et contrôlable qui contribue à dissiper les illusions qui ont longtemps égaré les mémoires collectives. Elle s’inscrit dans l’ordre d’un savoir universellement acceptable, d’une histoire pensée à l’échelle du monde, produit des rencontres, des acculturations et des métissages, d’une conscience de la globalité obligeant à refuser toute forme d’ethnocentrisme. C’est la fin de l’histoire d’un passé dépassé pour construire l’histoire de notre avenir à construire.

Personne n’a d’amour normal pour son pays, nous n’obéissons qu’à un patriotisme culturellement imposé et aucun pays au monde ne donne aujourd’hui l’ouverture d’esprit que demande l’esprit de notre temps sur une planète qui se mondialise de façon chaotique et non réfléchie. L’amour envers l’humanité est à inventer, mais c’est la seule histoire qui vaille.

homoparentalité

Si chacun peut vivre librement sa sexualité particulière entre personnes consentantes, je n’accepte pas qu’on exige d’avoir un enfant alors qu’on veut prouver par son mode d’existence qu’on n’est pas capable d’en avoir un.

Toutes les solutions que nous pensons neuves sont socialement possibles et ont souvent été expérimentées dans des sociétés anciennes : fécondation de l’épouse par un géniteur extérieur, cession d’enfants par une femme extérieure au couple, adoption d’enfants par des couples de femmes stériles dont l’une est nommée « père » par l’enfant… Mais pour qu’une forme de filiation fonctionne comme une institution, il faut qu’elle soit soutenue sans ambiguïté par la loi du groupe et qu’elle corresponde aux représentations sociales de la personne et de l’identité. Les règles évoluent actuellement dans les pays occidentaux à l’inverse de la filiation biologique. Ce fut d’abord à New York : par 4 voix contre 3, les magistrats de cette juridiction décident un jour qu’un couple pouvait adopter un enfant quel que soit son orientation sexuelle ou son statut matrimonial ; en bref pour ce tribunal, c’est l’enfant seul qui fait la famille, peu importe le reste. Un couple homosexuel ou une mère célibataire forme sous des formes différentes une famille identique. De façon similaire aux Pays-Bas est reconnu en 2001 pour les couples homosexuels (uniquement de nationalité néerlandaise) le droit à l’adoption d’enfants. Jusqu’à cette date, seul le parent biologique avait tous les droits sur le mineur, puis en 1998 le (la) partenaire pouvait en obtenir la tutelle. Maintenant l’adoption donnera des droits équivalents à deux personnes de même sexe. Nous sommes aujourd’hui dans une société qui peut nier le fondement bisexué de la famille.

L’individualisme généralisé fait éclater les distinctions nécessaires entre le psychologique et le social. Telle configuration jugée contre-nature (homoparentalité) serait tout à fait acceptable du moment qu’une famille, c’est avant tout une socialisation réussie. Il est vrai que dans l’absolu, l’orientation sexuelle des parents ne justifie pas le refus de l’homo-parentalité. Avoir deux parents de même sexe ne pose pas en soi de problèmes à court terme aux enfants. Dans un contexte où le dualisme biologique des parents est encore la norme dominante, un enfant de couple homosexuel peut sans trop de problèmes accéder à l’hétérosexualité. Mais dans une société où l’homosexualité deviendrait une norme de comportement, la séparation des sexes deviendrait normale pour l’enfant, tant dans sa pratique sexuelle que dans l’éducation de ses futurs enfants. On passe alors de l’homophobie à l’hétérophobie. De plus dans les sociétés développées, la dimension du couple et la dimension familiale sont de plus en plus séparés, des problèmes d’identification se posent de plus en plus pour les jeunes comme pour les adultes ; l’homoparentalité accroît ce désarroi. C’est la différence des sexes qui fonde par son asymétrie la famille, seul un couple formé d’un homme et d’une femme peut être sujet de droits et de devoirs vis à vis de l’enfant, ce qui n’est pas le cas d’une préférence sexuelle. Instituer l’homosexualité avec un statut familial, c’est mettre le principe démocratique au service du fantasme, c’est entretenir la précarité affective, laissant croire qu’un particularisme, voir une orientation pulsionnelle, vaut une réalité universelle. Dès lors qu’on accepte l’homoparentalité, chacun peut se fabriquer sa propre raison et le droit ne serait plus qu’une machine à enregistrer des pratiques sociales.

D’ailleurs, l’homosexualité reste le symptôme d’un problème psychique, une difficulté d’identification a son sexe biologique. L’impuissance et l’infécondité dont elle témoigne ne peuvent pas être source de lien social, seulement l’expression d’une forme d’amour de soi-même au travers de son semblable. Si l’adoption donne des droits équivalents à deux personnes de même sexe, ce n’est pas une loi prônant l’égalité des sexes, mais une loi institutionnalisant la séparation des sexes. On ne peut inscrire dans nos institutions le droit à la confusion des genres et le sexisme.

homosexualité

Quand mon anus est titillé, je ressens quelques sensations, mais un truc dans mon rectum ne me fait ni chaud ni froid, sans doute l’absence de capteurs sensoriels. Pourtant notre cerveau peut plier la réalité à ses fantasmes et jouir de ce qui ne fait pas jouir.

Depuis que les hommes et les femmes construisent leur sexualité psychique, l’homosexualité existe. Puisque notre sexualité n’est pas biologiquement déterminée, l’éducation de l’enfant ne débouche pas forcément sur un modèle unique de comportement sexuel, même si la société nous enseigne toujours une norme sexuelle. Au nom de la protection de la morale, la commission européenne des droits de l’individu avait estimé à une époque que la répression pénale de l’homosexualité ne constituait pas une violation du droit à la protection de la vie privée. Cette notion de moralité a été vidée aujourd’hui de son sens ; à l’échelle du monde, les pays où l’homosexualité est illégale sont devenus minoritaires (74 sur 202). Le sexe n’est plus honteux dans la société moderne depuis le rapport Kinsey en 1948. On constate en effet dans cette étude qu’il n’y a pas de comportement « normal » dans le domaine sexuel, il faut donc être tolérant à propos des pratiques sexuelles dites atypiques : homosexuels, sadomasochistes, voyeurs, travestis, pédophiles. Il s’agissait de combattre tout ce qui représentait une forme d’autorité pour mettre fin à l’emprisonnement des corps et des esprits, c’est pourquoi on vit se développer dans les années 1960 les mouvements de libération de la femme, les luttes dans les prisons, les mouvements homosexuels et les réflexions sur les multiples formes de la sexualité enfantine. Un complément de la Déclaration universelle des droits de l’individu stipule depuis 1997 que nul ne devait être victime de discrimination en raison de son orientation sexuelle.

L’homosexualité n’est pas une maladie, mais une certaine perversion, un déni de la différence des sexes, un complexe d’Oedipe mal assumé qui résulte d’un défaut de positionnement dans le triangle oedipien père/mère/enfant. L’enfant est toujours issu d’un rapport hétérosexuel, et l’éducation parentale est le plus souvent bisexuée. L’homosexualité résulte alors d’une mauvaise identification de l’enfant au parent du même sexe que lui, le couple parental se trouvant ainsi psychologiquement invalidé. L’homosexualité masculine n’est pourtant qu’une pâle réplique du rapport biologique homme-femme : l’homosexuel actif se comporte comme l’homme, et son partenaire passif ne fait que lui servir de femme, le rectum remplaçant le vagin. Une telle posture n’est pas évidente, la sodomie sans précaution fait mal. Une jeune victime d’un pédophile n’a pas pu marcher pendant trois jours alors même que son instituteur avait utilisé de l’huile de cuisine pour faciliter la pénétration. De plus, l’homosexualité subie dans l’enfance gâche les premiers amours et les premiers rapports hétérosexuels, elle entraîne à douter de son identité sexuelle. Certains sont comme conditionnés par ce type de relation et deviennent dépendant de ce système sexuel dont ils deviennent demandeur : la plupart des hommes homosexuels sont incapables de relations normales avec une femme (ou avec un homme pour les lesbiennes). Une société démocratique doit laisser à chacun la libre expression de préférences sexuelles librement consenties par le ou les partenaires dans la sphère privée, mais l’homosexualité n’est par digne d’une représentation publique puisque l’homosexuel n’aime l’autre qu’en tant que lui-même. Un hétérosexuel n’a pas à exprimer d’homophobie, mais une homosexualité trop revendiquée pousse à l’hétérophobie.

L’attitude face à l’homosexualité pose en fait une question générale : dans quelle mesure est-il légitime, dans une société démocratique, de réprimer des agissements contraires aux valeur dominantes ? Le sadisme, le masochisme et la pédophilie relèvent de l’interdit social parce qu’ils font croire à l’utilité d’une inutile violence, l’homosexualité ne mérite même pas qu’on en parle…

hygiène

Je ne sais pas s’il faut me laver matin et soir ou trois fois par mois, alors je prends une douche de temps en temps en me demandant si je ne gaspille pas l’eau chaude. Dans les prisons françaises, on en était à une douche seulement par semaine, on en arrive au « trois fois par semaine » pour humaniser l’univers carcéral…

La standardisation du mode de vie occidental implique l’élimination de tout risque bactériologique alors que les procédés employés entraînent non seulement l’affadissement organoleptique de nombreux produits mais aussi la difficulté de lutter contre les causes d’infection. Par exemple la listéria est une bactérie parmi d’autres, elle est présente dans tous les milieux et n’est pas pathogène en petite quantité. Mais comme elle se développe rapidement par duplication, elle peut entraîner une maladie infectieuse. En fait la listéria, assez insensible aux mesures d’hygiène, se retrouve seule bactérie non éliminée et peut donc proliférer sans concurrents alors que la vie qui nous entoure naturellement est saturée de bactéries. L’industrie textile ajoute maintenant des agents biocides sur ou dans le tissu. Ces produits antibactériens détruisent l’équilibre de la peau et facilitent paradoxalement les risques d’infection. Notre peau n’assure pas à elle seule un rôle de barrière protectrice, une riche flore microbienne de champignons et de bactéries trouve sur la peau les nutriments nécessaires à leur développement. Cette flore résidente joue un rôle de barrière vivante contre les agressions microbiennes extérieures et s’oppose à l’implantation de bactéries pathogènes.

On se retrouve devant le paradoxe du « trop d’hygiène ». Les risques alimentaires ne sont pas les mêmes pour un produit fermier commercialisé à proximité de son lieu de production et sur un temps limité, par rapport à un produit de l’industrie agro-alimentaire qui entre dans un circuit de distribution plus long, donc pour une durée plus importante. La norme d’hygiène devrait donc être plus douce pour un petit producteur qui vend quelques fromages sur un marché local, c’est pourtant de moins en moins le cas. Pourtant l’exposition précoce aux infections protège contre les allergies au cours de la vie ultérieure : c’est le constat d’une enquête représentative sur 10 000 enfants dont on a comptabilisé douches et bains, ainsi que lavages quotidiens du visage et des mains. Une hygiène trop poussée avant l’âge de quinze moins peut ainsi être à l’origine d’une respiration asthmatiforme et d’un eczéma atopique, pathologies du système immunitaire, c’est-à-dire qu’il vaut mieux être en contact avec des microbes dès l’âge tendre pour fortifier les défenses de l’organisme. La création d’un environnement stérile par une propreté excessive est potentiellement nuisible pour notre équilibre physiologique.

L’hygiène est cette partie de la médecine qui étudie les moyens de favoriser la santé ; trop de propreté est une pratique néfaste à la santé. Comme dans beaucoup de choses, les sociétés dites développées sont allées au delà de ce qui est nécessaire.

identité

Je suis défini par mon sexe, mon nom et prénom, mon âge, ma profession, mes tendances sexuelles, les objets que j’achète, les loisirs qui m’occupent et les pensées qui m’obsèdent… Qui suis-je, si ce n’est la six milliardième partie d’une humanité dérisoire.

Tout individu s’investit complètement dans un processus de socialisation, et donc d’identification ; il ne se retrouve alors lui-même que dans un cercle restreint de significations qui découle du réseau de ce qui fait sens pour lui : le clan, le village, l’ethnie, la religion. Ce sentiment fort d’appartenance affective à un groupe forme une identité sociale. Dans la plupart des sociétés humaines, les individus sont dominés par une conscience collective, ils ont des pratiques similaires et partagent les mêmes croyances, valeurs et sentiments. Dans les sociétés fermées, tribu ou village, chacun peut exercer un contrôle sur autrui et les individus n’ont pas le choix entre des modèles de socialisation différents, concurrents, contradictoires. Comme cette conscience collective est maximale, la conscience individuelle est réduite à presque rien : l’individu est soumis à une forte pression du groupe et ne peut développer une personnalité propre. L’identité qui était octroyée dans les sociétés traditionnelles est désormais personnellement à construire dans les sociétés occidentales : chacun définit ses propres repères, ses scénarios de vie et sa morale. Comme l’image de soi ne peut exister que par le regard des autres, la réalité de l’individu est aussi complexe que la diversité des regards que la personne traverse. A la question « Qui suis-je ? », chaque individu peut se référer dans le monde occidental jusqu’à 43 facettes différentes du soi. Chaque facette renvoie à une influence sociale, une identification, un rôle ou un statut, une idéologie ou un curriculum vitae : plusieurs influences, plusieurs identifications, plusieurs rôles… Porteur de dispositions différentes, l’acteur a donc des comportements qui ne sont jamais entièrement prévisibles : impossible de prévoir avec certitude ce qui, des multiples schèmes incorporés par l’acteur, va être déclenché dans tel ou tel contexte.

De toute façon cette libération de l’individu qui se considère comme autonome est illusoire : par exemple, mâcher du chewing-gum n’est un acte individuel qu’en apparence. Il s’agit en effet de la volonté d’industriels de valoriser leurs stocks de caoutchouc par l’ajout de quelques compléments colorés et sucrés, il ne s’agit pas de la satisfaction des besoins exprimés par le jeune consommateur. Au bout de cinq minutes, le sucre qui donne la saveur a complètement disparu de la pâte que le jeune continue de mâchonner en moyenne plus d’une demi-heure. A partir d’un mélange d’élastomères, de cires et de résines, il s’agit donc d’une mainmise des producteurs sur notre pratique, donc sur notre libre-arbitre. Le jeune est piégé, le fait de mâcher signifie pour lui l’appartenance au groupe ; unis par le même geste avec ses pairs, il partage quelque chose de fortement significatif en produisant des signes d’identification. La publicité nous fait croire que notre épanouissement personnel consiste à partager une mastication avec les copains, la stabilité psychologique de l’individu réside dans l’établissement d’une identité toujours imposée de l’extérieur.

Quand les normes sociales incitent la classe globale à l’initiative personnelle et enjoint aux individus de devenir soi-même, le sentiment de ne pouvoir être à la hauteur entraîne une fragilité psychologique et souvent la passivité absolue, l’incapacité à agir : la dépression est devenue au cours des années 70 le trouble mental le plus répandu en Occident et le sentiment d’insuffisance domine les personnes. Alors, on se réfugie dans de fausses satisfactions…

impôt

En tant que fonctionnaire, ce sont les impôts qui permettent ma rétribution, mais ce sont les clients qui payent les salariés et le patron qui se paye à partir de ce qu’il ne donne pas aux salariés. En fait on se partage par des présupposés conventionnels et des mécanismes tortueux une seule et même richesse, celle que produit la société toute entière.

Le pillage peut être considéré comme la forme primitive de prélèvement obligatoire ; mais très vite les pillards prirent conscience qu’il valait mieux substituer la perception d’un tribut régulier à un prélèvement désordonné. Le « budjet » était au XIIe siècle le sac du roi renfermant l’argent nécessaire aux dépenses à la libre convenance de sa grandeur, le pillage s’institutionnalise. Jusqu’au milieu des années 1970, la comptabilité nationale française considérait encore les activités publiques non marchandes comme improductives ; dès lors les dépenses publiques ne pouvaient pas apparaître comme autre chose qu’un prélèvement sur les activités marchandes. Les libéraux interprètent encore aujourd’hui les impôts comme une mainmise injustifiée de l’Etat sur le fonctionnement libre des autres acteurs de l’économie. Une fiscalité trop forte entraîne le travail au noir et la fraude fiscale, elle dissuade les agents économiques de travailler, et les recettes de l’Etat en fin de compte deviendront moins importantes : trop d’impôt tue l’impôt. Maintenant on considère que la production d’un bien public, pour peu qu’elle corresponde à un besoin effectif de la population, n’est pas moins productive que n’importe quelle production d’un bien privé.

Il n’existe pas de niveau d’imposition optimal, tout dépend des mentalités. Certains pays comme les USA sont allergiques au poids de l’Etat, d’autres comme les Suédois acceptent une socialisation élevée. Le processus historique a d’ailleurs conduit à rechercher le consentement à l’impôt et, progressivement, a engendré le régime représentatif, le parlementarisme et en bout de course la démocratie. Au XIXe siècle, le budget est l’aboutissement du contrôle du parlement sur l’exécutif, il est devenu au XXe siècle l’expression de la politique du gouvernement : il traduit ses choix structurels, l’effort en faveur de l’éducation et/ou de la sécurité, ainsi que ses préférences dans la redistribution des revenus, marque de l’effort national de solidarité. Sans impôt pas de conscience des droits et des devoirs dans une communauté complexe, et donc pas de débat démocratique réel. La motivation des individus est beaucoup plus complexe qu’une simple désincitation financière : trop d’impôt ne tue pas l’impôt quand l’individu est convaincu de l’utilité de l’Etat. Si l’impôt sert à financer des dépenses publiques utiles, alors il cesse alors d’être un prélèvement sur les richesses pour constituer au contraire le coût de production d’une richesse. Il y a donc un arbitrage nécessaire entre ce que l’on verse et ce que l’on attend en retour.

Le débat sur le niveau optimum d’imposition n’a pas d’issue théorique car une société peut être entièrement planifiée et reposer sur le 100 % Etat, ou complètement libérale et dépendre à 100 % de l’initiative individuelle. Il s’agit seulement de savoir si nous voulons coordonner collectivement nos efforts, ou continuer la pratique libérale actuelle du chacun pour soi…

individu

Mon cortex préfrontal me permet de synthétiser non seulement mon expérience concrète, mais aussi toutes les considérations formulées par ma famille et le système d’enseignement, par le pouvoir économique et bien d’autres sources de connaissance qui m’apportent leurs croyances sous forme de vérités. En conséquence, je ne peux distinguer le vrai du faux que si je fais preuve d’ouverture intellectuelle à toutes les croyances qui structurent autrement mes préjugés.

L’individu n’existe pas, par exemple le système des castes en Inde repose sur une conception holiste de la société où l’individu se dissout dans le grand tout. C’est une construction sociale extrême, mais dans toute société la personne n’existe qu’en fonction de la place qu’elle occupe dans la totalité du groupe et des relations sociales qui la définissent. Dans les sociétés traditionnelles, les individus sont dominés par une conscience collective, ils ont des pratiques similaires et partagent les mêmes croyances, valeurs et sentiments. Dans ces sociétés fermées chacun peut exercer un contrôle sur autrui et les individus n’ont pas le choix entre des modèles de socialisation différents, concurrents, contradictoires. Cela entraîne une conscience collective maximale, l’individu est soumis à une forte pression du groupe et ne peut développer une personnalité propre. La solidarité est mécanique, l’individu ne se pose pas la question de la cohérence du groupe puisque son état d’esprit est identique à l’état d’esprit de l’autre et réciproquement. Tout au long de leur vie, les membres de la communauté sont soumis à des conditions économiques et idéologiques stables. Ce n’est pas l’action personnelle des individus qui est à l’origine de la cohésion sociale dans les sociétés traditionnelles, mais un tissu social patiemment construit par la chaîne des générations. Il en résulte une cohérence absolue et sacralisée qui s’impose à tous les membres de cette société.

Aujourd’hui, le monde occidental a détruit ce cadre institutionnel. La religion, la famille, l’Etat ou même l’école perdent de leur emprise sur le destin des personnes. Moins déterminée par des forces extérieures, l’existence individuelle devient un travail d’élaboration personnelle. Chaque individu est désormais considéré comme sujet doté d’une intériorité propre et d’une autonomie intellectuelle et sociale. Cette conception d’un moi autonome, coupé du monde, préexistent en quelque sorte à la société, est une illusion. On ne peut fonder une existence qui serait uniquement consacrée à soi sans la reconnaissance d’autrui, on ne peut penser par soi-même sans un dialogue critique avec l’autre. Le moi individuel est toujours enraciné et situé à l’intérieur d’un groupe, nous ne pouvons fonder le sens de la vie en dehors du lien à l’autre. En réalité, chaque décision que nous prenons, comme simplement choisir de s’habiller de telle ou telle façon, fait partie d’un processus dynamique de construction de soi par rapport au regard de l’autre : toute action représente un coup sur l’échiquier social qui va affecter d’autres individus, lesquels vont réagir et reconstruire leur expérience sociale de la conscience d’être soi. La construction de l’individu se fait par interactions, ainsi la motivation individuelle est étroitement fonction de l’image de soi que nous renvoie les autres : en effet personne n’est prêt à faire des efforts sans avoir la conviction qu’il est jugé capable de réussir. Nos marges d’autonomie dans la société occidentale semblent éviter le poids des déterminismes collectifs alors que c’est la société libérale qui nous impose de jouer à l’acteur individualisé. L’individu est une réalité récente, c’est une fausse réalité. En fait le système occidental nous enferme dans une individualisation de masse qui nie l’existence de l’individu : production de masse, consommation de masse, psychologie de masse, massification de l’école. Comment affirmer son individualité au cœur d’un système qui la nie tout en faisant mine de l’exalter ?

Il y a très peu de différences entre une termitière et la société humaine. Le comportement des termites est plus stéréotypé, mais l’objectif reste le même : l’harmonie dans la complémentarité des rapports sociaux en vue de la survie et de la reproduction de l’espèce. La seule différence, c’est que notre comportement n’est pas instinctif, il se construit par une socialisation qui existait déjà à l’époque des hominidés.

individualisme

Je me suis longtemps impliqué dans l’encadrement des amateurs du jeu d’échecs en tant qu’animateur, arbitre, formateur, membre du comité directeur local, régional, national… alors que la plupart des joueurs se contentaient de jouer. J’ai donc perdu mon temps et je me suis reconverti dans un parti politique dont les participants jouent à qui va prendre le pouvoir au lieu de réfléchir ensemble à ce qu’il faut faire pour être autrement.

Il existe un individualisme particulariste: compte seulement ce qui est bon pour moi aujourd’hui. L’individu particulariste ne s’intéresse pas à la sphère publique, ses activités restent d’ordre privé. L’hypertrophie du moi qui en résulte en vient à incommoder autrui et se traduisent par un sentiment d’agression et souvent par une pratique dommageable. Les tribus modernes de l’ère automobile payent un lourd tribut de morts et d’invalidité parce que le code de la route est fait pour les autres et pas tellement pour soi. En effet les campagnes de prévention n’ont pas éradiqué les sacrifices humains principalement parce que la route est perçue comme un espace individuel alors qu’elle est, par nature, un espace collectif où le non-respect des règles entraîne souvent l’accident mortel. En France, les associations de défense des intérêts collectifs, des grandes causes de solidarité internationale ou d’aide aux personnes défavorisées ont vu leur effectif régresser tandis que prospéraient les associations sportives, culturelles ou de loisirs : le militantisme a fait place à la recherche de l’épanouissement personnel. Le marché et la démocratie sont incapables de fonder la civilisation du futur car ces valeurs sont toutes les deux fondées sur l’individualisme qui est au cœur de la civilisation occidentale. C’est un modèle fondé sur la précarité, la flexibilité constante des choix du consommateur et du citoyen. On ne fonde pas une civilisation durable sur l’apologie de la précarité et de la relativité.

Il existe cependant un individualisme universaliste qui adopte des valeurs uniquement si elles sont jugées valables pour tous les individus, qui respecte par exemple scrupuleusement le code de la route et l’intérêt collectif. L’existence de réseaux d’individus partageant des normes, des valeurs et des conceptions communes peut être désignée sous le nom de capital social. Il est constitué par les normes et les réseaux qui facilitent la coopération, le travail en équipe, le partage des savoirs, son moteur est la confiance. Ce capital social est une construction collective qui peut s’accumuler ou au contraire régresser, mais son importance est vitale pour le bien-être autant de l’individu que de la collectivité. Ceux qui vivent dans un environnement riche en capital social sont moins malades et affrontent mieux les difficultés de la vie. Des échantillons de populations dans différents pays ont répondu à cette question :  « D’une façon générale, diriez-vous qu’on peut faire confiance à la plupart de gens, ou non ? ». Le classement des pays selon la réponse positive reproduit les divers classements effectués selon des critères de développement durable, une pensée tournée vers l’avenir.

La presse, la télévision, l’industrie du spectacle en général sont en partie responsables de l’apathie politique de la jeunesse. On entretient le rêve et l’évasion, le nombrilisme et l’amour de soi, pas l’inclusion active dans la société.

inégalités

Je pratique moi aussi la sinistre indifférence qui me fait oublier la misère, y compris celle qui est sans un toit couchée sur le trottoir. Les humains savent mettre le sens de l’humanité à toutes les sauces et se satisfaire des inégalités qu’ils pensent normales.

Les discours philosophiques ou politiques favorables à l’égalité sociale se heurtent fréquemment à une argumentation opposée qui légitime de fait les inégalités. Plus précisément, le discours libéral ne s’affirme pas d’emblée inégalitaire puisqu’il se soucie au contraire de l’établissement de l’égalité formelle, égalité juridique des individus face au marché et égalité des citoyens face à la loi. Tout irait bien du moment qu’il y a égalité des chances et la droite tient les éventuelles inégalités sociales (inégalités de conditions, inégalités des chances, etc.) ou bien comme négligeables, ou bien comme le prix à payer pour garantir la liberté politique et l’égalité juridique aussi bien que l’efficacité économique. Dans cette mesure même, les inégalités profiteraient en définitive à tout le monde, aussi bien aux perdants qu’aux gagnants. Pour les libéraux, l’égalité serait synonyme d’inefficacité, elle démotiverait les individus et ruinerait les bases de l’émulation et de la concurrence.

Tout au contraire, ce sont les inégalités issues du marché qui stérilisent l’initiative, la volonté, l’imagination et l’intelligence. Quand les individus ne sont plus condamnés à obéir, à se soumettre et à subir, c’est à ce moment là seulement qu’ils peuvent intégrer une vie sociale normale. L’égalitarisme serait pour le discours libéral synonyme de contrainte et d’aliénation de la liberté. Mais la seule liberté que garantisse l’inégalité, c’est la faculté pour une minorité de s’arroger des privilèges matériels, institutionnels et symboliques au détriment de la majorité, c’est la liberté d’exploiter et de dominer, la liberté du renard libre dans un poulailler libre. C’est au contraire l’égalité de condition qui garantit la liberté, en mettant chacun à l’abri des tentatives d’abus de la liberté d’autrui. Bref, pas de véritable liberté (pas plus d’ailleurs que de fraternité) sans véritable égalité. Si l’on ne saurait nier toute responsabilité individuelle dans les inégalités qui surviennent, vouloir ramener ces dernières à ce seul facteur, c’est non seulement postuler une égalité des chances initiales, qui est proprement mythique, mais encore entériner toute la logique de reproduction sociale des inégalités. Car, sans le sens de la critique, les inégalités paraîtraient aller de soi, on ne s’interrogerait nullement à leur sujet, on ne les relèverait sans doute même pas. Le dominé intègre généralement les valeurs de son maître, il ne peut par ses propres efforts échapper à cette aliénation. Historiquement, c’est bien la contestation des inégalités sociales par ceux qui les subissent et leurs luttes pour les réduire qui a ouvert la voie à des avancées sociales. Cependant toute conception personnelle de la réalité sociale résulte d’un apprentissage. Sans l’apport théorique de Marx, un travailleur exploité peut juger sa situation tout à fait normale : la réalité sociale est une réalité mentale. La prise de conscience de la nécessaire insertion des individus dans le grand tout (société et environnement) n’est pas « naturelle », comme il est aussi peu « naturel » que les individus décident « librement » du fonctionnement du marché.

Toutes les inégalités, qu’elles soient économiques, patrimoniales ou relationnelles, indiquent que toute société fonctionne d’abord pour une élite. La démocratisation politique a beaucoup de chemin à faire pour élargir à tous les autres domaines l’égale expression de tous.

inégalité de salaire

Je gagne à peu près le salaire moyen des travailleurs français, donc rien de répréhensible en apparence, je participe d’une répartition égalitaire… mais je gagne beaucoup trop si je considère la moyenne mondiale des salaires, beaucoup plus faible.

La théorie libérale prescrit que la rémunération de chacun dépend de sa contribution à la production, le salaire est donc égal au produit marginal du travail : cela veut dire que le salaire d’une personne est égal à la valeur qui serait perdue si l’emploi était réduit d’une unité. La hiérarchie des salaires entre hommes et femmes, entre cadres et employés, entre ouvriers qualifiés et non qualifiés reflète aussi une inégalité de considération instituée par la société. L’autorité du contremaître est par exemple mieux rétribuée que les connaissances du technicien. A chaque pays son degré d’inégalité : les Etats-Unis malgré les richesses produites sont de loin le pays occidental où l’écart entre les 10 % des hommes les mieux payés et les 10 % les moins bien rémunérés est le plus important (de 1 à 4,5). Il est surtout l’endroit où il a le plus augmenté depuis vingt ans (l’écart se situait de 1 à 3 en 1980).

En fait, la contribution personnelle d’un travailleur est généralement inobservable car l’ensemble du travail est collectif. L’écart de rémunération relève alors de la convention et non d’une mesure objective de la contribution de chacun à la production. L’heure de travail, ne variant jamais dans sa valeur propre, est la seule mesure objective qui puisse servir, dans tous les temps et dans tous les lieux, à comparer la valeur des marchandises ; l’heure de travail correspond au prix réel des choses, l’argent n’en est que le prix nominal. Si on considère plus particulièrement l’inégalité de revenu entre qualifications différentes, elle recouvre l’opposition entre des travailleurs dotés d’un métier, résultat d’un apprentissage, et des ouvriers interchangeables. On estime alors que le métier est un attribut de la personne que celle-ci peut transporter avec elle et en retirer un avantage salarial, et l’emploi simplement une place dans une organisation du travail définie indépendamment de ses occupants, donc sous-payée. Il n’empêche que ces deux types d’emploi sont complémentaires et que la richesse produite résulte de l’activité d’une autre personne à considérer en tant que personne, et non en tant que chose dotée de qualités différentes. D’ailleurs, le niveau d’études qui fonde pour partie la distinction des rémunérations ne reflète que les inégalités familiales et un coût de scolarisation généralement pris en charge par la collectivité. Toute rémunération dépend d’une convention, et la seule convention qui vaille en la matière est l’égalité du salaire horaire. La mesure du travail social est la même pour chaque personne, chacun sacrifiant pour la collectivité la même proportion de son repos, de sa liberté et de son bonheur personnel. D’ailleurs les dirigeants sont suffisamment rétribués en terme de statut social pour ne pas avoir à gagner plus que la moyenne des salaires.

Toute société s’efforce plus ou moins consciemment de créer suffisamment de valeur pour satisfaire d’une part les besoins essentiels de l’humain, l’alimentation, le repos, la santé et d’autre part son développement durable, l’entretien de l’enfant qui fera les générations futures et la préservation de son milieu environnemental. Comme ces besoins sont comparables d’une personne à l’autre, et d’un pays à l’autre, la société doit s’efforcer de répartir les revenus de façon égalitaire, les revenus du travail (le salaire) comme les revenus du patrimoine naturel.

inégalité de statut

Mon père était tailleur et travaillait ainsi selon un système de spécialisation en faisant les vêtements des autres. Mais quand on sait tirer l’aiguille, on sait tout faire disait-il, et il l’a montré en construisant à l’âge de la retraire sa propre maison.

Le fait d’acheter un bien ou un service plutôt que de produire par soi-même n’a qu’une justification : celle du temps gagné. Si autrui réalise ce dont j’ai besoin mieux et plus vite que moi, grâce à un savoir faire et un équipement plus efficaces, lui abandonner cette production est rationnel du point de vue de la collectivité toute entière. Il s’agit d’une substitution productive, des tâches passent de la sphère domestique à la pratique industrielle plus performante. Plus personne ou presque ne file sa laine, ne cuit son propre pain et n’a construit sa maison. Avec la division sociale du travail, on peut alors accroître le temps pour soi (travailler moins) ou pour les autres (produire davantage). Mais l’efficacité de la division sociale du travail se ramène aux seuls emplois qui peuvent être industrialisés sans détériorer nos ressources naturelles non renouvelables tout en faisant effectuer un travail agréable.

C’est pour satisfaire une élite que notre société s’efforce d’accroître les inégalités : elle crée ainsi des emplois factices au lieu de réduire le temps de travail pour tous. C’est une substitution contre-productive, les services à la personne se développent uniquement grâce à la paupérisation. En France, l’Etat soutient financièrement l’emploi du personnel de service domestique en faisant payer moins d’impôt. La classe globale utilise alors l’aide d’une femme de ménage sachant qu’il ne tient normalement qu’à elle d’entretenir sa propre maison. En effet l’heure de serviteur n’est justifiée par aucun gain d’efficacité. Il s’agit de faire exécuter par les autres ce qu’on n’a pas envie de faire sur son temps personnel, faire le ménage, s’occuper des enfants, tondre le gazon. Il se crée alors un apartheid social entre ceux qui servent et ceux qui sont servis. La société dans son ensemble ne gagne rien à ce que certains transfèrent ainsi à d’autres les tâches dont ils ne veulent pas, il s’agit donc d’emplois qui n’ont pas de sens collectif : ces emplois n’existent que parce que, du point de vue financier, une heure du temps des puissants rapporte davantage qu’une heure de serviteur. Plus les inégalités de revenus sont élevées, plus ces emplois de serviteurs se développent. On pratique l’échange inégal, j’achète pas cher une heure de travail de serviteur qui produit la même valeur d’usage qu’une heure de mon propre temps bien mieux rétribué. C’est comme si, gagnant dix fois plus que le serviteur, le riche pouvait se payer gratuitement neuf esclaves.

Si toutes les familles filaient leur laine, cuisaient leur propre pain et construisaient leur maison, il n’y aurait plus de problème de temps libre à partager, d’inégalités croissantes et d’impact négatif de la société industrielle sur l’équilibre global.

ingérence

Je considère que les affaires des autres sont mes affaires quand je peux par mon intervention atténuer un dysfonctionnement. Souvent les gens n’acceptent pas une telle attitude car ils sont enfermés dans un enjeu de souveraineté sur leur petit territoire personnel. Dans certaines sociétés, les affaires de chacun sont les affaires de tous…

Le monde actuel peut être considéré comme une mosaïque d’Etats-nations, virtuellement égaux et dans lesquels aucune autorité extérieure ne doit s’ingérer. Il n’échappe pourtant à personne que la souveraineté des Etats-nations est et a toujours été une fiction juridique, au même titre que l’égalité des citoyens dans les sociétés démocratiques, c’est cependant ce principe qui guide encore les relations internationales. Le contournement de ce principe repose d’abord sur l’esprit de souplesse et de compromis. Le créateur de « la Croix –Rouge », fondée en 1863, a facilité l’action humanitaire en décidant qu’il ne fallait porter aucun jugement sur les motivations et les buts des combattants. Cette neutralité revendiquée peut être critiquable en soi, mais c’était à l’époque le seul moyen d’être accepté à la fois par les gouvernements et par les rebelles. C’est pourquoi « La Croix-Rouge » ne pouvait naître qu’en Suisse, pays de la neutralité.

A l’origine de « Médecins sans frontières », ce fut la volonté de témoigner des horreurs vues au-delà des frontières. A propos du génocide au Biafra, en sécession entre 1967 et 1970, un orateur hurle lors d’un meeting à Paris : « Là-bas, il y a deux millions de morts. Notre silence est insupportable. Avons-nous le droit de nous taire ? ». Les « french doctors » ont compris que la parole protégeait des meurtres et que les médias étaient des alliés. Cette prise de conscience conduisit les fondateurs à se séparer de la Croix-Rouge pour laquelle ils travaillaient. A la suite de ces évènements, le devoir d’ingérence a été formulé pour la première fois à la fin des années 70. Du devoir d’ingérence associative, nous sommes passés au droit collectif pour la protection des minorités, celui que construit l’ONU. Le droit d’ingérence se cristallise en 1988 avec la résolution des Nations unies sur le libre accès aux victimes de conflits. Sa première application avec usage de la force militaire date de la résolution de 1990 sur le Kurdistan irakien et dix ans plus tard on compte 180 résolutions qui relèvent du droit d’ingérence. Ces textes n’ont pas été voté par les seuls pays occidentaux, mais aussi par les 75 pays qui se sont relayés au Conseil de sécurité. La non intervention est une bonne règle : ce qui se passe de l’autre côté de la frontière doit être décidé par les hommes et les femmes qui vivent de ce côté là. Mais on ne saurait invoquer cette règle dans le but de protéger des leaders politiques responsables de nettoyage ethnique, ou bien ceux qui auraient réduits leurs peuples en esclavage. On tient pour un délit pénal le fait de ne pas porter secours à une personne en danger de mort ou à un enfant martyr, pourquoi n’en irait-il pas de même au niveau international ? Si la non assistance à peuple en péril avait été autrefois la règle, jamais l’Amérique du nord ne serait devenue anglo-saxonne aujourd’hui …

La guerre fut et reste une activité sociale aux motifs multiples : venger l’honneur du prince ; accaparer des esclaves ; accroître son territoire ou ses richesses ; défendre ou propager la vraie foi ; faire respecter le droit des humains. Cette dernière motivation est de plus en plus la seule légitime au yeux du peuple conscient.

instinct (maternel)

Je ne vois pas pourquoi la mère de mon enfant aurait de par son sexe un droit particulier sur mon enfant, chacun aime comme il a appris lui-même à aimer dans son enfance au cours de la socialisation primaire. Une mère qui porte un enfant en son sein peut nourrir à son égard la haine la plus farouche, un enfant adopté peut être chéri par son père adoptif, il n’y a pas d’instinct.

La procréation étant naturelle, on imagine qu’au phénomène biologique de la grossesse doit correspondre une attitude maternelle prédéterminée, instinctive. Quand il y a instinct, l’amour maternel est parfois indifférencié. Sitôt l’agneau venu au monde, sa mère le lèche longuement et le débarrasse du liquide amniotique qui recouvre son pelage. Dans le même temps survient une modification de l’activité des neurones de son bulbe olfactif qui intensifie la mémorisation par son cerveau de l’odeur du petit. Moins de deux heures plus tard, quand il manifestera le désir de téter, la mère le laissera faire. Mais seul celui qu’elle aura léché – et donc flairé à la naissance – aura droit à ce privilège. N’importe quel nouveau-né ferait l’affaire, pour peu qu’il soit le premier et que la mère puisse s’imprégner de l’odeur de son liquide amniotique ; on pourrait ainsi trouver une mère adoptive pour n’importe quel agneau. Même si ce conditionnement génétique autorise les mères de substitution, la relation mère-agneau est donc inscrite dans le programme biologique de cette espèce animale. Tout comportement universel chez une espèce tend à prouver une détermination génétique.

La femme s’éloigne de la femelle, il n’y a pas d’odeur ou de gène qui guiderait son comportement, seulement la conscience d’avoir fait un enfant dont on veut ou ne veut pas s’occuper. L’amour maternel ne va pas de soi, il est « en plus », c’est un acte de volonté que l’on déguise trop souvent sous les oripeaux de l’instinct. Un lieutenant de police constatait en 1780 que sur les 21 000 enfants qui naissaient annuellement à Paris, mille à peine sont nourris par leur mère, mille autres, des privilégiés, sont allaités par des nourrices à demeure ; tous les autres quittent le sein maternel pour le domicile plus ou moins lointain d’une nourrice mercenaire. Nombreux sont les enfants qui mourront sans avoir jamais connu le regard de leur mère et ceux qui reviendront quelques années plus tard sous le toit familial découvriront une étrangère dans celle qui leur a donné le jour. Cet exemple parmi d’autres contredit l’idée répandue d’un instinct propre également à la femelle et à la femme. Toutes les études faites montrent en effet qu’aucune conduite universelle et nécessaire de la mère ne peut être mis en évidence. Au contraire, on constate l’extrême variabilité de ces sentiment maternels selon sa culture, ses ambitions, ses frustrations.

Il n’y a pas naturellement de statut d’autorité assigné seulement au père et de rôle affectif joué uniquement par la mère. Le père existe, sa place est à parité dans la socialisation. C’est pourquoi en France le congé parental peut être pris par le père qui, en tant qu’homme, peut accomplir aussi bien le nécessaire maternage du nouveau-né.

intellectuel

Je ne retire aucun sentiment de supériorité de mon statut d’intellectuel enseignant par rapport à la profession manuelle d’artisan tailleur exercée par mon père. Il avait une utilité sociale d’ordre matériel comme j’ai une responsabilité d’éveil des consciences : nous sommes absolument complémentaires.

Comme les disciplines littéraires sont fermées sur elle-même, l’élève est complètement dépendant de l’enseignant et doit tout mémoriser, il ne peut pas prendre appui sur des référents externes et matériels. Le collège contribue ainsi à saper l’autorité des parents en inculquant à leurs enfants des savoirs certifiés qui chahutent les hiérarchies de compétence localement établies, dévalorisent les savoirs anciens et leur mode de transmission, modifient à coup sûr le rapport que les jeunes entretiennent avec le travail manuel. L’enfant aime la nature, on le parque dans des salles closes, l’enfant aime bouger, on l’oblige à rester immobile, il aime manier des objets, on le met en contact avec des idées, il voudrait raisonner, on le fait mémoriser. L’intelligence pratique dispensée dans l’enseignement technique est alors déconsidérée, le travail manuel discrédité.

Ce dualisme entre manuels et intellectuels fut dénoncé dès le XIXe siècle comme une faute au regard du principe d’universalité. En 1975 le collège unique, ouvert sans spécialisation à tous les jeunes français, devait s’appuyer sur l’intelligence concrète. Les textes prévoyaient dès la sixième une forme de travail manuel, en quatrième un atelier comportant des travaux du bâtiment, des montages automobiles, des installations électriques ; cela n’a jamais été réalisé. Pourtant l’intelligence scolaire ne consiste pas dans le nombre d’idées connus et de littérature parcourue, mais dans notre capacité à rappeler et à manier un savoir en vue d’accomplir certaines pratiques tout en gardant le contact avec la matière. Dans les zones rurales prédominent traditionnellement l’apprentissage sur le tas et la transmission familiale des savoirs par lente imprégnation. La prolongation de la scolarité a modifié le rapport des enfants au savoir et bousculé leurs relations avec la matière et la nature. Les moines passent des heures à l’étude de leurs maîtres en spiritualité, mais on n’est pas un bon moine si on ne sait pas travailler avec ses mains. L’un des points forts de la règle cistercienne est l’équilibre entre le travail spirituel et le travail manuel.

Il n’y a pas que l’intelligence scolaire et l’intellectualisme, il y a surtout l’intelligence sociale, l’intelligence émotionnelle et l’intelligence pratique qui se forment tout au cours de l’existence.

Internet

J’ai un module pour me brancher Internet, mais j’utilise uniquement le courrier électronique. Ce n’est pas en fouillant dans une grande poubelle qu’on peut obtenir un repas équilibré.

L’espace aujourd’hui, ce sont d’une part les télécommunications – télédiffusion directe, radiodiffusion numérique, téléphonie, liaison Internet, multimédia -, d’autre part les satellites d’observation ou de navigation terrestre. Grâce au développement fantastique des réseaux, des communications, des dispositifs de contrôle et d’observation, on peut donc disséminer l’intelligence artificielle sur toute la surface du globe et façonner ainsi une planète intelligente. Tous les ordinateurs reliés entre eux par Internet constituent un gigantesque réseau, on peut mieux communiquer, c’est-à-dire mieux consommer, mieux apprendre, mieux se divertir. Les tensions humaines seront moins fortes grâce à une dissémination des entreprises et les peuples se rapprocheront puisqu’ils appartiendront au même réseau. Cette nouvelle technologique a rendu la communication à la fois plus immédiate et plus généralisée, nous entrons dans un nouvel espace-temps où Internet fonctionne comme un cerveau planétaire dont chaque humain est le neurone quel que soit sa nationalité. Internet dérange d’ailleurs les régimes totalitaires. Les pays les plus hermétiques n’offrent aucun accès à Internet (Irak, Corée du nord, Libye). Dans certains autres, les internautes sont obligés de passer par le seul opérateur existant, entièrement sous le contrôle des autorités (Biélorussie, Tadjikistan, Soudan). Ailleurs, ce sont les utilisateurs que l’on surveille : en Birmanie, tout possesseur d’ordinateur est tenu de le déclarer sous peine de quinze années d’emprisonnement.

Mais Internet n’est que marginalement un instrument socio-politique. Internet se cantonne à l’échelle individuelle et le réseau des réseaux ne participe que très indirectement à l’avènement de la conversation universelle de la communauté tout entière. Internet renforce en fait les liens sociaux pré-existants : ces techniques nouvelles permettent l’extension des réseaux sociaux ou professionnels d’un individu, mais pas leur transgression. Si on attend ensuite d’Internet qu’il améliore les relations humaines, on court à la désillusion. Au bout de tous ces ordinateurs, il y aura toujours les mêmes difficultés psychologiques individuelles. Dans un cybercafé, c’est la solitude absolue, on discute avec un copain du bout du monde et on ne parle pas au garçon ou à la fille d’à côté. La connexion des individualités que procure les ordinateurs et les réseaux de communication ne veut pas dire globalisation d’une civilisation, mais mise en commun de solitudes juxtaposées. Les nouveaux supports informatiques font même de certains jeunes des emmurés. Ils vivent repliés dans un univers imaginaire de cassettes vidéo ou d’écran ordinateur, ils s’enferment chez eux, leur difficulté de s’adapter à l’environnement devient de plus en plus grande. La Toile a déclenché de nouveaux problèmes psychologiques, elle s’est accompagnées de nouvelles addictions puisque l’usage pathologique d’Internet présente les caractéristiques de la dépendance, à savoir un usage compulsif et des symptômes psychologiques de manque ; on en arrive parfois à une impossibilité de se contrôler, similaire à celle des joueurs. Le Web, conçu pour aller de lien en lien, incite à ne pouvoir se détacher de l’attrait du réseau. Ce n’est plus l’information qui compte, mais les relations artificielles qu’il permet de développer. Quand il participe à des messageries, l’individu ressent une impression de connexion et d’appartenance, il devient ce qu’il croit devenir en gagnant du pouvoir par le biais du fantasme… à moins de se brancher sur des sites officiels, mais il suffit alors de lire journaux et revues.

Plus la communication instrumentale est performante, rapide, interactive, plus on s’aperçoit que la communication humaine est compliquée. Les téléphones portables se multiplient, les gens passent leur temps à communiquer mais ce qu’ils disent est sans intérêt. Les nouvelles techniques qui individualisent sont d’autant plus dangereuses qu’elles entretiennent l’hostilité aux traditions du passé.

invention énergétique

La seule énergie dont j’ai la maîtrise autonome est celle issue de ma force physique. Si je fais fonctionner l’outil par mes propres moyens, je suis libre, sinon je suis dépendant d’une énergie vacillante ou aléatoire.

La capacité inventive est une caractéristique de notre humanité. Par exemple, le principe de la pile à combustible a été imaginé dès 1839. Si nous faisons réagir de l’hydrogène et de l’oxygène sur des électrodes, nous obtenons de l’électricité et de l’eau. D’un rendement énergétique très supérieur à celui des moteurs thermiques (jusqu’à 60 % pour certains prototypes), la pile à combustible génère en outre moins de polluants chimiques. L’hydrogène est à la fois abondant et propre, mais cet élément n’existe pas sur la Terre à l’état pur ; il faut donc l’extraire. Le procédé industriel le plus courant est le vapocraquage d’hydrocarbures. Une voie renouvelable est même possible, extraire l’hydrogène issu de la biomasse végétale, comme le méthanol ou l’éthanol. Le bilan global est alors nul en terme d’effet de serre entre le CO2 fixé par les végétaux et celui rejeté par les véhicules à hydrogène. Comme notre ingéniosité explore toutes les possibilités, nous avons même pensé à l’algue verte (Chlamydomonas reinhardtii) qui peut transformer le rayonnement solaire en hydrogène. Quand la photosynthèse est impossible, cette algue puise dans ses stocks d’énergie sucrée, ce qui libère l’hydrogène. Les chercheurs ont montré que ce blocage pouvait être provoqué par un manque de soufre. Par simple manipulation de la teneur en soufre de son eau, une mare pourrait produire de l’hydrogène. Dans leur expérience, un litre de culture donne moins d’un doigt d’hydrogène à l’heure, mais on espère multiplier par dix doigts les conditions de production.

Nous pouvons aussi faire l’opération inverse de la pile à combustible, extraire l’hydrogène de l’eau par électrolyse : l’opération est gourmande en électricité et le bilan énergétique est alors négatif. L’invention énergétique est un mythe, l’énergie ne se crée pas, elle se vole dans la nature et le vapocraquage ne résout pas le problème de l’épuisement des ressources pétrolières. Certains des composants nécessaires aux piles à combustible ont d’ailleurs un prix prohibitif comme le platine des électrodes : ce n’est qu’en présence de platine que la molécule d’hydrogène va céder deux électrons au métal de l’anode. Métal précieux et aux ressources limitées, le platine reste le talon d’Achille de la pile à combustible ; l’équipement de deux millions de véhicules par an, soit 5 % de la production mondiale, suffirait à consommer 50 tonnes de platine, un tiers de la production mondiale actuelle. De plus les plaques de graphite dont les canaux assurent la circulation de l’hydrogène et de l’oxygène, en même temps que l’évacuation de l’eau nécessitent un usinage complexe.

Nous mettons tous nos espoirs dans un « saut technologique » au lieu d’envisager une restriction de notre consommation énergétique pour l’amener à un point d’équilibre avec les énergies renouvelables. Au lieu de gérer le présent dans une optique de développement durable, nous laissons à nos descendants le soin de gérer une planète pillée par la classe globale.

irresponsabilité

J’ai vécu un temps comme soignant dans une clinique de psychothérapie institutionnelle, et j’ai compris que considérer un fou comme responsable de ses actes, c’était lui redonner ainsi sa valeur humaine.

La peine de mort pose le problème de la responsabilité individuelle, celle de l’enfant mineur comme celle du fou. La Révolution a proclamé qu’on ne pouvait juger un homme qui ne disposait pas de son libre arbitre. En France depuis 1810, il n’y a ni crime, ni délit lorsque le prévenu est en état de démence au temps de l’action, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister. La formulation a changé en 1994 : « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes ». Pour les experts psychiatriques, les névroses du psychopathe n’empêchent pas la responsabilité de ses crimes, par contre la psychose du psychotique n’a pas sa place en prison et relève de l’enfermement médicalisé. Un pervers psychopathe n’est pas curable, mais le procès fait partie de sa thérapie alors que la schizophrénie du psychotique l’empêche d’être accessible à la sanction pénale. Le pervers responsable dira : «  Je l’ai tuée, mais je ne l’ai pas violée ». Le fou irresponsable dira : Je l’ai tuée, je l’ai violée, mais ce sont mes voix qui m’ont dit de le faire, sinon j’allais mourir ». L’un serait-il responsable et pas l’autre ?

Le Moyen Age punissait le dément plus sévèrement que les autres parce qu’il le considérait comme un possédé du démon. La Cour suprême des Etats-Unis a tranché en 1989 en autorisant l’exécution des mineurs âgés de 16 ans et celle des malades mentaux. En effet la société ne juge pas un fou, la société juge pour ce qui a été fait ; elle ne juge pas le passé du criminel, ni ce qu’il est, ni ce qu’il peut devenir, elle juge selon les droits de la victime. Prenons un cas particulier : il avait, disait-il, été « pris d’une pulsion » ; c’est pourquoi il avait suivi et étranglé la jeune fille avant de la transporter, morte, dans le coffre de sa voiture. Certains experts psychiatriques vont en déduire l’irresponsabilité, d’autres non. Mais c’est bien les actes de cet individu qui ont fait une victime ; même si on n’est pas responsable de sa pulsion, on l’est toujours de céder à sa pulsion. Si cette pulsion arrive au moment d’un processus délirant, l’individu doit cependant être tenu pour responsable de l’existence de son état mental. La folie n’est en fait qu’une amplification pathologique des passions ordinaires de la vie et les autopsies d’aliénés ne relèvent aucune lésion cérébrale susceptible d’expliquer l’origine de la folie. Tout délire repose sur la formation d’une personnalité, et aucune dérive psychologique s’est faite sans un certain libre arbitre même si la socialisation a été complètement déficiente. Chacun de nous a la possibilité d’avoir son discernement altéré, le fou est responsable de ne pas avoir rétabli une normalité dans son cerveau, on ne peut jamais dire que la haine, la rivalité ou l’agressivité ont opéré à l’insu du sujet. De toute façon c’est la mort de la victime qui a un sens, pas l’existence d’un fou criminel. D’ailleurs, si une personne n’a pas du tout conscience de ses responsabilités envers autrui, à plus forte raison son existence peut alors être niée.

Chacun est responsable de son inconscient et la sanction qui a fait défaut dans le milieu familial ne peut faire défaut dans le milieu social, tout individu qui a les moyens d’attenter à la vie d’autrui ne peut jamais être considéré comme irresponsable.

islamisme

J’ouvre une page du Coran au hasard et je lis « Le châtiment de ton Seigneur est terrible » (17.59), une autre « Les vêtements des infidèles seront taillés de feu, et l’eau bouillante sera versée sur leurs têtes. Leurs entrailles et leur peau seront consumées ; ils seront frappés de gourdins de fer » (sourate XXII), plus loin encore « Quiconque désobéit à dieu et à son apôtre est dans un égarement manifeste » (33.34)… Le Coran n’est que menace et contentement de soi proférés par un homme au nom d’un Dieu invisible ; le Coran n’est pas un livre qui autorise la voie démocratique.

Par définition soumission à Dieu, l’Islam régente aujourd’hui la vie de 1,1 milliards de musulmans. Au Pakistan, la loi sur le blasphème (article 295B du code pénal) autorise aujourd’hui n’importe quel musulman à faire enregistrer dans n’importe quel commissariat une plainte pour « blasphème envers le prophète Mahomet ». Tous les abus restent alors permis, conflits patrimoniaux, voire vengeances personnelles, tout musulman hostile à un chrétien peut le traîner devant un tribunal. Des violences interconfessionnelles déchirent le Nigeria depuis le début de l’année 2000 à cause de l’introduction de la charia (loi islamique) dans des Etats du Nord, majoritairement musulmans. Seule est accordée aux Marocains l’incantation magique de textes décrétés sacrés, interdit en revanche l’exercice d’une lecture libre et ouverte. Les jeunes musulmans imprégnés de leur seule foi sont dans l’incapacité d’exercer sérieusement leur responsabilité de citoyen parce qu’ils sont privés des outils de la réflexion et de la critique. Ils sont livrés, pieds et poings liés, à tous les discours sectaires, totalitaires et intégristes, ils ne peuvent que s’enfermer dans un cercle de communion où la langue, interdite de signification, n’est plus qu’un signe de ralliement et d’exclusion.

Aucun discours religieux ne peut rationnellement l’emporter sur un autre discours religieux, Luther le réformateur traitera le Coran de livre maudit, nourri de fables, de mensonges et de montagnes d’horreur. Les gardiens de la foi ne sont que des humains qui agissent au nom d’un Dieu pour imposer leur propre conception de l’existence : qui rend témoignage du Coran si ce n’est Mahomet lui-même. L’absence systématique de tout témoin dans le tête-à-tête exclusif d’un prophète et du Dieu qui soi-disant le conseille ne peut que faire douter de ce témoignage. En réalité, c’est une tradition qui consacre lentement par la ruse et par la force l’influence d’une secte, c’est toujours l’humain qui est au centre de toute croyance. Un compagnon de Mahomet, le futur calife Umar, se flatte d’avoir été à l’origine d’une révélation :  « J’ai dit à Mahomet :  Ồ apôtre d’Allah, des gens bien et des gens moins bien fréquentent tes femmes. Si tu leur ordonnais de se voiler ?  Alors, le verset du voile est descendu : Dis aux croyantes de baisser leurs regards, de préserver leurs nudités, de ne pas montrer leurs charmes et de rabattre leur voile sur leur gorge (sourate 24.32) ». Le Coran prescrit le voile pour ne pas exciter la convoitise des hommes, par contre il ne dit rien des caractéristiques précises de ce voile qui, au temps du prophète, comportait déjà de nombreuses variantes locales. En effet, l’obligation pour une femme de cacher ses cheveux était déjà mentionnée 1700 ans avant Mahomet par les lois assyriennes : « les femmes mariées qui sortent dans les rues n’auront pas leurs têtes découvertes. Les filles d’homme libres seront voilées. La prostituée ne sera pas voilée, sa tête sera découverte ».

On ne peut suivre des traditions vieilles de plusieurs milliers d’années à moins d’intégrer à l’expression de nos libertés publiques les lois assyriennes. Le rapport à l’autre sexe comme le rapport à la religion doivent évoluer dans l’ensemble des pays, l’apostasie, abandon public et volontaire d’une religion, n’est jamais un blasphème. Ce n’est pas le Coran que les musulmans devraient connaître par cœur, mais la Déclaration universelle des droits de l’individu (1948).

jardin

Un de mes meilleurs enseignements, c’est d’avoir incité chacun de mes enfants à planter son arbre fruitier, sachant qu’un tel acte n’est qu’un tout petit geste d’ouverture à une nature construite et/ou acceptée.

La nature originelle a depuis longtemps disparu dans la plupart des régions, elle est devenue un paysage façonné par la main des humains ; nous sommes alors responsables de sa déperdition. Par exemple, nous avons plantés dans le monde 1,3 millions d’hectares de forêts entre 1980 et 1995, mais dans le même temps nous en avons coupé 13 millions d’hectares, soit dix fois plus. La fragilité du monde physique ne nous ait pas directement perceptible, la nature proche ou globale est extérieure puisque nous portons un jugement uniquement culturel sur son importance qui est relativisée. Dans une société de marché, l’homo œconomicus raisonne à court terme, pour son profit immédiat, il n’a pas l’esprit du jardinier qui renouvelle les qualités de sa terre d’une génération à l’autre. La conjonction de l’explosion démographique et de l’accumulation des connaissances font que la planète toute entière est sous la coupe de l’homme. Avec l’accélération de l’activité humaine, les tensions sociales et les destructions de la nature se multiplient, notre responsabilité est de plus en plus grande. Ce qui doit être géré, ce n’est pas seulement la nature, mais surtout notre propre comportement de consommation, de manipulation et de destruction.

Le jardin est un espace végétal maîtrisé, c’est un lieu de l’artifice sans doute, mais un lieu où les humains composent avec la nature en s’alliant avec elle, et non en l’asservissant ; il ne s’agit pas de brider la nature, mais de s’appuyer sur elle, car la nature ne doit jamais être considérée comme un adversaire. Chaque parcelle de terre doit être considérée comme un morceau de la Terre, chaque jardin comme un fragment d’un jardin beaucoup plus étendu jusqu’aux confins de la planète. La prospérité et la beauté de la planète dépendent, comme celle du jardin, des soins qui apporteront l’humain au quotidien. Les agriculteurs en particulier peuvent devenir des jardiniers de l’espace et non plus des chefs d’entreprise performants ou des paysans sans terre. Cela ne veut pas dire une uniformisation de tous les jardins du monde, chaque configuration géographique mérite une attention particulière, chaque biotope une réflexion approfondie. Nous ne pouvons plus faire comme si la nature nous était extérieure, l’écologie nous enseigne que nous sommes à la fois des jardiniers et un simple élément de la biodiversité naturelle. L’avènement de la pensée écologique nous montre que le meilleur du jardin se trouve dans la transmission de la vie à travers un écosystème : comme un jardinier est responsable des espèces dont il a la maîtrise, nous sommes maintenant responsables de la totalité des systèmes vivants.

Les déterminants de la croissance économique comme de l’expansion démographique des humains remettent en cause l’équilibre des cycles vitaux, ils doivent donc être combattus avec l’esprit du jardinier.

Jeux olympiques

Je préfère aller faire un tour à pied ou en vélo plutôt que de prêter attention à un quelconque moment des jeux olympiques. Ce spectacle hésite entre le panégyrique de la nation et/ou celui du commerce dans une entreprise de décervelage…

Le système du sport-spectacle exige l’identification : toute équipe sportive qui représente un village, une ville ou un pays reproduit un combat politique où il y a un vainqueur et un vaincu, un bon et un mauvais. Le sport-spectacle confirme la vision traditionnelle de l’altérité, il y a eux, il y a nous, et c’est mon groupe d’appartenance qui de toute façon est préférable. Les jeux Olympique participent de la même dynamique, ils sont donc le cache-sexe du politique. Les premiers jeux olympiques ont eu lieu en 1896 à Athènes. C’est ainsi que commencèrent deux semaines d’un délire nationaliste où 180 grecs vont rivaliser avec 131 concurrents venus de 12 nations des 5 continents : le public réserve toute sa ferveur à ses champions nationaux sans le moindre égard pour ceux des autres pays. La présence toujours plus forte des JO dans les représentations collectives induit sa récupération croissante : les JO de 1936 à Berlin par le nazisme, mais aussi les pays de l’Est qui utilisent la compétition sportive pour essayer de démontrer la supériorité de leur système social grâce à leur succès sur les stades. Les pays occidentaux répondent à ce challenge, le sport devient un instrument politique de domination, même s’il permet un autocontrôle de la violence au cours d’affrontements limités et respectueux de la vie et du corps de l’adversaire. Sans doute le sport a-t-il une mission unificatrice puisqu’il remplace l’usage des armes par une confrontation pacifique permettant le concert des nations, sans doute il ritualise la violence et protège les groupes humains contre des combats plus meurtriers. Mais chaque télévision nationale choisit encore aujourd’hui de diffuser en priorité les épreuves dans lesquelles ses ressortissants ont des chances de médaille ; tout se passe comme si chacune des nations assistait à des jeux différents, il y a là comme une trahison de l’esprit même de la compétition qui suppose le respect de l’adversaire et l’attention portée aux efforts de l’autre.

Les JO favorisent le sentiment d’appartenance à une communauté particulière et ce sentiment est valorisé maintenant pour des considérations financières. Les jeux olympiques ont été privés de ressources financières jusqu’en 1972 parce que le Président du CIO de l’époque était un farouche défenseur de l’amateurisme et pensait que les jeux pouvaient se passer de la télévision. Maintenant, le CIO est devenu richissime grâce à la vente des droits de retransmission et au sponsoring d’épreuves désormais ouvertement professionnelles. Sous le prétexte du sport comme expression des peuples, les jeux Olympiques sont aujourd’hui le cache-sexe du système marchand : sur le stade comme ailleurs, la lutte entre Etats se transforme en lutte entre firmes. La compétition devient alors moins importante que le regard que les téléspectateurs portent sur elle : l’Audimat prime de plus en plus sur les chronomètres. Les jeux de stade sont devenus une vitrine planétaire où les fabricants valorisent leur image et les Jeux semblent condamnés à ne plus être qu’un long show fluo entre les cérémonies d’ouverture et de clôture.

En 1996 aux JO d’Atlanta des athlètes comoriens, dont la Fédération n’avait pas les moyens de leur offrir les dernières chaussures de sprint qui équipaient leurs adversaires, ont couru pieds nus pour protester contre la « course à l’armement ». La course à pieds d’accord, mais pieds nus puisque le sport n’est ni une performance nationaliste, ni le spectacle de sa marchandisation.

journal

Je lis un quotidien national tous les jours, je suis donc plus en phase avec la mondialisation que celui qui se contente de son journal local. Mais un lecteur de la proximité a sans doute une approche meilleure de la collectivité que la personne dont la télévision est le seul passe-temps. De toute façon celui qui s’active socialement l’emporte moralement sur tous les autres.

C’est en fonction d’une réflexivité de la pensée que nous agissons : l’être humain agit et réagit en fonction de ses représentations, dans un état de retour perpétuel sur soi de la pensée au travers de la vision des autres, la réflexivité n’est autre que cette auto-observation permanente des humains par eux-mêmes. Le journal quotidien est une source essentielle de réflexivité et un vecteur d’amélioration sociale. Le rôle de la lecture d’un quotidien est en effet d’éveiller les humains à la responsabilité universelle. Le journal exprime notre droit collectif à l’information contre la privatisation de l’espace public, le seul écrivain qui ne trompe pas son lecteur, c’est le journaliste qui nous décrit la réalité comme elle se déroule. La lecture du journal devient la prière de l’homme moderne, elle ne change rien dans l’immédiat de la réalité mais elle construit notre conscience et interfère avec l’évolution sociale à venir. Il est donc nécessaire de lire régulièrement pour entretenir le lien social. Mais en 1973, la moitié des Français lisaient un quotidien tous les jours, ils ne sont plus qu’un tiers en 1997 qui y consacrent en moyenne trente minutes. La France est en 28e position quant au taux de pénétration de la presse quotidienne, loin derrière l’Europe du Nord. Près d’un tiers des diplômés au delà de bac +2 lisent un quotidien national contre 5 % parmi les sans diplômes. La presse régionale rassemble une plus large éventail de la population ; elle permet à ceux qui sont enracinés dans leur environnement, les personnes âgées, les agriculteurs, à mieux participer à la vie politique locale.

Selon le point de vue libéral, la libre communication des idées ne serait pas effective si les lecteurs n’étaient pas à même de disposer d’un nombre de publications de tendances et de caractères différents. Mais le lecteur ordinaire ne lit que ce qui correspond à sa sensibilité préalable, il intègre en retour un discours stéréotypé et ne peut plus réaliser la synthèse entre discours contradictoires. Par exemple, le citoyen plutôt intéressé par les affaires locales aura beaucoup de mal à adopter un point de vue plus internationaliste et réciproquement. Le pluralisme de la presse fige ainsi l’analyse du citoyen et induit une société divisée en tranches de population hétérogènes et opposées. Le pluralisme est cependant nécessaire à l’heure où la société en est encore à chercher son homogénéité, mais elle doit s’exercer au sein d’un même journal. L’objectivité au niveau de l’information consiste à présenter au lecteur tous les aspects d’un même événement, toutes les opinions : au lecteur de trancher après avoir pesé le pour et le contre. Dans une situation de non concurrence, l’indépendance éditoriale du journal de référence doit cependant être garanti. Il ne doit pas dépendre de la propriété privée, ou de l’Etat, ou d’un quelconque pouvoir constitué. La liberté des journalistes peut reposer sur la propriété collective des rédacteurs du journal, et/ou d’une société des lecteurs qui peut défendre son journal contre toute menace de mainmise de la part de personnes ou de groupes. Il s’agit d’une appropriation particulière dans laquelle une appropriation de type collectif permet l’indépendance de l’information.

L’espace public mondial se rétrécit quand les journaux remplacent l’information par un flot incessant de désastres, de scandales et de célébrités. La déréglementation des communications aboutit à un système médiatique global et concentré qui impose une logique commerciale au détriment du journalisme réflexif.

jumeaux

Quand je parle avec de vrais jumeaux, l’un et l’autre n’est jamais la même personne malgré une apparence physique identique et un même potentiel génétique : les gènes ne sont pour rien dans l’expression de notre comportement social.

Dans les sciences humaines, l’expérimentation est impossible, on ne peut manipuler artificiellement un individu ou une groupe pour le seul intérêt de l’expérimentateur. La biologie fait des expériences alors que la sociologie utilise la comparaison. Cette méthode indirecte permet de tester la prégnance de l’inné ou de l’acquis dans notre comportement humain. Comme les jumeaux monozygotes, issus du même oeuf, ont le même patrimoine génétique, ils sont un terrain idéal pour analyser la structure de notre conditionnement. Par exemple, la corpulence est un des traits humains les plus héréditaires et les études sur les vrais jumeaux ont démontré la concordance quasi absolue de leur poids, même quand ils avaient été élevés séparément dans des familles adoptives différentes. Mais on ne peut passer indûment des caractéristiques physiques au comportement social. Un psychologue britannique, grâce à une étude sur les vrais jumeaux, avait suggéré le rôle important de l’hérédité sur l’intelligence. Mais dix ans après la publication de ses travaux, il fut convaincu de tromperie : il avait falsifié ses résultats, fabriqué des données inexistantes et même inventé de faux coauteurs.

En fait, on peut considérer que si le cerveau est un ordinateur qui se construit par empilement génétiquement programmé de neurones, il attend l’empreinte de l’environnement pour pouvoir se connecter et fonctionner. Des vrais jumeaux élevés ensemble ont des comportements nettement plus dissemblables que des jumeaux séparés, par exemple pour la sociabilité ou l’extraversion. En effet, les jumeaux se comportent comme s’ils étaient membre d’un couple qui réagit l’un par rapport à l’autre : le jumeau se construit par opposition et complémentarité avec son alter ego plutôt que dans la similitude, il adopte ainsi des traits de caractère très différents de celui de son frère ou de sa sœur jumelle. Un exemple historique, celui des siamois, référence à l’époque où le Siam ne s’appelait pas encore la Thaïlande. Deux jumeaux homozygotes y sont nés en 1811, soudés l’un à l’autre au niveau du sternum. Ces deux frères n’avaient pas les mêmes goûts culinaires et Chang (celui de gauche) buvait plus que de raison alors que Eng (celui de droite) restait sobre. Chang avait plus mauvais caractère que Eng et leurs querelles dégénéraient parfois au point qu’il leur arrivait d’en venir aux mains et même de se retrouver devant les tribunaux. Enchaînés l’un à l’autre et vivant en permanence dans le même milieu, identiques génétiquement, ces deux jumeaux ont donc construit leur propre personnalité par opposition mutuelle.

Le milieu forme la personnalité, et dans une même famille il n’est pas anodin de naître le premier ou le puîné, naître garçon ou naître fille, naître de père indifférent ou de mère trop présente, naître désiré et naître à plusieurs.

justice

J’ai été arrêté après une manifestation politique assez dure (manifestation contre un commissariat de police) et j’ai pu faire confiance à une justice indépendante du pouvoir politique, celle de la France. Dans d’autres pays, je serais resté très longtemps derrière des barreaux. La justice d’un pays est à l’image de la société qu’elle représente…

L’humain est un animal dont la volonté de puissance a besoin d’être canalisée par des règles qui délimitent l’exercice de son pouvoir, il n’y a que le pouvoir qui peut arrêter son pouvoir. Il y a eu trois phases successives dans l’organisation de la justice : celle de la vengeance privée (la justice est conçue comme le droit de venger celui qui a été victime sans qu’aucune règle ne soit fixée), celle de la justice privée (des règles font leur apparition comme celle de la loi du talion), enfin celle de la justice publique. La loi du talion représente une des tentatives les plus anciennes pour édicter socialement le droit : « Si un humain tue un autre être humain, il doit être mis à mort. S’il tue un animal appartenant à quelqu’un d’autre, il doit le remplacer par un animal vivant… » (Ancien Testament, Lévitique). Les rois ont conservé longtemps le pouvoir de juger par eux-mêmes sans justification ; le pouvoir judiciaire faisait partie de leurs attributs à une époque où la séparation des pouvoirs n’existait pas. Mais une justice publique ne garantit pas l’égalité de traitement : à Salonique, un jeune roumain vole deux paquets de biscottes, il est condamné à trois mois de prison ; à Amman, un Jordanien surprend sa sœur en train de faire l’amour avec un Egyptien et sauve l’honneur de la famille en poignardant l’homme à mort : il est condamné à trois mois de prison. Une véritable justice admet des juges totalement indépendants qui appliquent des règles faites pour la paix sociale avec le souci de préserver l’égalité des citoyens devant la loi. La plupart des pays développés appliquent les recommandations de la Déclaration universelle qui protège les citoyens d’une justice aux moyens autrefois illimités :

article 5: Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

article 9 : Nul ne peut être arbitrairement arrêté, détenu ni exilé.

article 10 : Toute personne a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement, par un tribunal indépendant et impartial.

article 11 : Toute personne accusé d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d’un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées.

Pour confirmer cette indépendance, il faut que la justice cultive la transparence. Bien sûr il y a le secret de l’instruction pour protéger la présomption d’innocence, mais l’action de la justice est renforcée par l’opinion publique dans les cas d’abus de pouvoir. Si les médias n’avaient pas un pouvoir d’investigation, si les politiques se retrouvaient face à une justice isolée, alors une grande partie de l’indépendance de la magistrature deviendrait un vain mot. Les journalistes, qui sont soumis aux lois sur la presse, accomplissent un travail nécessaire à la démocratie et à la justice. La justice se doit d’être transparente, non seulement dans ses procédures, mais aussi dans les débats internes à ses tribunaux. La Cour suprême américaine ou le tribunal constitutionnel allemand rendent publiques les opinions dissidentes. La justice est une notion relative, c’est pourquoi l’harmonisation de la justice dépend de la transparence sociale des décisions, pas simplement au niveau local ou national, mais au niveau international.

La démocratie représentative et tous ses compléments comme l’appareil judiciaire doit être soumis au contre-pouvoir permanent de la démocratie participative, c’est la seule manière de réduire l’influence des élites.

laïcité

Je peux enseigner à mes lycéens la recherche de la vérité et la liberté d’expression car la laïcité me protège de la toute puissance des religieux. Sans cette règle fondamentale de l’Etat de droit, je n’aurais pas droit à la liberté de pensée dans la France catholique d’autrefois comme dans les pays musulmans d’aujourd’hui.

Le mot « laïque » veut dire « qui appartient au peuple », c’est-à-dire « qui n’appartient pas au clergé ». La laïcité est un principe juridique selon lequel l’Etat n’exerce aucun pouvoir religieux, et les Eglises aucun pouvoir politique. Cette idée de laïcité est née progressivement à la suite des guerres de religion entre catholiques et protestants au XVIe siècle. Pour y mettre un terme, Henri IV reconnaît avec l’édit de Nantes en 1598, la liberté de conscience dans tout le royaume de France, la liberté de culte en certains lieux, l’égalité civile. Cette situation, unique en Europe, dure jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes en 1685 ; on retourne à la conception commune : un roi, une foi, une loi. Mais ce retour à la tradition est contesté par les philosophes des Lumières et l’état civil est rendu aux protestants en 1787. Le principe de laïcité est ainsi apparu comme le seul moyen de faire vivre catholiques et protestants dans la même société politique, il s’agissait donc d’un principe fondateur de paix sociale et d’une culture commune. Selon les termes de la loi française de séparation des Eglises et de l’Etat en 1905, la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes. Mais elle ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ; elle n’intervient donc pas dans le fonctionnement d’une Eglise ou d’un culte et elle s’en remet à des associations cultuelles. A chacun de s’organiser dans sa religion par ses propres moyens. En 1946, la laïcité est inscrite pour la première fois dans la Constitution française, elle vise à protéger le socio-politique des influences religieuses. En apparence, ce principe fondateur de la paix sociale devrait se généraliser rapidement.

En pratique seule la France se trouve en avant-garde. En Grande-Bretagne, le pluralisme religieux est toujours associé à la prééminence juridique d’une Eglise nationale : depuis 1534, le souverain est le chef de l’Eglise anglicane. En Suède, il a fallu attendre 1951 pour qu’une loi établisse la liberté religieuse. En Allemagne, l’impôt ecclésiastique est payé par près de 90 % des citoyens, d’ailleurs la Constitution allemande se réfère aux valeurs chrétiennes dans son préambule en plaçant le peuple allemand face à « sa responsabilité devant Dieu et devant les hommes ». Le réformateur iranien Khatami déclarait fin de l’année 2000 : « Je dois admettre qu’après trois ans et demi de présidence (de la République), je n’ai pas les pouvoirs suffisants pour faire appliquer la Constitution. » En effet, le véritable Guide de la république islamiste est un ayatollah religieux qui cumule les fonctions de commandant en chef des forces armées et qui nomme la moitié des membres du Conseil des gardiens de la révolution ainsi que le chef du pouvoir judiciaire et le directeur de la radio-télévision. Ses représentants doublent pratiquement toutes les instances de décision pour veiller à la conformité à l’islam, un concept flou qui permet l’arbitraire et justifie tous les blocages : comment dans ces conditions concilier le principe de la volonté du peuple, exprimée par le suffrage universel, avec une conception théologique du pouvoir ! Toutes les religions sont basées sur l’idée d’obligation, l’homme y est conçu comme une créature qui a des obligations envers son créateur. La modernité, en revanche, est fondée sur l’idée des droits de la personne ; il n’est pas possible de réconcilier ces deux éléments.

Les vrais croyants sont ceux qui veulent abolir les haines entre ethnies, entre nations, entre religions, toutes les haines. Les vrais croyants sont ceux qui veulent créer vraiment l’humanité qui n’est pas encore. Créer l’humanité, c’est créer la raison, la douceur, l’amour, c’est vouloir le paradis sur terre qui se passe des dieux.

langage

Même dans le second cycle du secondaire, mes élèves sont pour la plupart illettrés : ils ne sont pas analphabètes, ils peuvent déchiffrer les mots et les phrases, mais souvent ils ne savent pas retrouver la structure du texte et les idées principales. La maîtrise du langage va bien de l’apprentissage de la lecture.

Tous les enfants du monde apprennent spontanément à parler, inutile pour cela qu’on leur enseigne les règles de la grammaire ou l’usage des mots. La simple écoute et l’observation suffit au bébé pour s’approprier l’usage élémentaire de la grammaire et celui du lexique. Vers 7 mois, bébé se met à babiller, il apprend à faire bouger tel ou tel muscle pour émettre un son. C’est entre 10 et 12 mois qu’apparaît le premier mot. Les mots, les phrases ne prennent pour lui de sens que dans un contexte et lors d’une action donnée (« prends », « tombé », ou « encore » pour demander du lait). Au début l’enfant utilise des mots-phrases comme « ballon » pour dire « je veux le ballon ». A 16 mois, il utilise en moyenne 50 mots et peut produire deux mots à la suite pour exprimer différentes relations de sens (« maman travail »). A partir de là, le vocabulaire s’enrichit brusquement, de 4 à 10 mots par jour. A six ans, il connaît 2 500 mots et devient capable de former des phrases complexes. L’enfant ne s’approprie pas une culture en spectateur passif, ni par le déploiement d’un programme mental intérieur ; c’est par interaction permanente avec ses principaux interlocuteurs, en général les parents, que l’enfant s’initie aux règles du langage. Les éléments du langage s’inscrivent dans le cerveau de l’enfant grâce à cette communication issue de la vie quotidienne. Bernard, quatre ans et un moins, tente de décrire à un adulte ce qu’il voit dans une visionneuse : Bernard dit : « L’a froid » ; l’Adulte. – Qui ? ; B. « Le garçon » ; A. -Pourquoi ?  ; B. « Chais pas » ; A. – Il a un manteau ?  ; B. « Non » ; A. – Il est dans la maison ?  ; B. « Non » ; A. –  Où est-il ? ; B. « Dehors ». Bernard en est encore aux mots-phrases, ce langage implicite qui doit être en situation pour être compris.

Philippe a exactement le même âge. Placé devant la même diapositive, il réagit : « J’vois un garçon qu’a froid en allant à l’école pa’qu’il a pas d’manteau ». Philippe est sauvé, il profitera à fond de son passage à l’école maternelle et aura probablement une scolarité sans histoire. Il en est déjà au stade du langage explicite, une étape où le langage se suffit à lui-même. La syntaxe est acquise, peu importe dès lors si la prononciation reste hésitante, le vocabulaire encore limité et la correction grammaticale incertaine. On peut ainsi tracer une ligne nette de démarcation entre l’enfant issu de catégories socioculturelles favorisée qui baigne ainsi dans le langage et l’enfant d’une famille où l’on parle peu et où on ne lit pas. Le meilleur élève de 11 ans apprend 4 000 mots dans l’année alors que le dernier de la classe n’en acquiert que 1 000. Le cerveau fonctionne selon un mode sélectif : à mesure qu’il se forme et se développe, il abandonne certains circuits inutilisés au profit des connexions répétées par un apprentissage réussi et récompensé. Certains enfants peuvent alors discourir du monde, d’autres se figent dans leur environnement immédiat. Une façon de réduire les différences sociales consiste à encourager les familles à parler le plus possible avec leurs enfants, puis de dépasser le langage courant au travers de lectures ou de récits.

Notre mémoire ne se contente pas de stocker des souvenirs et de les restituer tel quel, elle les construit, puis les transforme dans trois directions : la simplification (l’oubli des détails), l’accentuation (la majoration de ce qu’on veut retenir) et la cohérence. En effet, chacun de nous donne un sens à ses souvenirs, mais nous ne pouvons nous souvenir que de ce que nous avons déjà rencontré.

langue

On a voulu me faire apprendre le français (ma langue dite maternelle), le latin, l’allemand et l’anglais : quatre langues de trop. J’ai le regret de ne pas avoir découvert l’espéranto dans ma jeunesse avec tous les autres enfants du monde.

Le lecteur normal utilise deux voies, orthographique et syllabique. Par la voie orthographique, il reconnaît le mot qu’il a déjà stocké dans sa mémoire et accède tout de suite à son sens et à sa prononciation. S’il le découvre pour la première fois, il utilise la voie syllabique, il déchiffre le mot syllabe par syllabe en fonction de son code phonologique de référence, puis il stocke ce mot dans sa mémoire. Sans mémoire, pas d’apprentissage des connaissances, mais sans connaissances, pas de mémoire. Chez les jeunes enfants, le nombre de souvenirs enregistrés suit une courbe strictement parallèle à l’augmentation du nombre de mots connus, ce qui expliquerait en partie l’absence de réminiscences d’avant trois ans. L’enfant qui dit : « J’ai dévalisé mes affaires » (je les ai sorties de la valise) applique notre tendance à généraliser les schèmes simplificateurs qui facilitent notre apprentissage. C’est seulement à la suite d’un conditionnement qui a duré pendant toute notre enfance que nous nous exprimons en « bon » français, remplaçant vous dites ? par vous disiez, et les journals par les journaux. Le dyslexique n’arrive pas à stocker suffisamment de mots dans sa mémoire, du coup il ne reconnaît pas les mots qu’il lit même s’il les a déjà rencontrés. Il passe donc par la voie syllabique, plus lente. En fait l’enfant est perdu dans une nébuleuse de sons et de signes, égarés dans les règles de grammaire et de phonétique. Le dyslexique est donc victime d’une langue à la fois parlée et écrite dont la complexité a cassé les schèmes simplificateurs de l’apprentissage.

Une énorme partie de nos contenus linguistiques ne vient pas naturellement du dedans, elle est imposée du dehors de façon arbitraire et nous cause beaucoup de difficultés tant dans l’expression du mot, que dans l’orthographe et la prononciation. L’itinéraire à suivre dans le dédale des règles et des usages, avec leurs innombrables exceptions, doit être acquis en tant que réflexe. Il ne suffit pas d’avoir appris, ou même d’avoir en mémoire. Les langues ne sont pas toutes également difficiles : elles sont hiérarchisées en ce qui concerne la rapidité d’apprentissage et la facilité de maniement. L’anglais malgré son succès est pourtant l’une de langues les moins adaptées aux exigences de la communication internationale : idiotismes, grammaire floue, phonétique délicate. Pour représenter les 62 phonèmes (manière de parler) de l’anglais, il n’existe pas moins de 1 120 graphèmes (manière d’écrire). Par exemple le phonème [i :] correspond aux graphèmes bee, fever, sea, police. L’italien est plus difficile grammaticalement, mais cette langue a l’avantage de la clarté, tant phonétique que structurelle. Elle ne possède que 28 phonèmes pour 33 graphèmes, ce qui laisse peu de place aux fautes d’orthographe, mais les 36 phonèmes du français nécessitent encore 190 graphèmes (orthographe et non ortograf).

On constate en conséquence que la dyslexie handicape très peu les Italiens, beaucoup les Français et qu’elle est un véritable fléau pour les Anglais. Une langue comme l’espéranto, qui respecte la tendance universelle à l’assimilation généralisatrice et épouse le mouvement spontané de la pensée, serait une véritable langue-pont…

libéralisme

Je définis le libéralisme économique comme la liberté donnée aux chefs d’entreprise ; il ne faut pas confondre avec le libéralisme politique ou liberté d’expression du citoyen dans une société démocratique. D’ailleurs un libéral en termes économiques est souvent un conservateur au niveau des valeurs socio-politiques.

Le libéralisme économique repose sur trois postulats. Le premier réside dans la primauté de l’individu, tous les phénomènes collectifs peuvent être compris grâce à l’étude des décisions individuelles. Ensuite, il y a la rationalité individuelle : en poursuivant notre propre intérêt, nous voulons accroître le plus possible notre satisfaction personnelle. Enfin, le marché, grâce à la concurrence, est le moyen le plus efficace pour coordonner entre elles les décisions des différents rationalités. En fin de compte chaque individu, en suivant uniquement son intérêt personnel, aboutit alors à l’intérêt collectif. C’est le mécanisme de la main invisible qui n’est citée qu’une seule fois dans le livre d’Adam Smith « Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations » (1776), ouvrage fondateur d’une idéologie qui domine encore deux siècles plus tard : « En dirigeant cette industrie (nationale) de façon que son produit puisse être de la plus grande valeur, l’individu ne vise que son propre gain. Et il est dans ce cas comme en bien d’autres conduit par une main invisible pour avancer une fin qui ne faisait point partie de son intention ». Peu importe l’objectif, les moyens nous y amènent ! En apparence, ce système libéral a entraîné la plus formidable libération des forces productives que la planète ait jamais connue.

Des trois modes de régulation des rapports sociaux, la coercition, la coopération et la concurrence, l’utopie libérale n’a voulu retenir que la troisième. L’histoire du XIXe siècle nous montre en réalité que l’abolition des corporations et l’individualisation des travailleurs n’a été que le moyen légal pour le patronat d’instaurer sa suprématie et de forcer la révolution industrielle. Le modèle libéral qu’on impose aux individus soi-disant libres de rechercher par eux-mêmes leur insertion professionnelle n’est que liberté pour les patrons d’embaucher à leur propre convenance et à leur prix. Aujourd’hui, on constate désormais un excédent durable de main-d’œuvre (le chômage) et la « loi du marché » aboutit non seulement à une segmentation du marché du travail (la précarité), mais à une tension à la baisse sur le niveau de salaire : les embauches des jeunes salariés s’accomplissent souvent à des niveaux de salaires inférieurs à ceux qui prévalaient quelques années auparavant. Enfin, l’établissement du libéralisme dans les pays colonisés a été un cataclysme. Il faut forcer les indigènes à gagner leur vie en vendant leur travail, et pour cela il faut détruire leurs institutions traditionnelles et les empêcher de se reformer. Alors qu’il n’y a ni chômage ni famine dans les sociétés qui vivent à la limite de la subsistance, l’éclatement des structures collectives d’entraide généralise aujourd’hui la misère. Si la croyance libérale est aujourd’hui dominante dans les sociétés contemporaines, elle n’en reste pas moins une croyance car il n’y a pas des réalités économiques, mais seulement des constructions sociales.

Nous savons que la plus grande partie de l’humanité n’a jamais été et ne sera jamais gérée par le libéralisme. La notion d’une économie fluide et dynamique, caractérisée par l’apparition et la disparition de nouveaux produits restera secondaire pour tous ceux qui considèrent que les liens relationnels directs entre les humains sont plus importants que les liens marchands (indirects).

liberté d’expression

Je n’ai jamais écrit de journal intime, je me contente de rassembler des phrases et des pensées de centaines de personnes ; mes références, ce sont d’abord des articles de journalistes, qui eux-mêmes reprennent les contributions de grands spécialistes, des astrophysiciens et des chimistes, des démographes et des géographes, des économistes et des écologistes, des ethnologues et des utopistes, des paléontologues et des archéologues, des politologues et des hommes politiques, des psychologues ou des sociologues… Ce n’est pas l’expression de soi qui importe, mais la compréhension de ce que disent tous les autres.

Le progrès des techniques est au cœur de l’évolution de la liberté d’expression. Prenons l’exemple du papier. Pendant longtemps, ce matériau a collaboré avec le pouvoir. Confectionné feuille par feuille à partir d’une matière première limitée en quantité, les chiffons, il reste un objet de luxe au XVIIIe siècle. Papier pouvoir car papier rare, il fait la loi. Puis sa fabrication en ruban continu au début du XIXe siècle, et le procédé d’extraction de la cellulose du bois à la fin des années 1860, permettent une production de masse. Alors le papier devient la substance de la démocratie et peut exprimer la rébellion : journaux, affichage, bulletins de vote, c’est la naissance du quatrième pouvoir et la possibilité à travers le journalisme de défaire le monopole d’une élite.

Mais quand le papier se répand partout, les consommateurs le jettent et le gaspillent, tandis que le pouvoir devient bureaucratique et nous enserre par la paperasserie. Alors la technique n’est plus un moyen d’accroître nos possibilités, mais se transforme en fin. La science trouve, l’industrie applique, l’humain n’a plus qu’à s’adapter en toute inconscience. Si on demande à un Américain de fermer la lumière en sortant d’une pièce, il va penser que c’est une atteinte à sa liberté. Dans une société traditionnelle, l’image de soi ne peut pas se concevoir, dans une société moderne, l’expression de soi est considérée comme la seule liberté qui compte. Pourtant les individus qui ne se reconnaissent pas libres peuvent être soumis, mais sont difficilement manipulables. Ceux au contraire qui se reconnaissent libres sont tout aussi soumis, mais sont en outre manipulables. La société humaine est façonnée par le progrès des techniques, cela ne veut pas dire forcément qu’il y a progrès de la démocratie.

L’enfant de moins de quatre ans n’est pas encore capable de distinguer ce qu’il sait « lui » de ce que savent les autres ; la « liberté individuelle » se traduit en ancien japonais par la « participation personnelle à l’honnêteté du groupe ». Il y a toujours une contradiction entre l’expression de soi et la solidarité du groupe.

littéraire

J’ai obtenu un baccalauréat littéraire dont il ne me reste rien si ce n’est une certaine connaissance d’un passé dépassé. Pourtant les littéraires se sont accaparés pendant des siècles le monopole de l’instruction des élites et n’ont qu’à contre-cœur accepté l’intrusion des scientifiques dans l’enseignement au début du XXe siècle, puis dans les années 1970 seulement les sciences économiques et sociales, la troisième culture.

Au Moyen Age, la lecture était à vocation essentiellement religieuse. A la Renaissance, les lectures de distraction cultivée (traités d’astronomie, contes, romans courtois) se répandent dans l’élite ; pour le peuple, c’est seulement la révolution de l’imprimerie qui ouvre la porte à une lecture ordinaire, celle des almanachs et des premiers journaux colportés dans les provinces. Puis l’école apparaît, et avec elle la lecture imposée des textes canoniques. La future élite se gorge alors de morceaux choisis de la littérature gréco-latine, le futur peuple se contente d’abécédaires et de catéchismes rudimentaires. Au XXe siècle, les sociétés occidentales ont fait un choix universel avant celui de la télévision : celui d’utiliser la lecture comme le meilleur véhicule de diffusion des valeurs et des idéologies. La Bible et le Coran ont été remplacés par un canon, ou liste d’œuvres et d’auteurs proposée comme norme. Il s’agissait principalement de la culture classique européenne, de Homère à Goethe. Au début du troisième millénaire, la lecture, notamment la lecture des jeunes occidentaux, n’est plus un instrument de formation et un vecteur de cohérence nationale. C’est la fin de la lecture comme fait culturel total, c’est-à-dire la remise en cause du modèle littéraire et humaniste où le livre incarnait la source de toute connaissance, de toutes les expériences et de tous les divertissements. Par exemple, le régime de lecture savante proposé par l’enseignement dans les lycées français échoue à modifier les goûts de la majorité des jeunes : les disparités culturelles sont plus importantes au sortir du lycée que dans les années de collège. Sitôt levée la contrainte scolaire, les anciens élèves retournent à une lecture de divertissement. Seule une minorité issue en général des couches favorisées, va continuer à reproduire ce type de lecture.

La lecture traverse maintenant une crise provoquée par le refus déclaré d’un canon, il n’y a plus de norme universelle. Pour ne pas froisser les minorités ethniques et pousser les lycéens de San Francisco à lire, la commission américaines des livres scolaires a révisé la liste des auteurs du programme officiel : Toni Morrisson remplace Shakespeare, jugé eurocentrique, et le Colombien Gabriel Garcia Marquez remplace Cervantes, jugé trop espagnol. Contre toutes les dérives d’une culture littéraire sans repères, il faut se centrer sur les bases même de l’intégration des connaissances. Dans le mot apprendre, il y a le mot prendre : pour que l’enfant soit preneur de connaissances, encore faut-il qu’il le veuille. L’apprentissage n’est ni une imitation plus ou moins servile, ni une répétition des canons antiques. L’enfant agit, il explore, il enquête, il trouve, et il fait part aux autres de ses découvertes. C’est une démarche de tâtonnement expérimental qui éveille l’enfant et l’idée que l’enfant doit construire lui-même ses savoirs a été largement confirmé par les recherches en psychologie. Certaines pratiques de l’école élémentaire appliquent cette recommandation. Par exemple, chaque élève du primaire propose une fois par semaine son histoire et celle qui sera sélectionnée sera imprimée pour composer le « livre de vie » dans lequel la classe de cours préparatoire apprend à lire. Il s’agit donc d’acquérir une culture commune, pas dans le but d’une auto-célébration de la littérature, mais dans le but que l’enfant devienne le futur citoyen capable de participer à la vie collective. Pour suivre cet objectif, les prescriptions scolaires doivent abandonner la culture lettrée pour privilégier l’aptitude à se situer dans le monde actuel par une culture ouverte et vivante. En prenant des distances trop grandes avec cette forme d’appropriation des livres que constitue la lecture ordinaire, l’enseignement de la littérature dans les lycées français contribue à éloigner du livre normatif des fractions croissantes de la jeunesse d’aujourd’hui.

La lecture commentée d’un journal privilégie l’histoire contemporaine et prosaïque alors que la lecture savante se confond avec une pratique du commentaire où le style compte plus que l’histoire. Aucun pays ne peut décider de ses propres canons littéraires à un moment historique où ce qui importe, c’est de donner à la jeunesse une ouverture intellectuelle sur les problèmes du monde actuel.

loi

J’ai fait connaître dans les années 1970 le statut des objecteurs de conscience alors même que la loi interdisait de promouvoir l’existence de ce statut. Je défendais ainsi le précepte général « Nul n’est censé ignorer la loi », la légalité d’une prescription doit toujours être passé au travers du filtre de la légitimité.

La loi évolue parce qu’il y a une dialectique entre légalité et légitimité. La légitimité entraîne l’adhésion et crée une discipline volontaire et librement consentie, et si elle se retrouve en opposition avec la loi, il y a conflit ou transformation juridique. Par exemple dans les sociétés occidentales, la remise en cause de la suprématie de l’homme sur la femme était une déviance intolérable il y a un siècle ou deux tandis que c’est aujourd’hui son affirmation qui l’est ; l’avortement était un crime immoral sévèrement puni alors qu’on réprime maintenant les derniers intégristes qui contestent la liberté d’avorter ; l’obéissance des enfants, obtenue au besoin par des punitions corporelles, s’efface devant les droits de l’enfant. Inversement, on pénalise des comportements jadis tolérés, voire considérés comme normaux. L’individu qui pouvait librement fumer dans n’importe quel lieu est devenu aujourd’hui un délinquant qui enfreint la loi en fumant dans les espaces publics et il est possible que dans un avenir proche l’état d’ébriété soit très sévèrement sanctionné alors qu’il bénéficiait autrefois d’une certaine indulgence. Les lois gouvernent les mœurs, mais en retour celles-ci alimentent la transformation des lois. La démocratie forme le seul régime politique où la loi doit en permanence justifier son contenu car le légal y est toujours remis en question par le consensus social.

Seule la délibération humaine comme origine de la légalité rationnelle est susceptible de fonder une légitimité universelle. Mais la critique systématique de la légalité n’est pas la marque première d’un esprit démocratique ; l’exigence démocratique consiste au contraire à reconnaître la légalité comme un préalable, même si son existence est toujours ouvert à la contestation au nom de la perfectibilité des lois. Cela ne suppose pas la systématisation de la critique, mais la recherche permanente de la conformité de la loi à l’idée de justice dans une société égalitaire. La légalité apparaît ainsi comme la forme dans laquelle s’exprime la légitimité de ce qui est jugé digne de durer aux yeux des citoyens. La force de la loi, c’est alors sa stabilité. Une loi ne peut pas être bavarde, précaire et banalisée mais au contraire solennelle, brève et permanente. Dans une société juste et tout à fait légitime, la loi serait complètement intériorisée par chacun de nous à cause de sa nécessité profonde. Alors nous serions dans un monde où régnerait la paix absolue : la loi serait comme la rosée du matin, plus de ressentiments dans les âmes ni de récriminations sur les lèvres.

La législation atteint le degré suprême quand elle se montre capable de parvenir jusqu’à la pensée de l’acte ; elle est déjà moins parfaite quand elle s’emploie à réprimer les paroles ; et c’est le plus bas niveau de gouvernement quand seul l’acte est sanctionné.

loisirs

Bien que professeur, je trouve que les enseignants en France ont des vacances beaucoup trop longues, et les élèves aussi. De toute façon, le travailleur français a aussi beaucoup plus de congés payés que les japonais ; les loisirs ne sont pas un dû, mais le résultat d’un fragile équilibre entre les besoins économiques et les prescriptions sociales. En définitive, l’importance des loisirs dépend surtout de ce qu’on en fait.

A l’origine du système de production, il n’y avait pas de distinction absolue entre temps de travail et temps libre, mêlés volontiers dans le cadre quotidien ; même le lieu jouait de la confusion puisque le domicile ne se distinguait pas de l’endroit où s’exerçait l’activité professionnelle. Mais le siècle de la grande transformation industrielle va imposer la dictature de la manufacture, puis de l’horloge, bientôt celle de la montre. Dans ce contexte, le temps de travail a été modelé pour l’emploi et le travail chronométré rend suspect la phase de repos : la revendication des loisirs devient alors la juste compensation d’un travail contraint. En 1936, les 40 heures par semaine se sont accompagnés de la naissance des mouvements populaires pour les loisirs, la culture, l’éducation et le sport. La durée du travail est passée en France de 2 913 heures en 1896 à 1 520 heures en 1994 ; les loisirs occupent aujourd’hui quinze ans de la vie d’un homme. Selon l’article 24 de la Déclaration universelle, «  Toute personne a droit au repos et aux loisirs et notamment à une limitation raisonnable de la durée du travail et à des congés payés périodiques ».

Mais ce droit aux loisirs n’est en fait qu’une compensation futile de l’aliénation par le travail. Ce sont d’autres industries qui accaparent et rentabilisent notre disponibilité toute neuve. Notre temps dit « libre » est aujourd’hui absorbé par d’incessantes et multiples sollicitations payantes. Les vacances deviennent un temps mort, du vide mental et non plus une disponibilité réelle. Le ski pour tous par exemple, c’est la transformation de la montagne en domaine du paraître ; ce n’est pas un progrès supplémentaire. La société dite développée fait consommer toujours davantage du temps et du spectacle alors que l’essentiel est ailleurs. La multiplication de nos envies marchandes multiplie le temps de travail alors qu’une vie plus frugale permettrait d’étendre le temps de loisir non contraint. Les chasseurs-collecteurs nomades des déserts d’Australie et d’Afrique du Sud ne s’emploient que cinq heures par jour en moyenne à satisfaire leurs besoins par un travail rarement soutenu, la majeure partie du temps étant consacré aux occupations du repos. Nous pouvons satisfaire nos besoins en produisant beaucoup ou en désirant peu…

Le départage entre temps de travail et temps de loisirs est rattaché au fonctionnement global de l’économie d’une société. Entre l’aliénation par le travail et le vide existentiel des loisirs, il y a un nécessaire compromis à réaliser. Si le travail marchand pour autrui occupe une place déclinante, le travail domestique pour soi (ou bénévole pour le groupe) peut représenter alors l’essentiel de l’activité de la classe globale. La nature en serait revivifiée !

lutte de classes

Ni Dieu ni Marx, il faut penser autrement et parvenir au temps d’après les idoles.

Le marxisme constituait une doctrine globale et facile à comprendre : l’exploitation des travailleurs permet le profit, le profit est aux mains des capitalistes, il faut faire la révolution. Grâce au syndicalisme, les travailleurs peuvent se regrouper et prendre conscience de la lutte de classe. Cette base militante renforce la construction du parti communiste, et le prolétariat pourra alors accéder au pouvoir, détruire le capitalisme et instaurer l’abondance pour tous. Ce discours ne fonctionne plus, le capitalisme a instauré la production de masse et son corollaire, la consommation de masse. L’esprit du travailleur n’est plus à la révolution puisqu’il se satisfait de remplir son caddie. Les ouvriers deviennent moins nombreux que les employés, il n’y a plus qu’une classe globale, celle qui possède une automobile, et d’autre part les exclus du système productif, à l’intérieur comme à l’extérieur de nos frontières, qui n’ont aucun moyen de réagir. L’aliénation du travailleur est absolue, s’il ne consomme pas assez des branches entières ferment leurs portes à l’emploi et le chômage s’accroît alors que le consommateur-travailleur a absolument besoin de payer les traites de sa maison ou de sa voiture. Le capitalisme libéral a gagné, le travailleur se transforme en consommateur qui vote tous les jours pour le pouvoir des actionnaires. Le XXe siècle s’est achevé en 1989 avec la chute du Mur de Berlin et la fin programmée du communisme. Le discours trotskiste de l’extrême gauche française devient aussi dépourvu d’avenir que la vulgate marxiste, le projet de révolution « classe contre classe » s’est dissous dans la croissance économique.

Un ouvrier pouvait jadis passer aisément de la défense de son salaire à la lutte pour le progrès de l’humanité, mais il n’y a pas d’appartenance de classe avec une nature extériorisée. De plus, tout ce qui est entrepris au nom de l’extension du commerce dissocie la production de la consommation, et la consommation de la production de déchets ou de pollution, d’où un manque de transparence des conséquences de nos actes. Le militantisme écologique est alors très fragile, l’individu participe assez facilement à la défense de son jardin contre l’implantation d’une bretelle d’autoroutes, mais ne ressent pas les dangers sociaux et environnementaux de la voiture qu’il possède. Avec l’écologie, il n’y a pas de classe sociale particulière qui soit en charge de la révolution parce que tout le monde est concerné : malgré ou à cause de ce discours universaliste – la planète, les ressources naturelles, le patrimoine de l’humanité – l’écologie est aujourd’hui l’expression des classes moyennes ou supérieures, le plus souvent urbaines. Quand l’écologie ne peut s’enraciner dans un terreau populaire, seule la sphère politique peut protéger à la fois l’environnement et les travailleurs, pas seulement le pouvoir issu des élections, mais tout ce qui a sens dans la société : il existe en effet une forte complémentarité entre l’action des réseaux de contestation face à l’inertie des instance mondiales, l’action des institutions européennes face à la frilosité des Etats nationaux, le militantisme des associations et l’action individuelle des citoyens-consommateurs face aux aliénations de la société de consommation. La lutte contre l’effet de serre relève de la concertation internationale, la régulation des ressources halieutique se négocie au niveau européen, l’engagement associatif aussi bien local que global permet la démocratie participative, le consommateur juge de l’achat éthiquement et socialement correct : respect du droit du travail, aspects écologiques, transparence des décisions, utilité de la production. Tous les acteurs de la vie sociale, tous les citoyens sont directement concernés par les détériorations du milieu qui nous fait vivre. Il suffit de respecter le principe de subsidiarité (le niveau supérieur de pouvoir n’intervient que si le problème ne peut être réglé localement) et de devenir écologiste à quelque niveau qu’on soit dans l’échelle sociale. Mais seul un fort engagement des politiques en faveur d’une nouvelle éducation à la citoyenneté peut faire basculer l’opinion publique et ses pratiques.

Comme le gouvernement des humains dans une société démocratique ne fait que refléter l’état d’esprit moyen de la population, il faut attendre une grave crise pour que tout le monde réagisse…

lycée

Le lycée ne m’a laissé pratiquement aucun souvenir, si ce n’est de m’inculquer un contenu la plupart du temps inutile et pour le reste inutilisable. Je me souviens seulement du professeur de philosophie avec lequel nous avons analysé (un peu) la guerre des six jours en 1967. Mais comme il avait dit un jour que nous pouvions prendre en note uniquement ce qui nous paraissait utile, j’avais cessé d’écrire et il m’a par la suite engueulé. Depuis ce jour-là, je sais que le philosophe porte aussi en soi la contradiction.

Si l’on se réfère à l’objectif égalitaire que l’école se proposait initialement, partout la prolongation des études est devenue improductive et la pyramide sociale se maintient intacte. Une fois que l’imaginaire collectif a été scolarisé, c’est-à-dire persuadé que l’école possédait le monopole de l’éducation, alors l’analphabète et le manœuvre peuvent être frappés d’impôts qui permettront d’offrir une éducation secondaire et universitaire quasi-gratuite aux enfants des riches. Pourtant la scolarité est inadaptée : nous possédons des techniques d’enseignement et des batteries de tests pour former et évaluer nos enfants, mais l’essentiel de ce qu’ils apprennent pour passer les examens est oublié dans les jours qui suivent. Bien qu’ils restent des années assis à recevoir des cours, leur apprentissage réel ne commence souvent que le lendemain du jour où ils quittent le lycée. Scolariser les adolescents n’est pas un but en soi, les systèmes éducatifs doivent être mesurés à l’aune de leurs résultats. Ce qui est capital, c’est de mesurer les débouchés, l’entrée dans la vie active… or l’allongement de la scolarité n’est plus favorable à l’insertion professionnelle. L’école des pays riches était autrefois une école sans risque qui donnait 100 % de gagnants pour les 10 % de joueurs seulement qui pouvaient participer à cette roulette éducative. La scolarisation massive (collège unique, objectif de 80 % de bacheliers dans une génération…) a bouleversé les pronostics de gain. Quand il y a 100% de joueurs, il n’y a plus que 10 % de gagnants : la société n’a pas changé parce que la scolarisation se généralisait et le système techno-industriel offre pratiquement les mêmes hiérarchies et les mêmes privilèges.

Tout récemment est apparu dans les pays les plus développés la volonté explicite de faire de l’acquisition de connaissances une activité qui dure toute la vie au lieu de se limiter aux années d’enseignement initial à l’école. Le concept anglo-saxon de literacy désigne une aptitude générale à comprendre et à utiliser des informations écrites de toute nature (textes, schémas, documents chiffrés), mais aussi à étendre ses connaissances tout au cours de la vie. La reconnaissance de l’expérience sociale ou professionnelles d’un candidat rompt par exemple avec la tradition selon laquelle tout diplôme sanctionne une formation théorique. Chacun aurait le droit de faire certifier des compétences acquises aussi bien dans le cadre d’une activité professionnelle que dans celui d’une association ou d’un syndicat. Ainsi, on pourrait acquérir un diplôme ou un titre à finalité professionnelle sans passer par les voies traditionnelles de l’école ou de l’université. Il existe déjà un modèle nordique qui s’appuie notamment sur un solide système de formation continue des adultes en offrant des passerelles multiples entre les différents domaine de compétence. D’ailleurs un adulte qui reprend une formation améliore son niveau personnel, mais aussi celui de la société dans son ensemble. Si on va au bout de cette logique, on résout au passage la question du chômage : excepté les personnes malades, tout le monde serait soit au travail, soit en formation rémunérée. Enfin la formation continue n’a plus besoin de structures centralisées à l’heure de la télé-formation et l’enseignement à distance peut remplacer l’enseignement présentiel. Internet est l’équivalent d’une bibliothèque personnelle mais universelle, instantanée et très bon marché, le savoir se présente désormais directement chez vous. L’antique répartition autour d’un foyer, les lycéens dans la classe, les étudiants dans un amphithéâtre, est une structure en voie de disparition. De toute façon, scolarité et éducation ne sont pas des termes équivalents malgré la proportion intensive de l’enseignement en France.

La liaison instantané avec le monde des réseaux à partir de son domicile personnel change la nature de l’apprentissage. Mais il n’y a pas que l’intelligence des contenus, il y a surtout l’intelligence sociale, l’intelligence émotionnelle et l’intelligence pratique qui se forment dès le début de notre existence en dehors de l’enseignement, présentiel ou non.

machine

Je préfère le vélo qui démultiplie ma propre énergie plutôt qu’une voiture qui brûle instantanément un trésor amassé patiemment par la nature.

Au début, il y avait l’imaginaire : « Si les navettes tissaient d’elles-mêmes et si les médiators pinçaient tout seuls la cithare, alors ni les artisans n’auraient besoin d’ouvriers, ni les maîtres d’esclaves » (Aristote). Puis la réalité remplace l’imaginaire : l’utilisation des machines, et notamment de la force hydraulique, connaît un essor important à partir des XVIe et XVIIe siècles. Les nécessités d’une production largement accrue, la disposition de matériaux plus facilement utilisables (métal) entraînent naturellement une mécanisation plus poussée. La machine est alors considérée comme un moyen de libérer l’homme des forces de la nature et comme la clef de l’amélioration des conditions de l’existence humaine. Mais la course à la puissance mécanique demande de plus en plus d’énergie et les découvertes furent nombreuses. Il s’agit de trouver des moteurs mieux adaptés, plus puissants et plus rentables, fournissant une énergie disponible diversifiée et à meilleur marché. Comme chaque convertisseur d’énergie a ses limites, il faut passer à un autre type de ressources quand elles sont atteintes. Vers 1850, la turbine à eau et la machine à vapeur alternative ne suffisaient plus à nos besoins, alors on utilisa le pétrole, le gaz après le charbon. La deuxième révolution industrielle après la machine à vapeur s’est basée sur le moteur et l’électricité et la révolution actuelle généralise le langage numérique, informatique, robotique et télématique. Maintenant la machine peut envahir tous les recoins de la vie moderne.

La machine se miniaturise à l’infime et comble d’aise les grands narcissiques qui éprouvent alors une perte d’intérêt pour toute relation avec un partenaire social. L’animal électronique comme le chien Aibo pousse cette logique à son paroxysme. Un chat ou même un chien peut ne pas coller aux fantasmes de leur maître qui doivent s’adapter à un être réel, mais le robot-chien obéit totalement à son propriétaire, et fait disparaître toute empathie, c’est-à-dire l’aptitude à se mettre à la place de l’autre pour le comprendre. Ce compagnon de silicium représente le développement extrême du monde de l’artifice où on ne ressent plus l’autre réel, le chien qui aboie et qu’il faut sortir le soir, mais seulement l’idée qu’on se fait de l’autre. Il y a là le signe d’une dégradation supplémentaire du lien social. Il n’y a plus d’interaction avec le différent, mais l’habitude de la simple projection de soi-même. De plus, la machine est programmée par l’ingénierie commerciale pour que l’enfant (l’adulte) ne puisse plus s’en passer. Si l’environnement technologique, c’est la robotisation de l’enfant et son dressage, nous ne formons plus une humanité. L’accroissement du pouvoir humain par la technique accroît notre puissance, mais dans le même temps nous empêche toute autolimitation de notre pouvoir. Les adultes ont le choix apparent de prendre leur véhicule ou de marcher à pied, mais il est tellement plus facile et socialement considéré de se déplacer au volant : la voiture et tous les autres accessoires mécanisés d’une vie déshumanisée domine la classe globale.

La machine est une construction artificielle qui a pour fonction de transformer de l’énergie provenant d’une source naturelle (eau, vent, vapeur, électricité, pétrole, atome, soleil). Comme cette machine est intégralement tributaire de la force motrice qui l’anime et que l’approvisionnement en énergie deviendra de plus en plus difficile, nous pouvons prédire la fin programmée de la machine : ce sera la libération des humains, mais au prix de combien de morts ?

majorité civile

De mon temps la majorité n’était pas encore à 18 ans, il me fallait attendre le chiffre fatidique de 21 et je n’y voyais aucun inconvénient. De toute façon la véritable maturité n’est atteinte que dans la mesure où on assume une bonne socialisation de ses propres enfants qui leur permette d’accéder le plus tôt possible à la majorité civile, c’est-à-dire le sens de sa propre responsabilité…

Dans les traditions issues du droit romain, l’autorité paternelle durait toute la vie et supprimait la personnalité de l’enfant. En France jusqu’en 1673, un père pouvait faire incarcérer ses enfants sans justification, il peut le faire ensuite mais en obtenant du roi une lettre de cachet. C’est la révolution française, au nom de la liberté individuelle, qui attaque la puissance paternelle comme tyrannie domestique et institue des tribunaux de famille chargés de statuer sur les emprisonnements comme mesure de correction. Le code Napoléon renforce cependant en 1810 le pouvoir du père dans la famille, maintient la majorité à 21 ans et impose le consentement familial pour le mariage des fils jusqu’à 25 ans ; le père a encore le droit d’exiger du président d’un tribunal civil l’emprisonnement de ses enfants de moins de 16 ans. Depuis 1974, la majorité civile est fixée à 18 ans et tout individu qui n’a pas atteint cet âge est considéré comme étant encore en situation d’incapacité dans le double but de le protéger et de l’encadrer : le mineur non émancipé est soumis à l’autorité parentale, une autorité qui a pour justification de veiller sur la sécurité, la santé et la moralité de l’enfant.

Les divisions entre les âges sont arbitraires et la définition de la frontière entre jeune et adulte est d’abord le résultat d’une conception du partage du pouvoir : il s’agit de produire un ordre auquel chacun doit se tenir. Dans les sociétés occidentales, on constate que le jeune ne respecte plus l’adulte en tant que fonction sociale, il s’imagine en effet posséder en soi les critères de son comportement en général et de ses révoltes en particulier. Les lycéens font confiance à leurs pairs et ne suivent plus leurs pères, leurs idées s’articulent sur celles des copains et non sur le cursus scolaire. La parole des parents, comme celle des enseignants et des professionnels ne représente pour la jeunesse occidentale qu’un ailleurs improbable dont on ne s’occupe qu’à la marge ou parce qu’on y est obligé. Les parents ne partent plus chez les amis avec leurs enfants, de toute façon les enfants n’écoutent plus les adultes à table ; c’est la sonnerie qui rythme la fin des cours, non la relation effective entre professeur et élèves autour d’un contenu. Le jeune occidental n’est plus structuré par une tradition qui force l’unité de la personnalité, son comportement n’est en définitive que la rencontre entre un « soi » pluriel écartelé entre beaucoup trop de modèles d’identifications et des évènements improbables auxquels il réagit parfois. Les relations adultes-jeunes s’effondrent face à la multiplication des modèles de socialisation qu’incorpore un enfant grâce à la télé-nounou et par l’intermédiaire des relations juvéniles qui commencent en France de plus en plus tôt, crèches et écoles maternelles. Alors le jeune a l’impression d’exister de façon autonome bien avant 18 ans.

Adultes et jeunes, nous ne devons pas être deux mondes séparés, nous sommes interactifs dans un monde où il est dangereux de laisser croire que c’est la jeunesse qui montre la voie.

majorité civique

J’ai déchiré en deux ma première carte d’électeur pour l’afficher publiquement toute une année sur un panneau de l’université. Je suis conscient que je n’ai rien changé en agissant ainsi, mais il faut constater que les élections n’ont jamais présenté d’enjeu véritable avant la présidentielle de 1974 (mon premier vote à 27 ans), celle où on a pour la première fois parlé d’écologie…

L’enfant passe par plusieurs stades dans sa socialisation politique. D’abord une sensibilisation diffuse à la politique qui ne porte pas encore de visage. Puis une personnalisation qui permet à l’enfant une identification à un modèle d’autorité conforme au discours parental ambiant, rejet ou idéalisation, sensibilité de droite ou de gauche… Enfin, l’enfant va accéder vers l’âge de 15-16 ans à l’institutionnalisation du politique au moment même où il acquiert des capacités d’abstraction : l’adolescent commence à comprendre le fonctionnement du système politique, il passe d’une vision personnalisée à une conception impersonnelle du pouvoir. Le parcours de la citoyenneté commence en France à 16 ans avec l’obligation de se faire recenser en mairie, prélude à l’inscription à 18 ans sur les listes électorales. Ensuite, les jeunes femmes comme les jeunes hommes se retrouvent pendant une journée d’appel de préparation à la défense dont le programme a été conçu pour un auditoire mixte. Subsidiairement, les jeunes passent des tests d’évaluation de leur connaissance de la langue pour mesure le niveau d’illettrisme de la nation. On a rajouté en 1999 dans les lycées une éducation civique, juridique et sociale puisque l’apprentissage de la citoyenneté suppose que les citoyens connaissent les règles collectives qui organisent leur vie en société et les institutions chargées de les mettre en œuvre. La démarche repose sur des débats argumentés, à partir de matériaux fournis en particulier par l’actualité, ce qui entraîne normalement la prise de parole ordonnée et contradictoire dans le respect de l’autre et la construction d’un monde meilleur. Cet enseignement découle aussi de la mobilisation de l’élève dans des activités aussi diverses que la constitution d’un dossier de presse, la recherche de textes de lois, la consultation de résultats d’enquête, la réalisation d’entretiens et la présentation de petits mémoires…

Mais à l’âge adulte, le problème de la majorité civique reste entier. Les premières études empiriques par sondage du comportement électoral – vers 1940 aux Etats-Unis – ont déjà dévoilé le peu de compétence politique du grand public. Elles ont même montré que le degré d’information de la plupart des électeurs était au-dessous de ce que l’on avait supposé jusque-là. La situation n’a guère évoluée jusqu’à nos jours dans les pays les plus développés. Ce peu de connaissances du public sur la chose publique peut conduire à se demander comment accepter que des décisions importantes soient prises par un corps électoral si peu compétent. Tous les citoyens ont-ils la compétence nécessaire pour participer au jeu électoral ? On a par exemple expliqué une partie de l’abstention par un « cens » caché : la participation politique serait l’apanage des dominants tandis que les dominés seraient privés des moyens et des ressources intellectuelles pour prendre part au champ politique. On peut d’ailleurs noter que la participation est d’autant plus forte que l’intégration sociale de la personne est plus élevée. Plus grave, l’individualisme qui progresse dans les pays développés devient un sentiment paisible et irresponsable qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart dans sa maison, devant sa télévision, de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son propre usage, il abandonne volontiers le reste de la société à elle-même. Il est donc de plus en plus difficile de conserver la part du citoyen en chaque individu qui somnole.

Dans une société où il y aurait une majorité civique pleine et entière, les élections pourraient se faire par tirage au sort ; le sujet qui légifère et celui qui obéit ne peuvent fusionner que si chaque citoyen peut être indifféremment l’un ou l’autre…

majorité sexuelle

En désespoir de cause, j’ai fait l’amour pour la première fois avec une prostituée très gentille bien après ma puberté et même ma majorité civique (21 ans à l’époque) … L’exercice de la sexualité est un art difficile que les parents de cette époque rendaient encore plus difficile. Sans rituel d’initiation, l’adolescent se retrouve soumis au hasard des rencontres.

Jusqu’au début du XIXe siècle, il n’existait pas de majorité sexuelle et un acte sexuel commis par un adulte sur un enfant supposé consentant n’était pas punissable. Face à la nécessité de protéger l’enfant, une loi de 1832 a fixé la majorité sexuelle à 11 ans, élevée à 13 ans en 1863 puis portée à 15 ans en 1945 pour faire coïncider les dispositions pénales avec le code civil qui autorisait le mariage des filles à partir de cet âge. Aujourd’hui encore, les jeunes français peuvent librement disposer de leur corps à partir de 15 ans bien que le code pénal punisse toujours l’atteinte sexuelle sans violence sur mineur de 15 à 18 ans par une personne ayant autorité. Dans d’autres pays comme le Nigeria, un tribunal islamique attend qu’une jeune fille de 16 ans, coupable d’avoir eu des relations sexuelles avant le mariage, soit remise de son choc pour subir la même peine que son jeune fiancé, fouetté cent fois devant ses yeux. Début de l’an 2000 à Amman : une jeune vierge, surprise en train de parler à un homme au téléphone, a été étranglé « pour l’honneur » par son frère avec le cordon du téléphone. L’âge de la majorité sexuelle est relative.

Les désirs enfantins sont une réalité, jouir sans entrave une libération. Dans les années 1960 du monde occidental, il s’agissait pour les théoriciens de la liberté sexuelle de combattre tout ce qui représentait une forme d’autorité pour mettre fin à l’emprisonnement des corps et des esprits. C’est pourquoi on vit se développer en même temps les mouvements de libération de la femme, les mouvements homosexuels et les réflexions sur les multiples formes de la sexualité enfantine. Pour le mineur pré-pubère il s’agit dans la pratique, en l’absence d’injonction sociale, de découvertes sexuelles librement consenties ; son identité sexuelle est en effet déterminée par la curiosité, le défi des règles et le plaisir de son corps. Il est alors difficile de poser un interdit sexuel en opposant les jeux sexuels entre mineurs autorisés et des agressions présupposées émanant d’un adulte sur un mineur. Mais une prise de conscience des effets pervers de cette liberté s’est faite quand on a écouté les adultes, anciennes victimes d’agresseurs sexuels, tous ceux qui n’ont jamais cicatrisé ce genre de plaies. Le passage à l’acte sexuel entre adulte et enfant a parfois des effets désastreux, moins par eux-mêmes d’ailleurs que par la réaction de l’entourage, qu’elle soit de condamnation ou d’indifférence. La libre sexualité ne peut donc faire abstraction des rapports de pouvoir entre enfant et adulte, femme et homme. La séparation sexuelle entre enfant et adultes n’est pas un symbole de la répression des désirs, mais une protection contre l’abus d’autorité, ce qui correspond d’ailleurs au déterminant originel du mouvement libertaire qui a déverrouillé la famille et la parole. Le domaine de l’abus pourrait correspondre à une différence d’âge de 5 ans et plus entre les enfants, à plus forte raison s’il s’agit des initiatives d’un adulte sur un mineur.

Une sexualité biologiquement libre présuppose une décision sans contrainte, sachant qu’une société ne peut régenter complètement tout ce qui admet des exceptions. Quel que soit son âge, personne n’en est jamais au même stade quant à la définition de sa maturité sexuelle.

marché

Quand je fais mon marché en France, jamais le prix auquel j’achète n’est déterminé par une libre négociation. Par contre en Tunisie, il fallait discuter le prix pendant une heure au moins sans jamais savoir si on avait abouti ainsi au juste prix !

Le marché désigne une multiplicités de réalités, du lieu où on va acheter ses primeurs au marché de Chicago qui fixe le prix international des céréales. Mais tous ces marchés ont un dénominateur commun, ils contribuent à libérer les individus de la contrainte de produire par eux-mêmes tous les biens et services dont ils ont besoin. La division du travail social a été à la fois un facteur d’enrichissement et l’instigateur du marché. Les transactions au moyen de monnaie dispensent de plus l’acheteur et le vendeur de tous les rites qui caractérisent la relation non-marchande. L’idée de marché est un modèle alternatif : aux figures traditionnelles et hiérarchiques de l’autorité il substitue une décision économique largement dissociée de toute forme d’autorité et réalise des ajustements automatiques sans que la volonté des individus en général ne joue aucun rôle. D’un point de vue plus théorique, le marché repose sur la loi de l’offre et de la demande. S’il existe un déséquilibre entre l’offre et la demande, le prix va varier jusqu’à obtenir un équilibre automatique entre cette offre et cette demande. Par exemple, s’il y a du chômage (offre de travail supérieure à la demande de travail), le prix du travail (le salaire) va baisser jusqu’à un point tel qu’il sera avantageux pour les entreprises d’embaucher et donc de réduire ce chômage. Si le prix du travailleur baisse suffisamment, on en arrive sans aucun doute au plein emploi. D’un point de vue dynamique, les mérites du marché sont aussi indéniables : la libération de l’initiative individuelle sur laquelle il repose dégage un gigantesque potentiel de créativité. La déconcentration du pouvoir de décision en de multiples centres autonomes lui a permis de constamment s’adapter, remodeler ses structures et modifier son mode de régulation.

Mais le marché n’est que le lieu abstrait des théoriciens libéraux, l’économie réelle n’est pas cet univers aseptisé et en apesanteur sociale décrit dans les manuels du libéralisme. La réalité est institutionnelle, il faut énormément d’organismes différents et complémentaires pour faire « marcher » les complexes sociétés occidentales. Par exemple, le dynamisme individuel qui s’épanouit dans l’économie de marché n’est jamais un comportement universel, mais une attitude rattachée à ce qu’autorise l’état donné des institutions dans lesquelles nous vivons. Le marché est un lieu abstrait où se joue en ombre chinoise l’interaction de choix individuels motivés par des raisons souvent contradictoires. L’utilisation des mathématiques en sciences sociales a permis de constater cette complexité sans qu’il soit possible d’aller au delà : malgré sa tentative d’autonomie, l’économie reste toujours encastrée dans le social. Si le marché est plus efficient que l’Etat dans la production de biens marchands, c’est parce que la concurrence privilégie la rentabilité, mais cela se fait aux dépens d’autres valeurs comme la justice, la santé, la préservation de l’environnement…

Le marché ne s’est pas imposé facilement car il ne correspond pas à l’état normal d’une société stable. Quant la croissance économique atteindra ses limites (bientôt), la tourmente qui en résultera remplacera le marché par la guerre ou par une nouvelle solidarité. Dans une société équilibrée, l’intérêt économique de l’individu l’emporte rarement sur la tradition collective.

médecin

Je suis enseignant-fonctionnaire au service de l’éducation de la population, je ne vois pas pourquoi un médecin au service de la santé des mêmes personnes ne serait pas aussi un fonctionnaire nommé là où le besoin se fait sentir.

Ce n’est pas un hasard si le système américain est le plus gaspilleur et le plus inégal du monde développé, le rôle du généraliste y est devenu totalement secondaire. En France, la répartition des spécialistes de la médecine entre les différentes disciplines ne répond à aucune évaluation des besoins de la population et la désaffection pour certaines spécialités comme la chirurgie risque même d’avoir des conséquences négatives. Ici comme là, l’individu se dirige vers l’endroit où il va pouvoir gagner le plus et ce n’est pas nécessairement là où on a le plus besoin de lui. On peut alors s’interroger sur le bien fondé de la liberté de choix des praticiens libéraux dans un pays : quand l’offre sanitaire est mal répartie, elle crée de graves inégalités dans l’accès aux soins. On peut aussi s’interroger sur la liberté des honoraires de médecin, ou sur la liberté de choix du médecin par le malade, des pratiques qui mettent en place des filières de soins spécialisés et empêchent de remettre le généraliste au centre du système. Au Royaume-Uni par contre, le système médical est étatisé et le National Health Service se présente comme un service public unifié et contraignant, comparable à l’éducation en France. Il y a une carte géographique de la santé similaire à la carte scolaire qui impose aux familles le collège du lieu de résidence ; les citoyens britanniques relèvent d’un médecin généraliste et d’un hôpital, il est presque impossible d’en changer. Dans ce contexte, il n’y a pas liberté d’installation dans le pays, il en est pour les médecins comme pour les enseignants, soumis aux mutations selon les besoins collectifs. Mais comme une médecine privée est aujourd’hui en plein essor, la société britannique devient elle aussi duale.

La santé doit pourtant être appréhendée comme un capital commun, une fonction collective au même titre que l’éducation ou la justice. Ce qui compte, ce sont les besoin sanitaires de la population et non la liberté de l’individu. Quand un pays libéral comme la France a un nombre de médecins trop important pour ses besoins, elle met déjà en place des quotas pour l’entrée en faculté. Le modèle allemand est libéral, mais l’auto-administration collective y est la règle : une sorte de cogestion prévoit que les caisses d’assurance maladie sanctionnent les médecins qui dépassent le montant de leur enveloppe globale fixée chaque année. Il y a déjà en France un système de sanction des praticiens ne respectant pas les références médicales opposables. Les RMO sont des normes de bonne pratique obligeant les médecins à ne prescrire que ce qui est médicalement utile. De la même façon, on peut mettre en place une liste de références chirurgicalement opposables. Tout gouvernement est amené à prendre ses responsabilités : quand les difficultés de financement ne peuvent permettre de soigner tout le monde, il faut définir des critères de rationnement. Ainsi un fumeur passe après un non-fumeur pour un pontage. Les autorités sanitaires de Cambridge ont même refusé de financer les soins à donner à une petite leucémique. Ils les jugeaient inutiles en raison de chances de survie selon toutes probabilités nulles. L’objectif de maîtrise médicalisée ne peut être atteint avec le libéralisme, mais la socialisation ne peut résoudre toutes les contraintes économiques.

La meilleur médecine, c’est celle qui est fournie par les médecins au pieds nus, une médecine exercée par des non spécialistes qui vivent à proximité et soignent localement les misères ordinaires de l’existence. Il n’est pas certain que les ressources limitées de la planète permettent beaucoup plus…

médicaments

Dans les salles de bain de la classe globale, les armoires deviennent de véritables pharmacopées de produits trop utilisés ou périmés. J’ai même honte de mon propre stock !

Il fut un temps pas si lointain où la quasi-totalité des prescriptions médicamenteuses correspondait à des préparations effectuées par le pharmacien dans son officine. A cette époque, les noms chimiques des substances entrant dans la composition des ordonnances constituaient un langage commun pour les médecins, les pharmaciens et les malades. Désormais la pharmacopée se résume aux spécialités de laboratoires, c’est-à-dire à des médicaments préparés de manière industrielle et commercialisés sous le nom de marques que les fabricants font tout pour imposer. Il y a dans les pays développés près de 7 000 marques qui se font concurrence alors que la Dénomination Commune internationale (DCI), l’espéranto du médicament, ne compte que 1700 substances thérapeutiques. Une commission de la transparence en France a évalué 1100 médicaments ordinaires : un quart n’avait pas fait la preuve de son efficacité. Les substances placebo et les médications homéopathiques sont pour partie prises en charge par la collectivité alors que ces produits ne sont pas passés devant la commission d’autorisation de mise sur le marché. De plus les médicaments ne servent pas seulement à atténuer les symptômes de telle ou telle maladie, ils sont sommés d’améliorer le bien-être des gens qui ne sont pas malades : médicaments pour maigrir, antidépresseurs, médicaments contre les aigreurs d’estomac. Les médicaments de confort comme le viagra connaissent un véritable boom, nous allons vers une médicalisation pharmacologique de l’existence : il s’agit d’une culture de la drogue.

Dans le même temps, les pays pauvres sont ignorés des laboratoires pharmaceutiques. L’OMS révèle que sur 1233 médicaments de synthèse mis sur le marché en vingt ans, onze seulement sont destinés à lutter contre les maladies tropicales, dont plus de la moitié élaborée à l’origine pour un usage vétérinaire. Le paludisme fait pourtant 3 millions de morts par an rien qu’en Afrique. Au cours des 20 dernières années, la part des pays pauvres (75 % de la population mondiale) dans la consommation médicale de médicaments a chuté, passant de 25 % à 20 %. Les exigences de rentabilité de l’industrie pharmaceutique laissent peu d’espoir à ceux qui n’ont pas les moyens de se procurer des traitements coûteux alors que la santé n’est pas la chasse gardée des laboratoires pharmaceutiques : un médicament appartient au patrimoine de l’humanité. Prenons un exemple particulier : il y a deux SIDA, celui des pays riches et celui des pays pauvres. Dans les pays riches, c’est la tri-thérapie et autres prises en charge sociales, dans les pays pauvres, c’est la mise à l’écart et la mort rapide. Quand on demande aux malades en Ouganda s’ils préfèrent recevoir de l’argent pour une tri-thérapie ou pour payer l’école à leurs enfants, tous préfèrent l’école.

Un système médical mondial et équitable traite tous les cas d’une maladie particulière sans exception quand c’est financièrement possible, sinon aucune personne n’est soignée, riche (exemple des maladies orphelines) ou pauvre. Le monde est notre maison, nous devons tous ensemble en partager les possibilités et les restrictions, l’objectif n’est pas de préserver la vie humaine à tout prix, mais de traiter la santé comme un patrimoine collectif.

mémoire

Je n’ai aucun souvenir de mes première années d’existence, et pour toute la suite juste quelques flash. La vie est bien plus intéressante pour moi dans la perspective de l’avenir plutôt que dans les réminiscences du passé.

Le bébé interprète le monde qui l’entoure sur la base de ses sens et de ses actions jusqu’à l’âge de 2 ans environ, mais il est très dépendant de l’instant présent et des objets concrets. Par exemple, il est capable d’imiter le geste que son père est en train de faire, mais il n’est pas capable de l’imiter de façon différé. A partir de 2 ans, l’enfant commence à être capable de se représenter un objet qui est absent, le travail de mémoire commence. Les recherches sur la mémoire font apparaître que les souvenirs sont inexistants avant deux ans, rares avant trois ans, c’est ce qu’on appelle l’amnésie infantile. L’incapacité des adultes à se souvenir des expériences de leur petite enfance ne résulte donc pas d’une insuffisance de la mémoire et les premiers souvenirs sont modifiés et actualisés par l’expérience, ce qui rend improbable de retrouver la réalité première. Certains se demandent si inviter les patients de la psychothérapie à explorer, pendant des années, leurs souvenirs réels ou construits de violences sexuelles est le meilleur service à leur rendre : les faux souvenirs existent, on sait même les fabriquer.

La mémoire n’est pas simplement une attitude cérébrale, c’est surtout une reconstruction sociale. Pour la classe globale, les souvenirs se gardent de plus en plus dans des albums de photos de famille, dans les bibliothèques, dans nos musées, donc en dehors de notre maîtrise cérébrale. Elle vit le plus souvent au jour le jour, sans autre perspective que de consommer quelques heures de plus, ou quelques années de mieux. Elle devient simple spectateur du monde qui lui apparaît à tout moment dans la petite lucarne de son poste de télévision. Elle en oublie de penser. Les humains gardent trop souvent l’histoire de leur passé pour vivre d’abord au présent et oublier de penser à demain. Par contre, trop de mémoire de notre passé sclérose l’évolution présente, toute action suppose une part d’oubli. L’historien ne joue pas son rôle s’il se contente de décrire, toute analyse chronologique débouche sur un avenir néfaste ou souhaitable, ce qui nécessite un commentaire. De notre mémoire résulte nécessairement un guide pour notre action, sinon nous restons avec le regard figé de celui qui a une lanterne dans le dos dont la lumière n’éclaire que le passé.

La mémoire des émotions rend chimériques les tentatives de recommencer une histoire, il faut créer de nouvelles émotions qui dépassent le culte des idoles du foot ou de la télé.

mère

Né dans l’immédiat après-guerre en 1947, j’ai toujours connu maman à la maison ; à cette époque, une femme se devait de ne pas travailler professionnellement pour se consacrer à ses enfants. Mais papa tirait l’aiguille dans le même appartement et de mon lit juste à côté de l’atelier j’entendais sa machine à coudre jusque tard dans la nuit. J’ai donc toujours été élevé à égalité par mes deux parents et j’ai vécu cela comme un idéal…

Une mère socialise son enfant de manière déterminée par son milieu d’appartenance. Pour une mère japonaise, l’empathie consiste à devancer les demandes de son bébé, à maintenir le contact corps à corps avec lui et non à engager le dialogue ; le bébé japonais apprend ainsi à se méfier de l’inconnu et à réfréner l’expression de ses émotions comme de ses sentiments pour se mettre en harmonie avec le groupe. Aux Etats Unis, le bébé est obligé de s’exprimer davantage pour attirer l’attention de sa mère et va alors plus facilement vers une personne ou un objet inconnu. Ainsi un même comportement chez un bébé – se détourner d’un inconnu – prouvera la sécurité de l’attachement du bébé à sa mère pour un psychologue japonais, et l’insécurité de cet attachement pour un psychologue américain. Mais le rôle de la mère auprès de l’enfant aurait pu aussi bien être joué par un homme.

La maternité ne suffit pas à combler une femme, il y a quantité de mères qui sont malheureuses, aigries, insatisfaites. Toutes les femmes ne sont pas prédestinées à être mères et il y a de mauvaises mères auprès desquelles l’enfant ne pourra trouver le bonheur. On peut être à la fois comme un père et comme une mère pour ses propres enfants. Où est la différence entre l’homme et la femme en matière d’éducation et d’affection ? On a présenté deux mères de substitution à des bébés singes séparés de leur mère dès la naissance. L’une est en fil métallique et porte un biberon de lait, l’autre est recouverte de chiffons doux et pelucheux, mais ne porte pas de biberon. Les bébés singes se réfugient systématiquement contre la « mère »  douce au toucher et ne vont vers l’autre que pour s’alimenter. Cela dénote un besoin de contact physique précoce, mais sans attachement à une personne particulière. D’autre part, la séparation d’avec la mère est rapidement et complètement annulé si les bébés singes sont placés avec des pairs, c’est-à-dire d’autres singes du même âge. Les femmes (et les hommes) qui travaillent professionnellement ne doivent pas se culpabiliser en laissant l’enfant à d’autres, l’essentiel est que l’enfant puisse réagir dans un environnement stimulant.

Tout est relatif, une mère (un père) n’est donc pas indispensable puisque seule la socialisation est nécessaire. Comme autrefois dans certains kibboutz, une éducation collective pourrait remplacer l’éducation familiale, mais on construirait ainsi une société collectiviste qui ne serait sans doute plus à l’échelle humaine : ce sont les rapports de proximité les plus importants puisque c’est parfois la nounou qui remplace la mère au yeux de l’enfant pour l’éternité.

migration

Je n’aime pas me déplacer plus loin que me portent mes pas, mais par les écrits et les images qui arrivent directement à mon domicile, le monde des télécommunications me permet d’être un voyageur immobile.

Depuis le départ de notre berceau africain, la migration a été une caractéristique de la race humaine, mais jusqu’au XVIIIe siècle seule une minorité de personnes se déplaçait : les soldats, les marchands, les aventuriers et les brigands. La masse de la population était peu mobile et le vagabondage proscrit ; on naissait, vivait et mourait dans le même village. Au XIXe siècle, la constitution progressive d’États puissants et les exigences de la révolution industrielle tendent à élargir le marché du travail au niveau national. A la même époque, des centaines de milliers d’émigrants quittent l’Europe, sinon il en serait résulté une telle pression sur le marché du travail et une si grande misère que les classes dominantes n’auraient pu contenir les masses affamées et mécontentes. Selon l’article 13 de la déclaration universelle des droits, «  Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ». Dans un monde où circulent librement capitaux et idées, biens et services, la circulation des humains se doit d’être libre. Mais l’évolution de l’humanité est double, elle est faite de déplacement des peuples, des groupes et des individus qui ne cessent de se métisser, elle est aussi succession de conflits et d’entraves à la libre-circulation des personnes. L’émigration est largement considérée comme un droit universel de l’humanité, tandis que l’immigration est considérée comme un sujet de souveraineté nationale.

Maintenant notre planète toute entière est occupée et des quotas limitent de façon de plus en plus importantes nos possibilités d’expatriation. Inquiets de la concurrence faite à la main-d’œuvre nationale et des difficultés d’assimilation de certains groupes d’immigrants, les États-Unis donnèrent déjà l’exemple en promulguant dans les années 1920 des lois à la fois restrictives et sélectives alors qu’ils avaient été eux-mêmes des envahisseurs pour les autochtones. D’un côté le système mondial actuel favorise une libération des échanges, des services, des images et des informations ; de l’autre le protectionnisme se renforce sur le plan migratoire. La partie la plus nombreuse de l’humanité est fortement invitée à rester où elle se trouve, elle est en quelque sorte assignée à résidence. Ce protectionnisme touche désormais les pays du Sud eux mêmes : la Côte d’Ivoire a instauré une carte de séjour pour lutter contre l’afflux d’étrangers, le Nigeria a expulsé une année 700 000 travailleurs illégaux. De toute façon, l’immigration reste en soi quelque chose de malsain, et d’abord pour les émigrés. Il faut se couper de ses racines, se couper d’un univers de solidarité proche. L’émigration implique une rupture, une discontinuité de société, c’est pourquoi les Inuits n’émigrent pas : leur terre, recouverte de son manteau neigeux huit mois sur douze, leur paraît trop précieuse.

En définitive, l’évolution vers une plus grande homogénéité culturelle est bien plus importante pour notre avenir que le droit toujours relatif de se déplacer selon son désir individuel. Ce sont les facilités de communication à distance qui apprennent dorénavant à des cultures différentes à se découvrir mutuellement, et donc à cohabiter sans déplacement géographique. Encore faut-il que la classe globale arrête de présenter son modèle de gaspillage comme généralisable.

militantisme

J’ai milité en tant qu’objecteur de conscience à une époque où il était plus chic de se dire trotskiste ou maoïste. Pour moi, seule la non-violence active pour l’homogénéisation des classes sociales est justifiée dans une société véritablement démocratique.

Beaucoup d’obstacles se dressent sur le chemin de l’engagement volontaires, par exemple certains pays ne reconnaissent pas la liberté d’association et pour de nombreux régimes, les militants des droits politiques figurent parmi les principales cibles à abattre ou à faire taire. Plusieurs dizaines d’Etats encouragent et organisent une répression multiforme à l’encontre des avocats engagés, des magistrats soucieux de leur indépendance, des militants syndicalistes, enseignants, journalistes, personnels humanitaires. De l’exécution sommaire aux menaces proférées à l’encontre de leurs enfants, la gamme des techniques d’intimidation semble infinie. L’Assemblée générale des Nations Unies a adopté une déclaration reconnaissant la légitimité de l’action des militants des droits individuels, mais 26 Etats s’en sont ouvertement désolidarisés en réaffirmant la suprématie de la loi nationale sur tout principe international. Dans les Etats les plus totalitaires, il n’y a plus aucune possibilité d’action étant donné l’ampleur de la répression : Afghanistan, Bahreïn, Chine, Corée du nord, Irak, Iran, Libye, Oman, Arabie saoudite, Soudan. Dans d’autres pays, des militants parviennent à agir mais la répression est systématique ; en Amérique latine l’engagement en faveur des libertés fondamentales est souvent synonyme de mort. Plusieurs pays assimilent même toute action pacifique dissidente à du terrorisme.

L’acte de civisme est indispensable quand il s’agit de conquérir ses droits, il devient superflu dans les pays où règne l’Etat de droit. Mais pour l’Occident démocratique, la multiplication des moyens de communication ne cesse de favoriser l’indifférence aux malheurs les plus lointains comme les plus proches de nous car le monde réel devient spectacle virtuel. Notre époque n’est pas caractérisée par trop d’images, mais par l’inflation du visible. Les gens contemplent la réalité de leur balcon, le journal télévisé nous immerge dans l’événement comme si nous y étions et nous installe en même temps dans une situation d’éternel spectateur. Ce visible omniprésent prend le regard en otage et suspend l’exercice de la pensée, donc du militantisme.

La citoyenneté dans les pays développés, c’est oublier son confort pour soutenir les droits civiques persécutés à l’étranger ou pour militer dans la protection de la nature, c’est-à-dire défendre ce qui ne peut se défendre par ses propres moyens.

minimum social

Je ne pratique pas la charité privée puisque mon pays a mis en place des secours qui permettent à tout le monde de survivre, mais la véritable solidarité serait que dans mes dépenses je ne m’éloigne pas trop de ce niveau nécessaire à la survie.

La Convention nationale proclame en 1793 : « Tout homme a droit à sa subsistance par le travail s’il est valide, par des secours gratuits s’il est hors d’état de travailler ». En 1840, la France compte 250 000 mendiants, 1,8 millions d’indigents et 3 millions d’individus inscrits aux bureaux de bienfaisance ; au total 1/6 de la population a besoin d’être secouru. Mais l’Etat-providence ne se met véritablement en place qu’après 1946. Le préambule de la Constitution française établit le principe que « Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité les moyens convenables d’existence. » C’est la période de croissance triomphante des Trente Glorieuses qui va permettre de concrétiser ces vœux, les minimas sociaux vont protéger des couches de plus en plus larges de la population. On a donc institué en France le minimum vieillesse, l’allocation adulte handicapé, le revenu minimum d’insertion, l’allocation spécifique de solidarité. Dès lors que personne n’est privé des conditions élémentaires de la vie humaine, il est alors justifié que certains puissent s’enrichir.

Mais la trop grande richesse entraîne une indifférence au sort des autres et brise la relation de convivialité qui soude les personnes de milieu similaire. Elle dilapide cette richesse dans des activités de luxe qui n’amène absolument rien à l’évolution sociale si ce n’est à transformer les citoyens en spectateur passif et aliéné d’un mode de vie qui les dépasse. La classe globale se retrouve dans une société qui se structure de la même façon qu’au temps du respect divinisé de l’aristocratie par une plèbe engourdie. Lorsqu’on vit, on habite, on se nourrit, on se déplace, on se distrait de manière totalement différente, alors on ne peut plus rien avoir en commun et la classe globale rétablit les relations d’indifférence du maître envers l’esclave. Puisque l’idée d’égalité se perd dans des revenus monstrueux versés à certaines personnes qui n’ont eu que le mérite d’être placé au bon endroit au bon moment, il s’agit de penser collectivement en termes de maxima social et non plus simplement en fonction des minimas d’existence.

Quand on prend conscience que les ressources de la planète sont limitées, le statut économique des puissants doit être délimité sauf à pérenniser la séparation entre ceux qui ont beaucoup plus que le minimum social et ceux qui restent toujours en dessous.

minimum vital

La classe globale ne devrait jamais penser en termes de maximum ou de minimum, mais en termes d’optimum. La recherche désespérée ce qui rend la vie meilleure devrait être notre souci constant …

Il peut y avoir une définition a minima. Tous les moyens de subsistance d’un ascète indien peuvent provenir uniquement de l’univers mortuaire. S’il porte une tunique, c’est celle d’un défunt. Son unique bien, signe distinctif des vrais aghoris, c’est un crâne humain ; soigneusement nettoyé et taillé jusqu’au niveau des orbites oculaires, ce récipient osseux lui sert aussi bien à mendier qu’à se nourrir. Sa nourriture, à part les déchets récupérés ici ou là, provient des aumônes qu’apportent les familles du disparu. Dans la France d’autrefois, Vauban décrit dès 1707 dans son ouvrage « la Dîme Royale » ce qui lui paraît le minimum vital pour une famille ouvrière de son temps, le seuil au-dessous duquel la survie n’est plus possible. La ration par personne de méteil, mélange de blé et d’autres céréales, correspond à quelques 1500 calories. La part du coût de ce méteil dans le budget total était de 67 %. Aujourd’hui en Inde, un habitant dans la plaine du Gange consacre encore 90 % des revenus du ménage à l’alimentation de la famille. Mais dans les pays développés, la part de l’alimentation s’établit à moins de 20 %, et la place du pain dans le budget est tombée en dessous de 3 % pour les ménages ouvriers. Dans les pays riches la consommation ne peut plus être sociologiquement définie par l’objet que nous consommons, mais comme un signe de position sociale. C’est pourquoi les société modernes fixent un seuil de pauvreté monétaire de façon relative : le pauvre sera défini comme celui qui gagne une somme inférieure à 50 % du salaire médian. Avec cette définition, le pauvre d’un pays riche peut être bien plus riche que le riche d’un pays pauvre. Il existe enfin une pauvreté subjective qui repose sur la perception qu’ont les ménages de l’écart entre leurs revenus et le minimum nécessaire ; avec cette définition, on rentre dans le domaine de la métaphysique. Le minimum vital devient alors indéfinissable, même le chewing-gum est indispensable pour le jeune occidental. La notion de minimum est relative.

Toujours au dessus du minimum vital sans jamais dépasser le nécessaire du bonheur : aucun responsable d’un pays développé, quel que soit le niveau de richesse atteint, n’a annoncé de projet de stabilisation de la demande de son pays adressée aux ressources de la terre. Pourtant, les besoins fondamentaux de son peuple (nourriture, logement, santé) sont amplement satisfaits. A l’économie de subsistance et de satisfaction des besoins a succédé aujourd’hui la tyrannie de l’excédent, la société de consommation, la prolifération du luxe et de l’inutile. Dans les sociétés occidentales, ce n’est pas tant l’utilité des objets qui compte dans l’acte de consommation que leurs valeurs symboliques et sémiotiques. Il y a beaucoup de nouveaux produits, mais peu de produits vraiment nouveaux, alors on ne s’aperçoit plus qu’il y a gaspillage. Cette exigence sans frein est une aberration conceptuelle qui ne peut fonctionner qu’à court terme. Exactement comme un cancer qui étend ses métastases et finit par détruire les systèmes vitaux sur lesquels il repose, une économie en expansion continue détruit de plus en plus rapidement l’hôte qui le nourrit, l’écosystème terrestre. La croissance pour la croissance, c’est l’idéologie de la cellule cancéreuse. Il n’y avait rien dans le fonctionnement économique de la société primitive qui permette l’introduction de la différence entre le plus riche et le plus pauvre car personne n’y éprouvait le désir baroque de faire, posséder, paraître plus que son voisin. La capacité, égale chez tous, de satisfaire ses besoins matériels, et l’échange continu et gratuit de biens et de services, empêchait constamment l’éclosion d’un tel désir, désir de possession qui aurait en fait désir de pouvoir. Ce n’est qu’entre égaux qu’on peut définir un minimum vital rationnel.

Les sociétés premières nous montrent que la satisfaction collective de nos besoins tient plus d’une limitation que d’une expansion indéfinie des désirs : c’est la seule voie réelle d’une société d’abondance. Les véritables sauvages, c’est aujourd’hui la classe globale qui circule en automobile et détruit l’environnement. Il est nécessaire de retrouver un minimum vital à définir par une pratique de renoncement aux illusions.

mixité

A la rentrée universitaire de 1967- 68, je n’ai pas choisi une classe préparatoire avec l’objectif officiel d’un CAPET en techniques économiques, je n’y connaissais rien en économie et encore moins en comptabilité. Mais cette classe était mixte et c’était la seule motivation de mon choix ! J’avais trop souffert en effet, la France a institué la mixité dans les établissements d’enseignement élémentaire alors que j’étais déjà en première au lycée.

Même dans les pays riches, la mixité des sexes ne s’est pas accomplie spontanément. C’est la pénurie de locaux scolaires qui a progressivement introduit la mixité en France. Une circulaire de 1924 autorise les jeunes filles à suivre certaines classes dans les lycées de garçons lorsqu’elles ne sont pas assurées dans les établissements féminins locaux. La circulaire de 1957, constatant toujours une pénurie de locaux, admet la mixité dans les salles de cours, mais préconise la création de lieux distincts tels que foyers, salles de lecture, salles à manger, infirmerie, dortoirs, vestiaires… Ce n’est qu’en 1965 que la France institue la mixité dans les établissements d’enseignement élémentaire et cette obligation ne s’est étendue à l’ensemble de l’enseignement que 10 ans après. Il faut encore attendre la circulaire de 1982 pour que la mixité soit explicitement affirmée comme finalité égalitariste et lutte contre les préjugés sexistes. Cet exemple français montre qu’aucune évolution n’est spontanée ; l’immobilisme se cache souvent derrière des considération matérielles alors que les inégalités devant la scolarisation résultent essentiellement de l’existence de strates hiérarchisées dans la société ; une égalité complète des chances ne peut être réalisée que dans une société ayant réussi à abolir le phénomène de la stratification sociale, à commencer par celle de sexes.

La mixité des sexes n’est qu’une facette partielle des changements à accomplir. La mise en application du principe « La femme est l’égale de l’homme et réciproquement » doit se poursuivre par la mixité sociale car l’école démocratique ne peut cultiver la différence. En 1971, seize ans après son arrêt historique ordonnant la déségrégation des écoles américaines, la Cour suprême des Etats-Unis donna le feu vert pour tenter de mettre fin à la persistance de deux systèmes scolaires séparés, un noir et un blanc. C’est le système du busing, on assigne d’office un quota d’élèves blancs aux écoles noires et un quota d’élèves noirs aux écoles blanches ; en compensation, on assure le transport gratuit des élèves en bus. Si on n’impose pas cette mixité sociale, la ségrégation ethnique se renforce. En Irlande du Nord, 350 000 écoliers, collégiens et lycéens fréquentent des établissements clairement affiliés au camp catholique ou protestant, et 10 000 seulement vivent dans des écoles intégrées, c’est-à-dire qui accueillent toutes les communautés, sans distinction d’appartenance religieuse. De fait, les enfants irlandais, dès l’âge de deux ans, savent ce que les sigles du RUC (la police locale) et de l’IRA (l’armée républicaine irlandaise) veulent dire ; ils ont déjà développé une certaine haine pour le camp adverse, donc pour les jeunes de leur âge qui pourraient être des amis dans une école intégrée.

« L’enfant doit être protégé contre les pratiques qui peuvent pousser à la discrimination raciale, à la discrimination religieuse ou à toute autre forme de discrimination. Il doit être élevé dans un esprit de compréhension, de tolérance, d’amitié entre les peuples, de paix et de fraternité universelle, et dans le sentiment qu’il lui appartient de consacrer son énergie et ses talents au service de ses semblables (principe 10) ». C’est ce que proclame en 1988 les peuples des Nations Unies dans la Déclaration des droits de l’enfant, même l’école française en ignore l’application intégrale…

mobilité géographique

J’ai été nommé pas très loin de mon origine territoriale pour mon premier poste de professeur, mais d’autres peuvent atterrir de l’autre côté de la France. Une société qui repose sur la mobilité géographique est une société qui détruit sciemment les liens d’appartenance.

Les migrations internes ou mobilité géographique prennent leur essor en même temps que l’émigration des populations rurales vers les villes connaissent une ampleur inconnue auparavant. La proportion des Français nés hors de leur département d’origine s’est beaucoup accrue, elle est passée de 11,8 % au recensement de 1861 à 26 % en 1936. Le taux de sédentarité, c’est-à-dire le pourcentage d’habitants de souche, n’est plus en 1998 que de 63 % en Corse et de 66 % en Bretagne. Cette tendance n’est en rien propre à la France, non plus que l’émigration des ruraux vers les villes. L’accroissement de la productivité du travail dans les campagnes fait apparaître des excédents de main-d’œuvre agricole qui nécessitent l’exode rural. Les villes d’Europe occidentale, grossies par l’immigration de ruraux déracinés et misérables, sont devenues des foyers de subversion politique et sociale, mais la révolution industrielle, en augmentant le nombre et la variété de produits mis sur le marché, a permis de résorber ce surplus de main d’œuvre. Mobilité géographique et croissance économique se renforcent mutuellement. L’urbanisation ne prit une grande ampleur dans les pays occidentaux qu’avec le développement de l’industrie, l’expansion des emplois urbains et du secteur tertiaire. La Terre ne comptait que 10 % de citadins au début du vingtième siècle, autour de 2005 plus de la moitié de la population sera concentrée dans les villes.

Alors que les capitales du Vieux monde avaient mis des générations à parvenir à une taille critique, des métropoles du tiers-monde explosent en quelques années. Le bidonville a presque disparu des pays développés, mais dans les grandes cités du sud, des morceaux de ville en marge se fossilisent. La scolarisation avait accompagné autrefois l’impérialisme des révolutions industrielles dans les pays occidentaux au XXe siècle, la généralisation actuelle de l’école primaire ne peut plus se poser dans les mêmes termes. L’équilibre ville-campagne devient primordial dans un monde de plus en plus concentré et condensé et l’éducation doit rester en phase avec les réalités d’un monde agricole. Dans les pays pauvres, l’école n’implique pas la poursuite des études, elle doit se contenter de dispenser, au delà de l’alphabétisation, des notions de santé, d’agriculture, d’utilisation rationnelle de l’eau et même de valorisation de la culture locale. Il est préférable que l’école soit dotée de jardins potagers que d’une bibliothèque aux écrits inaccessibles. En effet, l’école primaire obligatoire fait courir un grand risque aux pays pauvres, des programmes importés des pays occidentaux diffusent des valeurs inadaptées au monde rural. L’école devient étrangère aux liens familiaux ou villageois, la mobilité géographique amène la rupture avec le milieu d’appartenance et empêche le développement véritable. Même dans les pays riches, l’école n’implique plus la poursuite des études pour des emplois parasitaires, sinon à se soumettre à un avenir voué au désordre généralisé.

La terre est un monde fini, il n’y a plus d’expansion géographique possible, les ressources sont limitées et l’environnement est dégradé. L’urbanisation nous éloigne de notre racine, le village, intermédiaire nécessaire entre la nature et la tribu humaine. La mobilité géographique doit dorénavant aller des villes vers les campagnes.

mondialisation

Je trouve autant de charme à la musique africaine très rythmée qu’aux mélodies désuètes de la musique classique. Il n’y a plus de frontières culturelles parce que nous sommes immergés dans un métissage généralisé.

Le libre-échange économique s’accompagne de la diffusion de normes et de valeurs jugées universelles comme les droits de l’individu, l’égalité des sexes, la démocratie et la protection de l’environnement. Nous pouvons espérer que cette mondialisation culturelle se traduise par une homogénéisation des modes de comportement et puisse dissoudre les allégeances nationales et ethniques. Ces convictions s’imposent pour partie dans tous les coins du monde, mais les réactions intégristes sont aussi de plus en plus intenses, clôture de la pensée qui rejette les opinions uniquement parce qu’elles sont en contradiction avec ses propres croyances. Alors que l’universalisme reste encore aujourd’hui abstrait et incantatoire, le communautarisme est toujours prégnant, facteur de haine, de violence et de négation de l’autre. Par exemple, la négation de l’égale dignité de la femme est encore inconnu dans beaucoup d’endroits. On assiste même à un phénomène de retribalisation qui s’appuie sur l’appartenance forte de l’individu à la communauté qui l’a construit. Une mondialisation acceptée pense que nous n’avons qu’une seule terre et que nous devons apprendre à la partager, pense que nous sommes tous frères, mais que chacun peut vivre à sa convenance.

La mondialisation culturelle ne veut pas dire que l’humanité entière marchera du même pas, habitera dans les mêmes maisons, mangera selon les mêmes rites culinaires ou conviviaux. Il existera une nuée de petites moralités communautaires pendant une période de transition plus ou moins longue. Chaque individu cultivera son propre jardin culturel, chaque région ses spécificités agricoles et alimentaires. Il y aura toujours les gens à natte et les gens sans natte, ceux qui n’ont rien pour dormir et les autres qui s’aident d’instrument. Il y aura les personnes qui ont des tables et celles qui n’en ont pas comme en Orient où on utilise le tapis, il y aura une humanité accroupie et une humanité assise. Notre époque est composite, et la tolérance des différences devrait progressivement réduire les replis identitaires. Au milieu des années 1960 apparaît au Canada la notion de société multiculturelle. Il s’agissait d’apporter une solution aux conflits linguistiques franco-anglais, cela consiste à assurer la possibilité pour des individus ou des groupes qui se réclament d’une identité culturelle particulière de coexister démocratiquement avec d’autres individus et d’autres groupes qui se réclament d’autres identités particulières.

Le communautarisme est source de conflit, le multiculturalisme permet le respect des différences. Il faut envisager la mondialisation culturelle comme Janus, le dieu aux deux visages, dans une tension permanente entre homogénéisation et hétérogénéité.

monnaie

Je n’ai aucune préférence, franc ou euro, chèque ou billet, car la monnaie n’est pour moi qu’un instrument commode d’échange. Mais je sais aussi que la valeur monétaire n’est qu’une convention fragile qui repose uniquement sur la confiance collective que nous avons en sa valeur.

Le paysan qui commercialise lui-même une partie de sa récolte pour acheter des outils et des vêtements permet l’essor de la division sociale du travail. Les colporteurs et les foires sensibilisent la population à l’échange et le commerçant qui ouvre boutique devient carrément un agent de la généralisation de cette division en permettant un échange continu tout au long de la semaine. Cette évolution ne peut s’effectuer sans moyen de contrôler les équivalences entre marchandises échangées, la multiplication des échanges va donc de pair avec la monétisation de l’économie. La monnaie est un langage qui rend homogène les transactions, elle est un moyen de communication qui appartient à tous et dont tout le monde use dans une sphère géographique donnée. La monnaie est même plus qu’un simple intermédiaire des échanges : les individus qui possèdent de la monnaie sont obligés de s’en débarrasser, ils achètent d’autres biens et généralisent l’ échange marchand. La monnaie génère donc une nouvelle forme de sociabilité, elle devient le lien social fondamental qui permet l’irruption de la révolution industrielle.

Si le lien marchand existe, jamais la médiation monétaire de l’échange ne pourra remplacer le lien social de proximité. Le XVIIIe siècle était dur pour les pauvres, condamnés à un labeur incessant pour une vie précaire, mais la révolution industrielle marque une coupure dangereuse, un changement de nature : dans la société rurale, le salariat était immergé dans un monde de relations personnelles, voire familiales, qui lui donnaient sens ; dans la société industrielle, les liens personnels ne comptent plus, seul subsiste un échange matériel « travail contre argent ». Coupés de leurs racines rurales, donc privés de ces liens relationnels qui servaient aussi d’amortisseurs sociaux, les prolétaires plongent massivement dans une misère sans précédent, liée à l’exploitation des travailleurs par la grande industrie. Si les signes monétaires rendent la société plus rationnelle, ils la rendent aussi plus impersonnelle. La monnaie nous permet d’être relié les uns aux autres, mais sans qu’on en ait conscience : on produit le plus souvent pour quelqu’un qu’on ne connaît pas, et on vend à quelqu’un qu’on ne connaît pas plus. La question n’est plus de se demander si le prix demandé satisfait ma relation à l’autre, mais d’essayer d’en tirer le plus d’avantages personnels ; le gain monétaire devient un objectif en soi. Avec de l’argent, je peux acheter ce que je veux y compris une personne qui me restera étrangère, contrairement à l’échange traditionnel qui me lie à cette personne. Plus qu’un instrument économique, la monnaie est surtout un support de pouvoir, elle sert de support à l’établissement d’un certain type de rapports sociaux. Une transaction marchande implique une mise à distance d’autrui, même si le patron licencie et fait basculer une personne dans l’exclusion, il n’a plus aucun obligation de solidarité.

Un échange non monétaire tisse des relations avec les autres, permet l’entrée dans un cercle de réciprocités positives qui fondent la vie en société ; le paiement monétaire tout au contraire met fin à la relation, il libère de toute obligation en retour. La monnaie casse le lien social et le remplace par des solidarités d’apparence.

mort

Je suis poussière et je retournerais poussière, je considère ma mort personnelle comme un simple épiphénomène des grands cycles naturels. D’ailleurs mille ou un million de victimes humaines de quelque événement que ce soit ne pèsent pas beaucoup quand on les compare aux six milliards d’humains qui continuent de polluer la planète.

Il y a la réalité physiologique : la séquence après la mort commence de manière interne, les enzymes du système digestif commencent par manger les tissus, ce qui engendre la putréfaction, puis le corps entame sa décomposition. S’il se trouve à l’air libre, les insectes vont y avoir accès, leurs œufs vont donner naissance à des larves qui mangeront la matière. Après onze jours passés dans un bois, il ne reste plus que les os et les dents du cadavre d’un porcelet de 25 kg (ou du cadavre d’une petite fille). Tout corps est un écosystème recyclable, et même si l’herbe sur laquelle nous pouvons finir nos jours ne repoussera pas avant deux ans en raison des acides gras qui vont empoisonner le sol, notre mort est un événement anodin au niveau implacable du déroulement de notre temps biologique. Il y a aussi la croyance sociale. La première mention explicite d’une vie après la mort remonte au 2ème livre des Maccabées : « Scélérat, tu nous exclus de la vie présente mais le roi du monde (dieu), parce que nous serons morts pour ses lois, nous ressuscitera pour la vie éternelle. » Le Coran reprendra le même enseignement : « Ne crois pas que, tués sur le sentier d’Allah, ils sont morts. Non, ils sont vivants et bien traités chez leur seigneur » (sourate 3 verset 169). Les humains transforment la réalité en fait social, même s’ils en arrivent souvent à la plus haute fantaisie comme la métempsycose ou la vie dans l’au-delà avec 40 vierges.

Comme tout fait social, la mort n’est pour nous qu’un problème de définition sociale.  Autrefois, c’était la mort du corps qui avait de la valeur, aujourd’hui c’est la mort du cerveau. La première déclaration française d’un code sémiologique de la mort cérébrale chez des personnes souffrant d’atteintes neurologiques sévères n’a été faites qu’en 1966. Nos définitions de la vie et de la mort suivent l’évolution de nos besoins individuels et collectifs. L’individu peut se tuer par désespoir, assassiner autrui au nom de la haine ou délivrer un proche au nom de l’amour, actionner la guillotine selon la loi ou imposer sa propre violence. La fin d’une existence n’est qu’une convention sociale, et cette définition peut se modifier selon notre perception de ce qu’est le sens de l’existence humaine. Parmi les signes retenus de la mort cérébrale figurent l’absence complète de réflexes spontanées et de ventilation autonome cinq minutes après le débranchement du respirateur. Il faut y ajouter une baisse de la pression artérielle et un électroencéphalogramme plat définissant le coma dépassé. Un décret peut alors définir les critères autorisant les médecins à prélever des organes sur des cadavres ayant encore l’apparence de la vie.

Notre existence ne vaut que dans un contexte déterminé et c’est la société qui en fixe le prix. Un nuage noir de méthyl isocyanate s’échappe de l’usine de pesticide de Bhopal en Inde : le bilan officiel est de 6 500 morts, sans doute beaucoup plus et l’entreprise Union Carbide est condamné à payer 470 millions de dollars. L’entreprise Dow Chemical pose des implants mammaires à base de silicone : près de 2 000 américaines se plaignent de désagrément, des études mettent en doute l’innocuité de ces prothèses, et elles obtiennent 5 milliards de dollars…

musée

Même dans le grandiose musée du Louvre, je m’ennuie dans cette enfilade de couloir qui me présentent une culture morte. Seule ma contemplation attentive des attitudes des touristes peut combler le vide de cette représentation du passé.

La fréquentation des musées et la connaissance des œuvres du patrimoine artistique sont des pratiques propres aux classes sociales les plus favorisées, c’est la culture de l’élite. Elle s’y adonne par conformisme de classe, mais aussi par le plaisir pervers de marquer sa différence culturelle avec les milieux populaires, par souci de distinction sociale. Ces jeux de pouvoir aboutissaient à la sélection de produits spécialisés qui n’ont pour qualité que d’échapper au sens commun et n’être reconnaissable que par une « avant-garde » bien informée. Ce modèle de distinction est aujourd’hui imité par les classes moyennes, chaque ville a son musée. Dans des lieux clos sur eux-mêmes, l’art ne peut être un patrimoine qui élève l’esprit humain, il n’est qu’une contemplation lointaine des bribes de notre passé que notre présent donne dans le désordre : c’est un art mort enfermé dans des sanctuaires. Tous les musées de l’art rappellent au fond que toute représentation est une illusion et que sont illusoires, à des titres divers, la pureté de l’artiste, la gratuité de l’art, la neutralité du musée.

Si l’approche patrimoniale de l’art est superflu, il existe cependant des expositions didactiques. Ce type de musée n’a plus la prétention de montrer de l’art, mais de faire réfléchir les gens, de traduire en dispositifs une analyse ou un point de vue ; l’exposition est donc l’affichage d’une thèse et la présentation de ses preuves. Il ne s’agit pas de présenter des œuvres précieuses, ou curieuses, ou exotiques, mais de placer dans un ordre dialectique aussi explicite que possible ce qui est nécessaire à la compréhension du présent ou de l’avenir.

L’art véritable, c’est le regard de l’enfant qui transforme la rainure du parquet du musée du Louvre en précipite et qui regarde flotter la poussière dans un rayon de lumière. Cette dimension subjective est d’ordre esthétique et fondamentale dans la construction de la personne.

naissance

Je suis officiellement né en France le 4 novembre 1947, issu d’un couple parental et d’une scie circulaire. Comme mon père s’était largement coupé un bras, je suis le fruit d’un réconfort dans l’oubli des quelques règles de contraception de l’époque. Mes parents font bien de la moto pour essayer de se débarrasser de moi, mais je m’accroche et ils décident alors de me garder malgré les difficultés de l’immédiat après-guerre dans une France appauvrie.

Je proviens donc du hasard des circonstances et d’un mélange de gènes. Français de naissance, je ne suis pourtant que le résultat contingent d’une histoire décousue qui a durée plusieurs siècles, et Bordelais par la généralisation de l’urbanisation industrielle. Bien plus, ce n’est qu’une apparence si je suis né en 1947 puisque cette date n’a de réalité que pour ceux qui fixent leur existence selon le calendrier grégorien. J’ai ce quatre novembre davantage que quelques secondes de vie puisque je suis fœtus depuis 9 mois déjà et homo sapiens depuis au moins 100 000 ans. En vérité en vérité je vous le dis, je ne suis que matière, assemblage d’électrons déjà inscrits dans la genèse de notre univers et mon existence commence il y a quelques 4,5 milliards d’années avec la formation de la Terre, et il y a encore plus longtemps au moment du Big Bang.

Certains croient faire de gros progrès en reconstituant leur généalogie depuis quelques générations, ils sont très fiers de connaître le nom approximatif des quelques 1024 ancêtres qui les ont précédé il y a 10 générations.  Pourtant, même en remontant un siècle ou deux, ils n’obtiennent qu’une vision bien imparfaite d’une origine ancienne où le temps se mesure en milliards d’années. Je préfère déclarer que tout est relatif, que notre planète la Terre n’a pas été créée spécialement pour moi et que je n’en suis que le passager provisoire, que tous les humains sont mes cousins et que ma mère et mon père ne sont que des éléments parmi d’autres d’une nature qui a autorisé notre existence à tous. Ma vie présente n’est qu’un minuscule élément du grand tout, le temps qui me précède et celui qui me succède, l’espace palpable et l’espace infini. En bref, mon humaine réalité n’est que la résultante de l’évolution de la matière. Ma généalogie ne dénombre pas seulement tous les partenaires de ma filiation puisque je suis aussi fils de la matière et du Big Bang, puisque ma maison c’est l’Univers.

Plus tard, bien plus tard après ma naissance, mon cerveau comme reflet de mon environnement social me fournira un semblant d’existence propre sur un laps de temps absolument ridicule à l’échelle de la géologie.

nation

J’ai rempli un jour mon bulletin d’inscription en faculté avec la dénomination « cosmopolite » dans la rubrique « nationalité ». L’administration n’ a pas voulu accepter mon dossier, le monde est mal fait.

L’idée de nation est consubstantielle à la grande révolution idéologique engagée à la fin du XVIIIe siècle : on récuse la division sociale en ordres distincts et on transfert la légitimité de la souveraineté dans le peuple. Proclamée en France par la déclaration des droits de 1789, la souveraineté nationale s’est d’abord définie face à la souveraineté du monarque absolu, mais en reprenant ses deux caractéristiques : souveraineté vis-à-vis des puissances étrangères et souveraineté interne. Le seule différence, c’est que cette souveraineté ne trouve plus sa légitimité dans la volonté de droit divin, mais dans le peuple ; le droit international appelle cela le droit à l’autodétermination, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. En liaison avec le mouvement de décolonisation, l’ONU reprend dès sa création en 1945 le droit des peuples à choisir la forme de gouvernement sous laquelle ils veulent vivre : c’est le triomphe du principe des nationalités. L’individu qui n’est lié à aucun Etat est un apatride, et cette situation le prive du bénéfice de nombreux droits, garanties et protections que les Etats réservent à leur ressortissants. Il convenait donc en 1948 de réagir à la forme d’oppression que pratiquaient certains Etats en privant des groupes d’individus de leur nationalité pour des raisons politiques ou raciales. « Tout individu a droit à une nationalité. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité, ni du droit de changer de nationalité » (article 15 de la Déclaration universelle).

La nation est délimitée géographiquement par rapport à d’autres nations, la frontière a ainsi défini l’espace du droit contre la tyrannie de la force, elle détermine le lieu où les privilèges de quelques-uns s’exercent mais ne se partagent pas avec l’étranger. Cependant, ni l’Etat ni la nation n’ont d’existence fondée en soi, c’est seulement l’expression d’une évolution historique qui a partagé le territoire terrestre en zones d’influence. « Nous nous sommes donnés les uns aux autres des montagnes, des fleuves et des lacs alors que – si incroyable que cela puisse paraître – nous n’avons jamais su où se trouvaient ces montagnes, ces fleuves et ces lacs ». C’est ainsi qu’on homme politique résumait le partage de l’Afrique par l’Europe à la fin du XIXe siècle. Les frontières sont donc de curieux objets. Leur façon de partager l’espace est à l’évidence un artifice, mais cette construction artificielle distingue ce qui est « chez nous » et ce qui doit rester étranger. Elles sont dépourvues d’existence matérielle, mais on peut s’y fracasser la tête. Dans une optique universaliste, l’individu doit pouvoir au contraire se libérer de ses liens communautaires à tout moment, donc migrer. Mais il n’y aurait aujourd’hui pour lui aucun territoire dans un monde qui reste compartimenté entre des territoires attachés à leurs seuls droits particuliers. Contre cette conception ethnique du national et de l’étranger, il faut dissocier le concept de nationalité et celui de citoyenneté. Peu d’européens savent par exemple qu’ils ont acquis la citoyenneté européenne depuis 1992. Mais il faut encore posséder la nationalité d’un des pays membres pour acquérir cette citoyenneté ; étape après étape, il faut évoluer vers une citoyenneté universelle et le chemin sera moins long si nous y sommes psychologiquement préparé.

Nous avons déterminé internationalement la libre circulation des marchandises et des capitaux, nous devons revendiquer la libre circulation des personnes dans un monde supranational.

nature

Toute la nature autour de moi n’est plus qu’artifice absolu, nous remplaçons les feuillus par des résineux et les marais par des autoroutes et nous préférons les fleurs dans un vase plutôt que dans un champ.

Dès le XVIIe siècle, l’Occident définit la nature comme le domaine des choses extérieures à l’homme. Cette vision du monde qui sépare l’humain et le non-humain en deux domaines radicalement distincts a permis à la science de s’épanouir et à l’économie de prospérer. Cette liberté totale de l’expérimentateur a conduit à une transformation de la biosphère si radicale que le concept d’une nature autonome et extérieure n’est plus qu’une fiction. Même l’agriculture est coupée de la nature : si elle fait profession de gérer du vivant, c’est par la médiation de la science et de la technique. Aujourd’hui, l’influence des activités humaines est du même ordre de grandeur que les transformations produites par la nature elle-même. L’humain utilise déjà près des deux tiers des sols disponibles et un tiers des ressources en eau douce : il y a une anthropisation de la planète toute entière. Cependant la technique dépasse maintenant les possibilités de son créateur, elle devient autonome et impose à la société comme aux individus sa logique propre. De créateur, l’humain devient alors victime de sa création. La foi dans le progrès (science/technique/industrie) se trouve de plus en plus profondément corrodé, la civilisation moderne est maintenant obligé de tenir compte des limites que lui impose la préservation du milieu naturel. Par exemple l’épandage sous forme de phosphates (engrais et lessives) contribue à augmenter d’environ 10 % les transferts terre => océan alors que les stocks de phosphore terrestre sont limités. Pourtant, si les humains veulent vivre durablement, ils seront obligés de boucler le cycle du phosphore…

Maintenant que la différence de l’artificiel et du naturel a disparu, le naturel ayant été englouti par la sphère de l’artificiel, la pensée occidentale doit nécessairement tenter une nouvelle synthèse entre la technique et la nature. Par exemple, les transformations des écosystèmes sous l’effet d’une pollution génétique et d’une introduction d’une espèce exotique se déroulent sur des années : les répercussions restent longtemps invisibles, et lorsqu’elles deviennent visibles, il est généralement trop tard. L’humanité ne peut transformer sans dommage la nature, à moins de s’adapter à des rythmes lents. En reconnaissant une autre volonté que la notre, une nature sans volonté de puissance mais matrice de toutes choses, nous pouvons revenir au sacré sans se perdre dans nos propres discours. La nature serait alors le dieu dont nous serions le jardinier obéissant aux règles de la reproduction de la biodiversité ; nous refuserions d’agir au seul avantage des humains.

Il existe encore de l’Amazonie à l’Arctique des conceptions qui n’opèrent pas de distinction tranchée entre la nature et la société. De même, dans la tradition extrême-orientale, il n’y a pas de séparation nette entre l’humain et son environnement. Poussée par la mécanique industrielle, la classe globale a trop longtemps oublié la nécessaire immersion dans la nature et la voie de l’équilibre de la biosphère.

nom

J’ai été élevé dans le culte du patronyme de ma famille : SOURROUILLE et fier de l’être. Mais l’égalité des sexes, les recompositions familiales et l’adoption font de mon nom d’origine patrilinéaire quelque chose de tout à fait relatif… Pour la société, je suis plutôt reconnu par mon numéro INSEE que chaque sujet/objet connaît normalement par cœur : 01.47.11.33.063.168 !

Il y a très longtemps en France, les prénoms suffisaient à désigner les personnes ; puis sont apparus les surnoms, destinés à surmonter les difficultés liées à l’homonymie. La transmission de ces surnoms s’est progressivement imposée et à partir du XIIe siècle, ils ont commencé à se fixer. C’est en 1539 que l’inscription des baptêmes, mariages et décès devient en principe obligatoire dans les registres paroissiaux, ancêtres de l’état civil. L’Eglise occupe une place centrale et enregistre les actes de naissance. Puis il y eut une laïcisation de l’état civil, la mairie remplace alors les registres baptismaux. La transmission du nom du père facilite les identifications, mais comme elle n’est précisée formellement dans aucun texte de loi, elle relève de la coutume. Cette transmission patronymique est remise en cause par le mouvement pour l’égalité entre l’homme et la femme. En 1985 toute personne majeure peut ajouter à son nom, à titre d’usage, le nom de celui de ses parents qui ne lui a pas transmis le sien bien que cette dénomination n’ait aucune valeur juridique. La transmission du nom de famille reste donc marquée de sexisme, c’est pourquoi en 2001 l’enfant peut acquérir soit le nom de son père, soit celui de sa mère, soit les deux noms accolés. En donnant droit de cité au matronyme, la France applique le principe d’égalité des sexes et se met en conformité avec le droit européen. En apparence donc, notre nom de famille résulte toujours de notre filiation.

En réalité, notre dénomination résulte de l’arbitraire social. Pour les rois de France, l’enjeu de l’uniformisation des règles de transmission est double : il permet de contrôler la population dans une optique fiscale et de mettre en œuvre efficacement le principe de conscription. Notre identité, c’est aussi un matricule quand la société imprime sa marque. Avant la date d’avril 1848 où fut abolie définitivement l’esclavage dans toutes les possessions françaises, l’esclave naissait sans nom. Ainsi Honoré fut enregistrer sous le matricule 838 RE en Martinique. Après 1848, l’ancien esclave reçoit une identité complète sur un registre d’individualité, mais l’octroi des noms relevait du bon vouloir et de la fantaisie des employés du registre, d’où l’existence des Toussaint, Landerneau et autres Grosdésir. Dans les sociétés modernes, les multiples identification de la personne (fiscale, bancaire, assurances…) passe à nouveau par les chiffres, l’essentiel est de veiller à la fiabilité et à la stabilité de l’identification sociale de l’individu. Maintenant ce sont des registres informatiques qui nous nomment par un matricule comme celui de l’INSEE en France. En utilisant le même numéro que la sécurité sociale, la fiscalité gagne un temps considérable dans le traitement des déclarations de salaire faites par les entreprises, les caisse de retraite et les organismes de placement. Les déclarations de revenus arrivent chez le contribuable pré-remplies et celui-ci n’a plus qu’à vérifier, à faire d’éventuels ajouts, et à signer. En définitive, la conception patrilinéaire, matrilinéaire ou indifférencié du nom de famille s’efface dans nos sociétés complexes qui individualisent la personnalité au delà de la filiation. Quelle importance ? La langue des signes, essentiellement pratiquée par les sourds, est une langue à part entière. Certains sourds ont reçu un « nom matricule », par exemple « 19 », qui leur avait été donné lorsqu’ils étaient internes dans une institution pour enfants sourds. Ceci n’a rien de dévalorisant, l’adulte sourd garde longtemps pour ce nombre une tendresse empreinte de nostalgie puisque telle est sa marque d’identification individuelle.

Seul compte dans la vie courante notre prénom, comme avant le temps administratif…

nucléaire

Je milite dès les années 1970 contre le nucléaire, et trente ans plus tard les centrales à radiation sont toujours là. Mais la catastrophe du réacteur de Tchernobyl (1986) a du bon, les nucléocrates ne peuvent plus dire : « Si l’on tente d’informer des gens qui ne sont pas préalablement formés, on désinforme ». Quelle soit bonne ou mauvaise, la technologie n’est plus héroïque, élitiste et assurée. Elle doit être prudente, modeste et surtout se soumettre au débat collectif, fut-il lent et pourquoi pas ignare.

L’opinion publique est satisfaite, elle possède avec le nucléaire sa ration de kWh comme elle a eu la dissuasion nucléaire pour dormir tranquille au moment de la guerre froide. Le consommateur occidental, conditionné par tous ses appareils électriques, veut toujours plus d’énergie nucléaire, en apparence sans danger. Le mode de production de l’énergie nucléaire permet d’abord de lutter contre le réchauffement climatique puisqu’il rejette peu de gaz à effet de serre. De plus, nous baignons toujours dans un imperceptible bain de radiations naturelles qui n’a pas empêché la matière vivante de se développer pendant trois milliards d’années. Si nous évaluons l’irradiation annuelle d’un humain par le potassium et le carbone naturel contenus dans nos tissus à 1 dari, l’irradiation annuelle moyenne des Français due à l’industrie électronucléaire n’est que de 0,1 dari alors que le sol en Ile de France ou le rayonnement cosmique délivrent chacun 5 daris ; une dose mortelle est de 30 000 daris. Comme un bain dans de l’eau à 30 degrés est agréable et qu’il est mortel à 90°, le problème semble seulement se situer dans une maîtrise raisonnée de nos prouesses techniques. Pourtant le nucléaire n’est pas une énergie durable à cause principalement de l’impossible gestion des déchets radioactifs. Aussi étrange que cela paraisse, dans 100 kg de combustibles irradiés subsistent encore 96 kg d’uranium, 1 kg de plutonium et 3 kg de cendres diverses riches en éléments radioactifs à vie longue. La solution permanente serait le stockage dans des couches terrestres stables à l’échelle des temps géologiques : il faut se situer alors dans une zone où l’activité sismique est réduite, avec une roche imperméable pour éviter la diffusion radioactive. De toute façon à très long terme aucun confinement ne peut être considéré comme inoxydable. Reste l’hypothétique transmutation. A l’origine, le retraitement avait pour but de récupérer le plutonium produit dans les réacteurs pour les exploiter dans des surgénérateurs, mais cette filière a été abandonnée : le retraitement multiplie les matières radioactives, ce qui demande une gestion spécifique à chaque déchet et des coûts supplémentaires.

La démocratie est un système imparfait pour évaluer tous ces risques. En Finlande, le Parlement a repoussé l’idée d’un cinquième réacteur nucléaire en 1993, mais il l’a accepté en 2002. Le scrutin majoritaire est un processus de décision incomplet, les Finlandais ont d’ailleurs voté le nucléaire avec 107 voix « pour » et 92 « contre », soit une majorité de moins de 54 %. Dans une société complètement démocratique, il faudrait l’unanimité… Si cette décision réjouit complètement les industriels du nucléaire qui pensent au présent, il ne peut être accepté par les Verts, le parti politique de l’écologie tournée vers l’avenir. La démocratie est aussi un processus fragile, les voix de la démocratie parlementaire peuvent être achetées par les lobbies, ou par des nécessités circonstancielles : quand les consommateurs commencent à s’habituer à l’électricité (des centrales nucléaires), alors seulement on ouvre un peu le débat, et la décision politique comme par hasard peut devenir favorable. La démocratie formelle est même parfois dangereuse comme dans le cas du Parlement russe qui a adopté en 2001 une loi autorisant l’importation des déchets nucléaires étrangers dont ils ne sauront quoi faire. Si la démocratie peut parfois sembler plus sérieuse comme tel pays qui décide de l’enfouissement de ses déchets à l’issue d’une longue procédure « démocratique », ce n’est pas encore une véritable démocratie puisque les générations présentes ne peuvent parler au nom des générations futures, pourtant concernées au premier chef par des déchets radioactifs dont la durée de vie est souvent hors de l’échelle humaine. En bref, la démocratie politique n’est aujourd’hui qu’un alibi formel du système industriel, système qui impose d’abord sa production électrique à l’opinion publique, et par la même occasion aux politiques. Il est politiquement absurde d’attendre le troisième choc pétrolier pour parler à nouveau d’économies d’énergie comme on l’avait fait très temporairement après la première forte augmentation du prix du pétrole en 1973 : gouverner, c’est prévoir. C’est la démission des politiques, donc la fin de la démocratie, si un troisième choc pétrolier nous impose brutalement d’autres centrales nucléaires  « démocratiquement » présentées comme inéluctables.

Ces contradictions illustrent le fait que la démocratie est un processus permanent de réflexion qui ne peut jamais indiquer de position définitive, car ce qui est jugé négatif à un moment peut devenir positif ou inversement. C’est donc le plus mauvais des systèmes à l’exception de tous les autres…

OMC

Autrefois offrir en France une orange espagnole à un enfant était un cadeau de Noël extraordinaire, aujourd’hui offrir une console de jeux made in Taiwan devient une banalité. J’achète des oranges, mais je n’achète pas de consoles…

Utilisée pour la première fois par un économiste américain en 1983 pour désigner la convergence des marchés, la notion de mondialisation s’est très vite popularisée. La mondialisation actuelle est essentiellement celle de la finance, du capital, du commerce, en bref, la mondialisation du marché. Grâce à l’OMC, nous sommes en train de passer d’un pur rapport de forces entre nations à un système structuré par le droit. L’OMC, Organisation Mondiale du Commerce, remplace à partir de 1995 le GATT (accord provisoire de 1947). L’OMC institutionnalise en son sein une instance dotée de pouvoir quasi-juridictionnel, disant le droit et autorisant les sanctions, l’ORD (office de règlements des différends). L’ORD est l’embryon d’une juridiction internationale compétente en matière commercial, elle a ainsi estimé que le droit pour les entreprises américaines de localiser leurs revenus d’exportation dans des paradis fiscaux doit être qualifié de subvention accordée de façon déguisée. Les USA doivent en conséquence réviser leur propre législation : on retrouve ainsi la neutralité mécanique du droit, contraignant les puissants comme les autres. L’OMC est ainsi l’organisation la plus avancée du système multilatéral puisqu’elle est la première institution internationale dotée d’un véritable pouvoir supranational d’arbitrage entre les intérêts contradictoires des nations.

Mais le commerce et la démocratie sont aussi contradictoires. Le commerce n’a pas besoin de frontières, alors que la démocratie actuelle se complaît dans ses frontières. En conséquence, la planète n’est pas gérée directement au niveau politique, mais très indirectement par des mécanismes économiques. L’OMC est dans la pratique aux mains des multinationales, c’est-à-dire du pouvoir financier. Ce n’est pas l’individu qui détermine le système comme en démocratie, mais des grands groupes industriels qui n’ont pour objectif que le plus grand profit possible de leur actionnariat. En décembre 1999 la réunion interministérielle de l’OMC à Seattle a pourtant marqué un tournant dans les relations internationales. Pour la première fois, le monde a été témoin de la confrontation entre la démocratie virtuelle (les représentants de la société civile), et la démocratie formelle (celle des représentants des Etats) car de nombreux manifestants rejettent la mondialisation libérale. C’est en effet le commerce des biens qui se mondialise, pas le respect des citoyens. Comme l’expansion du marché limite l’expression d’une citoyenneté réduite à un territoire national, moins d’Etat national ne peut se concevoir qu’avec en parallèle plus de démocratie supranationale. Quand l’OMC sera contrainte d’intégrer des critères sociaux et écologiques, les conflits ne se régleront plus sur la seule base de l’universel marchand et le politique prendra le pas sur l’économique. Il est choquant que le seul domaine où on puisse actuellement prononcer des sanctions au niveau international soit le commerce, régi par l’OMC ; les droits économiques et environnementaux comme les droits civils et politiques doivent être parallèlement défendus.

L’OMC ne peut justifier son existence qu’au service de l’humanité et la société civile ne peut s’exprimer que si elle a des interlocuteurs transnationaux qui puissent prendre en compte leurs revendications.

ONU

Je trouve tous les conflits d’intérêt absurdes, que ce soit au niveau de la famille, des clans, des pays… Chacun défend son propre territoire alors que tout territoire n’est viable que s’il est vécu avec un esprit communautaire. Même propriétaire privé, je ne suis que la fraction du grand tout et je ne peux gérer mon domaine qu’en concordance avec tous les autres.

D’Alexandre de Macédoine à l’Union soviétique, on ne compte plus les empires qui ont succombé à un allongement excessif de leurs lignes de communication, et donc à l’impossibilité de faire face à la fois aux défis externes et aux révoltes internes. La facilité actuelle des télécommunications pousse au contraire vers une mondialisation organisée. Après la première guerre mondiale, l’utilité d’une Société des Nations face aux chocs des nationalités commence à se ressentir. Le Congrès des Etats-Unis n’en était pas convaincu, et il a fallu une autre guerre, la perte de près de 60 millions de vies humaines et beaucoup de souffrances pour que l’ONU voit le jour. En 1945, 51 pays signent la charte des Nations Unies. Des organismes spécialisées doivent réaliser la coopération internationale en résolvant les problèmes internationaux d’ordre économique, social, intellectuel ou humanitaire… On envisage même la création d’une force armée, les « casques bleus ». Mais le droit de veto des cinq membres permanents du Conseil de sécurité reste un obstacle dirimant à l’entente supranationale et les grandes puissances gèrent le monde selon les intérêts de leur propre appareil militaro-industriel. En 2001, la conférence de l’ONU sur les armes légères s’achève sur un échec complet, les Etats-Unis en compagnie de la Chine et de la Russie bloquent les négociations. Pourtant ces armes, faciles à trouver et de moins en moins chères, sont les armes de prédilection dans 46 des 49 conflits en cours dans le monde de l’an 2000 et elles font entre 500 000 et 700 000 morts chaque année, dont plus de 90 % de civils. C’est là le résultat d’un nationalisme des pensées.

Pendant la guerre froide, les conflits étaient gérés, tant bien que mal, par les deux superpuissances qui évitaient ainsi que ces questions ne soient traitée par l’ONU ; or depuis les années 1990, tous les conflits, qu’ils soient entre Etats ou à l’intérieur d’un pays, sont maintenant gérés par les Nations Unies, ce qui change fondamentalement le rôle des 189 gouvernements membres. D’autre part, , L’échelon national demeure pour le moment le niveau le plus pertinent de l’expression des opinions publiques et de l’exercice de la citoyenneté dans la mesure où le système démocratique n’a pris que récemment racine dans beaucoup de pays. Ce qui préoccupe les gouvernants, c’est alors leurs propres électeurs et non la lointaine opinion mondiale. Même au niveau européen, les citoyens votent tous les cinq ans pour un parlement sans intégrer le fait et sans savoir davantage à quoi ça sert. L’Europe ne commencera à exister démocratiquement qu’au moment où les grands débats européens sur la défense, la monnaie, le chômage ne seront plus allemands, français ou belges, mais lorsqu’il y aura des échanges transnationaux, quand il y aura une opinion publique européenne, expression de la société civile. Par analogie, la Terre commencera à exister démocratiquement quand l’expression d’une opinion mondiale renverra à quelque chose qui dépassera la juxtaposition des opinions nationales. Tant que les citoyens auront en tête la défense de leurs intérêts purement locaux, la démocratie transnationale ne pourra se frayer un chemin que lentement. Mais la révolution de l’information favorise les formes d’organisation en réseau en même temps qu’elle mène la vie dure aux structures hiérarchiques. Nous n’aurons certainement pas besoin d’un président de la planète, mais de la mise en place d’un réseau de communication politique avec une pensée transnationale. L’ONU commence à servir de cadre à cette évolution.

L’humanité peut malheureusement engager son avenir vers d’autres voies. Elle peut se polariser entre quelques ensembles militaires qui dominent des entités régionales, elle peut se complaire dans l’attentisme et regarder les implosions qui se multiplient au niveau intra-régional. Entre explosion et implosion, la voie d’un équilibre supra-national est étroite.

opinion publique

J’ai une opinion que mon public lycéen ne partage pas toujours ; pourtant j’ai le statut de professeur, la connaissance des faits et des idées, les privilèges de l’âge et de l’expérience… La formation de l’opinion est une des choses les plus difficiles à envisager car la mentalité d’une personne est au confluent de multiples conditionnements, à plus forte raison l’opinion publique.

Il y a des sociétés sans opinion publique. Dans les sociétés traditionnelles, vous n’avez pas à exprimer une opinion, la pression sociale organise les comportements et entrave l’expression verbale des opinions personnelles. On pratique les rites religieux sans avoir d’opinion sur la religion, tout le monde fait ainsi et cela va sans le dire. L’expression « opinion publique » apparaît au milieu du XVIIIe siècle en France. Elle a une connotation péjorative, c’est la rumeur, les idées et sentiments partagés par un peuple, mais un peuple immature politiquement. Au moment de la Révolution française émerge un espace de discussion : les intellectuels et la bourgeoisie éclairée se rencontre dans les cafés et les salons, on peut lire les premiers organes de presse. Bref, une sphère publique se constitue, motivée par une raison émergente sur les ruines de l’Ancien Régime. La démocratie naissante convie de plus en plus souvent le peuple à participer à son destin, l’opinion s’exprime tout au cours du XIXe siècle dans la rue, dans l’organisation de syndicats, de partis… Mais l’opinion publique reste fondamentalement une représentation socialement construite par les notables de ce qu’est censé penser l’ensemble de la population.

L’opinion publique, cette puissance anonyme, est une force qui n’est prévue par aucune Constitution. Pourtant elle fait en permanence le contrepoids du pouvoir en place. L’exécutif et le législatif sont en étroite collaboration, le gouvernement émanant en règle générale de la majorité parlementaire. C’est le judiciaire, chargé de faire respecter la loi, qui est le seul contrepoids politique à ce duopole. Mais la justice n’est rien face au pouvoir des élus si elle n’a pas le soutien de l’opinion publique. A mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun de suivre aveuglément une croyance ou de croire à la clairvoyance de l’élu diminue. C’est pour cela que l’expression d’opinions est une caractéristique fondamentale des sociétés modernes qui va de pair avec l’individualisation des comportements : l’opinion commune est le guide premier de la raison individuelle chez les peuples démocratiques. Cette évolution se concrétise au XXe siècle, la population devient de plus en plus consciente de son pouvoir car elle de mieux en mieux informée. La connaissance de l’opinion publique, la recherche de son soutien et la faculté de parler en son nom devient un enjeu permanent de la vie politique. Les sondages vont alors donner une présence et un visage à l’opinion publique. Le miracle des sondages a été de transformer un concept ambigu en construit mesurable. En donnant une voix puissante et omniprésente à l’avis des citoyens, ils constituent un contre-pouvoir qui participe du contrôle des dirigeants. Sans capacité d’expression d’une opinion publique, il ne peut y avoir de véritable démocratie venant de la base.

Tout élu peut échapper à ses électeurs et mettre la justice en tutelle, tout humain qui a du pouvoir est porté à en abuser. En définitive, c’est l’expression du peuple qui fait en permanence le contrepoids du pouvoir en place. Mais le résultat de l’enquête d’opinion passe toujours par le filtre des intermédiaires, par exemple les journalistes, ou les professeurs, ou les autres spécialistes de la politique…

parents

J’ai commencé mon apprentissage du rôle parental comme toute le monde, très tôt avec l’observation du comportement de mes parents à mon égard. Mais ma meilleure expérience a consisté à m’occuper d’enfants d’âge divers en tant que moniteur au cours de plusieurs colonies de vacances. Toute pratique améliorée est le résultat d’une longue patience.

L’éducation d’un enfant relève entièrement de la responsabilité des parents. Selon le code civil français, « L’autorité appartient aux pères et aux mères pour protéger l’enfant dans sa santé, sa sécurité et sa moralité ». Par contre, si la loi dit qu’il faut de l’éducation, elle se garde bien de dire comment les enfants doivent être éduqués. Il y a donc un problème du côté du contenu de l’éducation, il y a un autre problème du côté des acteurs de la socialisation. Les parents n’ont pas de formation spécifique pour savoir comment s’occuper de leur bébé ; le métier de parent se pratique sans expérience préalable, si ce n’est la vague connaissance que l’on a de sa propre enfance et les conseils contradictoires des uns ou des autres. Suite à l’égalité entre le père et la mère reconnue légalement dans le couple, l’autorité parentale se substitue maintenant à la puissance paternelle (1970 en France). Mais les parents sont mis dans l’obligation de se parler et de respecter la parole de l’autre, chacun des époux étant réputé agir à tout moment avec l’accord de l’autre ; or presque personne ne sait faire cela pour le moment. Alors beaucoup de parents baissent les bras et délèguent. Les parents ne se sentent plus responsables de la socialisation, ils en renvoient la construction à l’école, à la justice, à l’Etat. Les pouvoirs publics s’efforcent alors de re-mobiliser les parents et incitent les familles à exercer leurs responsabilités. Tout cela forme le cercle vain des responsabilités données aux autres.

La fonction parentale est extrêmement complexe, difficile à enseigner, indispensable à apprendre. Pour mieux élever un enfant, nous devons d’abord nous pencher sur notre propre histoire, ce que nous avons vécu pendant notre enfance et que nous sommes inconsciemment préparé à renouveler. Nous projetons en effet dans notre comportement ce que nous sommes déjà. Eclairant le témoignage de cette mère qui martèle à sa fille qu’elle est mauvaise en orthographe alors qu’elle ne fait que reproduire son propre vécu antérieur. Nous devons aussi apprendre que le mot peut agir avec une violence extrême. « Tu vas me rendre folle ! Tu es nulle en maths ! Ton frère est plus doué que toi ! ». Répétés maintes fois, ces messages négatifs finissent par conditionner l’enfant et à saper sa confiance en lui. On connaît enfin l’importance considérable des liens précocement établis entre les parents et leurs enfants. Une mère, délaissée et dépressive, donne des soins « anarchiques » à son enfant qui en sera déséquilibré pour la vie. Au Sri Lanka, on n’a pas besoin de la psychanalyse pour savoir que l’état psychologique de la femme enceinte a de fortes incidences sur l’enfant à naître : la future maman est invitée à « être heureuse » pour que son enfant le soit aussi. Nous passons des examens dans les pays développés pour un oui ou pour un non, mais la fonction de parents n’a droit a aucune préparation collective. Ce n’est pas parce que la formation des parents est complexe qu’une société peut continuer à ne rien faire.

Il se peut un jour qu’un individu ne soit pas jugé digne de se reproduire parce qu’il est incapable de comprendre et d’assumer le métier de parent. Avoir des enfants n’est pas un droit purement individuel puisqu’il met en jeu la société toute entière

parité parentale

Comme tout idéaliste, je faisais confiance au féminisme de mon épouse pour élever mon enfant en parfaite parité parentale. Je ne me suis aperçu de mon erreur qu’au moment où, après un divorce à l’amiable du couple conjugal, la mère a voulu assumer seule ce qui se passait au mieux en garde conjointe alternée (une semaine sur deux, régime vécu par ma fille pendant plusieurs années). On en est revenu au principe traditionnel en Occident : tout pour la femme, le reste pour le père.

Chez les Iroquois, la civilisation était matriarcale, toute véritable autorité était aux mains de la femme. Elle possédait les champs et les récoltes, elle décidait de la paix et de la guerre. Les mariages étaient généralement prévus par les mères ou par les chefs féminins de la communauté. L’époux entrait dans la maison de son épouse, mais il avait sa véritable demeure chez sa mère ; il ne restait jamais de manière permanente chez son épouse. Les enfants appartenaient à la famille de la mère et l’héritage était transmis à la lignée maternelle. Ce type de société privilégie la filiation apparente : grâce à l’accouchement, nous pouvons savoir à coup sûr quelle est la mère de l’enfant. C’est ce que reproduit encore la plupart des sociétés, y compris la civilisation occidentale : la valorisation de la maternité et le maternage par la mère.

Notre maîtrise de la contraception donne un nouveau statut à l’enfant, il devient l’expression d’une volonté consciente. Puisque nous savons que l’enfant n’est que le résultat du mélange des chromosomes parentaux, c’est un père et une mère qui prennent ensemble la responsabilité consciente du choix de la procréation. Cette décision engage les deux parents à assumer toute l’éducation future de l’enfant. L’interdit social de la rupture du couple parental devrait permettre une société égalitaire où l’enfant serait élevé dans les premières années de sa vie par les deux parents unis autour de l’intérêt de l’enfant. Il n’est pas admissible que le père et/ou la mère se défaussent sur l’autre (ou sur la société) de la socialisation de l’enfant qu’ils sont deux à avoir normalement désiré. En 1981, l’INSEE adopte l’expression « familles monoparentales » importée des Etats-Unis. Il ne s’agit plus de la notion stigmatisée de « filles-mères », mais de la reconnaissance qu’une mère seule (un père ?) avec enfants constitue une vraie famille. Il n’empêche que la notion de « famille » monoparentale rend invisible les pères (les mères ?) alors que le soutien économique et culturel de chacun des deux parents permet de faciliter la socialisation de façon synergique.

En Afrique, c’est tout le village qui est en charge de la socialisation des enfants…

parité politique

Dès qu’une femme est légalement électrice et éligible, à elle de faire la démarche pour accéder à la parité politique. Je ne vois pas pourquoi un élu me représenterait mieux selon qu’il soit homme ou femme… S’il ne fait pas l’affaire, je le vire à la prochaine élection, qu’il soit homme ou femme.

En 1999, les femmes qataries votent pour la première fois. On a dit à l’une des épouses de l’émir : « On pense que vous êtes à l’origine de ce vote ». Elle répond : « Honnêtement, c’est l’émir qui a voulu tout cela. Si je m’exprime, c’est parce qu’il m’en donne la possibilité ». La même année au Koweït, la coalition islamiste-bédouine a rejeté un projet de loi du souverain qui aurait permis aux femmes de voter et de se présenter aux élections législatives et municipales. La participation à parité des femmes à la vie politique est une lente conquête. La Nouvelle-Zélande a été le premier pays au monde à accorder le droit de vote aux femmes en 1893. Ce n’est qu’en 1918 que les femmes britanniques âgées de plus de 30 ans ont obtenu le droit de vote pour la première fois en Europe. Les femmes ne l’ont acquise en France qu’en 1944. Aujourd’hui, les séries télévisées de La Nouvelle Zélande, pays le moins sexiste, reposent sur des princesses guerrières ; au parlement les trois postes-clés sont occupés par des femmes (premier ministre, chef de l’opposition et le leader des verts qui détient les clés de l’équilibre du pouvoir) ; le maire de la plus grande ville est une femme, à la tête du système judiciaire (chief of justice) encore une femme, et le patron de l’entreprise la plus profitable du pays, telecom, toujours une femme. Cette situation illustre le profond sentiment d’égalitarisme qui règne dans la société néo-zélandaise. Cette situation de pointe est significative d’un pays neuf, d’un esprit de pionnier qui a permis de mettre à l’écart les sexismes traditionnels. Mais à force de vouloir construire l’égalité des sexes, on peut renier l’égalité des personnes.

En France, on constate toujours cinquante ans après l’obtention du droit de vote un certain échec de l’intégration des femmes dans l’activité  politique. Au nom de l’égalité des sexes, les paritaires ont donc imposé au milieu de l’année 1999 une révision de la Constitution qui implique de donner une part égale aux hommes et aux femmes dans les assemblées représentatives : « La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives ». Mais cette parité forcée soulève de multiples objections. La parité est inutile puisque la féminisation du pouvoir politique est un mouvement normal qui suit l’évolution de la libération culturelle et économique de la femme. Cette parité n’est pas progressiste puisqu’elle fige les femmes et les hommes dans leur différence sexuelle alors que l’évolution des mœurs va dans le sens de l’indifférenciation des rôles et des métiers. Surtout, la parité fait fi de la liberté du peuple souverain : imposer 50 % de femmes dans les assemblées, cela signifie que le peuple n’est plus libre de choisir ses élus. On remet ainsi en cause le principe de l’universalisme de la représentation : un élu décide au nom de tous, quel que soit son sexe et on ne peut assurer l’égalité en limitant l’universalité. L’action politique est un choix idéologique où la spécificité sexuelle n’a pas de sens, le biologique ne peut dicter sa loi au politique : il n’y a aucune différence entre un président de la république homme ou femme, ils sont confrontés aux même contraintes, ils se doivent d’agir de façon similaire. Enfin, l’idéologie des quotas ouvre la voie à tous les particularismes, communautarismes et autres antagonismes. Pourquoi la parité des hommes et des femmes dans les assemblées législatives, et pourquoi pas une représentation proportionnelle des musulmans, des juifs, des homosexuels… Deux siècles de durs combats contre toutes les discriminations, sources éternelles d’incompréhension, de ghettos et de conflits, pour les retrouver aujourd’hui revendiqués comme critère de représentativité !

Ce sont les partis politiques qui investissent pour l’essentiel les candidats, c’est donc aux partis d’établir des principes de répartition selon le sexe dans leurs listes électorales. Les pays nordiques ont atteint en Europe les taux les plus élevés de la représentation féminine sans passer par des quotas instaurés par la loi. Il s’agit de quotas volontaires, pas de quotas législatifs et la Norvège n’a jamais compté moins de 40 % de femmes dans son gouvernement.

parti

Je me suis inscrit aux Verts parce que c’est le seul parti politique qui représente explicitement l’avenir, c’est-à-dire l’équilibre entre les humains et le non-humain. Mais la vie de ce parti est soumis comme tous les autres aux vicissitudes de la lutte pour le pouvoir, ce qui se fait au détriment des objectifs à atteindre…

L’organisation partisane (le parti) n’est qu’une invention récente. Ses origines remontent à la révolution de 1789 et à la floraison de clubs, confréries, sociétés de pensée et d’action qui ont marqué cette période. Dans la première moitié du XIXe siècle, s’opère l’organisation de l’opposition, mais la légitimité de l’expression partisane n’est reconnue qu’à la fin du XIXe siècle. Tout au long de ce cheminement, il a fallu passer par des réseaux plus ou moins clandestins, il a fallu s’appuyer sur la presse dont l’essor a été concomitant. C’est la législation de 1901 en France qui consacre l’avènement des partis en même temps que le droit d’association. Un parti est un regroupement d’individus qui professent la même doctrine politique en vue de conquérir ou de conserver le pouvoir d’Etat. Mais ces partis traditionnels sont devenus des partis de notables et d’élus qui ne s’animent qu’en période électorale. Conçus au départ pour aider les citoyens dans leur prise de conscience de la politique, ces partis se sont imposés comme des organes de sélection des candidats et non d’élaboration des idées. La médiatisation des leaders et la dictature acceptée des sondages ont entraîné la disparition d’une fonction essentielle des partis : la formation des opinions qui passait d’une part par la présence régulière sur le terrain, et d’autre part par la fonction programmatique. Les partis politiques sont dévalorisés et la personnalité de l’élu devient plus importante que la fraction idéologique dont il relève.

Le parti n’est plus qu’un faible élément du tout, il s’efface pour une grande partie au profit des réseaux. Il existe en effet une forte complémentarité entre l’action des associations militantes face à l’inertie des instance politiques, l’action des institutions européennes face à la frilosité des Etats nationaux, l’action individuelle des citoyens-consommateurs face aux aliénations de la société de consommation. La lutte contre l’effet de serre relève de la concertation internationale, la régulation des ressources halieutique se négocie au niveau européen, l’engagement associatif aussi bien local que global permet la démocratie participative, le consommateur juge de l’achat éthiquement et socialement correct : respect du droit du travail, aspects écologiques, transparence des décisions, utilité de la production. Tous les acteurs de la vie sociale, tous les citoyens sont directement concernés par les détériorations du milieu qui nous fait vivre et le parti redevient alors une instance de pouvoir parmi d’autres.

Aucune société ne peut reposer uniquement sur le couple [politique et parti / économie de marché], il faut un pôle intermédiaire, celui de la communauté. Mais il ne s’agit pas d’un communautarisme qui replie des individus sur un territoire donné ou une morale particulière, mais plutôt d’ouverture sociale fonctionnelle : parents qui gèrent une crèche, Alcooliques anonymes, groupes de citoyens qui s’organisent pour penser autrement la vie locale ou globale. Le parti pourrait retrouver sa véritable fonction s’il devenait aussi un centre de formation.

pêche

Je suis allé à la pêche dans mon enfance, mais j’ai compris assez vite que nous n’en sommes plus aux temps de la chasse et de la cueillette parce que nous avons vidé la nature de tout ce qui nous permettait de vivre il y a très longtemps avec un minimum de travail. La pêche n’est un loisir que pour ceux qui achètent le poisson avant de le pêcher, la pêche des professionnels s’arrête quand il n’y a plus de poissons.

Il y a les amis de la pêche pour qui les tonnages de produits de la mer sont essentiels, pour qui volume de captures rime avec diminution du prix du gazole, pour qui l’informatisation des ventes aux enchères et la longueur des filets de pêche ont un effet positif sur les prix moyens. Ce qui compte, ce sont les intérêts économiques des professionnels, le niveau de vie des familles de pêcheurs, l’emploi. Il y a les pécheurs qui ont le sourire, ceux qui vont par 1500 à 2000 mètres de fond avec des navires de 55 mètres et 30 000 hameçons attraper la légine, un poisson qui peut atteindre 40 kg. Et puis il y a l’aquaculture qui permet de compenser la disparition du poisson en liberté. En 1995, cette activité fournissait déjà 12 % des étals de poissonnerie. En apparence tout va bien dans le meilleur des mondes.

En réalité, les chiffres de la FAO montrent que les prises de la pêche dans le monde sont passées de 20 à 86 millions de tonnes de 1959 à 1989, avant de décliner. C’est la dernière exploitation directe d’une ressource naturelle, avec la forêt tropicale dont on connaît aussi la progressive destruction. En surexploitant le milieu, on a réduit au quart le nombre d’adultes reproducteurs chez de nombreuses espèces, ce qui fait peser une menace sur l’ensemble des populations concernées. Pire, l’homme a étendu sa colonisation et s’attaque à présent aux réserves naturelles des grands fonds. On pêche maintenant jusqu’à plus de 1000 mètres de profondeur. Il y a donc les amis du poisson pour qui le dragage de la coquille Saint-Jacques doit être vigoureusement réglementé, pour qui la flotte de l’Union européenne doit être réduite de moitié, pour qui l’équilibre écologique des milieux marins est en péril. Les spécialistes du Muséum d’histoire naturelle en sont encore à étudier le cycle biologique mal connu de la légine, une espèce à croissance lente comme tout poisson des grands fonds, alors que plus de la moitié des tonnages débarqués proviennent de captures illégales de la légine. L’aquaculture de son côté connaît les mêmes problèmes que l’agriculture productiviste. Pour réconcilier les amis de la pêche et les amis du poisson, pour séparer l’apparence de la réalité, il ne suffit pas de compter le contenu de son propre chalutier mais de calculer les prises de façon globale et d’harmoniser les quotas de pêche.

En 1996, les 125 millions de japonais ont consommé 10 millions de tonnes de produits de la mer. Si les Chinois en consommaient dans la même proportion, ils en mangeraient 100 millions de tonnes par an, soit plus que la totalité des poissons pêchés dans l’année. Nous sommes trop nombreux pour les ressources naturelles et nous ne pouvons vivre de façon complètement artificielle… Il n’y a pas d’autres solutions que de limiter la production, ce qui veut dire qu’il faut parallèlement restreindre notre consommation.

peine de mort

Un de mes cousins germains a tué son prochain sans raison valable, il s’est suicidé parce que la peine de mort de sa propre main lui semblait préférable à un procès sans issue.

La cruauté réelle des morts légales dans les sociétés anciennes ne doit pas masquer le changement que constitue l’établissement d’une échelle des peines contre la toute puissance des chefs de famille. Au prix d’une neutralisation sociale, la peine de mort empêche toute vengeance personnelle car l’octroi du monopole d’exécution publique à l’Etat rend possible la socialisation croissante de la poursuite des crimes. L’autorité judiciaire agit au nom de l’Etat de droit, elle peut frapper la violence en plein cœur parce qu’elle possède sur la vengeance un monopole absolu. Grâce à ce monopole social de la peine de mort, nous pouvons étouffer la vengeance, au lieu de l’exaspérer et de l’étendre. Le catéchisme traditionnel des catholiques déclarait légitime, au nom de la défense du bien commun, que l’autorité publique sévisse par des peines proportionnelles à la gravité du délit, sans exclure, dans les cas d’une extrême gravité, la peine de mort. Il s’agissait de concilier deux anciens principes de la doctrine catholique, la légitime défense et le respect absolu de la vie humaine. Le nouveau catéchisme de l’Eglise hésite maintenant sur la position à prendre. Les thèses de l’abolition de la peine de mort se sont diffusés ça et là pour en arriver à voter la fin des bourreaux, par exemple en France en 1981. Même aux Etats-Unis, la peine de mort devient moins populaire : 61 % des américains s’y disent encore favorables en 2001, mais le chiffre tombe à 46 % si l’alternative est la prison à perpétuité sans libération conditionnelle. Selon les abolitionnistes, l’Etat n’a pas le droit de tuer ses citoyens parce que ceux-ci ne peuvent lui avoir déléguer ce droit, elle est inutile parce qu’elle n’a jamais empêché les crimes, elle est illégitime.

La socialisation de la vengeance a été une conquête du mouvement démocratique, et tout individu qui a tué son prochain détermine par son acte même le droit pour la société d’utiliser les mêmes moyens à son encontre : l’assassin a voté par son crime pour la peine de mort. Il est vrai que la peine de mort n’est pas très dissuasive, celui qui tue vit son moment présent comme seul prégnant, il trouve uniquement en lui-même la légitimité de son acte. Si l’électrocution d’un criminel n’empêche pas l’action d’un autre criminel, l’élimination physique du condamné ne permet par contre aucune récidive : la société doit rappeler les interdits. De toute façon, personne ne remet en question la légitimité de la sanction pénale et les abolitionnistes remplacent la peine de mort par la prison à perpétuité. Comment gérer alors la désespérance croissante de détenus sans perspective réelle de sortie ? Il s’agit toujours d’une mise à l’écart définitive de la société : avec la prison, nous remplaçons une mort instantanée par une mort lente dont le coût humain et le coût social sont disproportionnés. Un britannique condamné à perpétuité pour le rapt, le viol et l’assassinat de cinq enfants a fait une grève de la faim pendant plus de 160 jours. Il écrit : « J’ai déjà servi trente-cinq années d’une peine perpétuelle ; ma vie est finie ; je ne veux pas que l’on m’alimente de force pour les vingt ou trente ans qui viennent. Je ne demande rien d’autre que le droit de quitter dans un cercueil la fosse à purin dans laquelle on m’a enterré, ma mort sera rationnelle et pragmatique ». Mais on continue de l’alimenter contre son gré via un tube dans le nez. Les procédures judiciaires permettent une enquête de plus en plus complète et respectueuse du droit de la défense, mais cette défense ne peut pas empiéter sur le droit des victimes. Les adversaires de la peine de mort sont du côté des assassins qu’ils protègent, non de la victime qui ne peut plus se défendre. Un condamné à la réclusion perpétuelle fait encore parler de lui vingt ans après quand il demande une libération conditionnelle, s’il est libéré c’est une seconde mort pour sa victime.

La peine de mort n’est pas un traitement cruel, inhumain ou dégradant, c’est la marque d’une vie citoyenne. Tout humain responsable de ses actes devrait désirer la mort, la punition est toujours légitime quand elle est justement proportionnée : la mort appelle la mort.

père

J’ai eu beaucoup de mal à accéder à l’autonomie avec un père dont l’autorité était trop prégnante, mais l’absence de père (physique ou morale) déséquilibre bien plus la personnalité d’un enfant.

La dynamique du couple parental pose problème dans les pays occidentaux, on constate même un net recul de la paternité. Les pères ne jouent plus comme autrefois un rôle d’interface entre la famille et la société, le travail les éloigne du domicile, la télévision empêche une grande partie du dialogue et le divorce coupe souvent toute relation effective. Cette détérioration du lien paternel entraîne celle du lien social. L’absence des pères est associée à un moindre équilibre psychologique de l’enfant même dans les cas où le père vit dans la famille, mais sans être véritablement disponible pour l’enfant. Pourtant, dans une société non différenciée dans ses fonctions par le sexe, l’enfant doit pouvoir s’identifier aussi bien à l’image paternelle que maternelle et faire sa propre synthèse de ces deux personnalités.

Il faut en effet dresser un pont entre l’univers familial sécurisant et prévisible qui est aménagé les premiers temps du bébé, et le monde extérieur nouveau et déstabilisant puisque moins familier. Ainsi, lorsqu’un enfant joue avec une boîte à encastrement, les pères refusent deux fois plus souvent que les mères de résoudre la tâche à la place de l’enfant qui le demande. Plus souvent que les mères, les pères incitent aussi l’enfant à clarifier son propos et servent ainsi de pont linguistique entre l’univers famille et la société élargie. Cette façon de faire motive l’enfant et lui permet de s’adapter. Une attitude sécurisante n’est pas la panacée, une certaine dose de perturbation présente des effets bénéfiques. Il n’existe pas cependant de comportement obligatoirement liée à un sexe déterminé, une mère peut être autoritaire et un père complètement affectif. Ce qui est important, c’est que l’enfant puisse avoir deux modalités de socialisation, par deux personnalités différentes, un père et une mère : ainsi l’enfant peut choisir sa propre voie. Le couple parental est un modèle réduit de société à partir duquel l’enfant peut commencer à tracer son parcours personnel, la complémentarité des sexes permet un premier compagnonnage avec autrui dans une relation triangulaire qui porte en elle les solutions des conflits relationnels à venir : l’attitude absolument symbiotique entre un parent (la mère ?) et son enfant est malsaine.

Dans les sociétés modernes, le rôle jugé prépondérant de la mère vis à vis de l’enfant s’efface devant l’égalité familiale et professionnelle entre l’homme et la femme ; en France, un congé parental peut être pris aussi bien par l’homme que par la femme pour s’occuper à la maison du nouveau-né. Le maternage n’est pas relié à un sexe spécifique, il s’agit d’un rôle de socialisation interchangeable provoquant une identification de plus en plus androgyne.

pétrole

Si je ne roulais qu’en vélo, la classe globale rigolerait de cette incongruité, si je consommais beaucoup d’essence, je précipiterais à mon échelle la date du prochain choc pétrolier…

Le pétrole est brûlé car il est bon marché. Quand le prix d’un baril (159 litres) de pétrole est de 26 dollars, le baril de coca-cola atteint 78 dollars et le cognac 7 800 dollars. Après la seconde guerre mondiale, le prix du pétrole était fixé par les grandes compagnies occidentales. L’offre était d’abondance puisqu’il s’agit de puiser dans des nappes de pétrole, et la demande relativement faible. Le pétrole une fois découvert nécessite un coût de mise à disposition du consommateur assez faible, et les compagnies pétrolières avaient intérêt à élargir les débouchés grâce à un prix peu élevé. Après l’intermède très temporaire des deux chocs pétroliers, on retrouve à partir de 1986 la logique libérale du court terme : le prix est en effet fixé par le marché, c’est-à-dire la libre confrontation entre l’offre et la demande. L’irruption des nouveaux producteurs hors OPEP et les mésententes entre pays membres de l’OPEP ont en effet crée un marché libre du côté de l’offre. D’autre part la crise économique du monde occidental, structurelle depuis 1974, a ralenti la demande de pétrole. « L’offre est supérieure à la demande, le prix doit baisser » dit le marché.

Le pétrole devrait être sauvegardé, et en conséquence son prix augmenté. Le cartel des grandes entreprises pétrolières privées a été remplacé dans les années 1970 par un cartel de pays fixant un prix plus élevé en contrôlant la production. Le premier choc pétrolier en 1973, un quadruplement du prix du pétrole, a ainsi marqué la prise temporaire du pouvoir par l’OPEP (Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole) menée par l’Arabie Saoudite. C’est ainsi que le prix du pétrole est passé de 3 $ à 11,6 $ le baril en trois mois, non pour des raisons de logique de rareté croissante, mais pour des considérations politiques liées à la guerre du Kippour. Ce n’est pas l’expression de la rationalité humaine qui est intervenue dans cette affaire, les pays arabes ont voulu réduire leur production de pétrole pour forcer Israël à se retirer des territoires occupés en Egypte. Un deuxième choc pétrolier est intervenu en 1979 après la prise du pouvoir de Khomeiny en Iran qui a déstabilisé la production du Moyen Orient : toujours des raisons politiques et non comme il le faudrait une rationalité économique. Il est absolument malsain que les mécanismes économiques se trouvent ainsi soumis à des considérations temporaires. Le rapport entre les réserves mondiales prouvées et la production annuelle, après avoir augmenté jusqu’en 1989, diminue depuis lors régulièrement : nous trouvons un baril de réserves quand nous en consommons quatre. Puisque le pétrole a dans le temps une rareté croissante, son prix devrait constamment augmenter. Si on renchérissait chaque année de 5 à 7 % le prix de l’énergie, la douleur serait minimale, mais la prise de conscience maximum. On s’étonne que l’idéologie dominante, si furieusement libérale, oublie encore une fois les données de base de l’économie à savoir que, quand un produit se raréfie, il voit son prix augmenter en proportion. Dans une perspective de développement durable, il faudrait considérer que le pétrole utilisé comme énergie de déplacement et donc brûlé définitivement n’est pas transmissible aux générations futures : il est nécessaire d’arrêter une tel gaspillage le plus vite possible. Les ressources non renouvelables ne peuvent être transmises aux génération futures que dans la mesure où on ne les exploite que pour des activités nobles comme la pétrochimie et le développement durable.

Le problème d’une ressource naturelle, c’est qu’elle ne peut pas revendiquer par elle-même une hausse de sa rémunération. Il est vraisemblable que tout le pétrole sera parti en fumée quand on pourra enfin prendre conscience du gaspillage réalisé par la classe globale en quatre ou cinq générations seulement et de son insouciance criminelle.

PIB, production intérieure brute

La croissance est un mythe dont le faux prophète s’appelle le PIB. Je considère cet indicateur de création de richesses comme facteur d’exploitation de l’homme par l’homme et, au delà, cause de la détérioration de la planète.

Le PIB ou produit intérieur brut se mesure par la somme de toutes les valeurs ajoutées, c’est-à-dire la production réellement issue de l’activité des entreprises ; c’est à partir de cet ensemble qu’on calcule un taux de variation, le plus souvent à la hausse. Nous sommes très fiers d’un taux de croissance presque toujours positif, cela veut dire plus de marchandises à disposition des consommateur, plus d’accumulation de capital pour les entreprises, plus d’ouverture sur l’extérieur dont nous importons ce que nos exportations nous permettent de financer. Cette croissance économique appelle à une main d’œuvre supplémentaire (travailleurs immigrés, population féminine) et procure l’emploi, donc la disparition du chômage. En apparence, tout va bien dans le meilleur des mondes possibles. Mais le PIB n’est pas en réalité un indicateur véritable de résultats (niveau de vie, bien-être), il n’est qu’un indicateur de moyens, une mesure de la production qui résulte de l’emploi organisé de manière productiviste. Toutes les femmes qui depuis la seconde guerre mondiale sont entrées sur la marché du travail n’ont fait que remplacer sous forme monétaire les activités qu’elles accomplissaient précédemment de façon bénévole (élever des enfants, faire la cuisine, s’occuper de la maison). Toutes les activités productives qui échappent aux règles du marché ne sont pas pris en compte : le travail domestique des personnes au foyer, le travail non rétribué des bénévoles… Notre conception de la croissance n’envisage qu’une partie de l’activité humaine et laisse de côté la gestion du quotidien comme l’engagement au service de la société. Plus grave, le PIB compte comme positif ce qui devrait être soustrait. Lorsqu’une entreprise pollue, on fait entrer dans l’accroissement de la richesse nationale a la fois sa production et le coût de la dépollution. De même, un alcoolique fait augmenter le PIB grâce à ses achats ; il le fait aussi augmenter quand il a un accident grâce aux réparation matérielles et physiques et à l’achat induit de nouveaux moyens de locomotion. Un « mal » plus son « remède » sont considérés comme deux « biens ».

Le PIB qui est mesuré par les prix peut souffrir d’une inflation trop forte, mais le calcul en prix constant (on enlève l’inflation) permet de pallier cette difficulté. De même dans les comparaison internationales, on utilise la parité de pouvoir d’achat plutôt qu’une évaluation par des taux de change trop variables. Mais on ne pourra jamais éliminer le biais que constitue l’écart entre le prix et la valeur réelle d’un bien ou service à laquelle il devrait correspondre. Pour ce qui constitue la majorité des valeurs ajoutées agrégées par le PIB, il s’agit en effet de mesurer une richesse artificielle : par exemple la consommation d’essence n’a pas en soi une valeur, c’est une indication d’un certain niveau de vie basé sur le déplacement, pas d’un sentiment réaliste de satisfaction ; la vente de bijoux n’est pour rien dans le bonheur des générations futures sauf à privilégier la parure aux nécessités de la survie. Beaucoup de producteurs, qui croient sincèrement apporter une contribution positive au produit national brut, seraient étonnées de constater que leur activité est en fin de compte plus nuisible qu’utile. Comme on ne peut découpler croissance économique et impact négatif sur l’environnement, l’expansion du PIB est néfaste. La croissance du transport routier détruit la capacité a atteindre des objectifs environnementaux et cette détérioration compense largement les réductions des émissions polluantes obtenues par l’industrie. Par ailleurs, l’urbanisation morcelle les espaces naturels par les infrastructures nécessaires et le mitage résidentiel, rend plus difficile le contact entre les humains et impossible le juste rapport à la nature. Même le Produit Intérieur Net n’est qu’un indicateur superficiel puisqu’il considère seulement l’amortissement du capital technique (machines…). En effet quand on coupe par exemple des arbres, il faudrait déduire en plus le coût du renouvellement de ces arbres, comptabiliser plus généralement en négatif toute la dépréciation du capital naturel qu’il faudra un jour remplacer. Sinon il y a destruction nette de notre patrimoine terrestre et aucun futur pour l’humanité.

Jamais le PIB n’a mesuré le Bonheur International Total présent et à venir.

pilule

L’invention de la pilule et l’usage du préservatif sont les garants de la libération sexuelle, je ne trouve pas que l’humanité ait beaucoup sauté sur l’occasion…

En France, la loi de 1920 interdit non seulement l’avortement, mais aussi la diffusion et la propagande pour tous les moyens anticonceptionnels. Il y a donc des infanticides, des avortements clandestins, des familles reléguées dans la pauvreté avec trop de bouches à nourrir… Le général de Gaulle pensait en effet qu’il ne fallait pas sacrifier la France à la bagatelle, il se conformait à l’idéologie nataliste pour laquelle c’est le nombre d’hommes qui fait la grandeur d’une nation, pas la qualité de la vie. En 1966, les cardinaux et évêques ont pourtant estimé « non illicite » la contraception par 9 voix, 2 contre et 3 abstentions ; les experts de l’Eglise s’étaient ainsi prononcés en faveur d’une maîtrise de la procréation. Mais le pape Paul VI a estimé que ces conclusions ne sont pas définitives et qu’un autre délai de réflexion est nécessaire. Il prend alors seul la décision d’exclure toute action qui se proposerait comme but ou comme moyen de rendre impossible la procréation ; il s’appuie sur une soi-disant loi naturelle établie par Dieu et l’encyclique Humanae Vitae de 1968 rejette toute forme de contraception artificielle ou chimique qui aurait pour but de barrer la voie à la transmission de la vie. C’est le triomphe de l’obscurantisme d’un individu contre le débat démocratique. En l’an 2000, le président du conseil pontifical chargé des questions de santé indique encore et toujours que la chasteté est « la loi de Dieu » et que le préservatif est moralement non licite parce que « La vie produite par un rapport sexuel n’appartient pas aux humains, mais à Dieu ».

C’est l’avancée de nos découvertes qui nous permettent d’ignorer la soumission à dieu pour rentrer dans le débat démocratique entre humains. En 1999, peut-être que le Japon autorisera la pilule : le débat sur l’introduction au Japon de cette forme de contraception a été relancée par la rapide adoption de la pilule bleue qui permet de pallier les difficultés masculines d’érection (le viagra contre l’impuissance). Il y a donc clairement deux poids, deux mesures : « pour » la pilule destinée aux hommes et à leur plaisir, « contre » celle destinée à la liberté des femmes et à la lutte contre la surpopulation. Survenue en quelques années seulement, la mise au point d’une contraception fondée sur le blocage des mécanismes physiologiques féminins renforce la maîtrise de sa fonction de reproduction par l’espèce humaine. En 1951, on obtient une hormone de la grossesse, la progestérone, active par voie orale et non plus seulement par injection. En 1952, on réussit à bloquer l’ovulation en injectant de la progestérone et un oestrogène. Les hormones sexuelles ne sont plus conçues comme des substances indispensables à la fertilité, mais au contraire comme des substances qui provoquent une stérilité temporaire ; les essais de cette molécule à Porto Rico sont concluants. La pilule naît donc en 1956, elle est mise en vente sur le marché américain en 1960. Un débat agité à propos de cette contraception orale parcourt alors le reste du monde. Le planning familial est né en 1961 d’une association qui s’appelait la « Maternité heureuse » puisqu’il était encore interdit de parler de contraception en France. En 1967, la proposition de loi sur la régulation des naissances est discutée à l’Assemblée nationale : la fabrication et l’importation des contraceptifs sont autorisés. Les débats, d’une violence inouïe, ont clairement tracé une ligne de démarcation entre deux France : une France morale et catholique d’un côté, une France progressiste et laïque de l’autre.

La technique peut asservir l’humain, elle pourrait le libérer en permettant que la densité démographique devienne acceptable pour les capacités de charge de la planète… si on en avait la volonté politique !

planification

Faut-il couper cet arbre, maintenant ou plus tard, et pourquoi pas arracher cette plante et quoi mettre à la place… Nous nous posons en famille toutes ces question à propos du verger et la réponse n’est jamais acquise à l’avance. Si planifier la gestion d’un simple jardin pose tant de problèmes à quelques personnes seulement, à plus forte raison la gestion de l’avenir socio-économique de tout un pays ou de la planète.

La volonté étatique ne suffit pas à maîtriser l’avenir. Les pays socialistes, caractérisés pas la propriété collective des moyens de production, ont mis en place depuis les années 1930 une planification centralisée et impérative : des plans de cinq ans organisent toute la vie économique. Si les entreprises sont consultées, c’est cependant un comité d’Etat de la planification qui décide seul des objectifs détaillés par entreprise. Il fixe les prix et les quantités, impose les clients et les fournisseurs. Mais ce système s’est effondré en même temps que la chute du communisme, les pays socialistes sont devenus pour la plupart des pays en transition vers l’économie de marché. Mis en place en France dans l’immédiat après-guerre, une planification indicative reposait sur des incitations financières et a permis d’accompagner la reconstruction du pays. A partir de 1945 en France, le plan a été le moteur d’une politique volontariste qui repose sur un document présentant les grandes orientations économiques et sociales pour l’avenir ; le Commissariat général du Plan est une administration qui a vocation à associer l’ensemble des acteurs économiques et sociaux. Mais une planification n’est efficace que dans une société où les choix fondamentaux sont simples, il devient inopérant dans une société complexe. Seuls les deux premiers plans quinquennaux ont eu une réelle influence, la complexité croissante du système productif faisant en sorte que le marché se substitue au plan. Une agence centrale du Plan, même constituée d’administratifs tout dévoué à la chose publique, ne peut pas recueillir toutes les données nécessaires au fonctionnement d’un processus productif de plus en plus complexe. Le marché l’emporte sur le plan car le marché ne sert pas seulement à échange des biens et des services, il sert aussi à échanger de façon décentralisée des informations sur les préférences de chacun. Gouverner aujourd’hui n’est plus l’art de prévoir l’avenir, mais le talent mineur d’éviter les accidents et d’éteindre les incendies.

C’est pourquoi les grands groupes industriels dominent notre société, sa rationalité et son idéologie. Mais les firmes multinationales pensent d’abord à leurs intérêts immédiats alors qu’il faudrait systématiquement évaluer l’impact de leurs projets à 10 ans et 100 ans, 10 km et 1000 km ; les humains ont désappris à compter avec le futur. Des plans économiques à 5 ans paraissent audacieux alors que le rythme des arbres est celui des siècles. De ce décalage résulte que la forêt européenne étouffe sous le poids d’une abondance mal gérée, alors qu’en Afrique elle se meurt d’un excès de pauvreté : le bois de chauffe y brûle plus vite que le renouvellement des arbres. Cependant, la montée croissante des pénuries (forêts, eau, énergie, terres cultivables…) donne de nouvelles perspectives à une planification prospective : quand il devient plus facile de déterminer les choix fondamentaux, quand la société toute entière prend conscience des objectifs (écologiques), alors nous pouvons définir les moyens de la gestion de l’avenir. Aujourd’hui de plus en plus de personnes se rassemblent autour du concept de développement durable, accomplir dans tous les domaines de notre existence uniquement ce qui permet aux générations futures de s’épanouir au moins aussi bien que nous le faisons actuellement. Un principe de modération consiste alors à éviter la démesure et les travaux inutiles ainsi qu’à choisir la pérennité de toute installation, donc exige la planification.

La fonction intégrative du plan demeure dans l’avenir : il s’agit de persuader les groupes sociaux et les individus qu’aucun autre avenir n’est concevable que celui d’une coordination des efforts mondiaux en vue d’une stabilisation des besoins. La responsabilité des pays industrialisés est majeure en raison de l’importance de leurs prélèvements sur les ressources globales.

plurilinguisme

Je sais maintenant pourquoi le système scolaire s’est acharné sur moi pour me faire apprendre sans succès le latin, l’allemand et l’anglais (et pas l’espéranto) : les deux premières langues servaient de sélection de l’élite (dans les années 1960) et l’échange international s’opère aujourd’hui avec l’idiome du pays économiquement dominant.

De toutes les institutions de l’Union européenne, le Parlement est l’unique instance à appliquer à la lettre le plurilinguisme intégral. En vertu de ce principe, chaque député peut s’exprimer dans sa langue maternelle ; ses discours sont traduits et interprétés systématiquement dans toutes les autres langues officielles de l’UE, soit onze langues au total. Le parlement européen nécessite donc 800 traducteurs et interprètes sur des effectifs d’un peu plus de 4 000 personnes. Les langues les moins répandues, comme le portugais ou le danois, impliquent le concours d’un troisième interprète faisant office de pivot. Au delà du coût d’une telle organisation, les possibilités de communication directe et informelle s’en trouvent limitées ; le temps de parole est d’ailleurs minuté, voire chronométré. Résultat : les séances plénières, censées favoriser la délibération et l’échange, se transforment en une succession de monologues. A l’heure de l’ouverture de L’Union européenne qui va passer de 15 à 25 pays, le coût du plurilinguisme intégral devient exorbitant sans permettre aux européens de base de se comprendre davantage.

L’évolution normale d’une société qui se mondialise va vers une concentration linguistique qui évite les écueils du plurilinguisme. Sur la planète, nous parlons environ 5 à 6 000 langues. La moitié d’entre elles disparaîtront au cours du XXIe siècle, soit au rythme d’une toutes les deux semaines. Déjà 51 langues ne sont plus parlées que par une unique personne, et 96 % des langues sont parlées seulement par 4 % de la population mondiale. Comme le rythme de disparition s’accélère, il est possible qu’il ne reste plus vers l’an 2100 que quelques centaines de parlers, pour la plupart eux-mêmes menacés d’extinction. Le terme ultime de cette évolution est normalement la constitution d’une langue universelle, la fin de la vieille malédiction de Babel, et le retour à cet état originel où selon le texte biblique « Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots ». Les langues divisèrent les peuples, c’est l’uniformité de son et de sens qui montrera à l’humanité la voie principale de son unification. Seule une langue universelle comme l’espéranto, n’appartenant à aucun Etat-nation, peut valablement véhiculer les notions d’humanisme et de paix. C’est à cette condition nécessaire (et non suffisante) que les humains pourront se comprendre mutuellement. L’Union européenne s’est construit un langage commun avec l’euro, oubliant tout ce qu’une monnaie représente de souveraineté nationale. Elle pourrait de façon similaire promouvoir une langue qui ne soit pas rattachée à une nationalité particulière. Il s’agit ainsi de renforcer l’idée que nous sommes tous citoyens du même monde.

Si tous les collégiens et lycéens de la planète boycottaient l’apprentissage des langues étrangères dans l’attente d’une langue véritablement internationale et unique, alors le trans-nationalisme se mettrait en marche.

police

Je n’ai jamais eu réellement besoin de la police, une société bien policée n’a pas besoin d’un contrôle externe.

L’institutionnalisation de la police découle d’une séparation d’avec la justice et fut créée dans et pour la ville car la campagne où tout le monde se connaît fait son autodiscipline. Dans la ville postindustrielle, les lieux communs sont extraits des quartiers, localisés dans des centres spécialisé, plus de magasins ni d’entreprises mais une gigantesque indifférence où les automobilistes ne font que s’entrecroiser sur les échangeurs des autoroutes. Avec la ville contemporaine vient la possibilité de nier les autres, la volonté de se mettre à distance des pauvres : organisation d’enclaves résidentielles, refus de cohabiter à l’école. L’insécurité est comme le chômage une inégalité : les plus démunis sont précisément ceux qui ont le plus à souffrir de l’insécurité. C’est dans les zones difficiles, dans les banlieues à chômage que les faits délictueux sont les plus importants et que la présence policière est la moins dense. Ce sont donc les plus fragiles et les plus démunis qui sont les plus touchés. Dans l’anonymat des villes, les citoyens sont alors conscients que la vie en collectivité et la sécurité impliquent une police. L’utilité de la police, c’est qu’elle représente la politique effective, celle qui s’occupe des points sensibles puisqu’elle s’occupe de ce qui ne va pas. Le policier est celui qui se tient vers le bas, vers la cité souffrante. Les citoyens critiquent volontiers leur police : elle serait un obstacle à la liberté du citoyen et abuserait de son monopole de la violence légitime. Les policiers sont même pourchassés dans certains quartiers. Mais quand la police est républicaine et se rend indispensable dans les banlieues, ce jugement devrait se modifier.

En vérité, la question n’est pas de savoir dans nos sociétés imparfaites s’il faut ou non une police, mais de déterminer les critères de bon fonctionnement de la police. Le code de déontologie de la police française résume assez bien les missions et les devoirs d’une police au service des citoyens :

Article 1 : la police nationale concourt à la garantie des libertés et à la défense des institutions de la République, au maintien de la paix et de l’ordre public et la protection des personnes et des biens.

Article 7 : le fonctionnaire de la police est intègre et impartial ; il ne se départit de sa dignité en aucune circonstance. Placé au service du public, il se comporte envers celui-ci d’une manière exemplaire. Il a le respect absolu des personnes, quelle que soient leur nationalité ou leur origine, leur condition sociale ou leurs convictions politiques, religieuses ou philosophiques.

Article 8 : le policier est tenu, même lorsqu’il n’est pas en service, d’intervenir de sa propre initiative pour porter assistance à toute personne en danger, pour prévenir ou réprimer tout acte de nature à troubler l’ordre public.

Article 9 : lorsqu’il est autorisé par la loi à utiliser son arme, le policier ne peut en faire qu’un usage strictement nécessaire et proportionné au but à atteindre.

Article 10 : toute personne appréhendée est placée sous la protection de la police ; elle ne doit subir aucune violence ni aucun traitement inhumain ou dégradant.

Dans une société solidaire où chacun permettrait la socialisation de tous (comme dans l’article 8), la police deviendrait alors inutile. La police accompagne la ville, seul le village est à hauteur humaine.

pornographie

Au temps d’avant les cassettes vidéo, la première photo interdite qu’un copain m’avait montré représentait une fellation. J’étais simplement étonné qu’une telle pratique soit possible, mélange de curiosité et d’incrédulité, attitude normale d’un jeune qui découvre certaines réalités cachées. Quarante ans plus tard, je ne vois toujours pas pourquoi on aurait une réaction morale de rejet par rapport à une relation sans violence entre les sexes.

La pornographie, c’est représenter la prostituée (pornê), tout ce qui en matière de sexe s’achète. Deux tendances président à sa dévalorisation, l’interdit et le domaine réservé. Dans les années 1920, l’Amérique connaît une crise de moralité. Cet ostracisme se fonde sur l’idée que la vision des organes sexuels introduit quelque chose de malsain dans le regard qui finit toujours par condamner le corps des femmes et par contaminer l’esprit des hommes. Un ancien ministre des postes, W. Hays, s’empresse de rassurer, il instaurera les canons du bon goût. Autocensure librement consentie dans les années 1930, le code Hays deviendra vite un carcan. Les règles cinématographiques sont inviolables, si absurdes soient-elles : il sera interdit à deux personnes, même mariées, de s’asseoir sur un même lit, à moins qu’ils n’aient chacun un pied par terre. Il n’est tombé en désuétude que dans les années 1960. Plus tard la libéralisation des films porno (soumis en France à un régime fiscal désavantageux depuis 1975) a instauré un clivage infranchissable qui renvoie toute représentation explicite de l’amour physique dans des salles spécialisés, puis dans l’arrière-cour des sex-shops.

Pourtant c’est une impossible entreprise que de marquer la différence entre la pornographie et son distingué voisin, l’érotisme. Une société sans pudeur qui montre ou qui regarde des sexes au repos ou en action, ne peut pas être un facteur d’oppression, mais tout au contraire de libération. Nous ne sommes obsédés que par ce dont nous avons été indûment privés dans notre jeunesse et la littérature pornographique ne trouve ses lecteurs que par une sexualité qui a été refoulée. Des relations à l’autre sexe vécues comme un jeu épanouissant libérerait de tout fantasme les générations ultérieures. Il est donc malsain d’interdire dans le cadre ordinaire de notre existence les images de l’acte sexuel, cela empêche d’aborder la sexualité sans tabou. Quand l’expression cinématographique traitera les scènes ouvertement pornographiques de la même façon que le reste du film, les mentalités auront changé : les gestes de l’amour physique deviendront alors la banalité ordinaire d’un cinéma qui ne sera plus relégué dans le ghetto « classé X ». Toutes les actions qui justifiaient auparavant une rhétorique obligeant à cacher des parties de notre corps, fellations, masturbations et pénétrations, ne sont que des moments comme un autre du déroulement de l’action. Les sociétés modernes qui peuvent permettre une vision pornographique de l’existence dédramatisent la représentation du sexe en action et favorisent une sexualité sans refoulement ni violence. D’ailleurs l’érotisme aujourd’hui n’est souvent que la pornographie de la veille et aucune enquête n’a établi que des effets psychologiques traumatisants ou des atteintes durables à l’identité personnelle pourraient être provoqués par l’exposition à la pornographie.

Mais l’image et le cinéma ne sont qu’un aspect de notre socialisation. Il ne faut pas que ces plans anatomiques d’organes génitaux qui veulent pénétrer toujours plus avant l’intimité des corps encouragent une activité masturbatoire qui transforme le sexe uniquement en spectacle. Le réel implique responsabilité et mise en jeu de stratégies relationnelles complexes, une vraie relation charnelle implique tout un engagement de la personne.

prématuré

Ma mère m’a donné naissance à terme dans une chambre ordinaire, sans hôpital ni médecin. La survie des prématurés était rare à l’époque puisque les couveuses n’existent pas encore, on se contentait de boîte à chaussures. La réanimation néonatale n’apparaîtra que trente ans plus tard.

Les grands prématurés représentent aujourd’hui plus de 5 % des bébés nés en France et pour ainsi dire 0 % dans les pays du Tiers-monde. Il semble pourtant malsain d’isoler dans un service spécialisé un fœtus humain de 780 grammes né à moins de 26 semaines qui ne survit au milieu des machines que grâce à cette assistance technique. Il est nourri par intubation, demande une assistance respiratoire intensive et risque des séquelles neurologiques : les soins médicaux se transforment en acharnement thérapeutique. Même avec 33 semaines de gestation pour moins de 1500 grammes, le surcoût des grands prématurés pour la collectivité est-il supportable ? La forte augmentation du nombre d’enfants prématurés survivants, causée en particulier par les traitements de la stérilité et les fécondations in vitro, ne permet pas de réduire comme espéré le nombre absolu de handicaps sévères à long terme nécessitant une prise en charge médicale prolongée dans des structures spécialisée. Le comité d’éthique dénonce en France ces attitudes d’acharnement thérapeutique initial, qualifié d’obstination déraisonnable, et la quête de performances médicales. Il est donc acceptable dans certaines situations d’arrêter les soins intensifs et d’administrer des substances pour mettre un terme à la vie d’un grand prématuré et une exception d’euthanasie doit permettre d’examiner les mobiles invoqués par son auteur en cas de procédure judiciaire. En effet la perspective d’une vie végétative dépourvue de toute possibilité relationnelle entre le prématuré et ses parents peut être considérée comme plus insupportable qu’une fin de vie ; il existe aux Pays-Bas un consensus qui veut qu’aucune réanimation ne soit entreprise avant la 24e semaine.

Quand nous naissons après neuf mois de gestation, nous sommes encore inachevés puisque sans possibilité d’une existence autonome. Comme la girafe ne se couche pas au moment de l’expulsion, le girafon tombe de deux mètres de haut au moment de la naissance. Parfois, il en meurt, mais le plus souvent il se met sur ses jambes, il a déjà son indépendance. Il faudra au nouveau-né humain douze mois environ pour parvenir à se déplacer sur ses jambes. Les humains doivent d’ailleurs leurs potentialités au fait qu’il sont physiquement prématurés, tant au niveau de leurs capacités motrices que dans leur développement cérébral. Même comparé aux autre primates, le bébé semble bien démuni lorsqu’il vient au monde après ses 9 mois de développement utérin. Son cerveau ne pèse que 300 grammes, le cinquième seulement de son poids adulte, alors que celui du chimpanzé atteint déjà à la naissance 40 % de son poids définitif. Tel est le secret de la pensée humaine : des années durant, la masse du cortex continue d’augmenter, ses axones à pousser, ses synapses à se connecter. Cela explique que les jointures des os de notre crâne, contrairement à celui des autres mammifères, ne se ferment définitivement qu’à l’âge adulte. Chez les chimpanzés et les gorilles, le cerveau est formé à 70 % au début de la première année, l’humain ne parvient à ce chiffre qu’au début de sa troisième année. Cette prolongation de la maturation doit être considérée comme un facteur essentiel de notre évolution car les performances de notre cerveau vont être d’autant plus extraordinaires qu’elles sont longues à se mettre en place. Cette prématurité naturelle a une bien plus grande valeur que la prématurité artificielle.

Il semble plus facile pour la société moderne de se concentrer sur les techniques médicales de maintien en vie plutôt que d’améliorer les processus de socialisation après la naissance.

presse

Beaucoup de journaux lycéens sont confrontés en France à la censure car souvent ceux qui ont le pouvoir jugent qu’eux seuls sont dignes d’être lus et approuvés.

Le douzième article de la déclaration des droits de Virginie avait souligné que « La liberté de la presse est l’un des remparts de la liberté ». Cet article est repris par le premier amendement de la Constitution américaine (1787) et apparaît aux yeux des Américains comme faisant partie des principes sacrés. Le journal des Cordeliers baptisa la presse « quatrième pouvoir » dès 1791, pendant la révolution française. Cette gazette exprimait la suspicion envers la démocratie représentative, et valorisait la démocratie d’opinion, jugée plus significative. La presse a donc forgé son identité autour d’une posture de dénonciation, une éthique de la transgression qui en a fait un véritable contre-pouvoir. Mais dès 1792, les gouvernements autoritaires n’ont cessé d’interpréter la libre communication des pensées (article 11 de la Déclaration des droits de 1789) dans un sens restrictif. Il faut attendre la loi de 1881 pour mettre en pratique ce principe : « Tout journal ou écrit périodique peut être publié sans autorisation préalable et sans dépôt de cautionnement . » Dès lors, telle une vigie sur le pont du navire, la presse française cherche à savoir ce que les puissants – qui revendiquent le droit de gouverner dans un certain secret – tentent de nous cacher. Sans liberté de la presse, il n’y a pas d’information du citoyen, donc pas de formation d’une opinion publique éclairée. Et sans opinion publique éclairée, il n’y a pas de démocratie véritable. La société démocratique a donc besoin d’un journalisme exigeant.

La tendance dans les pays pauvres est encore au contrôle de l’information par le pouvoir en place ou par une mafia. « Il a quatre pattes, une queue et il aboie, mais ce n’est pas un chien » ; ce dicton symbolise ce qu’est la liberté de la presse, aujourd’hui, au Pérou ; des tireurs en moto ont assassiné en décembre 2000 dans une petite ville colombienne le deuxième journaliste en un mois et le quatre-vingt-quatorzième en deux ans pour l’ensemble du pays. Dans les pays riches, il existe une toute autre dérive médiatique, la confusion croissante entre information et divertissement. Les politiques viennent dans une émission de plus en plus pour se faire aimer, et de moins en moins pour raisonner. De plus dans une économie de marché, il est presque impossible de faire un journal sans ressources publicitaires. Dans ce contexte, un journal qui dénonce les effets néfastes de la mondialisation et des concentrations et qui condamne les dérives libérales de la société de profit s’exclut du système qui lui permet de survivre, les publicitaires lui tournent le dos. Il lui faut alors changer de ligne éditoriale, ou disparaître en tant que journal de masse.

Il est bien difficile de faire une presse libre sans une classe moyenne qui peut payer le prix d’une libre information, c’est un des nombreux problèmes de tous les pays pauvres et même des pays riches qui par ailleurs ont trop d’informations inutiles. Le système médiatique consiste à codifier ce qui est important et ce qui ne l’est pas, tous les codes actuels sont à revoir.

prison

J’ai subi la garde à vue mais pas la prison, dans un autre pays j’aurai connu l’enfermement ou pire pour la même action (une manifestation avec cassage de vitre d’un commissariat de police). La peine doit toujours être proportionnelle au délit, encore faut-il que la prison joue son rôle de rédemption.

En Europe occidentale, l’établissement pénitentiaire a pour objectif principal la transformation psychologique du détenu grâce à des programmes éducatifs ou psychothérapeutiques pour sa réinsertion. Depuis 1945 en France, la prison a reçu officiellement la mission de contribuer au reclassement social des personnes placées sous sa garde et de leur délivrer une instruction générale et professionnelle. Aux Etats-Unis, on estime au contraire qu’être juste ne doit pas permettre de moduler la peine par des considérations extérieures à l’acte ; cette doctrine contribue à renforcer l’aspect répressif de la prison dont l’univers clos devient alors un lieu de déconstruction. En fait, il n’y a pas opposition entre ces deux systèmes, le contenu du système carcéral est similaire, son échec patent : en France plus d’un tiers des détenus retournent en prison dans les quatre ans, le taux de récidive atteignant près de 80 % pour les mineurs.

Il existe en effet une perversion du système de réinsertion. Juridiquement en France, on ne peut rien imposer d’autre à un détenu qu’une peine privative de liberté. Ainsi, un délinquant sexuel n’est pas obligé de se soigner, l’enseignement reste une activité facultative, le travail n’est jamais obligatoire depuis 1987 donc les détenus français qui travaillent sont tous volontaires. Pourtant la possibilité d’une réinsertion sociale passe par certaines obligations et c’est par le travail social que le détenu n’est pas complètement coupé de la vie ordinaire. Mais le regroupement des détenus en fonction des peines et non des compétences ainsi que le manque de locaux adaptés maintiennent les prisons dans un rôle d’incarcération sans réhabilitation par le travail. Alors la peine n’a plus de sens quand il n’y a ni vertu réparatrice particulière pour le prisonnier, ni effet protecteur à long terme pour la société. Pour les plus endurcis, les préparatifs d’une sortie réussie ne sont plus une priorité et la prison se réduit à un rôle de gardiennage. Les détenus sont pour la plupart en marge de la Cité dans leur mode habituel de vie et de pensée, sans autre obligation que la privation de liberté. Il faut penser la prison autrement. Tous les détenus devraient être tenu de respecter un programme de réinsertion, qui ne travaille pas ne mange pas et en tout cas ne se réhabilite pas.

En contre-partie de leurs obligations, les prisonniers doivent conserver tous les droits rattachés au citoyen, droit à la vie privée, droit de téléphoner librement, droit aux minimas sociaux, droit au travail avec un contrat en bonne et due forme.

privatisation

Quand on a commencé à privatiser la régie Renault, je me suis senti dépossédé puisque j’étais moi-aussi propriétaire de cette entreprise publique. Mais un service public ne devrait pas construire de voiture individuelle… ni les entreprises privées d’ailleurs ; le système d’appropriation ne dit rien sur la finalité poursuivie…

C’est la révolution française qui a fait du droit de propriété un droit universel : « Toute personne, aussi bien seule qu’en collectivité, a droit à la propriété. Nul ne peut être arbitrairement privée de sa propriété » (article 17 de la Déclaration de 1789). Cet article ne tranche pas quant au contenu que l’on donne à cette propriété, privée ou collective. Après une expansion industrielle basée sur la propriété privée, le monde occidental oscille depuis 1945 entre privatisations et nationalisations. Depuis les années 1980, il existe un mouvement mondial de privatisation qui résulte de la nécessité d’ouvrir des entreprises publiques à compétence uniquement nationales aux réalités du libre-échange généralisé. Le besoin d’intégration au marché mondial oblige à satisfaire l’actionnaire puisque les restructurations s’opèrent sur les marchés financiers. Un impressionnant mouvement de fusions-acquisitions transfrontalières a abouti à créer 60 000 sociétés qui représentent 25 % de la production mondiale. La dérégulation qui accompagne ces privatisations devrait accroître en principe la concurrence. En 1990-91, le gouvernement Thatcher avait décidé de privatiser l’électricité dans le cadre de sa politique globale de sortie de l’Etat du secteur économique. Par la suite, le pétrole, les télécommunications, les transports aériens, l’eau le gaz et l’électricité l’ont été à leur tour. En cassant les monopoles, l’un des objectifs était d’intensifier la concurrence afin de faire baisser la facture des usagers. Cinq ans plus tard, les privatisations ont privilégié comme il fallait s’y attendre les dividendes versés aux actionnaires, non les clients.

Le statut de la propriété d’une entreprise n’est pas le véritable problème : une entreprise privatisée qui doit respecter un cahier des charges précis imposé par la puissance publique a le même comportement qu’une entreprise où les représentants de l’Etat sont directement présents au conseil d’administration. Une question plus fondamentale se pose, l’emprise géographique de l’entreprise : locale ou nationale, multinationale ou supranationale, partageant le marché ou en situation de monopole ? Les entreprises cherchent d’abord à s’entendre pour mieux contrôler un monde de plus en plus incertain et risqué. De plus, il est techniquement optimal d’avoir une seule firme pour maîtriser une industrie de réseau (transport, énergie, communication) dont la raison d’être est d’établir des interférences. Selon le préambule de la Constitution française, « Tout bien, toute entreprises dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». Cette optique est aujourd’hui dépassée : dans un contexte mondialisé, les firmes multinationales échappent aux Etats-nations, mais ne pourront éviter à l’avenir une régulation politique mondiale.

Il existe deux conceptions de l’entreprise. La plus courante nous fait croire que l’entreprise appartient à un ou plusieurs propriétaires (public ou privés), et ses dirigeants sont jugés sur leur efficacité à créer de la valeur pour ces propriétaires-actionnaires. La deuxième considère que toutes les parties prenantes de l’entreprise, le client, le salarié et la nature elle-même… a des droits ; en d’autres termes, l’entreprise doit servir l’humanité toute entière et pas ses propriétaires quels qu’ils soient.

procréation médicalement assistée

Comme je suis malthusien dans un monde où on pourrait sans effet néfaste diviser par dix ou cent la population mondiale, tout ce qui facilite la réduction sans violence de la population humaine est valable : la stérilité naturelle ne peut donc être qu’une bonne chose alors que certains membres de la classe globale veulent nous faire croire l’inverse…

Vaincre la stérilité est considéré comme une grande victoire de l’individu. En 1978, Louise BROWN est le premier enfant de l’histoire à avoir été conçu en dehors des voies génitales féminines. Depuis, la procréation médicalement assistée a été en progression constante, mais ne concerne que quelques pays occidentaux : il s’est produit une rencontre entre le goût des médecins pour les prouesses techniques et une pression réelle de la part de couples, et surtout de certaines femmes, pour avoir des enfants à tout prix. Cette jeune discipline s’est grisée de l’écho qu’elle rencontrait dans les médias. Des centres de procréation médicalement assistée mettent en vente sur Internet un vaste choix d’ovules, de spermatozoïdes et d’embryons sélectionnés : « Cela a été aussi facile que si j’avais commandé un hamburger », témoigne une Australienne qui vient de recevoir du sperme par la poste. Le clonage n’est dans ces conditions qu’une extension du droit des individus de faire leurs propres choix reproductifs. Face à cette réalité, les arguments de type « atteinte à la dignité de la personne humaine » sont dénués de réels fondements : une dignité définie par l’autonomie et l’unicité de la personne est superficielle ; comme la nature produit elle-même des jumeaux homozygotes, pourquoi pas des clones ?

Avec les différentes formes de la procréation médicalement assistée, le désir individuel se substitue pourtant à la réflexion collective et la préférence pour le présent l’emporte sur la nécessité de préserver notre potentiel procréatif. Pour la première fois l’humain a modifié pour lui-même certains des mécanismes de sélection par la fécondation alors que c’est une trop lourde responsabilité de favoriser la diffusion des anomalies génétique responsables de la subfertilité (fertilité insuffisante). Il faut se refuser à cette utilisation du progrès technique, le traitement de l’infertilité ne correspond pas à une utilisation adéquate des ressources médicales. Les couples sans enfant « souffrent » d’une situation que beaucoup d’autres personnes choisissent librement. De plus grâce à la PMA, ni le sexe, ni le conjoint n’ont de nécessité, ni même les figures différenciées du père et de la mère. Alors que la contraception donne à l’exercice de la sexualité une nouvelle dimension de liberté, la PMA nie tout au contraire l’exercice de la sexualité. Le désir légitime de faire naître un enfant n’est pas un droit imprescriptible de l’être humain qui justifierait l’acharnement procréatif : nous ne faisons jamais un enfant pour nos propres besoins d’adultes mais pour le devenir personnel et collectif de cet enfant dans une société donnée. Les mécanismes psychologiques qui conduisent à l’exigence d’une filiation biologique à tout prix ne sont que le signe de l’exacerbation actuelle de notre ego, et non la perspective de l’épanouissement de l’enfant. Le clonage satisfait de son côté au fantasme de l’autonomie absolue : en régime asexué, il n’est plus vraiment besoin d’un autre que soi pour se reproduire. Il s’adressera bientôt aux femmes isolés, aux couples homosexuels, aux individus obsédés de leur moi alors que l’intégration dans un groupe et l’appartenance catégorielle participe de la définition de soi qu’élabore un individu. Le système des droits fondamentaux s’épuise dans la reconnaissance de droits multiples et antagoniques issus de la revendication de besoins et de désirs individuels et les droits de l’enfant s’effacent devant un impérialisme du droit à l’enfant. La procréation médicalement assistée n’est qu’un résidu de la tradition qui fait de la maternité le véritable accomplissement de la femme et de la stérilité de l’homme un signe d’impuissance. Vaincre la stérilité est une grande erreur de l’humanité.

Ce n’est pas parce que nous avons la possibilité technique d’échapper à une stérilité que cette technique s’impose nécessairement à nous. Tout dollar, tout euro dépensé pour une instrumentalisation des naissances est détourné de causes plus urgentes, comme l’alphabétisation et la santé des petites filles des pays les moins avancés. Le principe de généralisation voudrait que tout usage d’une technique ne puisse se mettre en place que dans la mesure où tout individu de n’importe quel point du globe, puisse en bénéficier ; mais seulement si cela était nécessaire, ce qui n’est pas le cas dans le domaine de la fécondation…

procréation socialement assistée

Je suis pour l’enfant unique, ce n’est que bienfait de diviser la population mondiale par cinq ou six ou même beaucoup plus. Mais trop de couples ou d’individus s’acharnent à faire ici et là des enfants à la chaîne sans se préoccuper de l’impact social de leurs procréations multiples (voulues ou subies).

La liberté totale de procréation relève de l’insouciance alors que la petite enfance est de la responsabilité de l’adulte puisqu’elle constitue la période la plus intense de socialisation. C’est non seulement celle où l’être humain a le plus de choses à apprendre (propreté, goûts culinaires, langage, rôles, etc.) mais c’est aussi celle où il est le plus plastique et le plus apte à apprendre car il le fait avec une facilité et une rapidité qu’il ne retrouvera plus jamais dans le reste de sa vie. Pourtant certaines mères se soucient fort peut que l’enfant dans leur ventre partage avec elles l’alcool, le tabac ou d’autres drogues. Un homme mal préparé ou dépressif est souvent incapable d’assumer sa fonction de père. Les maladies somatiques et les troubles psychologiques sont nettement plus importants chez les adultes qui avaient vécu, enfants, dans un foyer pervers ou déséquilibré ; rien n’a empêché pourtant ces personnes de procréer et de reproduire les troubles culturels qu’elles ont intériorisés. Quand l’enfant est en danger, la société ne peut que le constater a posteriori et soustraire alors l’enfant à son milieu. Le Code civil français déclare (article 378-1) : « Peuvent se voir retirer totalement l’autorité parentale, en dehors de toute condamnation pénale, les père et mère qui, soit par de mauvais traitements, soit par une consommation habituelle et excessive de boissons alcooliques ou un usage de stupéfiants, soit par une inconduite notoire ou des comportement délictueux, soit par un défaut de soins ou un manque de direction, mettent manifestement en danger la sécurité, la santé ou la moralité de l’enfant. » Le plus souvent la société intervient ainsi trop tard.

Mais elle peut agir beaucoup plus tôt, la méthode est de trier au préalable les parents. De 1935 à 1975, au moins 60 000 personnes ont été stérilisées de force en Suède au nom d’une législation visant à préserver la « pureté de la race ». Une première loi portait sur les personnes souffrant de maladies héréditaires, la loi de 1941 a élargi les cas de stérilisation sous contrainte aux personnes menant un mode de vie asocial : on pensait qu’il fallait en passer par là pour réduire le nombre de personnes passives, entretenues par le système de bien-être social. Pour édifier une société meilleure, il convenait de réduire les dépenses sociales en faveur de ceux dont on pensait qu’ils ne pourraient subvenir seuls aux besoins de leurs enfants. Il y a eu des stérilisations de femmes qui avaient des problèmes de santé, des difficultés à l’école ou des mœurs « dissolues ». Les prétextes d’hygiène sociale se sont même étendus à la stérilisation pour cas de myopie. Bien que la loi de 1976 exige ensuite l’assentiment des intéressés, 166 000 suédois ont encore été opérés pendant 25 ans. En France, la pratique de la stérilisation, interdite en principe, est limitée pour les handicapés aux cas où il y a une contre-indication médicale absolue aux méthodes de contraception ou impossibilité avérée de les mettre en œuvre efficacement. Le consentement doit être systématiquement recherché, à défaut la stérilisation est décidée par un juge des tutelles qui se prononce après avoir entendu toutes les personnes utiles, et notamment les parents ou le représentant légal de la personne. Dans l’avenir, le consentement de la personne à une stérilisation sera sans doute un préalable si et seulement si les citoyens concernés ont conscience de tout ce qu’implique socialement leur choix ; si le libre choix éclairé ne peut être assumé, la règle sociale doit se substituer aux désirs de la personne. Ainsi en va-t-il déjà en Chine …

Le nouveau-né n’est rien en soi, il devient tout grâce aux adultes qui accompagnent son épanouissement socio-culturel dans un contexte d’équilibre écologique. Aucune personne n’a de droit absolu à procréer quand on sait que cet enfant va souffrir, que la collectivité sera mis en demeure de le prendre en charge ou que son irruption dépasse les capacités de charge de la planète.

productivité

En une heure de mon travail d’enseignant, je ne peux produire davantage qu’il y a vingt ou trente ans sauf à diffuser ma parole devant un auditoire plus vaste, classe surchargée, amphithéâtre ou cours télévisé… mais je perds alors d’autant plus le contact interpersonnel qui est le principal atout de l’éducation scolaire. Toute recherche de productivité fait gagner d’un côté ce qu’elle fait abandonner de l’autre.

Dans le monde ouvrier du XIXe siècle où l’on ne gagnait guère plus que le minimum vital, la nourriture absorbait l’essentiel des gains. Dans le monde de la bourgeoisie, au contraire, la demande était très différenciée, habits sur mesure, vaisselle décorée à la main, meubles d’ébénistes ou maisons en pierre de taille, demande pour laquelle, faute de produire en masse, la seule façon de réduire les coûts consistait à faire travailler davantage les ouvriers pour un moindre salaire. Tout au contraire au début du XXe siècle, l’idée clé de l’organisation scientifique du travail a été ainsi exprimée : la meilleure organisation doit être basée sur des salaires élevés et le bon marché de la main d’œuvre. Cette situation ne peut advenir qu’après augmentation de la productivité du travail : on produit davantage dans le même temps. Il y a plusieurs sources de productivité, d’abord une action sur le produit lui-même par la standardisation. Les armes de l’époque de Louis XV, qui ont une précision de tir très variable d’un exemplaire à l’autre, sont des objets uniques dont toutes les pièces sont fabriquées et ajustées à la main par des artisans. Un nouveau responsable de l’artillerie explique alors à ses fournisseurs que le nouveau modèle devra être fabriqué en série à partir de pièces détachées parfaitement identiques : les fusils auront ainsi les mêmes dimensions, le même niveau de qualité et les mêmes performances et les composants interchangeables permettront de remplacer tout élément défaillant. Cette conception a paru irréaliste en France et ne trouvera son avenir qu’aux Etats-Unis. Ce système de standardisation sera facilité par l’usage de machines-outils, indispensables dans un pays qui manque cruellement de main d’œuvre qualifiée. Dans les années 1820, on arrive enfin à fabriquer des séries d’armes en grande quantité à un prix inférieur à ceux des armes artisanales, puis toutes sortes de biens y compris les cigarettes. Cette production de masse passe aussi par une meilleure organisation du travail qui économise le temps de production. Avec le taylorisme et le fordisme, l’émergence progressive de la production de masse a fait voler en éclats le modèle concurrentiel : le salaire n’est plus considéré par chaque entreprise exclusivement comme un coût qu’il convient de réduire autant que possible, mais il devient au contraire l’une des composantes essentielles de la demande globale. La division technique du travail commence à se généraliser après la seconde guerre mondiale et dans l’ensemble, la masse salariale évolue dorénavant à peu près au rythme des gains de productivité. La demande progresse donc à l’allure du changement technique. On gagne en niveau de vie, mais on perd en conditions de travail.

Tandis que l’ouvrier de jadis créait véritablement un objet et y inscrivait sa propre empreinte, l’ouvrier qui travaille dans une manufacture n’est chargé que d’un tronçon de la production et le produit fini lui échappe. Si la parcellarisation des tâches augmente indéniablement la productivité de l’entreprise, elle présente pour l’ouvrier l’inconvénient de le soumettre à une déculturation technique : l’artisan qualifié devient un individu interchangeable. En établissant une étude précise et scientifique des temps élémentaires de production, l’ingénieur F.W.Taylor améliore l’efficacité de la division du travail ; il rajoute à la division horizontale du travail (à chaque travailleur une tâche particulière dans le processus de production) la division horizontale (la direction calcule la meilleure façon de produire, l’ouvrier exécute). L’ouvrier se soumet alors au rythme du chronomètre, l’intérêt d’un salaire plus élevé l’emporte sur la maîtrise de son propre rythme de travail. Plus tard H.Ford trouve que la marche à pied n’est pas une activité rémunératrice et à partir de 1913 dans ses usines, ce ne sont plus les ouvriers qui se déplacent mais les véhicules qui défilent devant eux. La chaîne mobile dans l’industrie automobile impose aux travailleurs un temps déterminé pour faire une ou deux opérations ; le coût de fabrication baisse tellement qu’en 1924, le prix de la Ford T est de 290 dollars alors que le prix d’achat d’un cheval oscille entre 150 et 300 dollars. Mais en distinguant les tâches de préparation et d’étude d’une part et les tâches d’exécution d’autre part, le taylorisme a transformé le travailleur en ouvrier mécanique ; dans le fordisme, le travailleur n’est plus qu’un appendice de la machine puisqu’il suit le rythme de la chaîne de montage, il subit un processus d’aliénation par absence de réflexion personnelle. L’outil aurait pu remplacer l’esclave, or la recherche de l’accumulation sans fin des marchandises et la recherche de la productivité ont fait du travailleur l’esclave de la machine. Il est alors paradoxal de considérer que la poursuite de la scolarité constituerait un progrès, et ne pas laisser dans le même temps les travailleurs organiser leur travail. La participation à la production de biens et services est nécessaire à une société basée sur la division du travail, mais elle n’est pas productrice d’appartenance au même titre que l’exercice de nos droits civiques. Alors, on se contente de consommer…

Cette contradiction entre niveau culturel et processus de production se résout aujourd’hui par une résistance souterraine. Depuis les années 1960, les niveaux élevés du turn-over, de l’absentéisme et des malfaçons s’opposent au bon déroulement de la productivité ; comme on ne peut pas refuser le rythme de travail, on refuse le travail lui-même. Dans l’avenir, on renoncera aux biens de consommation superflus en réduisant nos besoins et en produisant le plus possible par soi-même.

Progrès

Je peux faire la vaisselle à la main avec un réel plaisir, ou la confier au lave-vaisselle sans plus y penser. Où est le progrès ?

Jusqu’à la fin du siècle passé, l’innovation s’est développée de façon empirique. La technique du bronze, la roue à aubes et la machine à vapeur sont l’expression d’un savoir-faire beaucoup plus que la manifestation d’un savoir rationnel. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, la recherche et le développement sont complètement imbriqués, les sciences permettent de formuler une loi générale de l’évolution, celle du passage de l’homogène à l’hétérogène, du simple au complexe, du désordre à l’ordre : la connaissance scientifique est appelée à assurer le progrès de la société en éclairant les lois du fonctionnement de la nature. Les scientifiques inventent, et l’application technique n’est pas loin d’autant plus que les besoins apprennent à se modifier rapidement au rythme de l’innovation. Le téléphone mobile a d’abord été un outil professionnel, très vite le portable est devenu grand public. La consommation de masse est alors jugée comme signe de progrès, une évolution toujours dirigée vers le haut. Le mythe fondamental du monde moderne consiste ensuite à courir après le progrès de l’humanité et même les marxistes ont fait adopter cette conception évolutionniste à la classe ouvrière. Pour les libéraux on passe de la croissance économique à la maturité de la consommation de masse, pour les staliniens on instaure une société socialiste pour atteindre l’abondance.

Alors que les techniques étaient conçus au départ comme simple prolongement de nos différents sens, l’activité technique élimine maintenant automatiquement toute activité non technique ou la transforme en activité technique : la technique n’est plus un moyen d’accroître nos possibilités, mais se transforme en fin. La science trouve, l’industrie applique, l’humain n’a plus qu’à s’adapter. Les générations précédentes vivaient au contraire dans un temps cyclique où tout recommençait ; il n’y avait pas d’avenir, il n’y avait que le présent. Le mot « progrès » était à peu près inconnu des philosophes du XVIIIe siècle et au XIXe siècle, il s’agissait encore de clore l’ère des révolutions pour pérenniser un ordre social conforme aux aspiration de la bourgeoisie industrielle montante. Maintenant les techno-sciences ont installé le règne de la machine et la croissance économique, mais les conséquences sont telles que l’équilibre global est remis en question : la paix sociale est menacé et le pillage de la planète entraîne les dysfonctionnements de l’écosystème. Nous savons pourtant que l’avenir de l’humanité a toujours été incertain ; ce qui caractérise le futur, c’est qu’il est imprévisible, l’évolution n’est pas un processus qui obéit à des lois déterminées à l’avance, l’histoire est contingente et ce qui arrive à un sens mais on ne peut le donner qu’a posteriori ; un changement minime au départ peut aboutir à des résultats tellement considérables à l’arrivée qu’il n’y a pratiquement plus rien à prédire, et certainement pas le progrès. L’association Greenpeace invoque le principe de précaution pour demander que seules soient autorisés les activités humaine et les produits dont l’innocuité pour l’environnement naturel et la santé publique ont été scientifiquement prouvés. Avec ce principe, jamais on n’aurait transformé le moteur à explosion en consommation ordinaire de voitures individuelles par la classe globale. Le vélo et la voile constituent l’outil optimum qui démultiplie directement notre propre force mécanique, toute recherche de progrès technique supplémentaire se fait au détriment des équilibres vitaux, à l’encontre du progrès social.

Autrefois on ne se déplaçait pas, maintenant la classe globale est atteinte de bougeotte, plus tard l’humanité pourrait se satisfaire de son immobilité…

propriété

J’étais locataire et je ne m’occupais que du loyer, je suis propriétaire et je m’occupe de tout. Tout système d’organisation a ses avantage et ses inconvénients.

La légitimité de l’appropriation individuelle est établie par son lien avec la croissance économique. Une société, une entreprise ou un individu est d’autant plus efficace que le droit de propriété définit de façon précise les droits d’exclusivité de chacun, qu’elle en assure la protection effective : elle réduit ainsi le degré d’incertitude qui pèse sur les possibilités de gains personnels. Par exemple avec le mouvement des enclosures en Angleterre au XVIIe siècle, les propriétaires fonciers étaient certains de recueillir personnellement l’intégralité des gains permis par les nouvelles méthodes d’élevage ou de culture ; cette ré-appropriation privée a permis de rentabiliser l’investissement nécessaire. C’est ainsi que s’est diffusée une révolution agricole dont les surplus vont permettre la révolution industrielle. Les paysans sans terre qui utilisaient un droit communal supprimé par les lois sur les enclosures sont chassés vers les villes, ce qui donne une main d’œuvre pour la révolution industrielle. Cette appropriation privée au niveau agricole s’est étendue à tous les domaines de la production et dans tous les pays occidentaux. A partir du XVIIIe siècle, l’idée s’est répandue en France d’une propriété privée du sol comme droit naturel et la révolution supprime la séparation entre le domaine relevant du droit du seigneur et le domaine à usage collectif.

En 1854, le Chef Seattle aurait donné cette réponse au Grand Chef Blanc de Washington : « Comment pouvez-vous acheter ou vendre le ciel, la chaleur de la Terre ? L’idée nous paraît bien étrange. Chaque parcelle de cette terre est sacrée pour mon peuple. Chaque aiguille de pin luisante, chaque rive sableuse, chaque lambeau de brume dans les bois sombres et chaque bourdonnement d’insecte est sacré dans le souvenir et l’expérience de mon peuple. La sève qui coule dans les arbres transporte les souvenirs de l’homme rouge. Nous sommes une partie de la terre, et elle fait partie de nous. Les crêtes rocheuses, les sucs dans les prés, la chaleur du poney – tous appartiennent à la même famille… Par contre, il n’y a pas d’endroit paisible dans les villes de l’homme blanc, pas d’endroit pour entendre les feuilles se dérouler au printemps, ou le froissement des ailes d’un insecte. Mais peut-être est-ce parce que je suis un sauvage et ne comprends pas ». L’appropriation individualiste des sols a généralisé les mini-territoires qui entraînent les mini-guerres, puis la concentration des terres qui transforme l’agriculteur en capitaliste ou en prolétaire. La révolution industrielle est une immense expropriation qui nous éloigne de la nature et du bonheur.

Nous ne sommes pas propriétaire de droit divin ou naturel, nous ne sommes propriétaires que de convention, et dans le réel nous restons usufruitiers. Ainsi le droit de propriété se ramène à rendre compte à la société de notre bonne gestion car l’essentiel est de concourir à l’ordre social. Tout est propriété de tous, il n’y a que des gérants.

prostitution

Pour moi la prostitution était un esclavage dont le client est le complice jusqu’au jour où une prostituée très gentille m’a permis d’avoir ma première relation sexuelle complète (après bien des échecs relationnels dans une société de tabous). La prostitution n’est le mal que par son assujettissement au règne de l’argent, mais alors tout l’économie marchande appartient au domaine de la prostitution : le travailleur ne vend pas que son corps, il vend tout le reste.

L’un des intérêts principaux de la vie de couple se trouve dans l’exercice de la sexualité. Pourtant, aucune des formes de mariage habituellement institutionnalisées n’a empêché l’existence de la prostitution, souvent considérée conformément à son étymologie comme une exposition en public, comme un avilissement. La perpétuation de l’amour tarifé démontre avant tout que les sociétés même les plus développées n’arrivent pas à gérer l’exercice de la sexualité par le seul intermédiaire de la vie en couple et de la liberté sexuelle. Mais l’existence de la prostitution a le plus souvent été condamnée. Selon la Convention internationale de 1949, « La prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine et mettent en danger le bien-être de l’individu, de la famille et de la communauté… ».  Le proxénétisme n’est plus condamné au titre des « attentats aux mœurs », mais des atteintes à la « dignité de la personne ». En face de la liberté individuelle et du principe de la libre disposition de son corps, il y a une conception éthique qui s’oppose à l’instrumentalisation de la personne et de son corps, fût-ce avec son consentement. Les abolitionnistes considèrent que toute forme de prostitution fait violence aux personnes concernées et qu’il ne peut y avoir de prostitution volontaire puisque cette activité réduit l’être humain à l’état de marchandise. L’image d’une Suède paradis de la liberté sexuelle acquise dans les années 70 se complète maintenant par la réalité d’une société répressive : en s’attaquant aux clients qui encourent une peine de six mois d’emprisonnement, la Suède a voulu en 1999 éradiquer complètement le plus vieux métier du monde pour créer une société meilleure.

Le/la prostituée(e) est stigmatisée par la Convention de 1949, marquée au fer rouge, exclue d’une interaction sociale ordinaire et d’une reconnaissance identitaire. Pourtant la tolérance d’une prostitution plus ou moins organisée semble un mal nécessaire tant que la misère sexuelle crée le marché. Certaines péripatéticiennes revendiquent leur choix et n’en ont pas honte. Si les maisons closes ont été abolies en France à partir de 1946, la prostitution y reste une activité libre ; elle est considérée comme une démarche individuelle, soumise à l’impôt au titre des bénéfices non commerciaux puisque selon le Code fiscal, tout revenu est imposable quelle que soit son origine. La Hollande met fin tout au contraire en 1999 à l’interdiction des maisons closes : puisque la prostitution existe, il s’agit de la contrôler. Cependant l’exploitant d’un lieu de liberté sexuelle ne peut contraindre à la prostitution, employer des mineures ou des immigrées clandestines ; il s’agit donc aux Pays-Bas de protéger les femmes en décriminalisant les milieux de la prostitution. A chaque société ses réglementations même si elles sont contradictoires. Dans l’idéal d’une société marchande, on pourrait considérer l’activité de la prostitution sans proxénètes comme une activité libérale incluse dans le cadre législatif général, y compris celui du droit du travail. Pour les travailleurs du sexe, il existerait alors un droit fondamental de disposer de son corps et de sa force de travail, ils (elles) considèreraient faire un travail comme un autre, celui de thérapeute sexuel en acte. L’Allemagne a presque été aussi loin, mais elle a eu peur que les futur(e)s prostitué(e)s demandent une formation comme il aurait été normal de l’exiger.

En attendant que l’amour complètement libéré permette de se passer de la prostitution, il paraît logique d’accepter l’instauration de lieux de vie où l’exercice de la sexualité serait autorisé, qu’on y prête librement son corps ou qu’on le considère comme une valeur marchande, ce que fait d’ailleurs le système libéral à l’égard de l’ensemble de ses travailleurs ordinaires.

protectionnisme

Autrefois il y avait des douanes à la porte des villes (l’octroi a été supprimé seulement en 1948 en France), puis aux frontières de la France, maintenant l’Europe fait marché commun et demain le libre-échange régnera sur le monde. J’ai besoin de cette liberté, mais j’ai aussi besoin de protection, il faut lutter contre les inégalités qui découlent de la libre circulation des plus forts.

Avant le XIXe siècle, les échanges internationaux étaient limités par le coût et la difficulté des transports. Au Moyen Age, 90 % des biens que consomme un paysan sont produits dans un cercle de cinq kilomètres autour de son habitation. L’Europe est alors un lieu de bocage, où quelques lieues suffisent pour qu’on change de patois, de monnaie et de système de mesure. L’ouverture des échanges grâce aux nouvelles technique de déplacement est un choc salutaire qui modifie les conditions de production et de répartition des revenus en s’alignant sur le mode de production du pays le plus avancé. Le véritable début du libre-échange moderne remonte à 1846, c’est une victoire, préparée par la théorie de Ricardo, des milieux industriels sur les intérêts agricoles : l’Angleterre abolit les corn laws (lois sur le blé) qui protégeaient son marché interne de l’importation des céréales. Les industriels peuvent alors ralentir la hausse des salaires et préserver ainsi leurs bénéfices puisque les moyens de subsistance de l’époque, le pain principalement, se trouve accessible à meilleur prix. Le protectionnisme permet par contre de prolonger l’ancienne organisation sociale, ce qui a un côté négatif. Le ministre de l’agriculture Jules Méline fit voter en France des mesures protectionnistes en 1884. A l’abri de sa muraille douanière, l’agriculture française put vivre dans l’indolence et la somnolence ; le progrès technique subit alors un coup d’arrêt et en 1945, près du tiers de la population active française était encore concentrée dans l’agriculture. Pour l’Allemand List, un des concepteurs du Zollverein, l’union douanière entre pays est destinée à protéger les industries dans l’enfance face à l’impérialisme de l’industrie anglaise, mais il ne s’agit que d’un protectionnisme temporaire : dès 1879 le chancelier Bismarck introduit un tarif douanier dissuasif uniquement pour permettre le décollage économique allemand. Le protectionnisme s’efface devant le libre-échange dès qu’un pays devient plus puissant et l’évolution s’accélère après la seconde guerre mondiale avec la baisse des tarifs douaniers.

Une approche dogmatique du libre-échange a conduit à considérer l’intégration dans l’économie mondiale comme une fin en soi et non plus comme un moyen de développement. Historiquement, l’idéologie libre-échangiste provient des sociétés dominées par une aristocratie : l’Angleterre victorienne, le sud esclavagiste des USA, la Prusse et la Russie de l’époque du servage. Toutes ces sociétés étaient centrées sur l’exportation plutôt que sur la consommation. Dans l’expression libre-échange, l’adjectif « libre » est sympathique, mais trompeur ; l’ouverture des échanges est un choc qui modifie les conditions de production au détriment des rapports économiques traditionnels. Même dans les pays développés actuels, le libre-échange ne profite qu’à 20 % de la population, celle qui possède un niveau d’éducation supérieur ou dispose d’un rapport privilégié avec l’appareil d’Etat ou le capital. Le développement du libre-échange est argumenté en termes d’intérêt général, alors qu’il ne sert en définitive que des intérêts particuliers. Heureusement le libre-échange a toujours été confronté à son antidote, le protectionnisme : entre le fort et le faible, il doit toujours s’instituer des règles de conduite. Il faut réduire les taux d’ouverture de tous les pays pour en arriver à un protectionnisme de type coopératif. Le politique prime sur l’économique alors que le libre-échange veut nous faire croire l’inverse : seul le protectionnisme est raisonnable. Par exemple, la politique agricole commune de la CEE a eu pour objectif officiel la souveraineté alimentaire grâce au contrôle de la production interne et des échanges extérieurs ; on ne voit pas pourquoi on interdirait ce mode de protectionnisme agricole aux pays pauvres. Le principe de base à défendre est celui de la souveraineté alimentaire des peuples. Il faut garantir à un pays ou à un groupe de pays le droit de choisir son autosuffisance alimentaire, et même industrielle.

Si nous limitons nos besoins à l’essentiel, les forces de production locales et la coopération mondiale suffiraient à couvrir tous les besoins matériels de l’humanité. On pourrait avoir en même temps l’universalité de l’espéranto, une monnaie unique et des modes de pensée similaires, tout en ayant un échange matériel limité dans l’espace parce que la vie s’écoule paisiblement grâce aux rapports de proximité non conflictuels.

publicité

La coupure publicitaire à la télévision a un net avantage, elle me permet d’aller pisser sans rien manquer de l’émission que je regarde… Pour les autres publicités qui s’insèrent un peu partout, ils suffit de regarder ailleurs. Cassons la publicité qui nous fait désirer toujours plus de produits industriels, toujours moins d’activités vraiment personnelles.

La publicité moderne a été inventée en 1899 aux Etats-unis. Les annonces insérées dans les journaux se contentaient d’abord de transcrire les arguments utilisés par les vendeurs dans les magasins, puis on a pensé que seules des créations originales parviendraient à augmenter les ventes. En 1955, un membre d’une entreprise américaine de publicité écrivait : « En tant que nation, nous sommes si riches que les consommateurs n’ont nullement besoin d’acheter une grande partie – peut-être 40 % – de notre production, et cette nécessité décroîtra progressivement au cours des prochaines années. Or, si les consommateurs choisissent de ne pas acheter une grande partie de la production, une forte dépression économique n’est pas loin. » Un sénateur déclarait de son côté que le problème n’est pas qu’on fabrique trop de fromages, mais qu’on n’en consomme pas assez. La publicité a été l’instrument de la croissance économique poussée par la demande et pour atteindre cet objectif, les agences publicitaires ont utilisé les connaissances psychologiques qu’on a des humains : l’influence que les individus exercent les uns sur les autres. Croire à l’autonomie du désir individuel est un leurre, les individus ne font que désirer ce que les autres possèdent, notre comportement est mimétique. La société de consommation a ainsi bâti son succès sur le dualisme psychologique imitation-différenciation. Les classes moins favorisées cherchent à imiter la norme de consommation des catégories supérieures, mais quand elles l’atteignent ces classes supérieures cherchent à se différencier, ce qui amène à un cycle qui pourrait être sans fin tant que les inégalités subsistent et que la publicité cultive nos différences.

Dans ce contexte, le modèle industriel se résume à une création artificielle de besoins et de désirs et la publicité se charge de provoquer le dégoût pour tout ce qui est vieux et démodé. Les spécialistes du conditionnement ont instauré le règne du vieillissement psychologique des biens et des services, les entreprises profitent de notre indétermination psychologique pour nous imposer leurs produits. La publicité construit médiatiquement un groupe de référence perpétuellement renouvelé qui combat notre sentiment d’appartenance et notre goût pour la stabilité. En effet cette société de croissance a été une lutte de tous les instants contre notre tendance psychologique au conservatisme car nous avons besoin de stabilité dans notre vie personnelle et nous avons besoin de convergences dans notre vie collective : les sociétés vivent habituellement suivant des bases qui se reproduisent d’une génération à l’autre. La croissance est toujours associée au changement, or tout le monde actuellement aime la croissance, mais personne n’aime le changement. Il existe une résistance psychologique au changement que les sociétés occidentales semblent avoir réussi à nier temporairement, mais la croissance économique ne peut qu’être une parenthèse dans l’histoire de l’humanité. Les Aborigènes d’Australie mobilisaient toute leur énergie mentale pour laisser le monde dans l’état où il était, les Blancs changent sans arrêt le monde pour l’adapter à la vision fluctuante qu’ils ont de l’avenir. Cette modification est artificielle et repose sur une manipulation de notre psychologie de base. Les jouets, par définition produits destinés aux enfants, sont interdits de publicité en Suède depuis 1996 : « Les publicités à la télévision ne devraient pas avoir pour objectif d’attirer les enfants de moins de douze ans ». Comme tous les adultes ont intériorisé la soumission à l’appareil de production, c’est l’ensemble de la société occidentale qui a besoin d’une désintoxication, c’est-à-dire d’un sevrage de publicité.

Au niveau économique, une firme ne peut changer du jour au lendemain de marchés, de procédés techniques ou d’organisation : toute bifurcation est en fait imposée par des opportunités technologiques. C’est le progrès économique qui nous a imposé une modification de nos normes de production, d’échange et de consommation. Ce soi-disant progrès nous a rendu esclave de la technique avec son complice, la publicité.

racisme

Voir dans les autres un autre soi-même est un comportement que les autres nous rendent bien difficile à accomplir…

Nous avons tous besoin d’une identité sociale, elle se crée le plus souvent par opposition aux autres, par rapport à l’étrange, l’étranger. En 1925, une illustration classait ainsi les femmes aux yeux des écoliers français : la Blanche, harmonieuse et progressiste ; la Jaune épuisée par son passé ; la Noire, brutale et bestiale ; la Rouge sauvage et en voie d’extinction. La xénophobie rampante peut encore s’afficher aujourd’hui car on la pense conforme à nos intérêts, l’extrême droite nationaliste ou la résurgence régionaliste sont toujours présentes aujourd’hui, y compris en Europe. Ce rejet de « l’étranger » se retrouve partout, dans les pays riches comme dans les pays pauvres, européen contre arabe, hutu contre tutsi. Le Nigeria pousse au départ 1,5 millions de ressortissants de pays de l’Afrique de l’Ouest en 1983 ; l’Afrique du sud expulse en 1994 environ 90 000 ressortissants africains ; l’Ethiopie fait de même en 1998 pour 50 000 Erythréens. Quand les autochtones ne trouvent plus de travail en période de crise économique, le sort des allogènes qui restent dans un pays se dégrade : c’est la concurrence pour l’accession à l’emploi ou même à la terre dont on postule qu’elle appartient aux ancêtres. La Côte d’Ivoire lance par exemple en 1999 le concept d’ivoirité, les étrangers ne peuvent qu’exploiter les terres et ne peuvent en devenir propriétaire, des boutiques burkinabés sont brûlées, des maliens pourchassés. Le racisme est en effet l’utilisation d’un sentiment d’appartenance ethnique cristallisé par la protections de ses intérêts particuliers. Dans les pays développés, l’ethnocentrisme caractérise surtout les catégories socialement et culturellement défavorisées ; la dureté et la précarité des conditions d’existence déclenchent des mécanismes de frustration/agression et on déplace alors son hostilité sur des boucs émissaires. C’est aussi l’ignorance, liée à l’isolement social et culturel, qui conduisent les milieux les plus déshérités à garder des stéréotypes.

L’abandon des théories raciales est liée à la disqualification des apparences anatomiques au profit de la biologie, plus explicative, et de la génétique, très démonstrative. Les anthropologues d’aujourd’hui n’étudient plus les caractéristiques visibles de l’humain, mais des marqueurs biologiques. Les premières études sur les groupes sanguins (A ; B ; 0) menées en 1914-18 montrèrent que leur répartition en Europe n’obéissait à aucune logique raciale. Génétiquement parlant, on qualifie en effet de race une population qui se définit par des marqueurs absolus, autrement dits par des caractères biologiques présents chez tous les individus de cette population et pas chez les autres. Or, qu’elles concernent les groupes sanguins, les groupes d’histocompatibilité ou les facteurs enzymatiques, les analyses effectuées un peu partout dans le monde depuis un demi-siècle ont démontré que les caractères génétiques de l’espèce humaine sont présents dans la totalité des populations. Du point de vue biologique, on ne doit parler ni d’égalité, ni d’inégalité car une telle conception relève d’une définition d’ordre social, politique ou juridique. Blanc ou Noir ? Une proportion différente de mélanine qui pigmente notre peau, pas plus. La dispersion géographique de notre ancêtre commun homo sapiens n’a commencé qu’il y a 150 000 ou 200 000 ans, pas assez de temps pour se diversifier naturellement de manière significative. La fréquentation de l’école, l’ouverture sur le monde grâce à la lecture, l’exposition aux médias et à la vie associative sont les meilleurs atouts de l’ouverture d’esprit. Ce n’est que dans une société qui commence à être culturellement éclatée et économiquement intégrée que la reconnaissance de l’autre peut être vécue sur le mode de la compréhension.

Les gènes n’ont pas de race, nous sommes tous parents, tous différents. Du point de vue biologique, il n’existe qu’une race humaine. Dans le discours des racistes modernes, ce ne sont plus les races qui sont déclarées incompatibles ou inégales, ce sont les coutumes et les croyances : le racisme n’a pas besoin d’une réalité biologique pour sévir. Mais notre statut de citoyen du monde unifie les individus, qu’ils soient homme ou femme, blanc ou noir, palestinien et israélien. Si nous n’en prenons conscience, malheur à nous !

rationalité

Le regard des autres et de la tradition provoquent une stabilisation des mœurs dont on pense qu’elle est rationnelle puisque aboutissement de notre structure sociale. J’ai pourtant vécu l’avènement de ma majorité civile a une époque où les cheveux longs n’étaient pas synonymes d’idées courtes : on voulait changer le monde et sa rationalité.

La rationalité, ce qui est conforme à la raison, caractérise les comportements ou les actions qui découlent d’une stratégie, d’un calcul, d’une intention… en choisissant volontairement entre plusieurs options possibles. C’est l’Occident capitaliste qui a remplacé un mode narratif de l’organisation sociale en une organisation rationnelle. Il n’y a que l’Occident qui connaisse un droit rationnel, mis à jour par des juristes qui l’appliquent rationnellement. Il n’y a que l’Occident qui généralise une science qui rationalise le mode de fonctionnement de ce qui nous entoure. Mais chacun d’entre nous a une vision figée, ou tout au moins imprécise, de ses propres préférences et une connaissance partielle des informations nécessaire pour valider son action. L’individu est incapable de suivre un modèle de rationalité totale, pas du fait simplement des interférences affectives, mais parce qu’il ne peut appréhender tous les choix possibles. C’est pourquoi un décideur ne peut trouver la meilleure solution dans l’absolu, il cherche d’abord une satisfaction personnelle relative, non une optimisation. Cette rationalité limitée n’empêche pas de parler de rationalité quand le système économique nous oriente par les prix. Le prix qui s’établit par la libre confrontation des rationalités de l’offre et de la demande joue à deux niveaux. Au niveau de la demande des consommateurs, il sert d’instrument de rationnement : si la demande est trop abondante, les prix montent et des consommateurs sont obligés de se retirer. Si au contraire la demande est insuffisante, les prix baissent et les consommateurs se sentent obligés à acheter plus et résorber ainsi l’excédent de production. Dans la théorie libérale, l’individu choisit en toute liberté les termes de l’échange qui maximalise ses satisfactions et toute intervention de l’Etat serait nocive.

Mais il ne s’agit pas de rationalité humaine, uniquement de rationalité économique. Si la rationalité des humains était complète, il y aurait en chacun de nous un humain économique qui considère les prix en pensant à son intérêt personnel, et un humain politique qui considère ses semblables. Le seul moyen de savoir si notre choix individuel est efficace, serait alors de s’assurer si notre choix satisfait deux fois l’humain : l’action doit rapporter plus qu’elle ne coûte, et correspondre à ce qui doit être. Si l’information d’un individu par les prix est simple, l’information de type politique est complexe. C’est un mécanisme d’interactions qui doit considérer non seulement les habitudes de pensée héritées du passé, mais aussi les ambitions et insuffisances du présent sans oublier les perspectives d’avenir que modèlent nos actes. Entre la rationalité humaniste et la logique économique, il y a le plus souvent une contradiction : il paraît plus logique que notre acte tienne avant tout compte du lien social qui nous réunit aux autres alors que nous agissons surtout pour défendre notre emploi personnel et notre mode de vie particulier. Comme les choix stratégiques de l’individu sont toujours affectés par le contexte économique, la complexité des transactions réelles suppose que l’Etat encadre l’échange par le droit : la logique libérale qui sépare le politique et l’économique ne peut être un critère complet de rationalité.

La rationalité n’est qu’un mythe, il y a seulement des pensées et des actes plus ou moins raisonnables, plus ou moins adaptés à des finalités fluctuantes.

rationnement

Si nous allions tous jusqu’au bout du renoncement au superflu, le système économique des pays occidentaux serait complètement différent… Encore faut-il que l’épargne, fraction de notre revenu non utilisée, ne retourne pas dans la machine à investir grâce aux mécanismes du circuit financier. Mes possibilités d’action sont limitées par la complexité de notre système.

Les hôpitaux servaient autrefois surtout de centre d’accueil et de contrôle des miséreux. C’est seulement à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle que la médecine va prendre un caractère scientifique, en 1941 une loi française va reconnaître aux hôpitaux une fonction de centre de soins. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les dépenses de santé vont s’accélérer dans les pays développés : il est d’autant plus facile d’augmenter le recours à la médecine que la collectivité prend en charge une majorité de son coût financier Les moindres aléas de la vie quotidienne pourront un jour être soignés sur simple prescription médicale. Les dépenses suivent alors des rendements non proportionnels : les gains de survie et de bonne santé des pays industrialisés ne sont pas proportionnels au niveau et à l’accroissement des dépenses. La surconsommation d’antibiotiques favorise l’émergence et le développement de germes qui échappent aux médicaments chargés de les détruire : aujourd’hui, le génie infectieux des micro-organismes pathogènes est supérieur à la créativité pharmaceutique. Pour obtenir une autorisation préalable de se faire soigner dans un autre pays, les Pays-Bas exigent que les soins soient nécessaires et que le traitement soit usuel dans les milieux professionnels concernés. Ces restrictions avaient pour objectif de maintenir l’équilibre financer du système national de sécurité sociale. Cependant, selon la Cour de justice européenne, une législation nationale ne peut refuser l’autorisation lorsque le traitement est suffisamment éprouvé et validé par la science médicale. Cette jurisprudence implique que n’importe quel traitement médical se calque sur le pays qui a la meilleure efficacité dans la prise en charge. On ne peut pourtant s’aligner sur le mieux-disant alors que beaucoup de pays n’ont aucun remboursement des soins médicaux.

Le rationnement devient nécessaire pour permettre une péréquation mondiale de la prise en charge médicale. Le carnet de santé s’adresse aux adultes depuis 1995 en France car il s’agit de contrôler, donc de freiner la croissance des dépenses de santé et pas seulement de favoriser la qualité, la coordination et la continuité des soins. Un carnet de santé, s’il existe en France, doit exister pour tous les enfants du monde, et pour tous les adultes : il s’agit de promouvoir l’égalité mondiale devant les soins. Comme la santé n’est pas un marché comme un autre, il ne suffit pas de prôner le soutien aux médicaments génériques, l’assouplissement du droit des brevets et la fixation de prix différents entre pays pauvre et pays riches. Le système médical devrait être considéré comme un système mondial où la planète entière serait quadrillé de dispensaires et de pharmacies, mais les dépenses limitées à un strict nécessaire. Ainsi l’optimum reconnu pour la densité hospitalière diminue dans le monde : on est passé de 10 lits à 4 ou 5 lits pour 1000 habitants. Nous pouvons aussi faire de la bonne médecine avec une pharmacie comportant seulement trente médicaments fondamentaux. En matière de santé, ce qu’il faut au tiers monde, c’est un personnel para-médical qui puisse intervenir sans l’aide d’un docteur en médecine ; cela signifie réciproquement que dans les pays riches, le nombre de spécialistes en médecine diminue. Pour la santé comme pour l’éducation, il est mieux fondé d’évoquer les besoins que les coûts, mais la demande est très largement induite par l’offre dans ces deux cas. En fait, il s’agit de savoir si on peut tout faire de ce qui est techniquement possible quand les hôpitaux dans le tiers-monde ne fournissent que l’eau alors que les malades doivent payer tout le reste, médicaments, alimentation… lorsqu’ils peuvent les acheter !

Une greffe totale de la main a été réalisée à partir d’un donneur mort. Il s’agit d’un exploit technique, de multiples spécialistes des différentes parties de la main venus du monde entier ont participé à cette opération. Cette première a aussi été rendue possible grâce aux progrès des médicaments anti-rejets, mais ce traitement à vie présente des contraintes et des effets secondaires, le receveur a donc abandonné sa main d’emprunt. En médecine comme dans beaucoup d’autres domaines, il faut que la classe globale apprenne le renoncement au superflu, sinon il y aura un jour rationnement et conflits aigus de répartition du simple minimum vital.

recyclage

Je fais le geste du tri sélectif, j’ai une petite poubelle de transition pour mon compost au fond du jardin, une grande poche transparente pour ce qui sera recyclé industriellement, un bac pour les emballages de verre qui vont suivre un traitement particulier, un endroit à part pour mettre les piles usagées, un autre pour l’huile de vidange et enfin une poche moyenne pour les résidus qui n’ont pas de destination précise. Je ne crois pas que ce système soit durable, il multiplie les déplacements d’un improbable recyclage.

Au terme des flux de matières organiques se trouvent les déchets et les déjections des humains dont la masse croissante pose de plus en plus de problèmes. La révolution industrielle de demain pourrait alors naître du concept d’écologie industrielle. Cette vision assimile le système industriel à un écosystème biologique qui considère le déchet non pas comme un rebut, mais comme une matière première ; il s’agit donc d’un modèle de production intégrée où les entreprises valorisent mutuellement leurs déchets. Déjà l’industrie pratique le recyclage de l’aluminium ou du papier. En France, la production de verre est passé en quarante années de 1,3 à 5 millions de tonnes. Pour fondre un bain de verre puis le façonner, il faut d’abord le porter à 1500°, ce qui demande beaucoup d’énergie. Avec le recyclage, le verre récupéré est nettoyé et broyé, c’est ce qu’on appelle le calcin dont on consomme près de 2 millions de tonnes. Comme il est plus facile de refondre le verre déjà élaboré que de faire fondre les éléments naturels qui entrent dans la composition du verre (sable, calcaire et carbonate de soude), on économise de la matière première et de l’énergie. Il arrivera un moment où notre capital technique tout entier sera issu d’un recyclage, l’amortissement ne portant pas simplement sur sa valeur financière, mais sur ses composantes matérielles. Pour que notre monde puisse durer, tous les flux organiques doivent eux-aussi être des cycles. Tout dépôt de matière organique sur une décharge, tout effluent d’égout déversé à l’aveuglette, tout incinération est un inacceptable gâchis d’une ressource naturelle. Le développement durable repose en effet sur la transformation d’une économie de rejet après usage en une économie de recyclage et de réutilisation. Si elles pratiquaient le recyclage total, les économies industrielles mûrissantes ayant des populations stables – comme celles de l’Europe – pourraient aisément fonctionner grâce aux stocks d’acier, d’aluminium, de verre, de papier, etc. qui existent déjà. Le petit Etat de New Jersey, dont la densité de population est très forte, a très peu de forêts et aucune mine de fer. Il possède cependant 13 papeteries qui n’utilisent que des vieux papiers et 8 mini-aciéries qui utilisent presque exclusivement des ferrailles. Une industrie sidérurgique qui fait un grand usage de ferrailles réduit au minimum les inconvénients liés à l’extraction et au transport du minerai de fer et réalise une économie d’énergie de 60 % environ.

Mais ce projet est sans doute un nouveau mythe. Même si le geste du tri sélectif contribue à un changement de mentalité, même si les citoyens se sentent responsable du développement durable, même si un silo à compost est installé dans leur jardin, la situation devient trop complexe pour trouver une solution viable. Dès les années 1930, les pays industrialisés ont développé la transformation des cadavres et des déchets animaux en protéines, recyclées dans l’alimentation animale. Ce procédé offre un double avantage : il permet d’abord de disposer d’un apport protéique à haute valeur énergétique, il permet ensuite d’en finir avec l’enfouissement dans le sol de cadavres d’animaux morts de maladies infectieuses. On fait ainsi une croix sur l’époque du charbon et des champs maudits d’avant Louis Pasteur. Ce recyclage est pourtant aujourd’hui à l’origine d’un prion pathologique dans les aliments pour le cheptel bovin, d’où l’ESB, encéphalite spongiforme bovine. La plus grande sensibilité de l’opinion publique a permis l’abandon des farines animales dans l’alimentation des animaux d’élevage. Mais il faudra alors trouver les moyens techniques de détruire des millions de tonnes de déchets animaux sans nuire à l’environnement. Autre exemple, les boues des centrales d’épuration des centres urbains ne trouvent plus à se recycler, il est de plus en plus difficile de s’en défaire au fur et à mesure que s’accentue la séparation entre les villes et la campagne. Toute concentration d’activité sur un territoire pose des problèmes de recyclage de plus en plus insolubles.

L’avenir du déchet, c’est soit sa disparition à la source, soit le recyclage naturel par les cycles biologiques. Il faut alors tout reconsidérer, l’existence de la ville et des outils industriels, la division sociale du travail et l’échange international, les modalités de déplacement et le tourisme…

religion

Je trouve vraiment très bizarre de n’avoir jamais besoin de faire référence à une quelconque religion dans tous les aspects de ma vie. Lors de mes visites chez mes parents, seul leur départ pour la messe du dimanche matin me rappelle que la religion existe encore en France. Plus besoin de militer pour l’athéisme, à chacun sa religion du moment que cela reste du domaine de la vie privée.

Le terme religion a une double signification : « relier » (religare) et « rassembler » (religere). C’est une croyance qui relie les humains à une divinité, et en même temps une pratique rituelle institutionnalisée qui rassemble les humains entre eux. Les discours religieux ont donc une fonction, ils permettent la régulation sociale puisque les droits et devoirs des humains les uns envers les autres découlent de textes divinisés. Les religions et leur appareil d’encadrement de la population apportent une cohérence au monde et le maintien de cet ordre, les rituels et les croyances soudent la communauté et assurent l’homéostasie (maintien de l’équilibre malgré l’irruption d’événements extérieurs perturbateurs) avec un coût minimal. Articles de foi implantés dès le plus jeune âge au plus profond du réseau cérébral en développement, l’impact émotionnel de ces croyances est analogue à la relation symbiotique parents-enfant. La référence au surnaturel est d’autant plus efficace que ce type de discours n’est pas vérifiable, ce qui autrement le rendrait d’autant plus vulnérable. Mais si les religions du livre comme toutes les autres permettent de construire un imaginaire social, elles ont aussi empêché la liberté de pensée.

Aujourd’hui les religions divisent l’humanité plus qu’elles ne la réunissent alors que c’est toujours des humains qui agissent au nom d’un Dieu pour imposer leur propre conception de l’existence. Par exemple, qui rend témoignage du Coran si ce n’est Mahomet lui-même. L’absence systématique de tout témoin dans le tête-à-tête exclusif d’un prophète et du Dieu qui soi-disant le conseille ne peut que faire douter de ce témoignage. C’est pourtant à cause de la religion et au nom d’un Dieu que tout a toujours été permis et justifié, surtout le pire et le plus horrible. Sauf rare exception, les religions n’ont jamais servi à rapprocher et réconcilier les humains, bien au contraire. Cette volonté humaine qui depuis le commencement de la civilisation ordonne de tuer au nom de Dieu est en définitive aussi absurde qu’irrationnelle : à chacun sa religion particulière, y compris celle de ne pas avoir de religion. C’est parce que le pouvoir du sacré se dissout dans la démocratisation du pouvoir que nous pouvons vivre ensemble tout en respectant nos différences. Quand les religions s’effacent, l’humain est en effet confronté à lui-même et se trouve dans l’obligation d’élaborer son propre discours. Ni bible, ni coran, puisqu’il existe une contradiction sans issue entre le discours révélé et les textes que les humains peuvent désormais discuter et voter démocratiquement. Le droit à la liberté de pensée en dehors des religions permet une ouverture d’esprit et la mise en place progressive d’une cohésion sociale de type laïque.

Dans le monde moderne, l’organisation sociale évite toute référence religieuse, et la foi devient un acte intime limité à la sphère privée. Il nous faut remplacer la relation verticale avec un Dieu qui nous permet de nous pencher sur la détresse humaine par une relation horizontale et directe de l’individu envers son double, autrui. Le souci du salut personnel par l’intermédiaire d’une religion doit faire place à un engagement authentique et éthique parmi les humains.

rendements

En tant qu’enseignant, je n’ai jamais pu mesurer mon efficacité, il y a tant de paramètres ; d’autre se contentent de l’évaluation monétaire de leurs prestations. Je ne crois pas en définitive que le monde moderne ait un rendement bien supérieur à une société heureuse qui se contente de ce qu’elle retrouve de générations en générations.

Les haches de pierre sont vieilles de un à deux millions d’années ; elles ont été mises au jour en Afrique et en Eurasie et se ressemblent toutes, le même modèle est reproduit sur 50 000 générations à travers le monde. Toutes ces haches stéréotypées montrent que les capacités d’invention technique de l’humain ont été très longues à se mettre en place. Le progrès technique ne s’est accéléré que récemment, il est comme la division du travail source d’efficacité économique. Sans technique, pas d’humanité moderne, c’est au moyen des outils et des transformations de son environnement que l’humain se produit lui-même. Animal fabricateur autant que politique ou parlant, l’artifice n’est plus un supplément, il est essentiel et fondateur : c’est en utilisant le tracteur et l’irrigation, les semences sélectionnées et l’élevage industriel que l’agriculteur a augmenté ses rendements. Le monde agricole des pays développés est bel et bien dans la société avancée, mais si l’agriculteur fait profession de gérer du vivant, l’agriculture s’est coupée de la nature car la médiation de la science et de la technique l’emporte très largement sur la transmission d’un savoir traditionnel.

Alors que les rendements à l’hectare ont constamment augmenté, il est paradoxal de constater que l’agriculture affiche toujours un bilan énergétique négatif : elle consomme désormais beaucoup plus d’énergie fossile non renouvelable qu’elle n’en crée avec le soleil. L’agriculture, basée sur l’assimilation chlorophyllienne, devrait pourtant donner plus qu’elle ne coûte. Si on intègre la transformation agro-alimentaire et le transport des produits agricoles, le bilan est encore plus négatif. La loi des rendements décroissants est la seule réalité : l’agriculture a cela de particulier que les sols produiront de moins en moins au fur et à mesure de leur épuisement malgré l’injection croissante de facteurs de production. Actuellement 3,6 milliards de terres cultivables sont en cours de désertification, c’est quatre fois la surface des déserts stricto sensu. La nécessité de survie de populations devenues trop nombreuses conduisent à la dégradation des milieux fragiles : abattage des arbres, surpâturage, feux de brousse, diminution des temps de jachère. Au bout du compte, la fertilité des sols s’épuise, l’érosion s’installe, la latérisation s’ensuit avant l’ensablement final. On sait pourtant qu’il faut 100 ans pour régénérer un centimètre d’épaisseur de sol. Lorsque le seuil de rendement durable d’un système naturel a été franchi, la croissance de la consommation ne peut continuer qu’en consommant la ressource elle-même. Lorsque par exemple la demande de produits forestiers dépasse le rendement durable de la forêt, celle-ci se réduit. En une génération à peine, les forêts ont presque entièrement disparu dans des pays comme la Mauritanie, l’Ethiopie et Haïti, par suite principalement de la demande locale de bois de chauffage. En Inde, cette demande représente six fois le rendement durable des forêts qui subsistent, ce qui oblige la population à brûler pour la cuisine la bouse de vache ou les résidus de récoltes, privant ainsi le sol de matières organiques ou d’éléments nutritifs. Même les sols des pays favorisés comme la France connaissent une déperdition des sols ; l’amélioration continue des rendements n’est qu’un mythe destructeur.

Dans le même temps, des tribus arriérées roulent dans des automobiles en consommant à vitesse accélérée le pétrole, une ressource non renouvelable. A quoi sert d’accroître les rendements ?

renoncement

Il y a des modes de vie dont les contraintes me seraient aujourd’hui trop pesantes, mais dont l’existence calme et sereine me montre la voie de l’avenir.

Le Français moyen téléphone tant et plus et comme le téléphone fixe ne suffit plus à son bonheur, il lui faut un portable. Sa voiture personnelle lui est tout autant indispensable pour aller au travail ou rencontrer les amis, et tous les autres membres de la famille réclament à leur tour la leur, tout aussi personnelle avec leur quatre ou cinq places à l’intérieur. Il regarde comme les autres la télévision plus de trois heures par jour en moyenne, femmes et enfants suivent au plus près la mode vestimentaire, personne ne peut plus se passer de toutes les formes d’énergie et particulièrement de l’électricité. Le Français moyen est moderne… Dans la France de l’après-guerre, il n’y avait pourtant qu’un téléphone par village et on ne se déplaçait que pour de très rares occasions.

Les Amish font un usage sélectif du progrès technique, refusent l’automobile, la télévision, l’électricité publique. Ils refusent toute compétition à l’école comme dans le sport et s’habillent uniformément. Toutes ces choses sont proscrites par l’ordnung, règle non écrite qui régit avec la bible leur vie ; même les fleurs, c’est pour eux encore trop décoratif. La principale distraction, c’est le chant du coq à l’aube ou le bruit des sabots des chevaux puisqu’ils se déplacent uniquement à cheval et en carriole. Le téléphone quand il existe reste hors de la maison.

L’Amish n’a presque rien à changer de son mode de vie, alors que les Français et toute la classe globale internationale doit apprendre le renoncement aux fausses raisons de vivre.

repas

Quand j’étais adolescent, je croyais que le progrès technique ferait en sorte de me fournir dans l’avenir des repas sous forme de pilule. Aujourd’hui la nourriture reste toujours consistante mais possède bien d’autres formes d’abstraction.

Nous n’avons jamais aussi bien mangé en terme de variété, de quantité et de fraîcheur que dans les pays développés. Mais il est vrai que nous n’avons jamais aussi peu su ce que nous mangions. Nous entrons dans l’univers d’une consommation abstraite, reconstruite, re-cuisinée. L’éloignement entre la table et le végétal ou l’animal est immense. Nous sommes passé de la pomme de terre à la purée industrielle et aux chips, nous sommes passé du concret à l’abstrait. Le jeune consommateur occidental évolue dès sa naissance entre briques et boîtes, poudres et tubes et flacons. Il perd conscience de la vache derrière le yaourt et de la pomme de terre derrière la purée, il croit alors qu’il peut tout se permettre. L’obésité atteint déjà 20 % des hommes et 25 % des femmes aux Etats-Unis. Au sein des pays industrialisés, elle touche principalement les populations défavorisées : insuffisance de l’information sur l’alimentation, grignotage (sandwichs, boissons sucrées, confiseries), perturbation des horaires d’alimentation. La boulimie est une autre pathologie spécifique des sociétés libérales qui se caractérisent par des processus de promotion sociale dans lesquels on est constamment mis en appétit de choses matérielles, de nourriture, de stimulants extérieurs. Le boulimique paye très cher la perversité de ce système : dévalorisation de soi, souffrance psychique, solitude, misère affective et tentatives de suicide. L’anorexie est la facette symétrique de cette pathologie qui affecte pour l’essentiel des jeunes filles : l’importance socioculturelle accordée à la minceur de la silhouette féminine est principal responsable de cette dérive alimentaire.

Les enfants ont une capacité maximale d’ingestion, évaluée à 300 grammes par repas, à comparer aux 500 grammes généralement servis dans les cantines scolaires. Si on propose un repas à 5 composantes, 40 % du contenu part à la poubelle contre 30 % si on ne propose que 4 composantes. Pour avoir un mode alimentaire plus rationnel, l’école devrait être un lieu d’éducation à l’alimentation, tout au contraire des établissements scolaires mettent à la disposition des élèves des distributeurs de boissons gazeuses qui n’ont aucune utilité en terme nutritionnel. Et les matières grasses, principalement les huiles de friture, sont loin d’être utilisées de façon exceptionnelle comme cela devrait être. L’agence française de sécurité sanitaire des aliments édite un ouvrage « Apports nutritionnels conseillés » dont la finalité est de déterminer la quantité moyenne d’énergie et de nutriments nécessaires pour couvrir les besoins. On y rappelle que l’activité physique, sous forme de marche est nécessaire, que les protéines forment 8 à 12 % de l’apport énergétique, que les glucides ne sont pas indispensables puisque notre organisme sait les synthétiser à partir d’autres molécules. On indique aussi que l’apport de fibres est justifié (25 à 30 grammes par jour pour l’adulte), que les petites mangeuses pressées ne mangent pas assez de fruits et de légumes et que les Français absorbent trop de sel, source de maladies cardio-vasculaires… Mais le savoir scientifique sur les repas ne pourra jamais remplacer l’éloignement des urbains des sources matérielles de notre alimentation.

Il se peut qu’au niveau alimentaire, l’histoire occidentale agisse en boucle. La génération ancienne fait son propre pain, la suivante porte sa farine au boulanger du village qui fabrique le pain, une troisième achète un pain d’origine indéterminée au boulanger de son quartier, la quatrième se procure son pain industriel dans la grande surface à la périphérie de la ville, la cinquième achète son pain au boulanger de son quartier, la sixième porte sa farine au boulanger du village qui fabrique le pain et la prochaine fait son propre pain, céréales qui redeviennent le contenu principal de l’alimentation…

retraite

Presque tous les enseignants autour de moi attendent avec impatience le moment de la retraite ; pour moi tout au contraire, ma vie active d’enseignant de 55 ans est une expérience passionnante dont je ne voudrais pas voir la fin. De toute façon 80 % des personnes dans le monde ne disposent pas de système de sécurité sociale et leur seule sécurité pour leur vieillesse réside dans leur emploi (quand il existe) ou dans des solidarités de proximité.

Les collectivités les plus structurées répartissent socialement la valeur ajoutée entre personnes actives et personnes à charge. Partout la même question se pose dans tous les pays en voie de vieillissement : comment permettre aux générations âgées, de plus en plus nombreuses, d’obtenir un niveau de vie décent ? Certains pays considèrent que l’Etat doit assurer la solidarité entre les générations et permettre une répartition équitable comme le faisait la famille autrefois. C’est le modèle de redistribution, fondé sur les cotisations sociales : un actif paye pour les retraités, et lors de sa retraite percevra sa pension de la part de ceux qui restent actifs. Ailleurs, on estime que l’Etat doit assurer le strict nécessaire, les individus se prenant en charge pour le reste, c’est le modèle de capitalisation : chaque personne place ses économies et vivra pendant sa retraite du paiement des intérêts de ce capital placé dans les entreprises. Le système de redistribution repose donc sur un système de solidarité collective, le système de capitalisation applique au contraire le principe de responsabilité individuelle. Aucun de ces deux systèmes ne peut pourtant assurer l’avenir des retraites. La retraite par répartition fait courir un risque politique, lié à la baisse des retraites en cas de baisse de la masse salariale ; la retraite par capitalisation fait subir un risque financier, lié à l’incertitude sur le rendement réel des actifs financiers dans l’avenir. La France a instauré la retraite par répartition à la suite de la faillite d’un système de capitalisation qui était la règle avant 1945 : deux guerres mondiales et des assureurs peu scrupuleux avaient ruinés des millions d’épargnants. Maintenant certains voudraient à nouveau introduire en France le système de capitalisation étant donné l’évolution du poids prévisible des retraités sur les actifs. Cette épargne-retraite renforce alors les inégalités entre celui qui a un travail et celui qui n’en a pas, entre celui qui travaille dans un grand groupe où un fonds de pension existe, et celui qui est dans une PME qui n’en a pas.

De toute façon, le système de redistribution est plus solide dans le sens où il correspond directement à une réalité : avec la capitalisation comme avec la répartition, les revenus des retraités constituent une partie de ce qui est produit et non de ce qui a été produit, ils constituent une ponction sur la richesse élaborée par les actifs une année déterminée. Il ne peut y avoir de consommation différée puisque nous ne pouvons vivre que sur la valeur ajoutée produite au moment même de notre consommation, toute épargne n’est qu’un à-valoir potentiel sur la production future de biens et de services. Pour qu’une créance sur l’avenir soit honorée, il faut que soit produite la richesse correspondante à ce moment-là et l’organisation antérieure de la collecte de l’épargne importe peu. Que ce soit la retraite par répartition ou la retraite par capitalisation, le montant effectif des retraites dépend donc des règles du jeu de la période concernée, du rapport de force qui existe entre actifs et retraités, entre travailleurs et dividendes des actions. Pour résoudre les problèmes de financement dus au départ massif à la retraite des générations nombreuses d’après-guerre, on augmente partout l’âge de la retraite, on relève les cotisations et on diminue les prestations ; un jour ou l’autre on en reviendra à la situation antérieure où les familles prennent en charge leurs personnes âgées. Comme toutes les autres données de notre comportement, la retraite est une notion relative : ce n’est pas un idéal de vie en soi de considérer que tout travail professionnel est suspendu à un âge donné dont le terme est fixé une fois pour toutes.

D’un point de vue plus général, le système d’allocation retraite n’est et ne sera applicable que sur une petite partie de la population mondiale, celle qui a pu bénéficier de la prospérité économique de la dernière moitié du XXe siècle, et cela sans aucune assurance sur sa pérennité. Actuellement les neuf dixièmes de la population mondiale en âge de travailler ne sont couverts par aucun régime de retraite : ce sont alors les seules familles paysannes qui assurent de façon autonome leur alimentation qui peuvent mettre en place leurs propres filets de sécurité (quand elles ne sont pas confrontées aux bandes armées).

rêve

J’ai longtemps fait des cauchemars suite à un numéro de contorsionniste vu très jeune dans un cirque : comment une personne normale pouvait-elle rentrer dans une si petite boîte ? Je me suis rendu compte par la suite que tous mes rêves trouvent une origine dans ma vie de tous les jours, je ne peux inventer en dormant un monde imaginaire dont je n’ai jamais eu connaissance.

Il y a les interprétations traditionnelles du rêve comme prédiction de l’avenir ou comme point de passage entre le monde des humains et le monde des dieux ou des âmes. Le rêve n’est alors qu’un passage du visible à l’invisible pour les sociétés traditionnelles qui accordent plus d’importance à l’invisible qu’au visible. Le rêve est plus récemment la voie royale qui mène à la connaissance de l’inconscient, accomplissement déguisé d’un désir refoulé comme nous le dit la psychanalyse. De façon plus physiologique, le cortex moteur continue à fonctionner pendant le sommeil comme pendant les périodes d’éveil ; cependant les neurones qui commandent la moelle épinière et dirigent les mouvements du corps cessent de réagir. En levant cette inhibition, on a eu accès directement au contenu des rêves du chat : il se lève, se met à l’affût d’une proie imaginaire, fait le gros dos avec le poil hérissé, souffle comme s’il était devant un ennemi, fait sa toilette ou encore joue avec une balle ou une souris invisible : le chat rêve donc sa vie ordinaire. A l’image du chat, il semble ainsi légitime de penser que notre état de rêve ne diffère pas fondamentalement de notre état psychique de veille.

Dès sa naissance et même avant, le cerveau du nouveau-né est le siège d’une intense activité spontanée ; le cerveau accède à la connaissance par un processus de sélection des interrelations entre l’activité de son corps et la donnée environnementale. L’agitation cérébrale qui caractérise le sommeil paradoxal sert alors à faire une sorte de tri entre les innombrables informations enregistrées dans la journée de façon à faciliter l’apprentissage et la mémorisation. L’enfant, grâce en partie à un fonctionnement non conscient de son cerveau, se socialise en interprétant dans ses rêves les nouvelles informations. Le cerveau de bébé utilise donc le rêve pour mettre en forme l’expérience vécue, on peut dire en simplifiant que l’enfant révise la nuit ce qu’il a appris le jour. Pour les adultes, l’expérience totale accumulée au cours de leur existence rend le contenu du rêve bien plus riche et complexe. Le rêve nocturne est donc un jeu de notre cerveau avec lui-même qui ne fait que récapituler dans un certain désordre les réalités et les fantasmes de notre conscient. Une conception unitaire du psychisme rend tout à fait compatible le fait que le rêve puisse exprimer beaucoup plus clairement des sentiments diffus ou inavoués que quand on est conscient. Mais si tous nos rêves ont un sens, il n’y a pas lieu de mobiliser une théorie sophistiquée pour les interpréter. En réfléchissant sur soi, en discutant avec un proche ou en parlant avec autrui, on peut dévoiler les significations d’un cauchemar soit au regard de nos préoccupations et attentes du moment, soit au regard de nos problèmes identitaires structurels. Nous n’avons pas besoin de spécialistes pour sortir d’un désordre mental si le milieu qui nous entoure de son affection est à notre écoute.

La psychanalyse n’a jamais soigné personne, l’adulte peut reconstruire sur un divan un vécu antérieur qu’il n’a jamais vécu et ne peut pas sortir par ses propres forces d’une expérience qu’il a trop violemment ressentie.

révolution

J’ai connu dans les années 1970 bien des mouvements qui se disaient révolutionnaires, mais je n’ai connu de véritable sens dans l’engagement qu’avec mon appartenance (cristallisée par un comité de soutien aux objecteurs de conscience) à un groupe d’action non violente pour qui on ne pouvait changer le monde que si on se changeait soi-même.

Le mouvement communiste révolutionnaire a suscité pendant le dernier siècle de notre millénaire une adhésion et un enthousiasme réel ; c’est en effet une nouvelle religion séculière qui permet de remplacer des religions traditionnelles trop éloignées des évolutions d’un monde industrialisé. A la question « Que faire ? », Lénine a donc répondu par l’organisation d’un parti de spécialistes de la révolution pour hâter la fin du capitalisme. Il applique ainsi le discours de son mentor idéologique, Karl Marx, qui pense que l’infrastructure économique et les rapports de force dans l’entreprise vont déterminer par leurs antagonismes la superstructure idéologique et politique, donc le changement social : la lutte de classe découle inéluctablement de l’histoire du capitalisme. Cette analyse concordait alors avec la révolution industrielle, car le pouvoir était passé d’un réseau de relations interpersonnelles pendant la période féodale à un pouvoir médiatisé par l’argent, donc accaparé par la bourgeoisie commerçante. Il suffit alors au prolétariat de s’organiser pour renverser cette bourgeoisie. Mais si des secteurs entiers d’une population russe non prolétarienne a accepté la « révolution » de 1917 en Russie, c’est parce que le communisme a favorisé la promotion des cadres et gagné la fidélité des autres par la pratique du favoritisme. En fait, l’expérience historique nous montre que toutes les soi-disant révolutions ont été confisquées par une élite. C’est la bourgeoisie qui a confisqué le pouvoir après la Révolution française de 1789, c’est une nouvelle classe issue de la Révolution de 1917, la nomenklatura, qui s’est substitué au prolétariat. En définitive, l’implantation du marxisme dans quelques pays repose plus sur des circonstances historiques particulières comme le rejet du nazisme que sur les enseignements théoriques d’un Marx prévoyant la libération du prolétariat par ses propres forces.

Nos yeux ne verront jamais le Messie, nos journées ne verront pas le grand soir : les utopies ont disparu au cours du XXe siècle dans des rages meurtrières, et nous savons désormais qu’il ne faut pas être trop pressé. Le vivant évolue selon une logique de hasard et de survie, rien de plus ; le changement social veut échapper à cette indétermination, mais mettre de la rationalité dans l’évolution sociale suppose d’abord qu’il y ait une véritable rationalité, ensuite que tous les acteurs de la société agissent en fonction d’un schéma commun. Toute révolution pose très mal la question de l’action humaine, car chacun reste maître d’un seul monde, le sien. L’individu n’est pas un être abstrait dont le comportement est régi par des lois et des principes, mais un humain enraciné dans une tradition et des relations affectives. Quand la maîtrise de notre propre vie n’est pas assurée, à plus forte raison la possibilité d’agir sur l’évolution de la société toute entière. Toutes les tentatives historiques pour faire la révolution ont échoué et nous en sommes réduits à voir la société évoluer en fonction du hasard et des nécessités de notre survie quotidienne, comme les autres espèces animales et végétales. Ce désenchantement nous apprend qu’il n’y a pas de recettes, que l’histoire n’avance pas droit et recule souvent, mais l’utopie nous sert toujours à espérer. Pour affronter réellement la toile de méchanceté dans laquelle nous sommes englués et que chacun de nous file comme une araignée venimeuse, il ne suffit pas de critiquer le capitalisme, de célébrer la démocratie et de vanter la liberté. Il faut « être » autrement pour rendre possible l’utopie. La révolution n’est pas possible à moins d’écraser l’idéal à atteindre, c’est au contraire la maturation de l’humanité qui sommeille en chacun de nous qui nous permettra d’atteindre une plus grande cohérence collective. Si chacun fait un rêve, ce n’est qu’un rêve, si nous faisons tous le même rêve, cela devient une réalité.

Martin Luther King parlait ainsi au moment de la guerre du Vietnam : « Les Vietnamiens sont nos frères, les Russes sont nos frères, les Chinois sont nos frères. Et il faudra nous asseoir ensemble à la table de la fraternité ». Il disait aussi, peu de temps avant d’être assassiné : « Je fais le rêve que les humains, un jour, se lèveront et comprendront qu’ils sont faits pour vivre ensemble comme des frères… ».

roman

J’ai lu énormément de romans des genres les plus variés dans mon adolescence (littérature, science-fiction, polars…), j’y ai perdu une petite partie de mes capacité visuelles et je n’ai pas beaucoup gagné en sagesse. Dans mon groupe d’action non violente, j’avais mis en place une bibliothèque d’ouvrages de compréhension et d’action dans le temps présent, certains auraient voulu aussi y ajouter des romans… Difficile de se passer de l’imaginaire, même pour un militant !

On ne lit plus des romans pour apprendre et se souvenir, on lit pour passer le temps et oublier le présent. Nous sommes de plus en plus loin du prix Nobel de littérature, récompense selon Alfred Nobel lui-même d’un ouvrage « d’inspiration idéaliste ». Le contenu des romans actuels devient une machinerie esthétique qui permet à un écrivain de donner à ses mensonges – fantasmes, pulsions, imaginations – l’illusion de la vérité ; plus l’illusion est réussie, plus la fiction se fait passer pour agréable. En outre la littérature n’est que la voix d’un seul individu et si l’auteur a recours au langage, ce n’est nullement dans l’intention de transformer le monde puisqu’il ne s’agit pour lui que d’un cri individuel et d’un signe d’impuissance : le roman naît d’abord des insatisfactions personnelles de l’écrivain. Chaque roman est porteur d’un message puisque décrivant des actions, mais c’est un modèle individuel sorti de l’imaginaire personnel, c’est un semblant de réalité qui n’est que virtuelle, nous sommes rêvés par d’autres et ce n’est que mensonge. Le roman enferme alors les individus dans un cocon subjectif où les relations entre l’écrivain et le lecteur se transforment en une sorte de lien de l’esprit établi entre personnes qui n’éprouvent pas le besoin de se voir ni d’être en relation : c’est une littérature froide qui se déguste en solitaire. Quand la littérature devient ode à un pays, étendard d’une nation, porte-parole d’une classe ou d’un groupe ou simple produit commercial, elle quitte en plus le monde de l’écriture individuelle pour devenir un objet utilitaire au service du pouvoir et de ses intérêts. Dans tous les cas, il y a aliénation du lecteur ; si vous vous amusez à lire tous les romans parus dans l’année, vous allez finir aussi ignorants que lorsque vous avez commencé.

Nous avons besoin des mots car comment construire autrement le sens de l’existence ? Il n’y a en effet pas de sens sans un sens préalable, autrement dit pas de texte sans un texte qui le précède. On constate qu’aucun enfant n’admire un paysage avant que sa socialisation ne lui ait ouvert les yeux par des mots qui humanisent son environnement ; aucun être humain ne grandit sans vénérer des icônes, héros réels ou fantasmagoriques qu’il idéalise et imite, personnages sacralisés qui canalisent ses fantasmes. La littérature n’est pas simplement le prétexte à une rêverie, elle conduit par identification à orienter nos conduites ; les « souffrances du jeune Werther » ont par exemple entraîné une vague de suicides sur l’Europe. L’imagination sous contrôle est le principal outil d’adaptation de l’humanité, sans elle nous ne pourrions juger de notre état présent, ni planifier nos actes futurs. Mais le roman n’est pas nécessaire à la prise de conscience, des livres existent qui apprennent à réfléchir et non à rêver, à agir et non à subir, à comprendre et non à opprimer : une revue économique plutôt que la collection qui nous parle de cœur ou de peurs, une étude sociologique plutôt qu’un roman existentiel, l’histoire d’une expérience vécue plutôt qu’une aventure imaginaire ou l’analyse d’une innovation qui bouleverse notre monde.

Il existe sous différentes formes une lecture de distraction et une lecture de formation ; l’une est de l’ordre de l’occupation privée, l’autre du domaine de la nécessité. Sans évolution de tous vers une lecture citoyenne, le monde restera divisé entre ceux qui décident, ceux qui ne croient qu’aux plaisirs de l’existence et les exclus qui ne peuvent rien lire et ne peuvent plus dire.

salaire

Mon père ne faisait pas de différence entre bénéfice et rémunération puisqu’il était artisan, son salaire était un revenu très variable au gré des saisons et de la clientèle : mon propre salaire de fonctionnaire est un coût fixe supporté par la collectivité quel que soit le nombre de mes élèves. Cette situation différenciée n’est acceptable que dans un contexte de croissance économique où les uns vivent de ce que ne perdent pas encore les autres …

Le travail est une marchandise dont le prix s’appelle salaire. Au XIXe siècle le salaire devient en effet un prix comme un autre, soumis aux fluctuations de l’offre et de la demande. Il s’agit d’une grande transformation, puisque le prix de la force de travail relève désormais de mécanismes strictement économiques et non plus politiques ou sociaux : le salaire n’est plus fixé par la coutume, mais par l’intensité de la concurrence. Avec le taylorisme et le fordisme, l’émergence progressive de la production de masse a fait voler en éclats ce modèle : le salaire n’est plus considéré par chaque entreprise exclusivement comme un coût qu’il convient de réduire autant que possible, mais il devient au contraire l’une des composantes essentielles de la demande globale. La division technique du travail commence à se généraliser après la seconde guerre mondiale et dans l’ensemble, la masse salariale évolue dorénavant à peu près au même rythme que les gains de productivité. La demande progresse donc à l’allure du changement technique, et le pouvoir d’achat des salariés s’élève sensiblement. Contrairement à ce qui s’était passé durant l’avant-guerre, l’offre n’est donc pas bornée par les débouchés mais seulement par le rythme du changement technique. Comme l’activité économique est cyclique, il peut se développer un chômage à certains moments mais les politiques keynésiennes de relance par la demande s’empressent alors d’augmenter la masse salariale qui accroît les débouchés et favorise l’emploi.

Maintenant, l’ouverture des frontières a mis en contact toutes les économies. Ce phénomène tend à égaliser les coûts des facteurs de production entre les pays, notamment les salaires par catégories de qualification. Cela aboutit à un resserrement des salaires dans les pays sous-développés où les écarts étaient très grands, mais à un accroissement des écarts dans les pays développés. En effet, avec la délocalisation dans les pays à bas salaires, les chefs d’entreprise des pays du Nord ne perçoivent plus la distribution des salaires comme une attribution de pouvoir d’achat ; au contraire, les salaires sont perçus comme un coût pur. Le salaire n’est plus alors que le prix consenti par le client pour un travail déterminé. On entre ainsi dans une logique de compression de la demande à l’échelle mondiale par la baisse des salaires. Plus précisément, la hausse des salaires dans les pays pauvres est limitée au strict minimum par des facteurs institutionnels comme l’absence de syndicats et de liberté d’expression, la baisse des salaires dans les pays riches est ralentie pour des raisons symétriques. Cette situation n’est pas durable, le libre-échange généralisé opère insensiblement une égalisation des salaires entre tous les travailleurs de notre planète, ce qui veut dire que les salariés des pays riches vont constater dans l’avenir que leur niveau de vie est obligé de décroître, ce qui est tout à l’avantage du retour à l’équilibre écologique de la planète.

Quand il faut partager la pénurie dans une société démocratique, il vaut mieux diffuser un pouvoir d’achat minimum et administrer les revenus en collectivisant les ressources et leur emploi ; il n’y a plus alors de salariés dominés et de non salariés installés à leur propre compte, mais d’un groupe humain solidaire qui gère au mieux les ressources disponibles…

santé

Je ne vais chez le médecin qu’en cas de nécessité, mais la notion de nécessité est absolument relative. On peut se faire délivrer une ordonnance à la moindre alerte, faire un bilan médical uniquement tous les cinq ans ou ne contacter le docteur qu’à partir du moment où on crache le sang…

La santé ne se limite pas simplement à l’absence de maladies, elle est également un état de complet de bien-être physique, mental et social ; vaste définition qui montre l’ampleur de la tâche à réaliser. L’Organisation Mondiale pour la Santé (OMS) a établi un indicateur sur l’espérance de vie en bonne santé, nous pouvons ainsi connaître le nombre d’années d’existence dont devraient dans l’idéal bénéficier les enfants nés à la fin du XXe siècle. En tête de liste les Japonais qui vivront sans doute 74,5 années en moyenne à l’abri de la maladie contre 26 ans pour les habitants de la Sierra Leone : la disparité est bien plus criante que les écarts d’espérance de vie calculés de façon traditionnelle. Alors que les populations des pays riches sont frappés par la maladie et l’invalidité pendant seulement 9 % de leur vie en moyenne, ce pourcentage s’élève à 14 % pour les pauvres. L’espérance de vie saine est même en train de reculer pour plusieurs pays africains jusqu’à des seuils qui n’existent plus dans les pays industrialisés depuis le Moyen Age. Pour égaliser les conditions d’une bonne santé, il est donc nécessaire de redistribuer équitablement les ressources, donc de faire des choix. Puisque les performances médicales sont à coût croissant dans les pays riches, la chirurgie du cœur pour un Japonais n’est plus un soin médical qui possède en lui-même sa propre justification : chaque dollar dépensé au profit d’une médecine sophistiquée coûte plusieurs centaines de vie humaines car si ces dollars avaient été dépensés pour approvisionner la Sierra Leone en eau potable, on aurait pu sauver beaucoup de personnes.

Les critères de choix sur les dépenses de santé reposent actuellement sur la puissance financière d’un pays et sur la solvabilité de ses habitants ; le seul critère d’une société démocratique vis à vis de la santé, c’est au contraire l’égalisation du système de soins entre tous les habitants de la planète. Alors qu’il n’existe presque aucune structure médiale fiable dans la plupart des régions de monde, l’idée d’un accès aux soins identique pour tous reste encore subversive à l’intérieur même de la plupart des pays développés. Les délaissés de la croissance avaient droit en France à une aide médicale gratuite gérée par les départements. En l’an 2000, ce pays met en place une couverture maladie universelle qui donne accès pour les plus démunis au régime de base de l’assurance-maladie : les exclus se retrouvent ainsi sur un pied d’égalité avec des assurés sociaux qui payent leurs cotisations. Mais d’un côté six millions de personnes accèdent aux soins gratuits en France, de l’autre la détresse médicale concerne encore plusieurs milliards d’exclus dans le monde. De toute façon cette généralisation de la sécurité sanitaire en France s’accompagne toujours d’un rationnement des soins : des plafonds de dépense sont déterminés pour la paire de lunettes ou les prothèses dentaires ; et les étrangers en situation irrégulière sont exclus du dispositif puisqu’il faut justifier de son identité et d’une résidence stable et régulière.

Nous sommes dans un contexte mondial où la santé est encore réservée à une caste, comme d’ailleurs l’enseignement. Mais la planète ne peut donner plus que ce qu’elle nous permet de prendre durablement…

savoir

Il y a le savoir savant et le savoir dire, le savoir-faire et le savoir-vivre, mais celui que je préfère, c’est le savoir-être.

Autrefois, c’était la religion qui instaurait ad vitam aeternam un discours social commun, maintenant il nous faut définir dans une société démocratique notre cohésion sociale par nous-mêmes, entre humains ; c’est l’objectif de l’école primaire. L’UNESCO a déterminé les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur : y figurent notamment l’éducation à la compréhension mutuelle entre humains, l’éthique, l’enseignement des incertitudes et de la capacité à situer toutes ses connaissances dans un contexte et un ensemble. La personnalité de chacun doit pouvoir se développer dans le respect des principes démocratiques et dans la recherche de la convivialité. Notre action doit se penser à la lumière des droits et des libertés humaines autant que dans le contexte de nos devoirs envers la collectivité. L’éducation doit enseigner l’unité de la condition humaine, à la fois physique, biologique, psychique, socioculturelle et historique alors que le découpage disciplinaire la désintègre. Comme tous les êtres humains sont désormais confrontés aux mêmes problèmes et vivent une communauté de destin, l’école doit enseigner l’histoire récente et l’interdépendance croissante entre toutes les sociétés ; pour éveiller chacun à une conscience planétaire, toute éducation primaire doit aussi souligner l’interdépendance de l’humain et de notre planète. La notion d’écosystème peut se comprendre en observant une mare ou un marigot. L’enfant peut ainsi comprendre que son évolution est dépendante de l’équilibre de son environnement, et que chacun d’entre nous est responsable.

Si le savoir universel peut se définir puisqu’il correspond tout simplement aux problèmes que les humains se posent, sa réalisation scolaire est dangereuse. En effet, l’école primaire obligatoire fait courir un grand risque aux pays pauvres. Des programmes importés des pays occidentaux diffusent des valeurs inadaptées au monde rural. L’école devient alors étrangère aux liens familiaux et villageois, ce qui mène droit à l’échec ou à une rupture avec le milieu, deux conséquences qui empêchent le développement véritable. Des enfant de Guinée peuvent écrire dans leur cahier d’instruction civique : « Les enfants d’aujourd’hui sont les hommes de demain. Certains seront des médecins des ingénieurs, des professeurs. D’autres seront des gouverneurs, des ambassadeurs et des ministres. Tous seront appelés à voter pour élire des responsables politiques à tous les niveaux. Ainsi faut-il les y préparer dans l’école. » Mais leurs familles n’ont pas de quoi vivre dignement, et les enfants vivent ainsi un décalage extravagant entre le modèle d’éducation à l’occidentale et des perspectives locales sans issue. Il n’est donc pas étonnant que des enfants du tiers-monde se glissent dans le train d’atterrissage d’un avion en partance vers les mirages de la société d’abondance et les réalités de la mort en altitude. L’école n’a pas à cautionner un système où l’afflux vers les filières supérieures de littérature ou de droit est la clé d’entrée dans une fonction publique plus soucieuse de partager les quelques rentes existantes que de rendre de véritables services à la population. Une scolarisation réaliste n’implique pas forcément la poursuite des études, elle se contente de dispenser, au delà de l’alphabétisation, des notions de santé, d’agriculture, d’utilisation rationnelle de l’eau et même de valorisation de la culture locale. Il est préférable que l’école soit dotée de jardins potagers que d’une bibliothèque aux écrits inaccessibles, il est préférable que l’école soit liée à la vie du village.

De leur côté, les jeunesses occidentales trop urbanisées ne font plus la différence entre un cours et ce qu’ils entendent à la télévision, ce que dit l’enseignant n’est plus qu’un bruit de fond : le savoir-être a disparu. Il faut casser le système scolaire, développer l’intelligence pratique tout en freinant l’exode rural dans les pays pauvres, et redonner réciproquement le sens de la terre et de l’effort à la jeunesse des pays riches.

schizophrénie

Je suis moi-même et ne voudrais être nul autre : je me transforme en vieillissant, mais je garde l’aptitude à réfléchir et à grandir en pensant aux autres. La société occidentale qui cultive l’épanouissement individuel condamne pourtant la plupart d’entre nous à la recherche sans fin de son véritable visage dans un miroir brisé.

La schizophrénie est une grave atteinte mentale, une des catégories de la folie. Le schizophrène croit en effet que ses pensées et ses actions lui sont imposées par une force extérieure, sa conscience d’être soi éclate parce que les multiples informations qui l’assaillent sont mal gérées ; les membres de la classe globale sont maintenant frappés de la même folie. Par exemple, les automobilistes sont à 90 % favorables à une réduction de la circulation automobile, mais une proportion identique dit « non » lorsqu’il s’agit de payer pour arriver à ce résultat. Il existe donc une schizophrénie des classes moyennes qui vivent sur l’idée de croissance de leur niveau de vie tout en regrettant les conséquences négatives de ce mode de vie. La société moderne s’est considérablement appauvrie par la distance croissante qu’elle a instituée dans nos cerveaux entre considérations financières de court terme et équilibre global à long terme. La révolution industrielle repose en effet sur une négation de la nature considérée comme taillable et corvéable à merci et les économies de marché ont pu en conséquence se construire autour de nouvelle formes d’imaginaires fondées sur le mythe du progrès et de l’aspiration au bonheur. Cette logique apparente de l’accroissement de la maîtrise de l’homme sur la nature et sur ses conditions d’existence s’est accompagnée d’une logique cachée de soumission de l’humanité aux biens matériels.

Pour les puritains qui ont participé au développement du capitalisme, les biens matériels ne sont qu’un léger manteau qu’à chaque instant on peut rejeter, mais l’accumulation des richesses a transformé le manteau en une cage d’acier. Contre la conception restrictive d’une vie centrée sur l’accumulation de biens et de services, il nous faut penser à toutes les conséquences de chacun de nos actes économiques, autant au quotidien que pour les générations futures, autant pour les autres humains que pour l’ensemble des autres formes de vie. C’est difficile car le fait de mettre en cause l’exigence individuelle du bonheur matériel à court terme place chacun des membres de la classe globale en contradiction avec lui-même. Nous sommes atteint de schizophrénie collective dans un contexte où de nouvelles contraintes de travail et d’occupation des loisirs nous font abandonner toujours plus les normes traditionnelles de comportement tout en nous laissant le regret de ne plus les suivre. Pour retrouver notre unité, nous devons nous réconcilier avec le mode de vie passé sans user de mentalités arriérées, faire par exemple des achats de proximité qui délaissent la pomme de terre en poudre tout en s’ouvrant aux nouvelles de la planète, renoncer progressivement à tout ce qui épuise la terre au détriment des générations futures pour mieux propager une nouvelle citoyenneté.

Le remède consiste à penser en terme de développement véritable sans compter sur une croissance largement fictive, à agir pour diffuser des valeurs et non à vivre pour posséder des biens matériels.

secte

Je suis complètement allergique à l’état d’esprit d’une secte où on se contente de suivre le guide suprême pour trouver le bonheur ; l’autoritarisme raisonné de mon père m’a permis d’être réfractaire à l’autorité injustifiée et de chercher la bonne voie, celle qui ménage à la fois la liberté individuelle et la cohésion sociale.

Dans un contexte de totale liberté individuelle d’expression et d’opinion, il n’y a pas de secte possible puisque chacun peut se situer comme bon lui semble. Selon un tribunal français, il serait vain de s’intéresser sur le point de savoir si l’église de scientologie constitue une secte ou une religion, la liberté de croyance étant considérée comme absolue. Une jeune fille qui a choisi de vivre coupée du monde, qui a laissé tous ses biens matériels, quitté ses vêtements, coupé ses cheveux, qui obéit sans murmurer, travaille parfois durement sans toucher aucun salaire et qui se lève plusieurs fois par nuit pour réciter des formules apprises par cœur n’est-elle pas susceptible d’être considérée un jour par un juge victime de manipulation mentale et d’exploitation ? C’est ainsi pourtant que vivent les carmélites. Il est donc très difficile de déterminer où commence la manipulation et où finit la liberté individuelle. Comme les adultes ne peuvent en conséquence être considérés comme personnes vulnérables, les députés français ont défini la manipulation mentale comme le fait d’exercer au sein d’un groupement des pressions graves et réitérés ou d’utiliser des techniques propres à altérer le jugement afin de conduire une personne, contre son gré ou non, à un acte ou une abstention qui lui est gravement préjudiciable. Plusieurs simulations ont été réalisées afin de voir si cet article de loi ne risquait pas de s’appliquer aux Eglises ou même à l’industrie du tabac : la réponse est imprécise… Deux valeurs comme la liberté et l’ordre peuvent être jugées comme aussi valable l’une que l’autre bien qu’elles soient contradictoires, il y a nécessairement négociation et le compromis va différer selon l’époque ou l’institution dans laquelle s’insère l’individu.

On peut définir une secte selon des critères généraux : déstabilisation mentale, caractère exorbitant des exigences financières, rupture avec l’environnement d’origine, tentatives d’infiltration des pouvoirs publics, embrigadement des enfants, troubles de l’ordre public. La loi permet ainsi dans certains pays de condamner une secte : en Allemagne, les autorités publiques se sont lancées dans une guerre contre la scientologie qui est accusée d’exercer une influence totalitaire sur les institutions et la société. Il est pourtant plus sage de se fier à la loi ordinaire : actuellement en France, les agissements délictueux commis au sein des sectes sont qualifiés comme des infractions traditionnelles ; les magistrats peuvent poursuivre pour agression sexuelle ou viols, meurtres, escroquerie ou abus de faiblesse d’une personne vulnérable, pour fraude fiscale, infractions au droit du travail ou exercice illégal de la médecine. Même si la justice est souvent confrontée au caractère clandestin des mouvements sectaires et se heurte au silence des adeptes, à chacun de savoir reconnaître l’influence sectaire et donner à la justice les preuves qui lui manquent ; mais si on devient l’esclave volontaire d’une secte, la société est relativement démunie pour agir. Lutter contre les phénomènes sectaires se heurte au fond à ce problème de contradiction entre la liberté et l’ordre. Ce n’est pas seulement une question de vocabulaire, la conception de l’influence positive ou négative d’une secte engage, par delà le phénomène strictement religieux, toute la perspective d’une socialisation réussie ; en effet chaque enfant est pour ainsi dire le produit d’une secte familiale. Les appels quotidiens à la liberté ont en définitive pour seule fonction de permettre aux individus de se doter intérieurement des valeurs requises pour le bon fonctionnement social.

La vérité est contradictoire, la réalité des uns n’est souvent qu’une apparence pour les autres, le chemin sera long et difficile pour arriver à une cohérence acceptable par tous les humains tout en préservant une certaine liberté.

sélection

Si mon enfant avait été atteint d’une déficience congénitale grave, je pense que j’aurais été assez courageux pour l’étouffer doucement sous un oreiller. Je ne fais pas de différence fondamentale entre l’interruption volontaire de grossesse et l’infanticide, il s’agit pour moi de l’exercice de ma responsabilité parentale ; l’amour n’est pas aveugle.

On constate aux Etats-Unis que la criminalité a commencé à baisser en 1991, dix-huit ans après la légalisation de l’avortement par un arrêt de la Cour suprême en 1973. On peut expliquer cette baisse par une répression plus importante (augmentation du nombre de policiers, principe de la tolérance zéro, taux croissant d’incarcération) ou même par le boom économique. Mais on peut noter aussi que pendant cette période 1,6 millions d’avortements ont été pratiqués chaque année, soit près d’un avortement pour deux naissances. La simple ampleur de ce phénomène suggère que des générations entières ont été supprimées par l’avortement légal et n’arrivent plus à l’âge où se commettent la plupart des crimes et délits. De plus les enfants volontairement choisis par les parents sont moins sujets à la criminalité pour deux raisons. Les femmes qui se font avorter sont généralement celles qui risquent le plus de donner naissance à des enfants susceptibles de se livrer à des activités délictueuses ; d’autre part les femmes peuvent utiliser l’avortement pour optimiser le moment de la maternité (niveau de revenu, âge de la mère, présence du père…), les enfants naissent alors dans un meilleur environnement et la future criminalité s’en trouve réduite. Mais il s’agit là d’une prévention involontaire seulement accessible par le raisonnement statistique.

Selon la thèse de Darwin sur la sélection naturelle, une partie seulement des naissances atteignent l’âge de la reproduction car seuls les mieux adaptés résistent. Mais comme les humains modifient leur milieu et fabriquent aujourd’hui une grande partie de leurs moyens d’existence, il étendent indûment leur capacité à se reproduire et il leur faut alors construire socialement leur propre conception de la sélection ; en empêchant la nature de faire son oeuvre de sélection, on devient alors responsable de ses propres critères d’expansion démographique. Aux Etats-Unis se développe aujourd’hui la notion de responsabilité génétique : on voit surgir des procès pour « naissance inacceptable » intentés à leur médecin par des parents d’enfants handicapés. Bientôt pourront se dérouler des procès pour « vie inacceptable » intentés par les enfants contre leurs parents ou contre la société. Quand un enfant est né débile, sourd et presque aveugle, c’est la société qui est en charge d’une existence que les parents ne sont pas en mesure de supporter moralement, matériellement ou durablement. Alors les médecins ne seront plus seulement en charge de la maladie présente, mais de la maladie à venir, ce qui conduira sans doute à un eugénisme de précaution. Une véritable prévention passe par une sélection des enfants à la naissance : l’avortement n’est pas seulement un droit individuel de la mère (des parents), il est d’abord le moyen de faire preuve de responsabilité sociale consciente. La mort ou l’inexistence deviennent parfois une valeur préférable à la vie car certaines existences ne méritent pas d’être vécues ; l’enfant n’est rien en soi si les conditions de son épanouissement ne sont pas assurées par sa famille et par ses propres capacités d’autonomie à venir.

Mais il ne faut pas que l’investissement dans les tests d’ADN éliminent la lutte contre la pauvreté. Le moyen le plus efficace de faire naître davantage de bébés sains est d’aider les femmes des milieux défavorisés à manger convenablement pendant leur grossesse. Même en Californie l’insuffisance pondérale à la naissance afflige de problèmes graves de santé, souvent mortels, davantage de nourrissons que les maladies génétiques.

semences

Je ne comprends pas pourquoi les gens mangeraient des produits à base d’OGM (organismes génétiquement modifiés): ils n’ont pas meilleur goût, ils ne sont pas moins chers pour le consommateur et c’est un coût supplémentaire pour l’agriculteur : les seuls avantages sont pour les multinationales productrice de semences.

Le vivant possède deux caractéristiques, celle de se reproduire à l’identique et celle de se transformer. Les traces d’un repas à base de maïs datant de 7000 ans ont été retrouvées dans les grottes de Tehuacan, au sud du Mexique : les épis consommés à cette époque ne dépassaient pas 2,5 cm de long. Les chercheurs ont établi que, quelques siècles plus tard, une hybridation sauvage s’était produite avec la théosinte, une graminée qui peut atteindre 3 ou 4 mètres de haut. Les épis magnifiques de ces hybrides furent remarqués par les Indiens. Ils les cultivèrent, créant ainsi une abondance de nourriture permettant l’expansion démographique et le développement des empires inca et maya. Cette transgenèse naturelle est maintenant à la portée de l’action humaine. Nous avons construit notre agriculture sur la multiplication des quantités d’une même variété et en parallèle sur un processus d’amélioration des rendements par la sélection. De tout temps, les agriculteurs ont réservé une partie de leur récolte pour en ressemer les graines à l’automne ou au printemps suivant tout en choisissant les meilleures. Mais comme cette procédure traditionnelle n’entraîne pas de profit pour un investisseur extérieur, l’innovation les remplace par une sélection continue au XIXe siècle. Beaucoup plus productifs que les variétés traditionnelles, les hybrides se sont imposés bien qu’ils soient pratiquement stériles. Selon cette méthode en effet, les variétés se détériorent dans le champ de l’agriculteur : il y a accroissement considérable du rendement si l’on sème ce grain, et chute non moins considérable si l’on ressème le grain produit. Dès la fin des années 30, le maïs hybride entraîne un processus d’expropriation des paysans qui ont besoin chaque année des sélectionneurs. Ce processus touche maintenant une vingtaine d’espèces alimentaires ; toutes les volailles et une grande partie des porcs sont aussi hybrides, c’est-à-dire possédant des gènes différents. Cette amélioration s’est accompagnée à la fois d’une fragilisation des plantes et d’une perte d’autonomie de l’agriculteur. Ainsi une technique incapable d’apporter le moindre progrès durable, mais tellement profitable, remplace une technique socialement utile, mais qui ne dégage pas de profits.

Ce système de sélection forcée atteint aujourd’hui ses limites. On constate que la production de céréales par agriculteur a montré des signes de faiblesse et même un léger déclin depuis 1985 malgré les progrès de la sélection ; la tendance est identique pour la production non céréalière. La révolution verte, qui repose aussi sur des variétés sélectionnées à haut rendement, montre que la recherche agronomique avec de bonnes intentions (nourrir plus de monde), détériore la stabilité du monde agricole. Des variétés de riz résistant aux maladies, plus précoces et dotées d’une meilleure qualité de grains ont nourri des millions d’habitants des tropiques. Mais elle a aussi provoqué la faillite et l’exclusion des plus petits paysans d’Asie et d’Amérique latine, incapables de payer les intrants et les équipements nécessaires pour exploiter le potentiel de ces variétés. La révolution verte nécessite en effet une plus forte utilisation de l’irrigation et le recours massif à des engrais et pesticides. Cette monoculture de semences sélectionnées, blé et riz principalement, conduit à une perte de diversité biologique et des coûts environnementaux importants. Les recherches sur les plantes transgéniques devraient aussi s’interroger sur l’impact social et économique des nouvelles variétés. Un nouveau modèle doit prévaloir, celui d’une « révolution » doublement verte. Il faut associer le respect des écosystèmes locaux et la diversité génétique. Dans le domaine des céréales, on atteint même les limites ultimes de la sélection : le progrès a consisté à redistribuer le produit de la photosynthèse de la plante de telle sorte que les grains – c’est-à-dire la partie servant à l’alimentation – soient favorisés au détriment des feuilles, des tiges et des racines. Les premières variétés de blé domestique ne consacraient qu’environ 20% du produit de la photosynthèse aux grains. Par la sélection, nous sommes parvenus à élever à plus de 50% la part qui arrive dans les grains de blé, de riz et de maïs. Mais comme la plante doit préserver ses racines, sa tige et un système foliaire suffisant pour assurer la photosynthèse, il ne paraît pas possible d’aller au-delà de 60%.

Les hybrides, et à plus forte raison maintenant les OGM (Organismes Génétiquement Modifiés), permettent à des industriels de breveter le vivant et font perdre totalement aux agriculteurs leur droit à l’autonomie. Pourtant 80 % des paysans, en presque totalité dans les pays non développés, n’ont d’autre recours que d’utiliser encore les semences de ferme.

sentiment amoureux

La première fois qu’une fille m’a dit « Je t’aime », je lui ai demandé de préciser ce que cela signifiait. Elle ne m’a plus jamais adressé la parole, j’ai du faire une erreur…

Selon l’article 16 de la Déclaration universelle, « A partir de l’âge nubile, l’homme et la femme sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se marier et de fonder une famille. Le mariage ne peut être conclu qu’avec le libre et plein consentement des futurs époux. » Mais les modalités de formation du couple sont diverses. Alors qu’en Inde, en Afrique et dans les terres d’islam, on livre de jeunes adolescentes à un « promis » qu’elle ne connaissent souvent même pas, le monde occidental cultive le choix personnel du sentiment amoureux. La situation traditionnelle du mariage où la femme (et parfois l’homme) se voit assigné d’office à un conjoint par la pression sociale est source de stabilité : la formation des couples n’est pas laissée au libre arbitre des individus et les règles du mariage sont articulées au système de parenté et à l’organisation sociale dans son ensemble ; parler de mariage forcé, c’est donc avoir un regard ethno-centré puisque les hommes comme les femmes acceptent de plein gré leurs contraintes culturelles. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que le mariage par convention existait autrefois dans les pays européens et que cela se perpétue dans certaines couches sociales. Dans les sociétés développées actuelles, la liberté de choix est valorisée, mais découle toujours d’un certain type de socialisation. Si on demande aux jeunes occidentaux de déterminer si le sentiment amoureux est d’origine naturelle ou culturelle, ils vont répondre automatiquement « naturelle » ; ils croient que leur désir résulte du libre exercice de leur volonté alors que les schèmes de leur cerveau sont orientés par leur environnement social, aucun instinct ne guide leur relation à l’autre. Leur sentiment amoureux n’est qu’une construction sociale. En effet dès le plus jeune âge, les enfants vivent le complexe d’Oedipe : ils s’identifient à leur propre sexe, puis vers trois-quatre ans essayent d’imiter la relation amoureuse qui lie le père et la mère. Ainsi le petit garçon tombe amoureux de sa mère et considère le père comme un rival à éliminer. Mais il se rend compte rapidement qu’il lui faut trouver un partenaire de son âge, et c’est alors les amours multiples de l’école maternelle. Par contre une jeune musulmane, même installée dans le monde occidental, sait depuis le plus jeune âge que le mariage dépend directement du choix parental et non de ses propres intentions ; on se marie à l’intérieur de son ethnie.

Dans les sociétés modernes où règne le sentiment amoureux, la tendance homogamique est pourtant toujours présente : qui se ressemble, s’assemble. Toutes les enquêtes montrent en effet une nette tendance à choisir son conjoint près de chez soi et dans la même catégorie sociale. La répartition des goûts correspond aux différences de position sociale ; par conséquent, l’attraction ou le désintérêt que produisent les caractéristiques physiques, les façons d’être, le comportement de ceux que nous rencontrons sont culturellement marqués. Même les lieux de rencontre ne sont pas socialement neutres, les préférences d’un individu correspondent à celles que l’histoire de son groupe social a déposées en lui : les classes populaires se rencontrent principalement dans des lieux ouverts comme le bal ou les fêtes publiques alors que les classes moyennes préfèrent les lieux réservés comme les lieux de travail et les associations tandis que les membres des classes supérieures font connaissance dans des lieux privés encore très fermés, cercles limités au réseau de leurs relations de classes. Un ouvrier se marie donc plutôt avec une ouvrière, un cadre a de fortes chances de se marier avec une fille de cadres supérieurs, les élites préservent leur reproduction sociale et les autres stagnent dans leurs difficultés. Il n’y a jamais de hasard dans les rencontres qui aboutissent, seulement une conjonction d’intérêt. La stabilité matrimoniale des sociétés occidentales est ainsi sauvegardée tout en adoptant le masque du sentiment amoureux, il n’y a pas de libre choix individuel. Cet équilibre par l’illusion des sentiments est d’ailleurs fragile, au fur et à mesure que s’étend l’individualisme des comportements les relations entre les sexes deviennent toujours plus difficiles et les couples divorcent davantage.

Un principe commun à toutes les sociétés génère cependant les choix, celui de l’équilibre entre l’exogamie et l’endogamie : chacun doit trouver un partenaire hors de son groupe local sans pour autant s’en éloigner trop. La formation des couples reste partout et toujours un chaînon majeur de l’hérédité sociale car nous sommes un animal qui a besoin d’une socialisation primaire.

sépulture

Je suis poussière et je retournerai poussière, il n’y a pas d’autres passages après la mort. Seul compte ce que nous avons fait de notre vie qui puisse rester dans la mémoire sociale, le mode de sépulture n’est qu’un problème de gestion des déchets.

Notre dépouille est socialement prise en charge. Dans toutes les cultures, le passage d’un état à l’autre est assumé par un rite, et en l’absence de rite funéraire, le travail de deuil s’opère moins bien pour les survivants. En effet, quels que soient les rites des morts ils sont faits pour l’entourage, ils servent à inscrire le mort dans la continuité de la lignée humaine, ils permettent de conserver à la mort sa dimension collective. Comme cette cérémonie funéraire n’est qu’à usage social, elle peut complètement disparaître pour l’exclu sans attaches. En France la loi de 1887 institue la liberté de choix des funérailles : enterrement civil ou religieux, inhumation ou crémation. Chez les protestants, la crémation est autorisée depuis 1898, mais l’Eglise catholique n’a autorisé cette pratique qu’en 1963. En conséquence, le taux d’incinération atteint 80 % des décès dans les pays anglo-saxons, et seulement 15 % en France. Dans les pays occidentaux aujourd’hui, le défunt est placé de plus en plus au centre de la cérémonie funéraire, on écoute les morceaux de musique qu’il aimait, on lit ses textes préférés, on personnalise la cérémonie : les procédures rituelles identiques pour tout le monde s’effacent au profit d’une individualisation de la mort dans un monde d’individualités. Dans les zones surpeuplées au contraire, le problème de la sépulture se pose en termes plus prosaïques et oblige à la simplification. Depuis 1948 au Japon, la crémation est obligatoire en zone urbaine pour ne pas se laisser envahir par les cimetières. Le pouvoir chinois s’emploie même à libérer les campagnes des sépultures en plein terre. Dans un pays habité par le cinquième de la population mondiale, mais où 7 % seulement des terres sont arables, l’éparpillement des tombes pose un problème d’occupation des sols : dans certaines régions, l’inhumation est donc interdite afin de préserver les terres nourricières, dans d’autres on propose des cercueils en papier afin d’épargner les terres boisées. Après tout, la gestion de notre cadavre n’est qu’un problème de recyclage à résoudre.

La séquence de notre mort commence biologiquement de manière interne : les enzymes du système digestif commencent par manger les tissus et engendre la putréfaction, puis le corps entame sa décomposition. S’il se trouve à l’air libre, les insectes vont y avoir accès, leurs œufs vont donner naissance à des larves qui mangeront la matière. Après onze jours passés dans un bois, il ne reste plus d’un porcelet de 25 kg que les os et les dents. Tout corps est en effet un écosystème réutilisable bien que l’herbe sur laquelle nous pouvons finir nos jours ne repoussera pas avant deux années en raison des acides gras qui vont empoisonner le sol. Puisque notre disparition est programmée par la nature, autant agir dans son sens : la collectivité peut recycler les cadavres comme elle le ferait de n’importe quel déchet. Un cercueil biodégradable rempli d’azote liquide et enfoui à fleur de terre permet par exemple un enrichissement rapide des sols : c’est une solution à mi-chemin de l’inhumation traditionnelle qui occupe trop de terrain et de la crémation qui dégage des gaz toxiques, encore faut-il fabriquer l’azote liquide !

A Paris, la commune doit une sépulture gratuite pour cinq ans aux personnes décédées sans ressources ni famille. Pour eux, des caissons en béton étanche sont équipées d’un système d’introduction de l’air afin que l’oxygène accélère le dessèchement du corps et qu’il y ait une facile évacuation des gaz de décomposition. Il n’y a aucune pollution et le caveau peut être récupéré à l’infini, c’est la voie de l’avenir pour tous.

service collectif

Plus je réfléchis et moins je fais de différence entre l’individuel et le collectif, entre ce que je dois à la société et ce que je lui demande. La division sociale du travail implique que nous sommes tous solidaires, avec notre entourage proche ou avec l’étranger.

Les consommations collectives obéissent à une logique des besoins, et non à une logique marchande. La France possède par exemple un service public de l’électricité qui a pleinement répondu aux objectifs qui lui ont été assigné lors de sa nationalisation en 1946 : l’égalité de traitement de tous ses clients, la compétitivité du courant qu’elle lui fournit, une contribution à l’indépendance énergétique. EDF (électricité de France), c’est donc l’universalité de la desserte et la continuité de la fourniture. Pour la poste également, tout justifie le statut de service public : la péréquation tarifaire, la distribution de la presse et la cohésion sociale. La définition du service universel auquel a droit chaque utilisateur ne pose donc pas de problème pour la poste : le droit à recevoir les nouvelles qu’on vous envoie et le droit à faire distribuer son propre courrier. Le service public est la garantie pour chacun d’accéder aux biens essentiels pour la satisfaction de ses besoins et la continuité du service public permet de maîtriser le moyen terme. Les services collectifs sont par leur nature des monopoles naturels car ils sont constitutifs de réseaux : ainsi la distribution d’électricité est-elle plus coûteuse s’il existe plusieurs réseaux concurrents sur un territoire donné. La dynamique même de l’évolution du capitalisme provoque une socialisation des conditions générales de la production. Cette socialisation existe en matière de santé, d’éducation et de formation professionnelle comme dans la mise en place des infrastructures nécessaire en matière de logement, de transport et de communication. Les services collectifs sont non seulement un complément, mais aussi un correctif de l’économie de marché en assurant à la population des satisfactions que le marché ne peut pas leur procurer. Enfin, les services collectifs assurent l’égalité dans la satisfaction des besoins et une meilleure organisation de la vie sociale. Pour qu’un monopole privé n’abuse pas de sa position dominante, l’entreprise devient publique avec une mission d’intérêt général. Ce sont alors les clients qui deviennent de droit les propriétaires, et comme presque tout le monde est client ce sont les contribuables-citoyens qui sont en charge de l’entreprise. Mais la mondialisation exige que soit dépassé le cadre national.

Dans un contexte d’ouverture des frontières, les services collectifs se privatisent car il ne peut plus exister de monopole national face à la concurrence internationale. L’Europe en construction ignore par exemple la notion de service public : elle n’identifie aucune zone intermédiaire entre les services régaliens gérés directement par l’Etat et les entreprises ordinaires qui sont privées. Au nom de principes dits fondamentaux comme la libre concurrence, la libre circulation des marchandises et la non-discrimination, la commission européenne remet en cause les services publics à la française. Comme tout monopole, même naturel, tend à l’abus de position dominante (tarif trop élevé, médiocre qualité du service, confusion entre les intérêts de l’entreprise et ceux du grand public), l’Europe voudrait donc accentuer la concurrence. Tout au contraire il faudrait selon la France introduire le principe selon lequel, en matière de services publics, le marché ne peut être le seul recours. Le marché est en effet impuissant à satisfaire les exigences de solidarité ou de cohésion spatiale, le marché accorde sa préférence au court terme plutôt qu’à l’investissement et à la recherche. Après un passage par la concurrence oligopolistique, le monde devrait retrouver dans l’avenir des monopoles de service public non plus à l’intérieur des nations mais à l’échelle de la planète. Dans l’état actuel des mentalités, il ne paraît pas possible de déterminer la liste des besoins devant être satisfaits par des entreprises non concurrentielles, mais la logique du monopole naturel reprendra ses droits dans l’avenir si la pénurie s’installe comme c’est prévisible : manger à sa faim doit aussi être considéré comme un service public. Tout bien et service relève en effet du service public puisque nous avons tous des besoins identiques, et l’éthique exige que ces besoins soient satisfaits de façon égalitaire.

Cela ne règle pas les problèmes de gestion (publique ou privée) ni le statut du personnel (protégé ou non).

sexualité

Depuis que la contraception a dissocié la fonction de reproduction et le principe de plaisir, je pensais que la sexualité, puisque associée au bonheur, pouvait devenir une activité banale et fréquente. Mais le véritable plaisir des humains, c’est de tout compliquer. Tant que nous n’aurons pas de rite de passage à la vie sexuelle, simple et généralisé à tous, nous connaîtrons l’angoisse et/ou la violence du passage à l’acte.

Chez les animaux, beaucoup de comportements sont dictés par les phéromones. Ces signaux chimiques fixent le comportement grégaire, de piste, d’alarme, d’espacement et de sexualité. Pour la souris, le partenaire sexuel doit être génétiquement dissemblable : comme des fragments de protéine formés grâce aux gènes CMH (complexe majeur d’histocompatibilité) passent dans les urines, ils transmettent l’odeur de la parenté génétique et président à l’accouplement ou non. Autre exemple, les phéromones sexuelles de la mouche Drosophila melanogaster sont des hydrocarbures que l’insecte porte sur la cuticule. Les mâles fabriquent deux hydrocarbures majoritaires, contenant respectivement 23 et 25 atomes de carbone. Leur fonction est double : stimuler leur partenaire et inhiber la cour homosexuelle des autres mâles. Les phéromones de la femelle (27 et 29 atomes de carbone) déclenchent l’excitation du mâle. La sexualité animale est donc un instinct programmé génétiquement.

L’humain est sans doute un animal, mais il a rompu les liens qui l’attachaient à ses semblables grâce aux phéromones. De même que l’homme ressemble au poisson de façon passagère au début de son développement embryonnaire, l’humain a encore des restes d’un appareil sensible aux phéromones tapi sous l’arête du nez ; mais c’est plutôt un cul de sac sensoriel, et le coup de foudre obéit pour les couples à des déterminations sociales. Les anthropologues ont renouvelé l’approche de la sexualité en montrant l’importance, dans le processus même de l’hominisation, de la perte de l’œstrus. La relation entre les sexes est soumise chez les mammifères, y compris les grands singes, à une horloge biologique et hormonale qui détermine les périodes de rut ; pour les humains au contraire, l’absence de cette détermination naturelle met la sexualité sous le signe de la disponibilité permanente. Il est par exemple possible chez la femme de favoriser un orgasme par des stimulations psychologiques portant sur les zones érogènes secondaires. Cette liberté totale fut certainement une des conditions de l’apparition des normes et des interdits qui limitent, dans toutes les sociétés, les usages et les pratiques de la sexualité. C’est pourquoi le mot sexualité est à double sens dans les sociétés évoluées. Il a un côté positif, relation, sentiment, bien-être, compréhension, échange, mais aussi un côté négatif : viol, pédophilie, maladies sexuellement transmissibles, SIDA… Après avoir admis l’homosexualité, la psychiatrie continue de classer parmi les perversions sexuelles l’exhibitionnisme, le voyeurisme, le fétichisme, la zoophilie, la masochisme, la nécrophilie, et bien entendu le sadisme, le viol, l’inceste et la pédophilie. Il ne faut pas que la face sombre de l’indétermination sexuelle empêche l’humanité de faire l’amour en toute simplicité pour mieux se faire des guerres fabriquées entre personnes qui ne veulent pas s’aimer.

La sexualité est indissociable de la liberté de choix, la contrainte physique, psychologique, morale ou économique n’y a pas sa place. La sexualité n’est plus un tabou quand elle relève véritablement du libre consentement, mais les tabous empêchent le libre consentement.

socialisation

Je ne peux être sans socialisation, mon individualité est donc forcément collective, issue du long travail de la chaîne des générations. Nous sommes tous redevables à nos parents en ce qui concerne notre socialisation primaire et nous devons à nos propres enfants une insertion dans la vie adulte au moins aussi bonne que celle que nous avons reçu…

Certains croient au développement naturel de l’enfant alors que rien de son comportement n’est inné si ce n’est quelques arcs-réflexes donnés dès la naissance comme la succion. Les exemples d’enfant sauvage sont rares, mais ils montrent que notre socialisation résulte d’un apprentissage. En 1920, un pasteur recueille deux fillettes qui avaient été adoptées par des loups dans une région reculée de l’Inde. L’une et l’autre ont d’épaisses callosités à la paume des mains, aux coudes, aux genoux. Elles laissent pendre leur langue, imitent le halètement des loups et ouvrent parfois démesurément les mâchoires. Le goût exclusif pour les aliments carnés conduit les fillettes (deux et huit ans à peu près) aux seules activités dont elles sont capables : donner la chasse au poulet et déterrer les charognes ou les entrailles. Insociables, indifférentes à l’égard des autres enfants, elles expriment leur hostilité par un mouvement rapide de la tête. Dans le nord de l’Inde en 1976, un autre enfant a été capturé alors qu’il jouait avec trois louveteaux. Il se déplaçait à quatre pattes et pendant plusieurs mois après sa capture, il n’avait accepté pour toute nourriture que de la viande crue. Il se ruait sur tous les animaux de la basse-cour qu’il apercevait. Il n’a jamais pu parler et il est mort neuf ans après avoir été trouvé. Un enfant élevé dans un placard ressemblera donc à son placard et aux petites fractions d’humanité qu’il aura pu saisir quand le placard s’ouvre.

La petite enfance est la période la plus intense de socialisation. C’est non seulement celle où l’être humain a le plus de choses à apprendre (propreté, goûts culinaires, langage, rôles, etc.) mais c’est aussi celle où il est le plus plastique et le plus apte à apprendre, car il le fait avec une facilité et une rapidité qu’il ne retrouvera plus jamais dans le reste de sa vie. La petite enfance est le temps de l’imitation, l’enfant est comme une éponge qui s’imprègne de tout ce qui lui passe à côté. L’éducation est aussi un dressage, un conditionnement cérébral. Certaines connexions entre neurones sont fréquemment sollicitées par l’environnement, d’autres le sont moins. A terme, certains réseaux synaptiques forment des configurations stables à l’image des constellations stellaires et à cette configuration correspond une réaction réflexe ou une opération mentale donnée. Le chien salive lorsqu’il voit ou sent la nourriture. Le chien que le russe Pavlov dressait à saliver après avoir entendu une cloche subissait une période d’apprentissage. En association constamment cloche et nourriture, le chien en arrive à saliver au seul bruit d’une cloche : le réflexe conditionné était démontré. La répétition parentale des mêmes indications envers l’enfant participe du même mécanisme : l’habitude devient une seconde « nature ». Par la suite, l’enfant vérifiera la légitimité des règles sociales qui l’entourent, mais seulement dans la mesure où son milieu culturel lui a laissé une capacité d’autonomie dans son analyse du monde.

Grâce à un cerveau surdimensionné, nous sommes la mesure de toutes choses, mais notre objectivité n’est alors que la somme des subjectivités humaines qui nous ont conditionnés. Notre cortex préfrontal permet en effet de synthétiser non seulement notre propre expérience concrète, mais aussi toutes les considérations formulées par d’illustres ancêtres et des parents proches, de doctes ignorants ou des ignorants enseignants, et bien d’autres sources de connaissance qui nous apportent leurs croyances sous forme de vérités. En conséquence, nous avons beaucoup de mal à distinguer le vrai du faux, le mensonge en toute bonne foi et la foi qui trompe, l’apparence de la réalité et la réalité des apparences.

sociologie

En tant que professeur de sciences économiques et sociales, je suis devenu sociologue sans avoir suivi d’études de sociologie : il suffit en effet dans une société moderne d’avoir un regard distancié sur le monde tel qu’il nous apparaît. C’est par la comparaison de notre propre ethnie avec le comportement de toutes les autres ethnies que nous pouvons atteindre le niveau de relativité nécessaire à la sociologie 

Les sociétés traditionnelles connaissent une indifférenciation importante des fonctions sociales et des sphères d’activité. Chacun peut exercer un contrôle sur autrui et tout au long de leur vie, les acteurs sont soumis à une telle stabilité de leurs conditions économiques et idéologiques qu’ils en deviennent être collectif. En effet, ce n’est pas l’action des individus qui est à l’origine de la cohésion sociale dans les sociétés traditionnelles, mais un tissu social patiemment construit par la chaîne des générations ; il en résulte une cohérence absolue et sacralisée qui s’impose à tous les membres de cette société. L’individu appartenant à une culture traditionnelle ne se reconnaît comme réel que dans la mesure où il cesse d’être lui-même, il se contente d’imiter et de répéter les gestes d’un autre. En d’autre termes, il ne se reconnaît comme réel que dans la mesure où il cesse précisément de l’être. Cet individu ne peut vivre que dans un monde sans sociologie parce que seule sa propre société existe réellement pour lui. La sociologie est née d’un étonnement face à la rupture des cadres de la communauté traditionnelle, face à l’émergence de l’individu libre.

A la fin du XVIIIe siècle la révolution industrielle en Grande Bretagne entraîne la division du travail et l’urbanisation. Par conséquent les sphères d’activité, les institutions, les produits culturels et les modèles sociaux deviennent fortement différenciés et les conditions de socialisation beaucoup moins stables. La complémentarité des anciens métiers à l’intérieur du village éclate au profit d’une mobilité géographique et professionnelle, les liens inter-humains se distendent et sont de plus en plus médiatisés par l’argent. Cette transformation économique est complétée par un bouleversement politique. La révolution française préfigure l’avènement de la démocratie de masse qui élimine les instances politiques traditionnelles. Les valeurs de liberté et d’égalité libèrent les individus des institutions de l’Ancien Régime, de l’Eglise, de la monarchie et d’une stratification sociale, les ordres. L’individualisme se généralise. La sociologie est fille de cette modernité économique, politique et sociale. Elle naît avec ces révolutions qui engendrent urbanisation, prolétarisation, coupure vis-à-vis des racines ancestrales. Dans le courant du XIXe siècle, les premiers sociologues vont essayer de révéler les mystères de son fonctionnement à une société qui a perdu la foi en un fondement extérieur à elle-même (Dieu, la Nature, le pouvoir de droit divin…) : de moins en moins d’institutions respectées structurent l’espace-temps du monde occidental, aux absolus d’hier a succédé l’ère du relatif dans le domaine religieux, politique, économique, culturel. Tout ce qui est proposé comme vérité universelle ou comme norme générale passe pour dogmatique, autoritaire et contraire à la tolérance et au pluralisme, ce sont là des conditions favorables à l’épanouissement de la sociologie.

Une société traditionnelle empêche l’individu de prendre ses distances par rapport aux croyances qui lui sont inculquées, donc d’accéder à la relativité, maître mot de la sociologie. Ce sont toutes les sciences humaines qui ont été bouleversées par ce relativisme, pourtant rien ne s’oppose à ce que l’on reconnaisse la supériorité d’une solution adoptée par une certaine culture pour répondre à un problèmes particulier. La recherche de l’universel est nécessaire.

soins palliatifs

Je ne sais plus quelles sont mes limites ultimes d’acceptation de la souffrance puisque ma société techno-industrielle m’offre tout de suite calmants et anesthésie… Je ne sais même pas si je pourrais un jour mourir de ma belle mort.

La médecine pose des prothèses en remplaçant le cristallin ou la hanche et les laboratoires travaillent sur les phénomènes dégénératifs du cerveau, sur le cancer de la prostate, sur les problèmes de la circulation sanguine. On commence à traiter la maladie d’Alzheimer, on prolonge l’activité sexuelle avec le sildénafil (viagra), certains imaginent aussi de stimuler dans l’organisme la sécrétion d’une hormone de croissance qui freinerait la dégénérescence musculaire… La médecine et ses laboratoires vivent en parasite de notre mort programmée et l’accompagnement des mourants a quitté la pensée du monde occidental pour se réfugier dans les centres de soins palliatifs. Le concept de soins palliatifs (qui ne visent pas à la guérison, mais au soulagement des patients) est récent, issu des avancées techniques et du vieillissement de la population. Les progrès de la médecine et la volonté de survie des personnes âgées font que le décès est reporté très souvent bien après 80 ans dans les pays développés. Mais notre vieillesse mérite-t-elle tous les médicaments de confort ? La question se pose avec d’autant plus d’âpreté que les possibilités du clonage laisse espérer à chaque ego de rebondir jusqu’à la fin des temps et espérer, non seulement survivre, mais maintenir sa positon sociale de façon bien plus certaine que la théorie de la réincarnation. La science médicale voudrait poser les bases d’une civilisation d’immortels.

Il n’est que temps de renouer avec notre destin et de l’assumer. Nous avons eu autrefois un modèle social de comportement où les membres de la famille se pressaient autour du malade, le nettoyaient et le lavaient, le nourrissaient et s’en occupaient sans se soucier de précaution hygiénique. Les malades mouraient sans suivi médicalisé, certainement un peu plus tôt, mais pas seuls. Dans l’unité de soins intensifs d’un hôpital moderne, les mourants reçoivent des soins qui représentent le dernier cri des connaissances techniques, mais la mort y arrive dans un contexte de déroute émotionnelle et dans un isolement presque total, seulement marqué de temps en temps par une infirmière peut-être un peu plus attentive que les autres. Les soins palliatifs sont un progrès quant à la glorification de la souffrance, ils ne signifient rien quant au respect de la dignité humaine. Ce n’est pas aux plus riches de pouvoir seuls obtenir de la vie en plus, ce n’est pas non plus à la collectivité de supporter les frais des maladies du vieillissement. Dans chaque cas, il faut s’interroger sur le sens à donner à notre existence, à partir de quand la vie mérite-t-elle d’être soutenue ? Il faut savoir reconnaître quand la mort frappe à notre porte et accepter l’euthanasie.

Les pays riches estiment encore pouvoir couvrir le prix à donner pour la vie d’un grabataire dans un centre de soins palliatifs, les pays pauvres considèrent souvent que même la mortalité infantile n’est pas d’une urgence telle qu’on veuille s’en occuper.

solidarité

Mieux vaut des minimas sociaux grâce à la solidarité collective et obligatoire plutôt que la charité privée des grenouilles de bénitier. D’ailleurs la compassion pour les autres ignore volontairement les conditions sociales et économiques de production de l’exclusion et mobilise des émotions alors qu’il faudrait accéder à la réflexion politique. Pourtant, si je ne me sens pas directement concerné par la détresse de mon prochain, il me manquera toujours quelque chose.

Autrefois l’économique était encastré dans les rapports sociaux, puis les sociétés occidentales ont évolué au XIXe siècle d’un type de solidarité mécanique à un type de solidarité organique. Dans le premier cas, les différents éléments qui composent la société sont intégrés puisque chaque individu n’a aucune autonomie vis à vis de son groupe d’appartenance, dans le second, ils sont coordonnés institutionnellement par le marché et l’Etat puisque la différenciation des fonctions sociales s’est accentuée. Le passage de la solidarité de type mécanique à la solidarité de type organique est associé au développement et à la généralisation de la division sociale du travail. La société moderne est ainsi composée d’organes de plus en plus différenciés (les individus et les institutions) qui fonctionnent de façon complémentaire, c’est pourquoi une nouvelle conscience collective est progressivement mise en place grâce à l’institutionnalisation des rapports humains et à l’Etat-providence. L’éducation scolaire permet la socialisation collective, les structures professionnelles encadrent les travailleurs, les collectivités locales gèrent une grande partie de la vie sociale, les hôpitaux prennent en charge la santé… mais il s’agit plus de fonctionnement étatique que de conscience personnelle. Le comportement de solidarité dans les sociétés modernes ne peut plus se concevoir sans un contrôle externe et comme la collectivité apporte aussi les éléments de la prise en charge, l’individu n’a plus aucune responsabilité envers son prochain.

En théorie l’intensification de la division du travail doit augmenter la solidarité et l’interdépendance entre les membres d’une société, on constate cependant que la division du travail peut avoir des conséquences inverses. Ainsi, la spécialisation dans le domaine des activités conduit non à la solidarité mais à l’isolement, le rôle de la conscience collective diminue à mesure que le travail se divise ce qui fait que les travailleurs et les exclus vivent des mondes séparés. C’est pourquoi le caractère subsidiaire de l’intervention de l’Etat en matière d’aide aux personnes démunies est souvent réaffirmée même dans les pays les plus socialisés : l’individu n’est à la charge de la collectivité que pour autant que sa famille ne puisse le secourir, quand aucun de ses proches ne peut assurer sa subsistance par son travail. Les personnes dans le besoin ont légalement droit à l’assistance du groupe familial dont ils sont issus, c’est par exemple l’obligation alimentaire. Le groupe familial est en effet un lieu primaire de prise en charge de l’individu touché par un risque social. Si l’entraide familiale est l’ancienne forme de la solidarité, l’ancêtre d’une protection sociale aux mains de l’Etat, les relations de proximité restent indispensables. Pour aider des femmes souffrant de dépression chronique, des psychiatres ont demandé à des bénévoles de faire office auprès de ces femmes d’amie et de confidente. En allant les voir pour bavarder ou sortir, 72 % de ces déprimées étaient en rémission, soit le même pourcentage qu’avec un traitement par antidépresseurs ou par thérapie comportementale. Notre existence ne devient supportable que dans la mesure où il y a proximité des relations humaines et sens du partage social.

En Afrique, on considère comme pauvre non pas celui qui manque de moyens matériels, mais celui qui n’a personne vers qui se tourner puisqu’on devient ainsi une sorte d’orphelin social.

sous-développement

L’étude du Tiers-monde en tant que tel a été supprimé de mon programme de Terminale ES (baccalauréat économique et social) : on pensait en haut lieu que l’ouverture des frontières faisait en sorte que les mêmes éléments d’analyse pouvaient s’appliquer de façon indifférenciée au niveau international quel que soit le statut du pays. Pourtant l’augmentation des inégalités entre le Nord et le Sud pose toujours des problèmes spécifiques.

« Nous devons nous engager dans un nouveau programme audacieux et utiliser notre avance scientifique et notre savoir-faire industriel pour favoriser l’amélioration des conditions de vie et la croissance économique dans les régions sous-développées ». C’est ainsi que s’exprime le président H. Truman devant la nation américaine en 1949. Ce discours fait appel à une notion inédite, l’état de sous-développement, concept qui permet d’imposer le modèle de la société industrielle occidentale comme référence universelle. On ne peut dorénavant parler de régions sous-développées que par opposition aux pays les plus riches et les plus puissants ; cette hiérarchisation s’appuie sur l’idée que tous les Etats ont nécessairement pour principaux objectifs la croissance économique et l’industrialisation. Dans les années 1960, on a même proposé un schéma séduisant – parce que simple et unificateur – selon lequel toutes les sociétés humaines sont appelées à passer par cinq phases, les étapes de la croissance économique : la société traditionnelle avec des structures stables qui se perpétuent ad vitam aeternam ; la période où se réalisent les conditions préalable au démarrage, par exemple l’abandon du fatalisme religieux et la dislocation des castes pour un volontarisme économique ; la phase de décollage où s’accélère le rythme de l’investissement ; la marche vers la maturité où s’installent les nouvelles structures productives ; enfin l’ère de la consommation de masse qui constitue l’aboutissement de ce processus. Selon cette vision linéaire de l’histoire, les pays occidentaux préfigurent ce qui arrivera à l’ensemble des pays du monde, chaque pays passant par les mêmes étapes un peu comme l’enfant qui devient un adulte. Nous pouvions espérer à cette époque que le sous-développement n’était qu’un retard de croissance.

Cette théorie du parcours obligé a merveilleusement servi les intérêts des grandes puissances dans un monde de libre-échange et d’accumulation du capital privé. Les multinationales s’installent sur les marchés locaux et le déséquilibre du monde s’accélère. Cette domination empêche les pays pauvres de compenser réellement leur retard de développement, mais bien plus grave obstacle, dans un monde déjà occupé, les nouveaux arrivants ne peuvent trouver de place. Notre planète est un monde fini qui ne peut donner davantage que ses possibilités limitées. Alors, tout seuil de surpopulation relative ne peut se résoudre que par des inégalités croissantes dans un contexte de domination des pays riches sur les pays pauvres. Il y a donc quelque chose d’absurde à prétendre combattre la pauvreté tout en préconisant de mieux faire fonctionner les marchés au bénéfice des pauvres alors que le jeu du marché est, en lui-même, un mécanisme de renforcement cumulatif des inégalités. Maintenant les pays dit en voie de développement sont fragmentés en sous-ensemble hétérogènes, depuis les Nouveaux Pays industrialisés qui s’insèrent avec succès dans l’échange international jusqu’au Pays les Moins Avancés qui s’enfoncent dans la misère.

Aux trois manières historiquement éprouvées de régler la question de la pauvreté (action caritative, répression, obligation pour les pauvres de se rendre utiles), les organisation internationales en ajoutent aujourd’hui une quatrième : l’injonction à s’enrichir. Mais quand l’abondance ne constitue qu’un petit îlot au milieu de la pauvreté, on ne peut lutter contre la pauvreté sans lutter également contre la richesse de la classe globale.

spatial

Je ne suis pas attiré par la lune et par les étoiles, si ce n’est en regardant le ciel par une belle nuit astrale et si je regarde avec émerveillement l’arrivée d’une navette spatiale, c’est en songeant aussi au coût de nos performances techniques.

La Terre est le berceau de l’humanité, mais les humains ne passent pas toute leur vie dans un berceau. Nous avons eu la perspective d’essaimer dans l’espace géographique et nous avons déjà franchi beaucoup d’étapes : autrefois les migrations à pied, puis à cheval ou en pirogue, hier les avions et aujourd’hui les fusées. Après la seconde guerre mondiale, les Américains comme les Soviétiques ont reçu une aide appréciable des spécialistes allemands, inventeurs des V2. Mais c’est l’URSS la première qui comprit les avantages politiques d’une conquête spatiale pacifique : elle lui permettait de montrer au monde entier sa suprématie technologique. En 1957, l’Union soviétique lance donc le premier satellite artificiel Spoutnik et en 1961, Youri Gagarine devient le premier humain à échapper à l’attraction terrestre. Par réaction nationaliste de la part des Américains, Neil Armstrong se pose le premier en 1969 sur le sol lunaire : « Un petit pas pour l’homme, mais un grand bond pour l’humanité ». Trois à quatre jours sont nécessaires pour franchir les 330 000 km qui nous séparent de la lune, mais il ne faut qu’une seconde pour qu’un ordre lancé depuis la terre parvienne aux engins laissés sur place, l’espace se réduit d’autant quand à portée de la main il ajoute le ciel à la terre. Maintenant stations spatiales, navettes américaines et différents satellites se croisent dans la banlieue de la terre à 400 km ; pour chaque objet stellaire lointain nous prévoyons son survol, puis la descente d’une sonde sur sa surface, enfin la visite de l’homme. Nous projetons même de débarquer sur Mars, un voyage de 500 millions de km que la lumière met plus de 10 minutes pour réaliser, soit 110 à 180 jours (aller) pour les humains.

Pourtant les fusées actuelles sont fondamentalement limitées par le carburant. La masse de combustible à embarquer augmente de façon exponentielle lorsque le poids du chargement augmente, lorsque la vitesse augmente ou lorsque la destination s’éloigne et ces problèmes ne peuvent être résolus par des perfectionnements techniques. La plus proche des étoiles, Alpha du Centaure, est à environ 40 000 milliards de kilomètres de la terre et la masse de carburant nécessaire à notre navette spatiale actuelle pour l’atteindre équivaudrait à deux fois la masse de l’univers connu. De plus, l’avenir de l’activité spatiale ne se joue pas autour de la présence d’astronautes qui ne sont pas faits pour supporter le vide spatial. Sans parler du problème du retraitement des déchets, l’absence de pesanteur dérègle sérieusement de nombreuses fonctions vitales du corps humain qui sur terre est attiré vers le bas : perturbation du système cardio-vasculaire qui engendre la décalcification des os, notamment ceux des jambes et des vertèbres lombaires. La masse musculaire fond, surtout au niveau des membres inférieurs. Les radiations traversées ont aussi des conséquences non négligeables telles que anomalies génétiques et cancers. L’humain tel qu’il est reste trop fragile pour vaincre le vide spatial, les distances et les longs voyages, les dangers psychosomatiques et physiques. En définitive, il ne faut pas croire que les humains puissent traverser le vide sidéral d’un voyage bien plus long que la vie humaine pour retrouver une autre planète habitable, seules nos cellules germinales le peuvent peut-être. De toute façon, satellites, sondes et automates font aussi bien et pour moins chers qu’un équipage en orbite. Nous pouvons alors nous satisfaire de contempler et rêver l’univers lointain pour mieux gérer notre univers proche : notre réalité est terrestre.

L’essentiel n’est pas dans la conquête des étoiles, mais dans le rétrécissement de notre propre monde que cela implique. L’acte de naissance d’une station orbitale commune, comportant six modules américains, sept russes, un japonais, un européen et un bras télécommandé canadien a été signé en 1998. La conquête spatiale contribue ainsi à faire l’unité des humains, c’est son principal, si ce n’est le seul intérêt.

sport

Le complément nécessaire de l’esprit, c’est l’activité physique que l’on fait soi-même histoire de ressentir le délié de ses muscles et l’importance de sa respiration : rien ne remplace la marche à pied pour mon corps qui vieillit et veut durer sainement. Pourtant le sport comme d’ailleurs tous les autres loisirs sont dénaturés par la société du spectacle et de la performance.

Au cours du XXe siècle, l’évolution des pratiques sportives est passée par plusieurs phases dans lesquelles les rapports entre sport de masse et sport d’élite ont évolué. Au début le champion se recrutait dans la masse des participants inscrits à une fédération (ayant une licence). Très rapidement la recherche effrénée de résultats a entraîné une professionnalisation de l’élite par l’encadrement politique du sport de haut niveau. Ensuite, on recherche directement parmi les jeunes la future élite et le sport de haut niveau se coupe complètement du sport de masse ; ce sont même souvent les parents qui prennent en charge l’avenir professionnel de leurs propres enfants dès le plus jeune âge. Désormais les fédérations sportives voient leurs effectifs diminuer puisque les pratiquants, écartés des principales compétitions, s’éloignent du sport de masse. D’ailleurs, un club sportif n’a pas pour vocation de payer les salaires de l’élite avec les cotisations des amateurs. Si le sport encadré occupe une bonne partie de l’humanité à autre chose qu’à se faire la guerre, il n’a pas d’autres avantages !

Le sport est étymologiquement un jeu, un amusement. Les associations de sport ne doivent pas perdre contact avec leur vocation de loisirs, sport et compétition ne sont pas synonymes. Le sport reste dans l’idéal une simple activité physique, une sorte d’hygiène de vie. Il ne s’accompagne par du goût de la compétition, mais d’un apprentissage de valeurs morales, de la recherche de la confiance en soi : le sport a d’abord une fonction sociale d’épanouissement personnel. Cet aspect primordial se dissout à l’heure actuelle dans le sport-spectacle alors que les adultes doutent de plus en plus des valeurs qu’ils doivent transmettre à leurs enfants. Le véritable exploit du sport, ce serait de faire en sorte que tous les habitants de notre planète se sentent bien dans leurs corps. Pour l’enfant c’est le complément naturel de la croissance de son corps, pour l’adulte c’est la joie de préserver ses possibilités musculaires et de les arracher aux agressions de la vie quotidienne. Le sport correspond d’abord à un intérêt individuel, la volonté de se dépasser soi-même car il n’y a de véritable compétition qu’avec soi-même. Le sport se doit de correspondre à une visée éducative qui ne se retrouve plus dans le sport professionnel de haut niveau à usage des spectateurs.

Seul le sport de loisir, une pratique conviviale sans recherche du classement, est moral ; mais les habitants des pays pauvres ont bien autre chose à faire que passer du temps dans les instituts de remise en forme…

statistique

Notre société devient si vaste et complexe qu’elle manipule les nombres et considère les individus comme des chiffres ; c’est pourquoi je suis obligé d’expliquer la société à mes élèves par l’intermédiaire de tableaux et de graphiques. Mais quand la part d’humanité qui réside dans chaque individu est numérisée, je ne suis pas sûr que les lycéens puissent ainsi comprendre les fondements de notre réalité…

La statistique est une technique mathématique d’analyse des populations en grand nombre. En France, la plus ancienne statistique remonte à 1772 : il s’agissait de cerner le mouvement de la population à partir des totalisations annuelles des baptêmes, mariages et décès. Mais ce n’est qu’en 1840 que le bureau de la statistique générale de France est crée. Au moment où s’affirme l’Etat-nation, le lien entre l’individu et la collectivité se fait de plus en plus par la statistique. Se demander si la statistique reflète la réalité est une vaine interrogation quand dans les sociétés complexes la réalité n’est connue que par les statistiques. Nos sociétés démocratiques évoluent vers un degré de plus en plus important de transparence, mais l’information n’est accessible qu’au travers du prisme de la quantification. Plutôt que d’évaluer le degré de mensonge des statistiques, il vaut mieux alors s’interroger sur la validité de leur usage.

La statistique a un sens, elle est en effet produite à partir du moment où une question est socialement jugée digne d’intérêt. Les enquêtes sur le budget des familles existent depuis le début du XIXe siècle, elles servaient à voir si le salaire ouvrier était suffisant pour reproduire la force de travail ou, dit plus clairement, pour ne pas mourir de faim. Maintenant, on s’intéresse à la consommation globale des ménages, puisque c’est la croissance économique qui nous importe actuellement. La natalité est jugée digne d’intérêt en France parce que le niveau de la population y est pensé comme une variable stratégique, mais en Grande Bretagne la natalité relève seulement du jugement individuel. Aux Etats-Unis, on ne commence à mesurer le chômage que dans les années 1930, à partir du moment où le gouvernement fédéral est tenu de gérer ce phénomène après la grande crise. Si les violences à enfant donnent lieu aujourd’hui à des statistiques, c’est parce qu’elles ont quitté le domaine du privé pour être socialement considérés et condamnées. L’extension d’une logique marchande et consumériste suscite des objets statistiques qui auraient été impensables il y a quelques années, comme le palmarès des lycées ou celui des hôpitaux. Les statistiques médicales sur les conséquences du tabac interviennent maintenant dans les procès et les comparaisons internationales sur les fortes inégalités des conditions de vie tendent à nous donner l’envie d’une harmonisation du monde.

Cette transparence d’une réalité reconstruite par la statistique permet de porter un jugement sur l’évolution sociale. Le constat précède ainsi le commentaire, la révélation statistique n’est qu’un moyen au service d’un objectif de changement. L’essentiel est ensuite l’action citoyenne qui tend à réaliser l’objectif.

statut

J’ai un statut d’enseignant par la grâce des études et d’un concours, mais de plus en plus l’élève des pays occidentaux ne reconnaît ce statut qu’à partir du moment où l’enseignant devient dans sa pratique digne de ce statut.

L’action de l’individu va lui octroyer un statut acquis, récompense de ses efforts pour acquérir une certaine position sociale. De plus, un même individu possède généralement plusieurs statuts car il est inséré dans un réseau de relations sociales multiples ; comme il s’agit aussi de fonctions sociales, un même statut peut être occupé par des individus différents. Le statut représente l’élément statique et structurel de la position sociale, il détermine l’ensemble des comportements d’autrui auquel l’individu peut s’attendre. Par exemple, le statut d’autorité du professeur détermine normalement un comportement déférent de la part des élèves. Le rôle renvoie de son côté à l’aspect dynamique du statut, il est défini comme l’ensemble des comportements que les autres attendent de cette position sociale : le professeur doit savoir faire respecter son autorité par sa manière d’être et d’agir. Dans une société traditionnelle, la représentation sociale des statuts et des rôles afférents est stable, l’individu sait clairement se situer dans la hiérarchie sociale comme il est aussi visiblement reconnu à sa juste place ; statut et rôle sont des facteurs de cohésion et de paix sociale. Dans une société ouverte où il y a en permanence mobilité des statuts et fluctuations des attitudes, les relations sociales deviennent tellement complexes qu’elles en arrivent à se fragmenter.

La démocratie repose sur l’égalité entre les individus, donc sur le nivellement des statuts : l’autorité n’est plus donnée, elle se mérite. Ce contexte donne à l’individu un sentiment de toute puissance et le jeune ne veut plus attendre l’âge de sa majorité pour s’affirmer ; les sociétés modernes sont en effet passées d’une idéologie de l’enfant soumis ou ignoré à une vénération de l’enfant-roi depuis que la pédagogie permissive a été à la mode. En 1946, un pédiatre célèbre recommandait aux parents de nourrir les bébés à la demande, lorsqu’ils ont faim, plutôt qu’en fonction d’un strict emploi du temps établi à l’avance. Si elle représentait une alternative à l’autoritarisme des anciennes méthodes pédagogiques, elle n’en a pas moins éprouvé ses limites ; ce pédiatre a reconnu sur le tard qu’il ne fallait pas aller trop loin dans le laisser-faire et qu’on agit à l’inverse de l’intérêt d’un enfant en évitant à tout prix le conflit avec lui. Les enfant américains qui étaient propres à 18 mois s’attardent maintenant sur le pot jusqu’à trois ou quatre ans. Les démissionnaires de la pédagogie pensent que ce doit être un libre choix de l’enfant, les autres disent que le report du contrôle des selles est une injure à l’intelligence humaine. C’est l’obligation et l’interdit qui permettent de structurer l’enfant ; laisser faire ce qu’il veut à l’enfant qui n’a pas encore développé sa volonté, c’est trahir le sens de la liberté car la liberté est une longue conquête, conséquence du développement de la personnalité, atteint seulement par l’effort et l’expérience personnelle. Un individualisme qui généraliserait l’expression de ses envies personnelles permettrait l’apparition d’un totalitarisme qui guérirait de façon brutale et uniquement temporaire les dysfonctionnements de la société.

L’égalité des statuts est un mythe constructif dans le sens où il remet en question les hiérarchies traditionnelles pour mettre à la place une autorité légitime, mais non sacralisée. Il nous faut alors apprendre chaque jour à vivre ensemble.

suffrage universel

Dans les élections nationales, je ne vote pas au premier tour pour une personne, mais pour l’idée qu’elle représente ; pour les élections locales où il s’agit de gestion, je vote au contraire pour la compétence. Le droit de vote est un art qui s’apprend même s’il est donné à tous.

C’est par le suffrage universel que le citoyen exerce sa souveraineté. Mais les constituants de 1789, en vertu des préjugés ambiants, ont exclu de l’électorat les femmes, les enfants, les domestiques et les pauvres. La Constitution de 1791 distingue encore citoyens actifs et citoyens passifs : le droit de vote est réservé uniquement aux premiers, les hommes âgés de plus de 25 ans payant une contribution directe égale ou supérieure à trois journées de travail. Le vote restera par la suite censitaire, fondé sur la propriété et le paiement d’impôts. Le citoyen devait en effet être indépendant grâce à un minimum d’aisance : on ne concevait pas que le pauvre, du fait de son analphabétisme et de sa misère, put voter autrement que sur directives d’un supérieur. Dans la lutte pour la réforme électorale, les libéraux ne réclament qu’un abaissement du cens, tandis que la gauche radicale et l’extrême droite légitimiste réclament toutes deux le suffrage totalement universel, l’une pour éviter la révolution, l’autre pour noyer les électeurs bourgeois dans la masse du peuple encadré par les liens de clientèle traditionnels. De leur côté, anarchistes, communistes et socialistes ne voient encore dans le suffrage universel qu’un instrument de conservatisme social. D’innombrables clauses restrictives au droit de vote ont été longtemps maintenus dans tous les pays : critères de fortune (en Prusse jusqu’en 1918), de race (aux Etats-Unis, en Afrique du sud), d’instruction (en Italie jusqu’en 1912)… Les situations de dépendance sociale ont longtemps tenu à l’écart des droits politiques certaines catégories de nationaux : les domestiques par exemple n’accéderont en France à l’éligibilité, donc à la citoyenneté politique pleine et entière, qu’en 1930. Dans les colonies françaises, les populations autochtones avaient la nationalité française sans avoir accès aux droits politiques et civiques à égalité avec les Français de souche.

Le suffrage universel a donc été une conquête récente de l’idée d’égalité de principe entre tous les citoyens : le vote de l’un a exactement le même poids que celui d’un autre quel soit son statut économique ou culturel et la citoyenneté moderne n’a plus guère à voir avec la citoyenneté antique, limitée à quelques personnes. C’est une utopie créatrice fondée sur l’égalité de droit de tous les individus quelles que soient par ailleurs leurs différences et les inégalités qui les séparent. Il n’y a pas l’individu et le citoyen, il n’y a en vérité d’individu que le citoyen. En France, cette conception de l’universalité du suffrage ne s’ancre définitivement dans le système politique que par la constitution de 1848 (pour les hommes). La Nouvelle-Zélande a été le premier pays au monde à accorder le droit de vote aux femmes en 1893. Quant à l’âge, la majorité civique en France est passée de 21 ans à 18 ans depuis 1974. La citoyenneté est la qualité d’hommes et femmes qui pensent qu’ils sont régis par eux-mêmes en dehors d’une quelconque autorité supérieure transcendante. Cette qualité de citoyen ouvre en même temps au droit de vote à l’éligibilité, l’accès à l’élite (étymologiquement, ceux qui son élus) ; ce principe s’oppose à toute division par catégories des électeurs et des éligibles, suffrage universel pour soi ou pour les autres sont interchangeables. Voter implique sans doute que le citoyen ait l’usage entier de la raison ; cependant, la notion de raison est indéfinissable en soi, et le processus démocratique est par lui-même une condition nécessaire à l’accès à la raison. Les sociétés modernes misent sur la capacité de bon sens du citoyen ordinaire, ce qui permet de désacraliser le pouvoir. Si l’élite a presque toujours peur du peuple, le peuple ne peut progresser qu’à partir du moment où on lui donne la responsabilité de désigner cette élite.

Au vote pour un candidat dont la notoriété n’est pas forcément équivalente à la compétence, le tirage au sort est préférable car il élimine obligatoirement toutes les luttes pour le pouvoir. Malheureusement, la démocratie actuelle préfère encore les guerres de clan… L’évolution du suffrage universel n’a pas été à son terme, l’équivalence absolue entre l’élu et l’électeur.

suicide

Je ne connais qu’un cas de suicide dans ma famille et il était justifié. De toute façon, aucun suicide n’est condamnable en soi puisqu’il s’agit d’abord de l’expression de la libre volonté d’une personne.

C’est la structure globale de la société qui explique le taux plus ou moins important des suicides : acte calme et non pathologique aux Philippines, recherche de l’immortalité en Chine bouddhiste, inadaptation face à la montée de la modernité au Maghreb, suicide apparemment absent en Afrique noire dans les milieux sociaux traditionnels. Dans les sociétés à structuration collective, la religion et la force des liens familiaux marginalisent les suicides. Dans les sociétés individualistes modernes, le suicide devient la marque d’une perte de repères, il est signe d’un relâchement du lien social. Par exemple une famille étendue dont les relations entre les membres sont fréquentes et intenses protège l’individu du suicide. Ainsi la famille nombreuse protège mieux que la famille réduite qui, elle-même, est plus protectrice que le simple mariage sans enfants. Une situation de crise pousse les humains à se rapprocher pour faire face à un danger commun ; cette intégration politique permet alors une réduction du nombre de suicides. La situation nouvelle de chômage de masse que connaissent de plus en plus les pays développés aurait du normalement conduire à un accroissement des suicides. Mais d’une part ces sociétés ont organisé une adaptation médicalisée pour les individus les plus fragiles et d’autre part la précarisation a renforcé la cohésion sociale basée sur le soutien parental et la constitution de réseaux sociaux. Le suicide est aussi l’expression d’une détresse sociale, pas seulement le révélateur d’une souffrance personnelle.

Il existe en effet une explication psychologique du suicide qui se réfère au parcours spécifique d’un individu. Ainsi la lycéenne qui se précipite dans le vide peut le faire par identification au suicide d’un ami proche. La tendance au suicide est d’ailleurs une attitude assez générale : « Vous-mêmes, avez-vous déjà envisagé sérieusement de vous suicider ? » A cette question largement indiscrète, 13 % des Français ont répondu par l’affirmative. Si on ajoute ceux qui ont pensé au suicide de manière vague, ce sont 30 % des adultes qui ont un jour songé à se donner la mort. Si on informe une population de l’évolution de son taux de suicide ou si on lit une analyse sociologique du suicide, c’est donc un savoir utile. L’ouvrage « suicide mode d’emploi » a même posé le problème d’une liberté d’expression qui inciterait au suicide. Contre ce livre, l’assemblée nationale française a voté en 1987 un texte spécifique réprimant par des peines d’emprisonnement la « provocation au suicide » et « la propagande ou la publicité en faveur de produits, d’objets ou de méthodes préconisées comme moyen de se donner la mort ». Mais aucune loi ne peut empêcher le suicide volontaire, il y a tant et tant de manières de se donner une mort plus ou moins douce : par exemple la tête dans un sac plastique est un moyen efficace et peu coûteux de se donner la mort. Si la tentative de suicide n’est souvent qu’un appel au secours qu’il faut savoir entendre, il est aussi important de respecter la volonté de la personne.

Il faut autoriser le suicide assisté de celui qui arrive au bout de sa vie physique ou mentale comme il faut banaliser le suicide de celui qui estime n’avoir plus la force de vivre, même s’il faut tout faire pour redonner au suicidaire la joie d’être au monde.

syndicat

Je n’éprouve pas le besoin de me syndiquer puisque mon statut d’enseignant me protège contre les abus de pouvoir. Par contre si j’étais dans le privé, il serait indispensable de créer un rapport de force favorable aux travailleurs contre la toute puissance d’un chef d’entreprise. A l’encontre de cette logique, c’est dans le secteur public qu’il y a en France le plus de syndiqués !

Au cours du XIXe siècle,  la révolution industrielle et l’élévation du niveau de vie qui en découle a permis d’élever le niveau de vie et de renforcer le contre-pouvoir des syndicats. Jusque-là, les rapports entre employeurs et salariés étaient simplement soumis au droit commun : en vertu du double principe de l’absolutisme de la propriété et de la liberté des contrats, l’employeur était pratiquement en mesure d’imposer les conditions les plus dures aux salariés, et ceux-ci n’avaient même pas la possibilité de se regrouper pour faire entendre leur voix. A partir du moment où le travailleur n’est plus isolé face au pouvoir patronal, ses conditions de travail vont pouvoir s’améliorer constamment mais l’existence des syndicats professionnels n’est reconnu officiellement en France qu’en 1884. En fait le syndicat ne fait qu’accompagner l’évolution du système socio-économique. C’est en effet un contexte de croissance économique généralisée qui permet d’assouplir les conditions de travail et de satisfaire les revendications syndicales ; il est aussi évident que sans groupe de pression, les fruits de la croissance seraient accaparés par les élites dirigeantes. Quand il n’y a pas croissance et contre-pouvoir, le sort des travailleurs, y compris celui des enfants, reste lamentable ; aujourd’hui encore, 300 millions d’enfants de cinq à quatorze ans restent asservis par le travail.

Le rôle traditionnel du syndicat est connu, beaucoup moins son évolution actuelle. A l’aube du mouvement syndical anglais, les délégués d’un grand nombre de trade-unions étaient soit désignés à tour de rôle, soit tirés au sort. Mais peu à peu la tâche des délégués se complique, elle exige une certaine habileté individuelle, le don oratoire et un grand nombre de connaissances objectives. Ainsi ne pouvait-on plus confier à l’aveugle hasard le choix d’une délégation. La spécialisation technique, cette conséquence inévitable de toute organisation plus ou moins étendue, implique que le pouvoir de décision soit peu à peu retiré des masses et concentré entre les mains des syndicalistes en chef. Et ceux-ci, qui n’étaient au début que les organes exécutifs de la volonté collective, ne tardent pas à devenir indépendants de la masse en se soustrayant à son contrôle. L’éclosion d’une direction professionnelle au niveau syndical marque le passage de la démocratie à la bureaucratie. Mais ce n’est pas seulement cette évolution qu’il faut considérer. Autrefois, l’univers du travail se définissait comme le lieu central et quasi-exclusif de la socialisation des conflits, maintenant de nouveaux conflits sociaux apparaissent qui ne se réfèrent plus à la seule logique économique. Il en est ainsi de la lutte des femmes, des revendications pour le droit au logement, pour l’intégration des sans-papiers, pour la protection de l’environnement… Le débat essentiel porte aujourd’hui sur la contradiction entre l’évolution du système de production et l’équilibre général de la société dans un cadre environnemental dégradé. Les syndicats doivent devenir partie prenante de cet enjeu qui touche au développement durable et considérer les générations futures, pas simplement le statut du travailleur aujourd’hui.

Plutôt qu’une revendication syndicale pour l’augmentation des salaires de telle ou telle catégorie de personnels, les travailleurs pourraient avoir la volonté de réclamer un salaire moyen pour tous. Le syndicat ne doit plus s’arrêter à la défense des conditions de travail, du revenu et de l’emploi dans une entreprise particulière, mais s’interroger aussi sur la finalité sociale et écologique du travail de ses membres.

tabac

Je me rappelle des tournantes quand j’étais scout où une cigarette sans filtre circulait jusqu’à ce que l’un d’entre nous ne puisse plus expirer une bouffée de fumée, d’où gage plus ou moins ridicule. Cette initiation de groupe ne m’a pas incité à fumer puisque je vivais dans un milieu familial non fumeur ; le tabac est une malédiction collective dont beaucoup sont moins bien protégés que les autres.

Le péché originel a été commis au cours de l’automne 1492 : la découverte du tabac en Amérique (espagnol ‘’tabaco’’, du haïtien) permet sa diffusion en Europe, rôle joué par jean Nicot en France. Nous n’avons pas besoin de voiture, encore moins des cigarettes et de leur nicotine, mais la dynamique de l’innovation se désintéresse des finalités de la consommation pour imposer sa propre logique du profit. C’est l’invention en 1880 d’une machine capable de produire plus de 200 cigarettes à la minute, soit autant que quarante à cinquante ouvrières ayant un bon coup de main, qui va changer le niveau de la consommation tabagique. Plutôt que de licencier des centaines d’ouvrières au risque d’un conflit social, un entrepreneur a utilisé la division par deux du prix de revient unitaire pour mettre en place la production de masse de cigarettes, donc la consommation de masse. Le volume de la production augmente en effet avec les parts de marché, les profits qui en résultent sont utilisés dans l’investissement promotionnel pour élargir la clientèle : on crée de nouvelles marques, de nouveaux goûts, de nouvelles addictions. Quand les concurrents suivent l’exemple et se mécanisent à leur tour, l’entreprise perd ses avantages comparatifs et la guerre des prix commence. Alors il suffit de s’entendre avec ses ennemis et en 1889 les cinq principaux fabricants de cigarettes fusionnent : l’American Tobacco Company peut dorénavant maîtriser 80 % du tabagisme, jusqu’à la prise de conscience de leur intoxication par les consommateurs un siècle plus tard.

La dépendance engendrée par la nicotine ne fait aujourd’hui plus de doute. En 1988, les experts de l’OMS rappelaient que la dépendance est aussi forte que celle de la cocaïne ou de la morphine, pourtant les fumeurs ne se considèrent pas comme drogués. Les fabricants peuvent alors invoquer la responsabilité de leur victime dans la production de son propre dommage et c’est le consommateur qui doit en conséquence assumer le risque de cancer et tous les autres inconvénients. Mais en 1994 les procureurs généraux de deux Etats américains ont décidé de poursuivre en justice les producteurs pour obtenir réparation des dommages causés par leurs cigarettes aux caisses de la sécurité sociale. A ce moment-là, le rapport de force s’est inversé : d’abord les multinationales concernées se sont retrouvées face à des institutions capables d’affronter des procès de longue haleine et de s’offrir les meilleurs avocats, ensuite elles ont été privées de leur seul argument : « Vous prenez la décision de fumer, vous êtes donc personnellement en faute ». La justice tranche à l’encontre des producteurs et les caisses sociales, qui représentent des millions de fumeurs, peuvent réclamer des préjudices astronomiques. La cigarette n’est plus seulement une relation de domination du consommateur par le producteur, elle devient un enjeu socio-politique. Les gouvernements interviennent et les dispositions légales en France correspondent enfin à une réelle avancée : depuis 1991 la loi Evin interdit de fumer dans les lieux publics, à l’exception des locaux prévus à et effet. La Finlande a adopté un processus similaire par étapes : interdiction de fumer sur les lieux de travail en 1995, puis dans les restaurants en 1999. Les autres pays européens se contentent encore de mesures incitatives.

La Cour de justice de la Communauté européenne, sous la pression des lobbies du tabac, a annulé en l’an 2000 une directive communautaire interdisant toute publicité pour la nicotine sous le prétexte que le législateur européen n’était pas compétent pour légiférer sur la santé publique, domaine qui relèverait de la souveraineté des Etats. Le remplacement d’une habitude sociale par une autre est toujours un combat long et difficile…

taux d’intérêt

La caisse d’épargne me donne des intérêts sur une somme dont je n’ai pas usage, je m’enrichis sans dommage en faisant travailler les autres à ma place… Le taux d’intérêt n’est que le masque illusoire de la protection des puissants.

Le prêt à intérêt ne deviendra légal en France que par une loi de 1789. En effet pour la religion l’argent ne fait pas de petits : le taux d’intérêt est la forme légitimée de la paresse et ne fait le bonheur que de ceux qui s’enrichissent en dormant. L’Ancien Testament interdisait le prêt à intérêt entre Hébreux et le Nouveau Testament enseignait: « Prêtez sans rien attendre en retour » (saint Luc). Mais les Calvinistes ont toujours affirmé que le taux d’intérêt permet de mettre en œuvre une production et le fruit de cette production sera donc dû indirectement à l’argent prêté. Dans cette lignée, la quasi-totalité des économistes modernes verront dans l’intérêt la résultante de l’existence d’une productivité nette en valeur du capital (le prêteur se rémunère sur la rentabilité supplémentaire du capital investi). On justifie encore les dividendes par la rémunération de l’abstinence (le taux d’intérêt serait le prix de l’épargne) : le phénomène de l’intérêt aurait ainsi un rôle privilégié d’arbitre, entre la consommation et l’épargne, entre le présent et le futur. On considère alors la préférence de temps ou dépréciation du futur qui exprime le fait qu’en règle générale les unités économiques attachent une plus grande valeur à un bien présent qu’à un bien futur identique.

Cependant, on peut aussi bien contester les fonctions économiques du taux de l’intérêt : ce ne peut être le produit de l’argent, car l’argent ne produit rien ; de plus, le taux d’intérêt ne peut pas être le prix du temps car le temps n’appartient qu’à lui-même. L’influence des taux d’intérêt paraît en fait relativement faible sur une décision d’investissement qui obéit à d’autres variables comme l’anticipation de la demande future ou l’impulsion autoproclamée d’un investisseur privé confiant en sa sagacité. Si au niveau global la politique de contrôle des taux d’intérêt (taux directeur d’une banque centrale) favorise certainement l’adaptation du système de financement à la conjoncture économique, elle n’agit en fait que par la croyance même en la pertinence des taux d’intérêt. Comme toute accumulation de capital financier repose obligatoirement sur une exploitation passée de la main d’œuvre, cette part ne peut donc être revendiquée par des capitalistes et autres actionnaires. De plus le prêteur qui réclame une indemnité ne sacrifie pas généralement une jouissance présente pour une jouissance future, il ne peut prêter que l’argent qu’il a en trop ; l’épargne est toujours dans l’attente d’une consommation prévisible, sinon elle représente une liquidité superflu. Enfin dans une société moderne, c’est la banque qui fait crédit puisqu’elle peut créer de l’argent sans dépôt préalable : l’investissement précède ainsi l’épargne et non l’inverse. Dans ce cas, le taux d’intérêt équivaut uniquement au coût de la mise à disposition d’une somme monétaire, il ne sert qu’à couvrir les frais de gestion de la banque.

Les travaux économétriques contemporains sur la fonction d’épargne montrent que dans la pratique les taux d’intérêt ne jouent qu’un rôle mineur dans l’apparition de l’épargne. Les gens demandent à l’économiste des conseils pour investir leur argent… Mais ce qui doit intéresser l’économiste avant tout, ce sont justement les gens qui n’ont pas d’argent à investir.

technologie

Au niveau technique, mon idéal serait d’utiliser des machines qui fonctionnent uniquement avec la force de mon corps ou celle des énergies renouvelables. C’est la seule conception qui permette la stabilité d’une société, et pourtant nous nous éloignons actuellement toujours plus de cet optimum…

La technique est le propre de l’ingéniosité humaine qui donne à nos actions les moyens d’effectuer ce que la nature est dans l’impossibilité d’accomplir. Limitée à l’outil comme extension de nos gestes, elle reste notre serviteur obéissant ; aujourd’hui, la technique est devenue omniprésente, elle remplace même la nature dans notre subconscient collectif car elle permet de techniciser la nature. Elle est efficace, mais elle lie les humains de façon toujours plus artificielle, nos déplacements sont mécanisés, nos paroles médiatisées, nos naissances aseptisées. Face à cette dissolution de l’humanité dans la technologie, il s’agit de mettre en pratique uniquement une technologie douce, douce à la nature, douce à l’usage, douce à la reproduction du savoir-faire. Ainsi certaines techniques de l’information pèse peu sur les systèmes naturels, surtout si on les compare à l’industrie lourde, base de la croissance passée. Toute utilisation technique doit obéir à deux principes, celui de satisfaire le développement humain comme le développement durable : on ne peut utiliser une technique que dans la mesure où elle permet de satisfaire nos besoins essentiels sans compromettre le droit des générations futures à satisfaire les leurs. Il est évident que ces deux principes de vie, s’ils avaient été appliqués, aurait empêché le choix énergétique en faveur du nucléaire ou le choix du déplacement en automobile individuelle. Mais il ne s’agit pas d’interdire l’innovation technique, tout au plus de la contrôler. On parle actuellement de discuter les choix de société à partir de conférences de consensus qui mélangent scientifiques et citoyens ordinaires. Encore faut-il que nos choix de vie correspondent à une quelconque logique scientifique, ce qui n’est pas le cas : science sans conscience…

Contrairement au mythe technologique de l’exploitation sans contrainte de la nature, tous les systèmes économiques observés et observables sur notre planète comportent un système de rationnement. Comme les conditions dans lesquelles les humains produisent et échangent varient de pays à pays et dans chaque pays de génération à génération, le type de rationnement n’est pas le même, il est historiquement déterminé, mais il est indispensable. La première règle de conduite consiste à utiliser l’énergie uniquement pour nos besoins essentiels. En appuyant sur l’interrupteur qui fait jaillir la lumière, nous devrions toujours avoir l’impression de mettre en marche une centrale nucléaire. Comme nous ne pouvons atteindre cet objectif en faisant uniquement confiance à la bonne volonté, le rationnement par la loi devient nécessaire. Ainsi la France de 1948 a réduit de presque 10 % la production journalière d’électricité qui avait atteint 94 millions de kWh. On a écarté l’idée d’une augmentation du nombre de jours de coupure et un arrêt général de l’industrie pendant une ou deux semaines, les sacrifices ont été répartis par la révision des contingents de tous les utilisateurs. Ainsi la consommation pour les usagers domestiques a été réduite de 30 % et le contingent mensuel était calculé ainsi : on multipliait par 20 kWh le nombre de personnes vivant au foyer, augmenté d’une unité. La philosophie du mahatma Gandhi était de croire à une existence simple dans une société simple ; l’Inde libre qu’il mit au monde s’engagea depuis dans un programme d’industrialisation et de modernisation. La magnificence de la technologie moderne, de l’argent et du pouvoir est si séduisante que personne actuellement ne peut lui résister. Pourtant, il nous faudra un jour ou l’autre accéder au bonheur simple d’une existence simple dans une société simple, tout le contraire du modèle de la société occidentale actuelle. Une société sobre est une société égalitaire où chacun fait ce qu’il doit, et non une société pyramidale où seule une minorité peut faire ce qu’elle veut. La seule réalité qui permette d’allier à la fois les technologies douces et le lien social de proximité, c’est le village et l’artisanat.

Sans doute faut-il tout reprendre dans l’autre sens : l’histoire est cyclique et le mouvement technologique s’inversera en même temps certainement que l’urbanisation et la société industrielle.

techno-science

J’admire la virtuosité du mécanicien qui peut diagnostiquer à l’oreille tout le mal dont souffre la machine et dans le même temps je pense à toute l’énergie que gaspille cette même machine.

Jusqu’à la fin du siècle passé, l’innovation s’est développée de façon empirique : la technique du bronze, la roue à aubes et la machine à vapeur sont l’expression d’un savoir-faire beaucoup plus que la manifestation d’un savoir rationnel. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, la recherche et le développement sont complètement imbriqués. Les scientifiques réfléchissent souvent, ils inventent parfois, mais l’application n’est jamais loin. C’est par exemple l’expansion des biotechnologies, mariage des sciences de la vie et de l’industrie. Le terme techno-science souligne cette symbiose : la technique ne peut plus se passer de la science, et réciproquement la science utilise des instruments de mesure et des dispositifs expérimentaux mis en place par la technique. Cette symbiose se transforme en synergie et en prise du pouvoir de la machine sur les humains.

Il ne faudrait jamais perdre de vue que derrière l’expansion des techno-sciences se cache un objectif central : économiser l’effort. Le but de la technicité n’est pas la performance extraordinaire, mais l’habileté, la prolongation de notre propre corps. Alors que les techniques étaient conçus au départ comme simple prolongement de nos différents sens, l’activité technique élimine maintenant automatiquement toute activité non technique ou la transforme en activité technique. La technique n’est plus un moyen d’accroître nos possibilités, mais se transforme en fin. La science trouve, l’industrie applique, l’humain n’a plus qu’à s’adapter. En transformant le corps des animaux en usine à fabriquer des protéines, en transformant les humains en animaux aptes à produire à la chaîne des voitures, on déstructure l’habileté technique des éleveurs et des ouvriers, on transforme la vie en machine à produire des machines sans se soucier de l’intelligence des corps. Par ailleurs l’innovation se lance dans une course sans fin puisque les systèmes mis en place ne peuvent que se heurter à des dysfonctionnements : il n’y a pas de régulation automatique pour des systèmes artificiels greffés sur un milieu qui a mis très longtemps à trouver son propre équilibre. Nous constatons aujourd’hui que l’implantation de la technique n’a jamais été contrôlée, nos capacités d’adaptation étaient si importantes que notre optimisme nous aveuglait. Nous pensions que la seconde révolution industrielle, celle du pétrole et de l’électricité, allait permettre de sortir d’une espèce de poubelle industrielle, avec ses villes noircies par le charbon et ses rivières transformées en égouts. La poubelle est devenue transparente, elle en est d’autant plus dangereuse puisque sa nocivité est elle-aussi devenue transparente.

Toute nouvelle invention ne doit être généralisable que dans la mesure où cela profite à tous les habitants de notre planète sans que les humains deviennent esclaves de leurs techniques et sans que la nature en souffre.

technostructure

Les techniciens sont partout en France, y compris dans l’exercice du pouvoir d’Etat avec l’énarchie des élites sorties de l’ENA (Ecole Nationale d’Administration). Dans une société technique, je suis entouré de techniciens et l’entreprise ne fait pas exception à la règle : pourtant je devrais rester seul juge de leur gestion.

Dans le passé, la direction de l’entreprise s’identifiait avec l’entrepreneur, c’est-à-dire la personne qui joignait au contrôle du capital la capacité d’organiser les autres agents de production. Avec la croissance des entreprises qui se transforment en sociétés, il y a divorce entre la propriété du capital et la direction effective de l’entreprise. Une entité collective se substitue à l’entrepreneur, elle englobe tous ceux qui apportent des connaissances et de l’expérience dans la prise de décision. On appelle cette organisation la technostructure. Cette technostructure n’est que gérance qui confirme la séparation de la propriété du capital et de sa gestion. L’entreprise n’est plus soumise au pouvoir de l’entrepreneur individuel, mais à un collectif de gestionnaires qui représentent des intérêts divergents, actionnaires, salariés, consommateurs, Etat. Mais on peut aller encore plus loin dans l’analyse.

Aucun système économique n’est efficace sur la longue période s’il ne s’accompagne pas d’une maîtrise des connaissances techniques la plus générale possible, d’une élévation des valeurs morales dans la conduite des affaires économiques et d’un respect de la nature. Toute production industrielle est accomplie pour le groupe social dans son ensemble inséré aussi dans un écosystème, il existe alors une contradiction fondamentale entre le caractère privé de la propriété des moyens de production et le caractère socio-environnemental de la production. La grande entreprise au service de tous ne veut pas dire immobilisme, mais au contraire meilleure capacité d’adaptation collective à l’évolution de l’humanité et des ressources de la planète. Aucun manager ne devrait travailler pour ses propres intérêts, il n’a qu’une fonction de coordination au milieu d’un réseau de contraintes, non seulement celle des analystes financiers, du désir des consommateurs, de la pression des élus locaux, de la soumission au droit du travail …mais aussi celle de promouvoir le développement durable.

La vision traditionnelle de l’industriel certain de son bon droit se modifie pour prendre en compte l’opinion des consommateurs, le sentiment des collectivités et l’état des ressources naturelles. La responsabilité d’un groupe industriel ne s’exerce pas seulement envers les actionnaires et le personnel, mais envers la collectivité, les clients et même les générations futures.

téléphone

Autrefois il y avait un seul téléphone pour chaque village, et cela suffisait aux besoins de communication de l’après-guerre. Cinquante ans plus tard les téléphones sont partout mais je téléphone rarement et n’y reste que quelques secondes car il s’agit pour moi de traiter un problème réel, pas de raconter ma vie… Il faut résister aux facilités apparentes de la technique.

Autrefois le téléphone portable était l’apanage des professionnels, maintenant il est devenu grand public. Le portable arrive en France juste au moment où les équipements de téléphonie fixe sont complétés par des cabines téléphoniques sécurisés grâce à une carte électronique, ce qui suffisait amplement aux besoins. Malgré ce taux d’équipement optimal, le portable devient un objet de culte si répandu que même un quelconque élève occidental se doit de posséder le sien ; pour la femme européenne, la communication téléphonique n’a le plus souvent pour finalité que l’échange interpersonnel, le téléphone plaisir, la parole pour la parole. Il existe donc une frénésie individualiste de l’usage du téléphone dans les pays occidentaux. On peut douter que ce nouvel objet de masse fasse progresser autre chose que les comptes financiers des grands opérateurs.

On aurait pu attendre en effet autre chose, un téléphone-efficacité qui organise l’emploi du temps et les activités, un téléphone-outil. Il y a en effet deux usages du téléphone, la communication privée qui dépense de l’énergie pour soi, et la communication à distance qui économise le coût d’un déplacement physique, donc économise l’énergie. Les réunions téléphoniques à plusieurs progressent quand deux heures de transport, c’est une journée de perdue. L’humanité se trouve ainsi propulsée dans une dimension où l’espace et le temps se contractent, les contacts directs peuvent devenir exceptionnels et les rendez-vous virtuels. De plus un rapport du PNUD (Programme des Nations unies pour le Développement) estime en juillet 1999 que pour accéder aux services de télécommunications de base, il suffit d’un téléphone pour 100 personnes et pourtant le quart des pays dans le monde n’a pas encore atteint ce seuil. Au lieu de viser une télé-densité (nombre de lignes téléphoniques pour 100 habitants) telle que le Bhoutan rattrape celle de la France, il vaut mieux diffuser un niveau optimal de branchement collectif. En tout état de cause, nul n’a besoin d’une radio ou d’une télévision personnelle, il suffit d’un équipement collectif de communication et pas d’une consommation individualisée. Seul le rationnement est grand, tout le reste est faiblesse.

C’est la contrainte énergétique qui va réguler cette boulimie communicante et réduire les moyens de communication les plus onéreux. Il nous reste à atteindre le dernier choc pétrolier, le bon, celui qui permettra à tous de se rendre compte que le déplacement mécanique a un coût exorbitant et que le téléphone ne remplace pas le contact direct avec ses proches

télévision

Le téléviseur était dans mon adolescence un objet de luxe possédé uniquement par mes grands-parents et à chaque séance il fallait mettre une pièce dans une tirelire pour amortir un coût d’achat exorbitant. Aujourd’hui la télévision à bas prix est devenue une consommation de masse qui provoque une déculturation de masse.

Le premier poste de télégraphie sans fil est construit en 1896, il suit de deux ans la découverte des ondes électromagnétiques. En 1926 la première télévision est présentée à Londres, puis très vite le taux d’équipement des ménages français passe de 5 % à 62 % entre 1958 et 1968. On dénombre en 1996 plus de 1 milliard de récepteurs installés sur la planète, un poste pour moins de 6 personnes. La télévision est donc devenue un énorme moyen d’harmoniser le regard que l’ensemble des humains peut porter sur notre planète car un média généraliste tient en effet les deux bouts de la communication, l’échelle individuelle et l’échelle collective : il est essentiel pour la démocratie de masse. C’est pourquoi la télévision est depuis l’origine un instrument au service d’un pouvoir, d’abord aux ordres des gouvernants en place. Même dans un pays développé et démocratique comme la France, le général de Gaulle considérait dans les années 1960 la télévision comme un organe du gouvernement : il y avait un ministre de l’information qui convoquait chaque jour les rédacteurs en chef pour vérifier les thèmes du journal télévisé. La télévision ne pourra commencer à gagner son indépendance qu’après les évènements de mai 1968. Mais la privatisation des chaînes va nous faire passer du contrôle politique au diktat des recettes publicitaires. La télévision représente le culte de l’image et l’image fait prévaloir l’urgence de l’instant sur la réflexion à long terme ; elle privilégie dès lors l’émotion et le spectaculaire au détriment de la démonstration et de l’argumentaire. Il faut en effet faire plaisir aux téléspectateurs pour que le taux d’audience augmente. Maintenant soumis dans les pays occidentalisés au pouvoir de l’argent, la télévision, est devenue un désastre pour les têtes : les médias agissent comme une propagande silencieuse qui oriente et gouverne sans le dire nos croyances et nos comportements. Ainsi se construisent des récitatifs qui servent un double dessein, faire vivre dans l’imaginaire et inciter à consommer ; ils contribuent à assurer la domination des puissants. Il est d’ailleurs difficile de fixer des objectifs de service public à des concessionnaires privés : ceux-ci préfèrent payer des amendes plutôt que d’infléchir une ligne éditoriale susceptible de faire baisser leur audience, et donc baisser les recettes publicitaires

L’Américain regarde en moyenne le petit écran 4 heures par jour et baisse ainsi le capital social de l’ensemble des Etats Unis : tout le réseau associatif, associations de loisirs, de sports, de parents d’élèves, de militantisme ou de bienfaisance souffre par manque de militants transformés en télé-spectateurs scotchés à leur écran. Lorsqu’on demande aux Français si l’absence de TV pendant deux mois leur pèse, l’attachement au petit écran apparaît toujours plus fort au fur et à mesure qu’on se rapproche des catégories les plus défavorisées. Plus on est diplômé et moins on regarde la télévision, plus on descend dans la hiérarchie des diplômes et plus on est captivé par les émissions les plus commerciales ; la télévision perpétue par de nouveaux moyens la distinction entre une élite restreinte et une masse soumise. En effet, des personnes dont les centres d’intérêt sont fragiles ne peuvent arbitrer entre le fait d’ouvrir le poste ou de faire autre chose ; même si le programme n’est pas satisfaisant, il n’y a plus de choix actif possible. L’attitude face à la télévision doit donc être reconstruite socialement, on ne peut laisser impunément à une élite le pouvoir et au peuple le divertissement. Il y a bien sûr la responsabilité des parents qui jouent un rôle primordial dans la socialisation de leurs enfants et qui sont garant de ce qui doit être écouté ou non. Mais il y a aussi l’intervention collective ; comme toute institution humaine, la télévision a besoin d’une instance de contrôle et de régulation. C’est la Fédéral Communication Commission aux Etats-Unis, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications au Canada, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel en France. Leur mission consiste à veiller à la qualité des programmes, au pluralisme, à l’honnêteté de l’information ou la protection de l’enfance. C’est un programme non appliqué car que signifie par exemple « qualité » d’une émission télévisée ? Aucun totalitarisme pourtant ne pourrait exister si le pouvoir était sous le regard permanent et critique de ses administrés grâce à une télévision libérée du politique et de l’économique. L’écran nous maintient assis et inerte, simple spectateur du monde, mais l’écran peut aussi nous réveiller, nous secouer, faire de nous les vigiles de la démocratie puisque la télévision a le pouvoir sacré de nommer, c’est elle qui dit : « Voici, peuples téléspectateurs du monde, voici une guerre, la Bosnie, le Kosovo, le Rwanda, l’Ethiopie, la Tchétchénie… ». La guerre vient par la télévision, elle peut aussi disparaître grâce à une télévision qui peut promouvoir l’amour et la fraternité.

Les Nations Unies se posent la question de créer une télévision planétaire et humaniste qui diffuserait la culture de l’organisation. Elle pourrait ainsi contribuer à façonner les forces sociales, politiques et économiques en fournissant les informations essentielles à la prise de conscience des peuples. Plus besoin de regarder d’autres chaînes…

temps

J’ai une montre au poignet, un réveil-matin, une pendule dans la cuisine sans compter celle du four et du micro-onde, l’horloge de mon ordinateur et celle du chauffage central… Tous ces instruments comptent le temps à ma place, je ne sais plus s’ils me libèrent ou s’ils me transforment en esclave.

Le temps ne se laisse ni voir, ni toucher, ni entendre, ni goûter, ni même respirer comme une odeur : pour les animaux, le temps ne peut donc exister. Pour les humains aussi, le temps ne peut être ni observé, ni mesuré puisqu’il n’est ni visible, ni tangible : il sera donc mathématisé. Comme on ne peut définir le temps dans l’absolu, on détermine seulement dans quel but les humains ont besoin de définir le temps ; il ne peut en effet se comprendre que par l’effort que nous déployons pour se repérer à l’intérieur du flux incessant des événements. La mesure de la durée relève d’un phénomène appris dans le cadre d’une société, il n’existe pas en dehors de notre formulation sociale, que ce soit pour rythmer nos journées ou refaire l’histoire. S’il existe ainsi un temps social qui permet la coordination à l’intérieur des sociétés complexes et nous rend maître du temps, le temps ainsi défini devient notre maître : nous obéissons aux rythmes sociaux d’une société techno-industrielle et nous pensons que cela seul a de l’importance.

Il existe pourtant un temps géologique qui englobe les temps plus courts de l’histoire économique, culturelle, politique. Il n’y a pas de commune mesure entre les temporalités de l’environnement et la durée de la vie individuelle, celle des générations, ni même celle de grandes civilisations. La couche d’ozone qui protège la planète du rayonnement ultraviolet a mis deux milliards d’années à se former, elle a été détériorée en quelques années par notre émission de fréons dans l’atmosphère. Les combustibles fossiles que brûle notre civilisation thermo-industrielle depuis moins de 10 générations est le produit de centaines de millions d’années d’activité photosynthétique. On estime que le temps de régénération de la forêt pluvieuse primaire de la zone tropicale est d’un demi-millénaire ; or la surface de cette forêt recule aujourd’hui à raison de 1 % chaque année à cause des humains. Ce qui caractérise l’histoire des relations entre la société humaine (le temps rapide) et les écosystèmes (le temps lent), c’est la course permanente entre des situations homéostatiques génératrices de stabilité entre les humains et la nature, et des situations de rupture. Le temps présent n’est qu’une accélération de notre activisme, le temps géologique se suffit encore à lui-même et pourtant ces deux significations du temps se rencontrent et rentrent en conflit aujourd’hui…

Il n’y a pas de crise dans l’usage de la nature qui ne soit une crise dans le mode de vie des humains. Quand les temporalités de l’histoire humaine prennent le dessus sur les temporalités de l’histoire écologique, des seuils sont alors définitivement franchis dans la non-reproduction des écosystèmes, vers leur entropie (dégradation de l’énergie) croissante.

temps de travail

Je considère que mon temps de travail est l’essentiel de mon existence, sinon j’aurais gâché ma vie. Dans ma famille d’ailleurs, se reposer c’est changer de travail, sortir d’un travail plus ou moins subi subi pour un travail voulu. Alors le temps prend une autre dimension puisqu’on ne compte plus son temps.

Au début du XIXe siècle, le temps de travail demeure discontinu dans les sociétés qui s’industrialisent : tout en accomplissant sa tâche, l’ouvrier ou l’artisan boit, mange et converse. Entre le temps de travail et celui de non-travail, il n’existe pas alors de franche distinction, les deux catégories sont en interaction. L’importance du travail à domicile rend d’ailleurs encore plus difficile la distinction entre le labeur, la vie familiale et les activités ménagères. Aujourd’hui le temps de travail social dans les sociétés modernes est toujours mesuré, et cela de façon de plus en plus précise : la productivité s’accroît d’abord par une limitation des temps morts, et donc du temps pour soi. Par la suite, le fossé s’approfondit, qui sépare l’intérieur du foyer domestique du lieu de travail, et le temps pour soi et le temps destiné au patron. L’expérience quotidienne nous montre maintenant que nous vivons un paradoxe : d’une part nous travaillons à développer des machines et des systèmes pour gagner davantage de temps ; d’autre part, malgré une vie plus libre et plus longue, l’angoisse du temps semble croître parallèlement à la diffusion des machines à épargner le temps.

A chaque période et à chaque société sa conscience du temps, les sociétés peuvent organiser le travail de façon monochrone ou polychrone. En Europe du Nord, les événements sont organisés en tant qu’unités séparées, c’est un système monochrone dans lequel le temps est traité de façon concrète, c’est-à-dire chronométré. Si ce temps est bien intériorisé, il peut être source de satisfaction, mais il est trop souvent signe de stress. Dans le modèle méditerranéen ou système polychrone les individus sont engagés dans plusieurs événements, situations ou relations à la fois ; l’accent est mis sur l’engagement des individus et l’accomplissement du contrat plutôt que sur l’adhésion à un horaire préétabli. Les rendez-vous ne sont pas pris au sérieux, et par conséquent sont souvent négligés. Nous retrouvons là l’état d’esprit d’avant la révolution industrielle, celui du temps complet en lui-même.

Dans les pays développés se développe à la fois des obligations temporelles et une méconnaissance du temps. La modernité n’a rien laissé hors du mouvement ; nous sommes convaincus que tout doit être mobile, que tout doit bouger indéfiniment, histoire et machines, peuples et savoirs, gens et temps. Mais il existe d’autres cadres de pensée, où la meilleure place est donnée à l’immobilité, le non-agir, le détachement par rapport au temps.

tourisme

Je n’aime pas être touriste et payer pour ne rien faire alors que tout s’agite autour de moi. Il est pourtant si agréable d’avoir des serviteurs qui pourront compenser ce travail en ayant à leur tour des congés-payés servis par les autres. Mais quand tout le monde fait du tourisme, le sens du voyage change de signification.

Jusqu’au XVIIIe siècle, seule une minorité de personnes se déplaçait : les soldats, les marchands et les brigands. La masse de la population était peu mobile et le vagabondage proscrit, on naissait, vivait et mourait dans le même village. Les possibilités techniques de se déplacer, la construction de routes nationales, la constitution d’un marché du travail élargi ont généralisé les déplacements individuels. Ce sont d’ailleurs les Anglais, à la pointe de la révolution industrielle au XIXe siècle, qui ont forgé le mot « touriste » à partir du mot français « tour ». A l’origine, le « touriste » désignait en effet les jeunes gens fortunés qui effectuaient le grand tour de la France d’abord, étendu ensuite à la Suisse, l’Italie, la Grèce. Ce « tourisme » des gentilshommes anglais n’avait rien à voir avec le tourisme de masse. Le voyage de formation, la lecture aristocratique du grand livre du monde s’inscrivait dans une vie où l’oisiveté des riches était jugée normale. Maintenant, l’invention des congés payés, l’élévation du niveau de vie, le développement de l’automobile et de l’avion ont généralisé les voyages pour une frange toujours plus large de la population mondiale. Le tourisme, première industrie mondiale de services, source d’emplois, de dépaysement et de plaisir, connaît une expansion prodigieuse. En 1995, il y avait 565 millions d’arrivées de touristes, en 2020 on en prévoit un milliard et demi, soit 7 % de la population mondiale qui se déplace.

Ce tourisme de masse n’est pas durable. En l’an 2000 à Jéricho, les touristes pourront emprunter des télécabines de style alpin pour accéder à un restaurant gastronomique donnant sur le Mont des tentations, à l’endroit présumé où Jésus résista aux séductions de Satan ; nous jouissons de ce pour quoi il ne faudrait pas jouir. Si le déplacement de la classe globale (celle qui peut se permettre de posséder un véhicule individuel) est lié à la démocratisation de la culture et à la baisse des prix des transports, ces tours autour du monde sont sans aucune utilité collective, il s’agit juste pour des individus de plus en plus nombreux d’aller regarder de l’autre côté de la frontière ou de l’océan ce qu’ils pourraient connaître sans bouger de leur domicile par les différents moyens modernes de télécommunication. Ces voyages et ces vacances ne relèvent en fin de compte ni du désir individuel, ni de la nécessité, mais des actions conjuguées d’une industrie des loisirs évoluant au gré des moyens de locomotion et des différents supports destinés à entretenir chez le consommateur le désir de partir. Quand changent les techniques, changent les idéologies : le touriste obéit à l’industrie du tourisme. La réponse à la question « Pourquoi partons-nous ? » découle d’un seul paramètre, « Parce que tout le monde s’en va ». Le touriste se déplace en hordes, insensible aux coutumes et aux locaux. Une énorme armada l’accompagne, le précède, le suit, le transporte, le nourrit, le distrait. Pour l’accueillir, on bétonne, on dénature, on paupérise, on transforme tout en folklore. Bref, c’est le grand saccage d’une communauté autochtone qui pour partie va vivre en parasite, pour l’autre perpétue sa pauvreté : le tourisme de la classe globale n’est pas moral. En définitive, le touriste se hâte de rentrer chez lui au bout de quelques semaines, toujours étranger à ses lieux de séjour successifs et aux populations rencontrées : il se contente de remplir un album de souvenirs personnels après avoir parasité une vie sociale ou un lieu de rêve. Ce qui était autrefois une activité de dilettante est devenu un handicap pour le développement durable.

C’est vraiment considérer deux catégories différents d’humains que d’interdire les migrations du Sud vers le Nord et dans le même temps d’autoriser un flux de touristes du Nord vers le Sud. La rencontre sans déplacement est le seul dépassement possible du voyage pour tous, sinon seule une élite continuera à se déplacer à nos frais.

transgenèse

La classe globale croit que nous sommes voués à toujours plus d’améliorations techniques sans aucune restriction. Si la bio-technologie me faisait pousser des ailes pour m’envoyer au ciel, je ne sais pas encore si j’y gagnerais quelque chose mais j’y perdrais sans aucun doute les pieds sur terre et le sens des réalités.

Le vivant possède deux caractéristiques, celle de se reproduire à l’identique et celle de se transformer. Les traces d’un repas à base de maïs datant de 7000 ans ont été retrouvées dans les grottes de Tehuacan, au sud du Mexique. Les épis consommés à cette époque ne dépassaient pas 2,5 cm. Les chercheurs ont établi que, quelques siècles plus tard, une hybridation sauvage s’était produite avec la théosinte, une graminée qui peut atteindre 3 ou 4 mètres de haut. Les épis magnifiques de ces hybrides furent remarqués par les Indiens. Ils les cultivèrent, créant ainsi une abondance de nourriture permettant l’expansion démographique et le développement des empires inca et maya. Le phénomène des OGM (Organismes Génétiquement Modifiés) est donc omniprésent dans le règne du vivant et nous avons construit notre agriculture sur la multiplication des quantités d’une même variété et sur un processus d’amélioration des rendements par la sélection. Mais nous sommes passés d’une transgenèse utilisant les processus naturels à la fusion par l’action humaine des gènes de plusieurs espèces. La tomate « flavour savor » est en 1994 la première plante transgénique utilisée aux USA et en 1999, les variétés transgéniques représentaient déjà dans ce pays 55 % des surfaces de soja et 35 % de celles du maïs. Cette expansion forcenée découle d’un a priori officiel : comme l’humain a toujours manipulé le vivant, les techniques de transgenèse ne font que s’inscrire dans l’histoire des techniques de sélection et d’améliorations des organismes vivants. En conséquence, il n’y a pas lieu d’adopter un cadre réglementaire spécifique.

Il serait irrationnel de penser qu’une technique humaine comme la transgenèse ne présente aucun avantage ou réciproquement aucun risque. Le premier problème, c’est qu’un gène ne correspond pas à une protéine et à une seule fonction. Les gènes ont plutôt un fonctionnement régulé de manière corrélé et complexe, la vie du génome est subtile et fluide, et donc la place d’un transgène sur un chromosome peut influencer considérablement la variabilité de son expression. Dès lors la modification génétique aurait des effets imprévisibles dont l’analyse est trop complexe pour qu’on lance dans la nature des objets de recherche inaboutis. La possibilité existe aussi d’une dissémination de ces nouveaux attributs aux plantes sauvages, mais aussi, via la chaîne alimentaire, sur le bétail et sur l’homme. De plus le maïs transgénique pousse à la sélection de prédateurs qui pourront résister à n’importe quelle dose de toxine : le maïs est immunisé temporairement contre la pyrale, mais la résistance de la pyrale à la toxine peut être portée par un gène récessif. Il faut alors cultiver du maïs traditionnel sur 20% des surfaces pour que les pyrales résistantes se croisent avec des non résistantes. Des simulations montrent de toute façon que si avant l’introduction du maïs traité un papillon sur mille possède un allèle de résistance, cette résistance pourrait être sélectionnée en moins de vingt générations. Les pathogènes (champignons, virus et bactéries) peuvent de la même façon s’adapter et devenir encore plus destructeurs. La voie choisie en Europe est donc différente de celle des USA : la transgenèse constitue une nouveauté radicale dans les techniques de manipulation du vivant et face à une telle nouveauté, il conviendrait d’adopter une attitude prudente. Avant même de poser cet élémentaire principe de précaution, la question est surtout de savoir si les plantes transgéniques sont nées de la demande des agriculteurs et des consommateurs, ou bien de l’offre imposée par les industriels de la semence.

Comme la consommation des OGM ne bénéficie pas directement au consommateur, il doit rester libre de choisir entre OGM ou non OGM. Par conséquent l’étiquetage doit être obligatoire quand un produit contient une substance OGM. Mais la seule mention « abus dangereux » n’a jamais empêché le fumeur de continuer à d’intoxiquer. La liberté du consommateur n’est qu’un vain prétexte.

transparence

Je pourrais dire toute la vérité sur moi-même et sur les autres, mais la tranquillité sociale s’opère plutôt grâce aux silences du non-dit. Quand la télévision se lance dans l’exhibitionnisme des vies privées, c’est pour attiser le spectacle et non pour rechercher une quelconque vérité collective.

Dans les communautés piétistes de jadis, on pratiquait la confession publique, voie royale vers la repentance et le salut. Ces pratiques se sont perpétuées dans des communautés allemandes émigrées en Amérique comme celle des Amish. La délation était encouragée, et pratiquée avec une absolue bonne conscience puisqu’elle contribuait à remettre un pécheur égaré sur le chemin du Bien. Aujourd’hui, nous pouvons être fichés du seul fait de la technologie alors que la constitution d’un fichier résultait jadis d’un choix volontaire d’une administration ou d’une entreprise. Une société qui s’informatise est en effet une société dans laquelle il pourrait bientôt ne plus y avoir de droit à l’oubli : la mémoire numérique et la puissance des microprocesseurs rendent les individus transparents à l’égard de l’administration, de l’employeur, de la banque… Cartes bancaires, Internet, téléphones portables, la plupart de nos objets quotidiens laissent des traces numériques. L’interconnexion actuelle des réseaux informatiques rendra bientôt visible toutes les informations sur chacun, depuis son état civil, ses revenus de toutes sortes, ses antécédents familiaux, son histoire médicale et ses rapports avec les services de police ou la justice. Cependant cette nudité accrue de l’individu est aussi le signe d’une communauté plus ouverte. Dans une société de tolérance, le droit à la vie privée n’est pas un droit à l’opacité : nous pourrions tenir une conversation intime devant n’importe qui, nous n’avons rien à cacher à nos amis ni à la justice, nous ne commettrons pas normalement d’acte qui nous fasse honte ou qui soit répréhensible. Nous pouvons alors faire l’amour en direct puisque c’est d’abord de notre propre vie dont il s’agit ; le droit à la vie privée, c’est uniquement le fait que les autres nous respectent tels que nous sommes dans notre vie privée.

Le régime communiste a malheureusement détourné pour son propre bénéfice les pratiques anciennes de confession au moment des procès staliniens, baptisant autocritique une déclaration publique de fautes imaginaires. La transparence individuelle peut être source de cohésion sociale autant que pilier d’un régime totalitaire, elle n’est donc acceptable que si elle obtient comme contrepartie une transparence totale du pouvoir de l’Etat. Il n’y a pas de compensation à la transparence du citoyen si n’importe quelle autorité gouvernementale, nationale ou locale, administrative ou judiciaire, médicale ou financière peut refuser au citoyen l’accès à l’information, à son propre dossier ou à une étude officielle sur tel ou tel sujet, il n’y a pas équilibre des pouvoirs si l’action du pouvoir reste cachée. Les citoyens doivent tout savoir car la conscience démocratique passe par la connaissance que nous avons des faits collectifs : enquêtes publiques sur des sites industriels dangereux, commissions d’enquête en matière de politique étrangère, action des services « secrets »… Nous avons le droit de tout savoir sur la gestion publique. Les lois sur la transparence existent déjà aux Etats-Unis, les textes prévoient que les citoyens ainsi que les organes de presse ont un accès complet aux débats et documents publics ; la liste des numéros de téléphone appelés par les fonctionnaires de l’Etat peuvent être consultés, les archives du Président des Etats-Unis ouvertes : c’est la transparence sur l’affaire du Watergate qui a abouti à la démission du président Nixon en 1974.

Les consommateurs-électeurs veulent bien permettre aux hommes politiques d’assouvir leur soif de pouvoir en leur apportant leurs suffrages, mais il n’est pas question de leur faire une confiance aveugle. Au contraire, il leur est demandé à tout moment des comptes et une totale transparence.

universalisme

A force de tout relativiser, je n’ai plus de certitudes, sauf celle de croire encore en des valeurs universelles.

L’idée d’universalité trouve son origine dans le monothéisme. Le judaïsme a inventé la première possibilité de l’universel avec la représentation d’un dieu unique, éternel, transcendant ; le récit de la Genèse ou le Décalogue s’adressent à tous. Mais selon la conception religieuse, la vérité « révélée » exclut toute possibilité de débat et devient donc un obstacle à l’avènement d’un droit universel. Dans une société moderne, tout ce qui est proposé comme vérité universelle ou comme norme générale passe maintenant pour dogmatique, autoritaire, et contraire à la tolérance et au pluralisme. Ce relativisme a discrédité le discours d’autorité des Eglises mais fragilisé aussi les démocraties, les principes éthiques, les références fondamentales. L’école et la famille connaissent les mêmes contestations, de moins en moins d’institutions respectées structurent l’espace-temps du monde occidental. Aux absolus d’hier a succédé l’ère du relatif dans le domaine religieux, politique, économique, culturel ; toutes les sciences humaines ont été bouleversées par le relativisme. Cependant, si les différentes procédures adoptées par une communauté ne se valent pas, c’est qu’elles sont plus ou moins adaptées à la réalité, donc d’une certaine manière, inégalement vraies. Il faut rechercher l’universel caché derrière le relatif.

Les Grecs anciens sont déjà des propagandistes de l’universalité ; la vérité propre à un théorème est valable partout, indépendamment des latitudes comme des siècles. Son universalité découle cependant des exigences de la raison, et non d’une révélation comme les messages bibliques. Seul reste alors comme fondement de notre comportement la primauté de l’argumentation continue dans le débat d’idées. Selon la conception laïque, la vérité est une vérité argumentée, ce qui signifie que le débat est au cœur de la démarche. A cette condition, on peut instaurer un droit universel, un droit commun à toute l’humanité, il suffit d’obtenir un consensus. Par exemple, il n’y a pas de mesure naturelle : toute mesure est instaurée, conventionnelle, c’est une pure invention culturelle surtout quand elle prend appui sur le méridien terrestre, la masse de l’eau et la base dix. En 1788, la France était redevenue un invraisemblable chaos ; ainsi, une lieue valait 3,993 km en Touraine, 4,444 km en Picardie et 5,849 km en Provence. Toutes régions confondues, pas moins de 2000 mesures. Les noms, les longueurs, les poids, tout variait. Le communication et la libre information passe pourtant par un langage commun par rapport à ce dont on fait référence. C’est pourquoi en 1795 la République naissante instaure un système de mesure entièrement nouveau, le système métrique qui n’aura rien de national ni de particulier : la République n’agit pas pour ses besoins propres, mais pour l’humanité en général. Rien ne s’oppose donc à ce que l’on reconnaisse la supériorité d’une solution adoptée par une culture particulière pour répondre à un problème général.

La Déclaration universelles des droits de 1948 est la première volonté d’universalisme proclamée « au nom de l’Assemblée générale des Etats membres » qui fonde ainsi un consensus général au niveau de la planète toute entière. Mais il ne suffit pas d’être théoriquement d’accord sur des principes universels pour les mettre en pratique.

urbanisation

J’ai vécu toute mon enfance dans le centre-ville de Bordeaux avec la fenêtre de ma chambre qui donnait à quatre-cinq mètre seulement sur la haute paroi de la maison voisine ; sensation de prison, d’être enfermé de toute part. Mais comme mes parents m’amenaient souvent à la campagne, je n’ai pas été complètement étouffé par les murs de la ville…

Psychologiquement, les humains peuvent s’adapter à n’importe quel environnement, c’est ce qui fait à la fois leur force et leur faiblesse. Politesse, civilité, urbanité : tous ces concepts sont d’ailleurs liés étymologiquement à la ville. On est bien installé en ville, les commerces à proximité, le lycée et les loisirs organisés à la porte. La ville permet toutes les interactions grâce à sa densité. Elle est le lieu du marché et de la concentration monétaire qui accompagne le commerce. C’est aussi le lieu de l’emploi, de l’usine et de l’expansion de l’industrie. Dans la ville industrielle, les riches vivent entre eux, les pauvres aussi, mais il existe un espace commun – cafés, magasins, cinémas – et des occasions de se rencontrer par le biais du travail. C’est dans la communauté urbaine que l’individu a obtenu les moyens de développer ses facultés, c’est dans la communauté que la liberté de l’individu est possible. Mais la vie urbaine fabrique un urbain qui ne se reconnaît à l’aise qu’entre les quatre murs de sa cité.

Quand le monde change, la cité peut devenir inadaptée : rupture économique puisque le travail déserte les villes, rupture sociale puisque la concentration démographique dissout le lien communautaire, rupture alimentaire puisque nous nous éloignons de la terre nourricière. Maintenant, ni la finance ni l’industrie ne requièrent plus de proximité pour fonctionner, mais les villes continuent de s’étendre. Dans les villes modernes, plus de magasins ni d’entreprises, mais un gigantesque anonymat où les automobilistes ne font que s’entrecroiser sur les échangeurs des autoroutes. Dans la ville postindustrielle, les lieux communs sont extraits des quartiers, localisés dans des centres spécialisés ; et une part croissante des urbains n’a plus accès au monde du travail. Avec la ville contemporaine vient la possibilité de nier les autres, la volonté de se mettre à distance des pauvres : organisation d’enclaves résidentielles, refus de cohabiter à l’école… Dans certains quartiers des villes de tous les pays, les habitants appartiennent à une société recluse qui a intériorisé le chômage, l’exclusion et les discriminations. Alors que la Terre ne comptait que 10 % de citadins au début du vingtième siècle, cent années plus tard un habitant de la planète sur deux réside en ville et un sur six vit dans un bidonville. Alors que les capitales du Vieux monde avaient mis des siècles à parvenir à une taille critique, des métropoles du tiers-monde explosent en quelques années. Dans les grandes cités du sud encore plus que dans celles du nord, des morceaux de ville en marge se fossilisent, les bidonvilles s’installent partout, multipliant les déflagrations naturelles ou sociales.

La ville ne tient encore que par notre ingéniosité à mettre en place des circuits de communication. Cette solution s’effondre devant l’éclatement de la ville en territoires qui se cristallisent dans une logique tribale source d’antagonismes de plus en plus violents. Il nous faut donc ralentir l’urbanisation, et même sans doute inverser les flux démographiques pour les tourner vers les campagnes et atteindre ainsi un nouvel équilibre avec la nature.

utilité

La presque totalité des objets que j’achète ne me sont utiles que dans le cadre d’une société techniquement développée et culturellement dissociée.

Pour les premiers économistes (école classique) et les marxistes, si deux biens valent le même prix, c’est qu’il a fallu à peu près la même quantité de travail pour les produire : ce n’est pas l’utilité que chacun y voit qui donne la valeur puisque celle-ci varie d’un individu à l’autre. L’école néo-classique affirme au contraire dès 1871 que le prix d’un objet ne représente pas le travail nécessaire à sa fabrication, mais le plaisir qu’il procure à son acheteur, son utilité. Si pour le libéralisme, la valeur d’un bien dépend alors de l’utilité que le consommateur lui attribue, de quelle utilité s’agit-il ? L’utilité n’est pas une propriété objective des biens et services, c’est en effet une relation affective entre le sujet et le produit. Comme la valeur des choses découle du jugement subjectif que nous avons de leur utilité, variable dans le temps et dans l’espace, et comme les conditions de leur production varie de même, il n’y a plus de base stable à la valeur marchande des biens et services. Dans la pratique l’utilité que nous accordons à une chose ne détermine pas son prix, c’est plutôt son prix qui détermine l’utilité que nous allons donner à cette chose. Pour l’ouvrier, le diamant n’a pas d’utilité en soi parce que son revenu ne lui permet pas de l’offrir à sa femme, par contre la grande bourgeoise va projeter une grande valeur à un collier dont le prix élevé peut induire l’effet ostentatoire qui en résulte.

Dans une société où domine la division du travail, la satisfaction des besoins n’est plus déterminée par l’action personnelle, mais par l’art de coordonner le travail de l’ensemble des travailleurs pour créer une valeur collective. Cette valeur n’est en rien inhérente aux objets eux-mêmes, elle équivaut à l’importance que nous accordons à la satisfaction de nos besoins essentiels. C’est pourquoi la valeur sociale de la production totale n’a pas une valeur subjective mesurée par l’utilité qu’y trouve chaque personne, mais par la nécessité pour le corps social tout entier d’en retirer la possibilité de satisfaire ses besoins élémentaires et si possible d’arriver à une vie agréable pour tous. La valeur des biens n’est dans ce cas qu’un moyen d’assurer une certaine répartition équitable entre les différents membres de la société. Cette banalisation de l’utilité repose donc sur une conception égalitaire des individus entre eux et de la satisfaction des besoins de tous (qui sont comparables d’un individu à un autre). Alors que le concept d’utilité est toujours relatif pour l’économie de marché, la réalité de la vie sociale impose d’adopter une vision moins égocentrique que celle de l’économie marchande qui s’intéresse uniquement à la solvabilité des personnes.

La société marchande a commencé le jour où on a décidé de fabriquer une chose non parce que l’utilisateur en avait réellement besoin mais parce que le résultat de la vente pouvait être utile au producteur. Cette situation n’est pas durable.

utopie

Dans mon enfance, je rêvais souvent que je partais en fusée construire sur d’autre planètes la cité idéale. Je me suis rendu compte par la suite que c’est une vaine tentative que de vouloir remplacer la religion par une autre imagination ; l’utopie véritable consiste d’abord à essayer d’améliorer nos rapports de proximité, tâche souvent difficile et ingrate…

Le Moyen Age avait vécu avec l’idée que la perfection ne s’obtenait que par le salut, donc après la mort. Avec Thomas More, il est envisagé pour la première fois de s’en approcher sur terre, avec des humains réels qui n’éprouvent nul besoin de faire référence à une révélation pour décrire la cité idéale. Le terme « utopie » est en effet inventé par Thomas More pour le titre d’un ouvrage paru en 1516 : dans l’île d’Utopie, les humains vivent heureux, sans propriété privée, sans argent ni bijoux ; les biens sont mis en commun, l’amitié est la valeur suprême ; la société pousse ses membres à se bien conduire au nom de leur intérêt rationnel… Les vertus d’utopie ne sont en fait que l’inverse des vices de l’Angleterre de l’époque. En 1755, un autre petit traité dessine une société idéale : rien dans la société n’appartiendra à personne que les choses dont il fera un usage actuel, soit pour ses besoins, ses plaisirs ou son travail journalier ; les jeunes doivent tous s’habiller des mêmes étoffes, propres mais communes en attendant d’obtenir, à l’âge de 30 ans, le droit de se vêtir selon son goût, mais sans luxe extraordinaire ; on choisit une profession à 10 ans mais on se consacre obligatoirement aux travaux agricoles de 20 à 25 ans ; on assure des responsabilités par roulement dans son entreprises et on devient sénateur à 40 ans… Cependant d’autres publications de cette époque considèrent que les humains, loin d’être vertueux, ne sont conduits que par leurs seules passions. Ce pessimisme pousse même certains utopistes vers un dirigisme où l’Etat rationnel organise tout dans les moindres détails : le peuple est comme un troupeau qu’il faut savoir conduire pour le faire paître et c’est l’Etat planificateur qui oriente l’enfant vers tel ou tel apprentissage, qui lui assigne une résidence et qui règle la marche de son ascension sociale. L’utopie est par la suite devenue un nom commun bien que les formulations en restent multiples et souvent contradictoires.

Les utopies ont disparu au cours du XXe siècle dans des rages meurtrières, et nous savons désormais qu’il ne faut pas être trop pressé : rien n’est donné par avance quand ce n’est plus une île qui s’organise, mais une planète entière qui se coordonne. La mondialisation a sonné le glas des formes classiques de l’utopie : elle transforme progressivement l’humain en consommateur soumis aux mêmes régulations économiques, confrontés aux mêmes problèmes d’environnement, elle étend aux dimensions du globe le rêve d’harmonie de la Cité idéale transformée actuellement en Disney-land. L’intelligence de quelques-uns ne peut endiguer la folie des autres quand elle est camouflé sous les traits d’un idéal déjà atteint. Le désenchantement qui en résulte nous apprend qu’il n’y a pas de recettes, que l’histoire n’avance pas droit et recule souvent, mais c’est l’esprit d’utopie qui nous sert toujours à espérer. Pour affronter réellement la toile de méchanceté dans laquelle nous sommes englués et que chacun de nous file comme une araignée venimeuse, il ne suffit pas de critiquer le capitalisme, de célébrer la démocratie et de vanter la liberté. Il faut « être » autrement pour rendre possible l’utopie, nous devons devenir de véritables citoyens, c’est-à-dire des personnes qui s’engagent effectivement dans la vie de leur communauté, dans la cité, dans leur ethnie, dans les problèmes de relation entre les humains comme entre l’humain et le non humain. Imaginer l’utopie, définie comme le pays qui n’existe nulle part (encore), c’est concevoir un idéal politique à partir duquel il est possible de juger et de critiquer la politique réelle, puis d’agir en conséquence.

Lorsqu’un homme seul fait un rêve, ce n’est qu’un rêve, lorsque plusieurs humains font le même rêve, c’est le début d’une nouvelle réalité.

valeur

L’or a été traditionnellement la valeur monétaire de référence et des femmes accordent encore beaucoup d’importance à des bijoux dont la valeur est pourtant démonétisée aujourd’hui. Elles pensent en effet que la véritable richesse s’étale alors que la véritable vertu ne se trouve jamais dans l’apparence.

Quiconque satisfait ses propres besoins ne crée qu’une valeur d’usage personnelle et pas de valeur d’échange. Au XVIIIe siècle, on pensait que seuls les agriculteurs étaient une classe productive car sur cette valeur essentielle qu’est l’alimentation humaine pouvait se greffer toutes les autres activités nourries par le surplus agricole. Les aristocrates et l’Eglise étaient une classe redistributive, les actifs non agricoles n’étaient qu’une classe stérile et les artisans et commerçants ne produisaient pas de surplus. Comme l’autoconsommation agricole devient tout à fait marginale dans les pays développés, la division du travail entraîne une production pour les autres dont la valeur est relative car elle dépend de conventions. Après l’agriculture, le secteur industriel a donc été considéré comme producteur de valeur, mais pas encore celui des services. On pensait en effet que les service ne produisaient aucune valeur puisque l’ouvrage périt à l’instant même de sa production. Maintenant, tout ce qui s’échange sur le marché a une valeur symbolisée par son prix. Cette valeur est relative, mais la nécessité de l’échange impose la définition d’une mesure commune de ce qui est échangée. En constatant que la valeur d’une bouteille de vin déposée dans une cave augmente, un précurseur de l’école néo-classique affirme en 1871 que le prix d’un objet ne représente pas le travail nécessaire à sa fabrication, mais le plaisir qu’il procure à son acheteur, son utilité ; depuis plus d’un siècle, nous vivons donc dans un monde où on croit que la valeur fluctue selon les péripéties de ce qu’on appelle le marché, lieu de confrontation entre des offres et des demandes. Mais il n’existe pas que la valeur marchande, il existe aussi la valeur administrée par une grande entreprise ou par l’Etat, par exemple la valeur du Salaire minimum. Pourtant ni l’une ni l’autre de ces définitions de la valeur n’a de base objective, il faudrait plutôt faire référence aux premiers penseurs de la division sociale du travail.

Pour les économistes classiques du début du XIXe siècle et les marxistes, ce n’est pas l’utilité que chacun y voit qui conditionne la valeur puisqu’elle varie d’un individu à l’autre, elle n’est que subjective. Par contre si deux biens valent le même prix, c’est qu’il a fallu à peu près la même quantité de travail social pour les produire, la valeur devient alors objective. Si une table vaut quatre chaises, c’est que cette table nécessite quatre fois plus de travail pour la fabriquer. La valeur d’échange des marchandises est donc objectivement proportionnelle à la quantité de travail direct, mais aussi indirect. Il faut en effet tenir compte non seulement des heures de travail effectuées dans l’entreprise, mais aussi du travail nécessaire à la production des outils et des machines nécessaires à la production. De plus la valeur des ressources naturelles incorporées dans une production sociale peut être calculée avec le nombre d’heures de travail nécessaires pour extraire cette ressource : le forestier gère des plantations, le bûcheron débite les troncs, le menuisier transforme en planches ce qui va devenir une chaise. La monnaie n’est qu’un intermédiaire neutre, nous échangeons en réalité des heures de travail contre des heures de travail. En effet, c’est grâce à notre travail que nous avons un revenu pour acheter des marchandises, et ces marchandises correspondent au travail d’autres personnes ; la monnaie n’est qu’un voile qui nous cache cette réalité. Ce n’est pas le salaire qui évalue notre force de travail et notre pouvoir d’achat, c’est notre travail qui fonde normalement notre salaire. La valeur de la personne humaine n’est pas mesurable, mais le temps quelle passe concrètement à produire des biens de production ou de consommation peut mesurer la valeur des choses. Tout travail social peut en fin de compte se mesurer de façon simple en heures de travail. Sans doute des travailleurs sont-ils plus paresseux ou plus malhabiles que d’autres, ce qui augmenterait d’autant la valeur de la production. Sans doute tous les humains n’ont pas la même capacité de travail, la même énergie, la même maîtrise de leur métier, en une heure chaque ouvrier-boulanger ne produit pas la même quantité de pain. Mais si on prend en compte la quantité de travail moyen socialement nécessaire pour déterminer la valeur d’échange d’une marchandise, considérant aussi l’état de développement des techniques et d’organisation du travail qui détermine la productivité, alors le compte est bon. D’ailleurs, de plus en plus de travaux sont évalués sous une forme forfaitaire. Par exemple, comme on sait à l’avance le temps moyen nécessaire qu’il faudra pour recouvrir une toiture, un devis permettra d’établir une facture a priori.

La valeur issue de l’entreprise ne peut se concevoir que comme produite par des humains qui ont tous la même valeur. Mais cette production doit aussi considérer son impact sur le non humain.

valeur ajoutée

En tant qu’enseignant, ma valeur ajoutée est mesurée par le traitement qui m’est versé. Puisque les fonctionnaires de France et de Navarre voient leur salaire augmenter avec l’ancienneté,  suis-je donc plus performant au fur et à mesure que je prends de l’âge ?

La valeur ajoutée, c’est la production que réalise une entreprise par ses propres moyens. Le chiffre d’affaires (la production vendue par l’entreprise) n’est donc pas la mesure exacte de la contribution d’une entreprise déterminée, il faut aussi tenir compte de tout ce que l’entreprise a acheté à d’autres entreprises, la consommation intermédiaire. La participation exacte de l’entreprise à la création de richesses est donc déterminée par la différence entre le chiffre d’affaires et la consommation intermédiaire. Si on agrège toutes les valeurs ajoutées, au niveau national ou mondial, on obtient ainsi une mesure de la richesse collective. La répartition de la valeur ajouté, produit d’une entreprise, bénéficie aux différents acteurs de cette entreprise. En cas d’augmentation de la productivité, l’entreprise pourra ristourner cet accroissement de production en diminuant ses prix de vente, mais elle préfère dans la plupart des cas partager cette plus-value au niveau interne, accroissement des salaires et/ou des bénéfices. Il n’y a que la concurrence des autres entreprises qui pousse à la baisse des prix et enraye cet égoïsme d’entreprises. Comme la valeur ajoutée repose sur la combinaison des facteurs de production, le travail et le capital technique, il semble judicieux en effet de répartir la valeur ajoutée entre les travailleurs et l’investissement. Normalement les bénéfices qui résultent de la valeur ajoutée ont une destination matérielle. Il s’agit d’abord de l’investissement de renouvellement ou amortissement du capital technique, et de l’investissement supplémentaire ou investissement net. L’entreprise épargne automatiquement la part nécessaire à l’amortissement sous peine de détériorer gravement son avenir, et une autre partie de son bénéfice va à l’autofinancement de ses investissements de capacité ou de productivité. Pourtant les propriétaires du capital financier revendiquent aussi leur part. En fait, les règles de partage de la valeur ajoutée sont instables dans un contexte de mondialisation libérale et résultent actuellement d’un rapport de force favorable au patronat (aux actionnaires) face à des syndicats en perte de vitesse. La primauté actuelle du droit de propriété donne une part importante du bénéfice au chef d’entreprise (intéressement aux résultats, stock options…) ou aux actionnaires (dividendes), mais cette part n’est en définitive qu’une expropriation faite par des parasites. Le pouvoir des actionnaires dans une entreprise n’existe que parce qu’une caste de rentiers vit sur les bénéfices des entreprises : elle n’y travaille pas, elle ne dirige pas, elle ne fait que contrôler sa participation aux bénéfices et pourtant son apport financier peut être remplacé par celui des banques.

Considérer que la valeur ajoutée d’une entreprise est seulement rattachée aux participants de cette entreprise ne considère nullement que toute organe particulier d’un corps ne peut se concevoir autrement que par rapport au tout. La valeur ajoutée est d’abord une valeur sociale, tous les acteurs d’une entreprise ne sont que les simples maillons de l’ensemble de la chaîne productive. S’il y a un gain de productivité, il s’opère donc un choix entre satisfaire l’égoïsme des acteurs interne à l’entreprise, et répartir socialement cette valeur ajoutée supplémentaire. Le travailleur de l’entreprise productive peut gagner davantage de salaire ou travailler moins, l’entreprise peut augmenter ses bénéfices ou l’Etat augmenter la taxe sur la valeur ajoutée et autres cotisations. Mais on peut tout au contraire répartir ce supplément de valeur ajoutée au niveau externe et provoquer une baisse de prix dont tous les consommateurs profitent. Les travailleurs et les capitalistes ne sont pas le seul soubassement de l’entreprise, l’entreprise n’a pas à rendre des comptes à ses seuls actionnaires, la lutte de classe et la logique capitaliste ne sont qu’un des éléments de la réalité d’une entreprise sur laquelle pèse de plus en plus une responsabilité élargie vis à vis de l’ensemble de la société : elle doit par exemple se préoccuper de la lutte contre le chômage et l’exclusion, de la formation, et surtout aujourd’hui de la défense des consommateurs et de l’environnement… Il faut se détacher des contingences de l’entreprise pour envisager la vie sociale autrement qu’en termes de gains personnels, que ce soit pour le travailleur, l’actionnaire ou même le client.

La croissance économique est une parenthèse historique qui est en train de se refermer. Sans productivisme, il n’y a plus d’augmentation de la valeur ajoutée par tête, ce qui fait disparaître les conflits de répartition des fruits de la croissance mais entraîne un conflit exacerbé pour la répartition équitable d’une production limitée par les contraintes de la biosphère. La voie de la sagesse est étroite, mais ne peut jamais passer par la considération du seul paramètre de sa propre destinée individuelle.

valeur travail

Il n’est pas acceptable qu’on me paye en euros dix ou vingt fois plus que ce que gagne pour le même travail d’autres enseignants dans d’autres pays. Je comprends seulement que la classe globale en France est assez riche pour financer ses fonctionnaires de l’éducation : la richesse des uns est faite de la pauvreté des autres alors que nous n’avons qu’une seule planète de six milliards d’habitants en l’an 2000.

Selon l’article 23 de la Déclaration universelle « Toute personne a droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal. Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant, ainsi qu’à sa famille, une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s’il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale. Toute personne a le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts ». Cet article propose une déclinaison des droits sociaux indispensables à l’épanouissement de la personne en société, mais il s’inscrit dans une culture du travail salarié alors qu’une grande partie du monde repose sur l’activité informelle, non déclarée et mal payée. De plus le droit à l’égalité de traitement salarial ne dit rien des critères d’égalisation. Enfin cette déclaration reste abstraite pour les travailleurs pauvres du monde entier, ceux qui travaillent beaucoup et qui restent pourtant en dessous des minimums d’existence. L’objectif de cet article est d’autant plus difficile à atteindre qu’à l’ancien partage entre Nord et Sud, se substitue un autre découpage où il y a du Sud dans le Nord et du Nord dans le Sud. A chaque pays son degré d’inégalités : les Etats-Unis malgré les richesses produites sont de loin le pays où l’écart entre les 10 % des hommes les mieux payés et les 10 % les moins bien rémunérés est le plus important (de 1 à 4,5), il est surtout l’endroit où il a le plus augmenté depuis 1980 (l’écart se situait alors de 1 à 3). Si un dirigeant de grande entreprise est rétribué autant que 100 de ses travailleurs, est-il payé en fonction de ses performances personnelles ?

Alors que la théorie libérale prescrit que la rémunération de chacun dépend de sa contribution à la production, cette contribution est généralement inobservable car le travail est collectif. L’écart de rémunération entre niveaux de qualification relève donc de la convention et non d’une mesure objective de la contribution de chacun à la production. Toute rémunération dépend d’un consensus, et le seul accord qui vaille en la matière est l’égalité du salaire horaire. L’échelle qui mesure le travail doit en effet être la même pour chaque personne : chacun sacrifie pour la collectivité la même proportion de son repos, de sa liberté, de son bonheur personnel pour effectuer une heure de travail social. L’heure de travail, ne variant jamais dans sa valeur propre, est en conséquence la seule mesure objective qui puisse servir, dans tous les temps et dans tous les lieux, à comparer la valeur des marchandises ; l’heure de travail correspond au prix réel des choses, l’argent n’en est que le prix nominal. Un travailleur est égal à un autre, 60 minutes du temps de balayeur ne valent pas plus ni moins que 60 minutes de chef d’entreprise et le goût du risque de l’entrepreneur n’est rien comparé au coup de grisou pour le mineur. Toute tâche sociale monétisée signifie simplement que ce travail est jugé socialement utile, sinon elle n’aurait pas lieu d’être : le PDG et son manutentionnaire concourent tous deux à égalité au processus de production. L’autorité ou la compétence n’ont pas une valeur plus grande en soi que la sueur du corps où l’abêtissement par un travail ingrat, ce serait même plutôt l’inverse ! En réalité, l’utilité de l’un est indissociable de l’utilité de l’autre, il doit donc y avoir égalisation des revenus horaires. Tout travailleur ne peut réciproquement acheter qu’en proportion du temps qu’il a mis à produire socialement des biens et services : les besoins fondamentaux de chacun sont les mêmes quels que sot le statut, manufacturier ou mineur, ministre ou manutentionnaire.

Plutôt qu’une revendication syndicale pour l’augmentation des salaires de telle ou telle catégorie de personnels, les travailleurs et leurs syndicats pourraient avoir la volonté de réclamer un salaire moyen pour tous (quel que soit leur nationalité).

valeurs

Je n’ai certainement pas les mêmes valeurs qu’un citoyen qui se croit politiquement situé à droite et pourtant nous aurions tout intérêt pour apaiser notre existence à partager les mêmes valeurs.

A l’âge adulte, les conventions sociales circonstancielles l’emportent dans la plupart des cas sur les obligations morales fondamentales, les normes dominent les valeurs. Des étudiants en théologie qui avaient étudié le plus sérieusement du monde la parabole sur le bon samaritain (évangile selon St Luc) se sont précipités vers le cours suivant sans jeter un seul regard sur un individu couché dans le couloir qui simulait pourtant être à demi-mort. La peur d’être en retard (une norme) prévalait sans regrets sur la valeur (porter secours à son prochain). Les normes sont en effet des règles relatives qui régissent les conduites individuelles et collectives dans une société : l’impôt pour le citoyen, la limitation de vitesse pour l’automobiliste, le respect d’une hiérarchie… Leur spécificité tient à la sanction sociale que la transgression de la norme est susceptible d’entraîner. Les normes facilitent ainsi la vie du groupe social, elles économisent la réflexion en permettant rapidement la réponse comportementale correcte à un stimulus, elles évitent de s’égarer dans des conduites qui perturberaient l’individu ou le groupe. La force principale de la norme tient à son intériorisation de telle sorte que leur respect va de soi pour l’individu et le rôle de la famille est prépondérant dans cette transmission culturelle. Il y a une inculcation explicite, un dressage du corps et de l’esprit avec un rapport à la propreté, au savoir-faire comme au savoir-dire. Mais l’abondance des normes empêche la juste définition des valeurs, le respect des règles de politesse ne disent rien du respect de l’étranger.

Toute société particulière définit ce qui est bien et mal, agréable et désagréable, beau et laid, donc tout ce qui constitue ses valeurs de référence. A chaque époque et pour chaque groupe, la morale est alors un absolu qui s’impose en tant que tel, qui ne souffre pas de relativisme.  Au delà des cultures différentes, les enfants distinguent sans ambiguïté à partir de trois ans les valeurs morales jugées obligatoires, le bonheur, la justice, le droit, l’honnêteté, et d’autre part les valeurs conventionnelles jugées non généralisables, même si elles sont supposées issues de la parole de Dieu. Une large majorité d’enfants de communautés religieuses fondamentalistes (Amish et Juifs orthodoxes) accepte que les enfants d’une autre religion commettent des actes contraires à leurs propres pratiques religieuses : jour de culte, observance de rites alimentaires, obligation vestimentaire des femmes et des hommes… En revanche, ils jugent inacceptables qu’eux-mêmes comme les enfants de l’autre communauté transgressent des règles morales comme la calomnie, le vol, les dommages à la propriété. Toujours plus éloigné de la spontanéité de l’enfance, le monde occidental ne peut plus désormais s’en remettre à un garant reconnu par tous : la nature, Dieu, l’Histoire, la spontanéité enfantine. Aux absolus d’hier a succédé l’ère du relatif dans tous les domaines, religieux, politique, économique et culturel : tout ce qui est proposé aujourd’hui comme vérité universelle ou comme norme générale passe pour dogmatique, autoritaire, et contraire à la tolérance et au pluralisme, y compris les « valeurs ». Ce relativisme fragilise ainsi les principes éthiques, les références fondamentales des Etats, les relations interpersonnelles et même la démocratie car de moins en moins d’institutions respectées structurent l’espace-temps du monde occidental. Douter de tout, c’est la cause du malheur de la classe globale, c’est l’absence d’une culture de la réflexion au delà des apparences du moment.

Nous sommes pour longtemps encore emprisonnés dans une logique de territoire qui définit ses propres normes et ses valeurs morales, mais personne ne nous empêche de tendre en esprit à l’universalité : il suffit de lire et de relire les différentes Déclarations universelles des droits, en particulier celle de 1948, et d’en déduire nos pratiques. En termes bien plus simples, suivre certains préceptes qui restent intemporels, par exemple « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (parabole du bon Samaritain).

vêtement

S’il ne tenait qu’à moi, à condition climatique identique je m’habillerais toujours de la même façon et le plus simplement possible ; mais les conventions sociales de la bonne apparence soutiennent les exigences des conceptions traditionnelles ou de l’industrie du prêt-à-porter.

En l’an 2000, un tribunal de Khartoum a condamné pour « conduite indécente » neuf étudiantes qui avaient pique-niqué en pantalon dans un jardin public : ce tribunal de l’ordre public les a fait fouetter à l’audience, sans attendre un jugement d’appel. Dans les pays occidentaux au contraire, la silhouette féminine a connu depuis les années 1970 une révolution décisive avec la généralisation du port du pantalon (pourtant interdit précédemment). De leur côté les hommes ont porté des robes en France jusqu’au XVe siècle et en portent encore dans de nombreuses régions du monde. Nos habitudes vestimentaires suivent les diktats de l’ordre moral ou de l’industrie textile qui multiplie les produits d’appel et fabrique les modes. Le vêtement est en effet porteur de codes dont abuse la publicité, code des convenances ou plutôt code du système de production. Quand l’homme déshabille judicieusement la femme pour améliorer sa propre image de dominant, l’élégance féminine se plaint de sortir avec des hommes qui, en costume de flanelle et col fripé, dénaturent l’élégance de leurs compagnes ; elles réclament l’accord et le soutien de l’élégance masculine, mais il s’agit d’inciter à s’habiller comme il faut l’être et de correspondre ainsi à un autre type de domination, féminine celle-là qui reflète la mode. Quand il ne s’agit plus de morale apparente, c’est toujours l’expression subjective de la domination de l’industrie : la tenue vestimentaire de plus en plus déshabillée sur une plage occidentale correspond par exemple au remplacement de la laine par le coton, puis à l’invention des matières synthétiques qui tiennent mieux au corps. Il y a une multiplication des looks au début du XXIe siècle, mais il s’agit uniquement pour la jeunesse de rester à la page en lisant une revue de mode écrite par l’industrie textile.

Maintenant les femmes élégantes peuvent s’habiller sans l’aide d’une camériste et la cravate ne garde son aura que dans les cénacles où le pouvoir qui veut s’affirmer reste encore un enjeu. Dans tous les autres domaines recule le costume statutaire qui suppose traduire explicitement la position sociale de celui qui le porte. Les moyens de communication de masse forgent en effet un modèle vestimentaire qui s’internationalise et banalise les vêtements comme les autres objets usuels. Dans ce contexte peut émerger une référence vestimentaire universelle. Une école de Californie avait imposé le port d’un uniforme pour que les enfants se soucient un peu moins d’avoir des chaussures à la mode et un peu plus de travailler en classe. On a constaté cinq ans après que la violence avait diminué de moitié dans tout le district scolaire. L’uniforme donne aux élèves le sentiment d’appartenir à une même communauté, ce que les plus perturbés d’entre eux considèrent alors comme un soutien : comme le vêtement est toujours une contrainte socio-économique, autant qu’elle soit justifiée. Les transformation techniques et sociales vont aujourd’hui dans le sens du confort et de la simplification, nous pouvons porter la même parka toute l’année : les nouvelles enductions protègent du froid et évitent de multiplier les couches, la notion de saison a presque disparu dans le vêtement et l’alliance de l’industrie textile et chimique font du vêtement un produit fonctionnel. On optimise les échanges thermo-hydrométriques (chaleur et eau) entre la surface cutanée et le milieu environnant en créant un microclimat sous-vestimentaire qui améliore la thermorégulation et la gestion de la transpiration.

Comme dans l’alimentation, l’habitation ou toute autre consommation générique, notre société peut formuler la meilleur façon de consommer pour tous selon le temps et selon les lieux. Mais il ne s’agit ni d’une prescription morale, ni d’un choix des industriels quand il est maintenant nécessaire de réduire nos besoins pour correspondre aux limites de la planète.

vieillissement

Dans mon cerveau âgé de cinquante cinq ans , il ne me semble pas que je change et j’ai toujours le même âge ; je m’aperçois seulement que j’ai des cheveux de plus en plus blancs et que le temps passe plus vite. En effet quand j’avais deux ans, une année correspondait à la moitié de ma vie, toute une éternité… maintenant à plus de cinquante ans je ne vois en une année seulement défiler moins de 2 % de mon existence. Mais l’essentiel réside dans mon sentiment de bonheur.

Il y a un vieillissement physique, il est certain que notre organisme vieillit, se dérègle, s’effondre ; telle est la loi fondamentale de notre corps. Globalement, les causes de la sénescence sont de deux ordres. La première est inscrite dans nos gènes et leur horloge biologique, la seconde est dictée par l’environnement, dont les multiples agressions accélèrent les ravages du temps, par exemple les aliments qui sont source de toxines pour le corps. Nous pouvons lutter contre les radicaux libres, composés instables ayant perdu un ou plusieurs électrons et qui cherchent par tous les moyens de les récupérer. Ces radicaux oxydent les molécules qu’elles rencontrent, protéines, lipides ou ADN. Pour neutraliser ces radicaux libres, les nutritionnistes préconisent une alimentation riche en fruits et en légumes, fournisseurs d’antioxydants qui se lient aux radicaux libres au moment de la digestion. On peut même recommander de s’alimenter le moins possible. De nombreuses études menées sur les rongeurs l’ont confirmé, les régimes à basse calorie prolongent la mémoire et l’immunité, préviennent l’hypertension et augmentent la durée de vie : moins manger pour mieux vivre. Des souris soumises à un régime alimentaire équilibré, mais minimal, sont moins hypertendues, ont une meilleure mémoire et vivent jusqu’à 4 ans au lieu de 3 habituellement. Les habitants de l’île japonaise d’Okinawa ont un régime de basses calories et comptent 40 fois plus de centenaires que le reste du Japon.

D’un autre côté, la vieillesse n’est pas complètement tributaire d’un âge chronologique et d’une bonne alimentation, c’est aussi un état d’esprit, une façon de garder en soi suffisamment de complicité avec l’enfant que l’on fut. Alors la vie avant cinquante ans peut être considéré comme un simple échauffement. Les maladies de la mémoire ne touchent que 5 % des plus de soixante ans. Hors pathologie neuro-dégénérative, le cerveau est de tous les organes humains celui qui résiste le mieux à l’âge et ce n’est pas la vieillesse qui est en question quant aux troubles de la mémoire, mais le manque d’intérêt porté à notre environnement : les paresses intellectuelles contribuent à l’endormissement de notre cerveau. Aussi en vint-on à accuser l’âge d’être la cause de la médiocrité de nos performances, alors que c’est le non usage de nos capacités cérébrales qui désigne le vrai coupable. De la même manière, le degré de morbidité est celui qui est ressenti comme tel par les consommateurs de soins ou la psychologie de leur entourage. Les études chez les centenaires montrent d’ailleurs un profil psychologique un peu particulier, caractérisé notamment par une certaine résilience, cette capacité de résister aux chocs. Les centenaires n’ont pas forcément été à l’abri des coups physiques ou psychologiques, mais ils ont su, à leur manière, les encaisser et rebondir. Ils ont aussi une confiance certaine dans leurs possibilités et ne se sentent guère concerné par l’hypochondrie, la neurasthénie et l’écoute de soi. Peu importe notre régime alimentaire, il faut vivre heureux pour vivre vieux !

Mais ce n’est pas parce que le vieillissement est surtout une grandeur psychologique qu’il faut sombrer dans le mythe de l’immortalité.

village

J’habite en ville et je fréquente mes proches voisins comme si on formait un petit village solidaire. Je vais à la campagne et le voisin le plus proche considère qu’on ne peut s’entendre… Une commune peu peuplée est le lieu naturel de la solidarité, mais les interactions entre les personnes préfèrent trop souvent la péripétie des conflits à la finalité de l’entente mutuelle.

Pour une majorité des humains, l’espace se réduit encore à son milieu proche, géographique et humain. Pour toute personne bien informée, il y a au contraire prise de conscience d’une globalisation mondiale car les différentes civilisations sont maintenant en contact étroit et se trouvent ainsi amenées à relativiser leurs croyances respectives. L’espace se contracte, il y a convergence entre l’ordinateur, la télévision et le téléphone, ce qui fait que la planète ressemble de plus en plus à un village où un drame de l’autre côté de la planète nous devient immédiatement un événement proche. Bientôt un seul appareil pour tout faire : sur grand ou petit écran on pourra regarder un film, des informations, se brancher sur Internet, écouter de la musique, jouer, discuter en vidéoconférence ou encore assister en temps réel à un cours dispensé à un autre point de la planète. Les techniques de communication nous rapprochent, mais c’est encore le plus souvent pour flatter notre individualisme. Nous sommes seuls dans les grandes villes, rattachés aux autres de façon artificielle.

Nous avons encore l’idée, malgré notre urbanisation, d’une relation ancestrale avec la nature, mais cet attachement à l’espace agricole s’éloigne de plus en plus. C’est encore plus vrai pour les Américains car les Européens ont souvent connaissance d’une plus ou moins lointaine origine rurale. Il n’empêche que les jeunes urbains du monde occidental ont maintenant une acculturation presque totale par rapport à la terre nourricière. Les enfants peuvent penser que c’est mieux de semer les petits pois en boîte parce qu’ils sont tout mous ou que le fromage vient du commerçant, certainement pas du lait de la vache. Il ne suffit pas de constater aujourd’hui qu’un séjour à la ferme semble la meilleure manière de lutter contre l’asthme des enfants, l’avenir installera l’enfant à la campagne. Elle seule permet l’enracinement dans la terre et dans une collectivité, elle seul peut permettre un équilibre durable entre l’humain et la nature. L’urbanisme peut être repensé autour d’un modèle de village compact qui consiste à améliorer la mixité entre les lieux de résidence et les lieux de rencontre afin de limiter les mouvements pendulaires des déplacements motorisés. On estime que les économies d’échelle liées à la concentration humaine s’arrêtent à partir d’un seuil de l’ordre de 150 000 habitants, au delà les surcoûts dépassent les avantages. Le niveau de peuplement d’un village doit certainement se réduire davantage.

Le jour où il n’y aura plus que des biocarburants, la taille de la ville se résumera à un village dont les habitants ne voudront plus se déplacer… comme à la fin de la deuxième guerre mondiale dans les campagnes françaises.

viol

En tant qu’homme, j’ai du mal à considérer le viol comme un crime puisque pour moi l’acte hétérosexuel est à chaque fois un plaisir : peut-on être forcé à faire ce qui toujours nous plaît ? D’ailleurs je n’ai connaissance d’aucun procès en France où la victime d’un viol commis par des femmes serait un homme. Mais en tant que citoyen, je connais trop l’importance du libre-arbitre dans une démocratie pour savoir que le consentement éclairé est la première des valeurs humaines.

Autrefois, le viol portait préjudice aux parents ou au mari plutôt qu’à la victime elle-même, ce qui expliquait la recherche d’un arrangement à l’amiable. Au début du XIXe siècle, le viol n’était toujours pas défini légalement en France. Au cours du XXe siècle, le viol cesse d’être considéré comme un dommage familial pour devenir un dommage intérieur, le meurtre psychique d’une personne. Dans un arrêt de 1857, la Cour de cassation avait cependant limité la définition du viol à une agression sexuelle commise par un homme sur une femme et les agressions sexuelles d’un homme sur un enfant de même sexe constituaient seulement des attentats à la pudeur, infractions passibles du tribunal correctionnel et non de la cour d’assises. Depuis 1981, le viol est défini plus généralement comme tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise ; la fellation est donc aussi considéré comme un viol. Une lecture restrictive de ce texte peut cependant signifier que des rapports hétérosexuels imposés sous la contrainte par une femme ne peuvent être légalement considéré comme un viol.

La qualification de l’acte, délit ou crime, peut différer selon les pays ou l’époque, mais c’est le non consentement à l’acte sexuel qui devient la norme : il peut par exemple y avoir viol entre époux. Cette conception multiplie les actes considérés comme délinquance sexuelle, d’autant plus que les femmes n’hésitent plus à témoigner d’une agression et que les techniques viennent au secours des recherches. La science aide à la détermination des agresseurs, les empreintes génétique vont limiter les viols restés impunis. Un violeur ayant mis un préservatif peut en effet être identifié à partir de l’analyse d’un simple poil pubien retrouvé sur la victime et on a confondu un suspect en comparant ses cellules prélevées sur un mégot de cigarette retrouvé sur les lieux du crime ; un fichier génétique des personnes déjà condamnées pour crime ou délit sexuel se crée dans plusieurs pays. Les agresseurs sexuels représentent en France 20 % des détenus ; cette multiplication des condamnations pose problème, d’autant plus que c’est la mémoire du passé qui hante la plupart des délinquants sexuels. On considère qu’un tiers a été l’objet d’une agression sexuelle dans son enfance ou son adolescence et les autres ont été perturbés du fait d’un grave dysfonctionnement du couple parental. La réponse judiciaire est variée : castration chimique volontaire en Allemagne (1969) ou Suède (1993), simple suivi thérapeutique en Belgique. Si le détenu se retrouve livré à lui-même à la sortie de prison, il y a risque de récidive. Mais une relation thérapeutique nécessite un improbable consentement aux soins et la plupart des pratiques perverses sont de toute façon inaccessibles au soins : la majorité des détenus ne perçoivent ni la portée de leurs actes, ni leurs conséquences pour les victimes. C’est donc la répression qui l’emporte, dans l’attente d’une société idéale où la liberté sexuelle généralisée et le respect d’autrui permettrait la disparition de la délinquance sexuelle. Il ne faut d’aucune manière brider le plaisir sexuel de la femme dont trop souvent la pénétration est reliée mentalement à l’idée de procréation ou à la volonté d’infériorisation.

Si on passait beaucoup de temps à faire volontairement l’amour, sans esprit de conquête et en toute égalité du plaisir partagé, sans aucun doute la société serait-elle plus pacifique.

vitesse

Autrefois la vitesse me grisait, maintenant j’ai pris conscience que le respect absolu des limitations de vitesse témoigne de ma liberté première, celle d’être responsable face aux autres conducteurs dans un contexte de réserves pétrolière limitées.

Nous nous déplaçons toujours à la vitesse de 107 000 km à l’heure autour du soleil puisque nous sommes installés dans notre vaisseau spatial, la planète Terre, mais nous n’avons pas l’impression de bouger ; la notion de vitesse est relative, autrefois on ne se déplaçait pas, on n’avait pas besoin de voyager, l’espace et le temps étaient pour ainsi dire immobile. Cette sensibilité du lieu proche et des courtes distances a fait place à la mesure des parcours, l’heure et ses fractions se substituent à la journée, l’évaluation esthétique se tourne vers le lointain et l’ailleurs. Nous sommes passés d’un monde au pas de l’homme à celui du cheval, maintenant la vitesse semble raccourcir les distances, le mur du son est franchi et les TGV roulent pour tous à plus de 300 km/h en France. On ne dit plus que New York est à tant de kilomètres, mais à tant d’heures d’avion. La technique raccourcit les distances, pourtant elle fait perdre du temps au sortir de l’aéroport. D’ailleurs la vitesse n’est qu’illusion car la classe globale ne fait que compenser par plus de travail le gain de temps dans ses déplacements.

L’automobiliste calcule superficiellement sa vitesse de déplacement en ne prenant en compte que la distance parcourue et le temps qu’il est resté au volant, soit un certain nombre de kilomètres par heure de conduite. Il pense donc que sa voiture est un moyen de transport rapide et efficace Mais pour avoir le droit de s’installer dans sa voiture, il lui a fallu consacrer un grand nombre d’heures de travail pour amortir l’achat de son véhicule et payer tous les frais inhérents au fonctionnement de cette voiture. En 1998, la voiture a représenté en moyenne 12,4 % de la consommation des Français, soit 33 000 F pour chaque ménage motorisé. Sur 618 milliards dépensés pour l’automobile, 150 milliards sont consacrés à l’achat de voitures neuves, 175 milliards au plein d’essence et 230 milliards en réparations. Si l’on divise le nombre moyen de km parcourus par la durée de travail qui permet de couvrir ce coût total (heures de travail qui s’ajoutent au temps de déplacement), on obtient l’équivalent d’une vitesse non apparente. Cette vitesse généralisée est d’environ 7 km à l’heure, un peu plus rapide que la vélocité d’un homme au pas et bien moins que le même calcul effectué pour un transport en bicyclette. Si l’absurdité de notre condition d’automobiliste nous est cachée, c’est qu’elle substitue un temps de transport qui est valorisé au temps de travail qui sert indifféremment à payer toutes nos consommations de biens et services. L’illusion de la vitesse pour tous se révèle pourtant techniquement insoutenable et socialement mensongère. Que ce soit en argent, en énergie, en usure de matériaux, en risque ou en dégâts écologiques, le coût des incréments de vitesse croissent plus rapidement que la vitesse elle-même, une loi que nous n’avons que trop négligée. En d’autres termes le Français moyen privé de sa voiture serait libéré de la nécessité de travailler de longues heures pour l’amortir. S’il faisait tous ses déplacements à pied ou en vélo, une telle décision économiserait du temps, de l’énergie et des ressources rares, elle serait douce à l’environnement.

La voiture permet l’allongement des distances et en retour l’éloignement croissant entre les lieux de travail et les lieux de vie obligent à la voiture. Nous sommes victimes de l’automobile, il nous faut réagir.

CONCLUSION

Dans la société d’aujourd’hui, que signifie « penser vrai » ?

Sans doute « Il faut tout reprendre dans l’autre sens ».

Grâce à un cerveau surdimensionné, nous sommes la mesure de toutes choses, mais notre objectivité n’est alors que la somme de nos subjectivités humaines. Notre cortex préfrontal permet en effet de synthétiser non seulement notre propre expérience concrète, mais aussi toutes les considérations formulées par d’illustres ancêtres et des parents proches, de doctes ignorants ou des ignorants enseignants, et bien d’autres sources de connaissance qui nous apportent leurs croyances sous forme de vérités. En conséquence, nous avons beaucoup de mal à distinguer le vrai du faux, le mensonge en toute bonne foi et la foi qui trompe, l’apparence de la réalité et la réalité des apparences. Notre appréciation des faits est encore plus troublée aujourd’hui par une situation technicisée où la réalité est simulée, où le virtuel veut se faire l’égal du réel, où la fiction est préférée au documentaire, où toute image est reconstruite. Comme nous portons le monde entier dans notre cortex, comme nous ne pouvons pas complètement faire confiance au regard des autres, toute vérité est relative : nous ne pouvons même pas croire le témoignage de nos propres yeux.

Ce matin-là, je m’étais levé spécialement de bonne heure pour admirer le lever du soleil à l’horizon, plein est. Je sais pour l’avoir observé maintes et maintes fois qu’il se trouvera au zénith à midi, juste au dessus de moi. Le soir je vais le retrouver, sans risque de me tromper, à l’ouest, finissant sa course pour se cacher tout au delà des monts. Tous les jours je peux ainsi contempler la course du soleil tout autour de ma tête, pas de risques métaphysiques, le soleil se déplace toujours de la même façon, rythmant les saisons. Pourtant ce n’est là qu’une apparence de mes sens abusés, ce n’est pas le soleil qui bouge, c’est moi qui tourne tout autour de lui malgré mon sentiment d’immobile enracinement sur la terre. Je pourrais réfléchir des jours et des semaines, et tourner le problème dans tous les sens que je ne pourrais déterminer par moi-même cette réalité non apparente. D’ailleurs, l’humanité toute entière a estimé de visu et ad libitum pendant des millénaires que le soleil se déplaçait tout autour de la terre sans autre conséquence négative qu’une parfaite ignorance des lois de la gravitation. Avec l’avancée de nos connaissances, la vérité stellaire ne réside plus dans un centre dont nous serions le principal protagoniste (anthropocentrisme), mais dans un système qui possède ses propres lois et qui ignore complètement le sens de notre petite existence. Cela change tout, le monde n’est pas fait spécifiquement pour les humains, nous devons complètement changer notre mode de réflexion.

La première fois qu’on a chaussé des lunettes théoriques pour aller au delà d’une vision superficielle date de 1543. Copernic provoque alors une révolution en exposant les fondements d’un système héliocentrique (de « hélios », le soleil) où le soleil – et non plus la terre – est au centre de notre univers. L’astronome ébranle ainsi l’interprétation des Ecritures et son œuvre, bien que de pure supposition, fut quand même mise à l’index. Mais la contestation des apparences poursuit son chemin et ne se satisfait pas de cet interdit ecclésiastique. Galilée (né en 1564) utilisa une lunette astronomique, récemment découverte, pour admirer le relief de la lune et surtout les satellites de Jupiter, démontrant par la même occasion un héliocentrisme beaucoup plus pertinent que le traditionnel anthropocentrisme. Un tribunal de l’Inquisition l’obligea pourtant à se rétracter en 1633 : « Moi, Galileo Galilei, âgé de soixante-dix ans et agenouillé devant vous, éminitentissimes et révérendissimes cardinaux de la république universelle chrétienne, inquisiteurs généraux contre la malice hérétique, ayant devant les yeux les saints et sacré évangiles ; je jure que j’ai toujours cru, que je crois maintenant, et que, Dieu aidant, je croirai à l’avenir tout ce que tient, prêche et enseigne la sainte Eglise catholique et apostolique romaine… J’abjure les écrits et propos, erronés et hérétiques, par lesquels j’ai tenu et cru que le soleil était le centre du monde et immobile, et que la Terre n’était pas le centre et qu’elle se mouvait ». L’individu est ainsi obligé de se conformer à la croyance sociale du moment et l’Eglise catholique n’a réhabilité Galilée qu’en 1992. Pour les gardiens de la foi et des fausses croyances, il faut attendre plus de 350 années pour reconnaître la réalité derrière l’apparence…

Aujourd’hui nos satellites confirment tous les jours la révolution copernicienne, cette découverte de la libre pensée. Si presque tous les lycéens occidentaux pensent dorénavant que la Terre tourne depuis la nuit des temps autour du soleil sans y réfléchir davantage, ils le croient cependant en contradiction d’une simple observation de leur part : il est toujours plus facile de croire ce que tout le monde croit déjà savoir. Si la certitude religieuse d’un dieu extérieur aux humains qui fabriquerait un univers à notre seule convenance s’effondre pour un certain nombre d’entre les humains, la plupart pense encore que les croyances de leur ethnie particulière reste le seul centre de leur univers. L’analyse de l’évolution de la pensée montre que nous passons d’une certitude à une autre certitude grâce à une remise en question fondamentale des apparences. Ce passage de l’apparence à d’autres réalités est extrêmement difficile, il devient cependant de plus en plus urgent à accomplir : les réalités du futur se cachent en effet derrière les apparences du présent, et cet avenir est sombre si nous n’y prenons garde. Longtemps, alors que nos yeux se contentaient de la lumière pour voir l’univers, notre imaginaire se limitait à la répétition des mythes ancestraux. Nous nous sommes alors affrontés pendant des générations et des générations au nom d’une pseudo-vérité clanique ou religieuse ; la nature contemplait impassible le nombre de nos morts.

Puis nous avons inventé l’agriculture et changé la nature. Dès le néolithique, l’humanité ne se contente plus de ses rivalités sociales, elle prend à témoin la planète et commence à détériorer son environnement. L’évolution s’accélère et des techniques destructrices prennent aujourd’hui tout le pouvoir. Alors qu’une radiation nucléaire ne se voit pas, ne se sent pas, ne fait pas de bruit, ne se touche pas et n’a aucun goût, nous avons réussi à libérer les forces de l’atome. Alors que nous savons que la radioactivité peut faire beaucoup de dégât pendant une éternité de notre temps, cela ne nous empêche pas d’accumuler les déchets nucléaires car nous raisonnons encore au travers de nos propres yeux et de l’environnement immédiat. Alors que nos connaissances sont maintenant immenses, nous aggravons à la fois nos conflits sociaux et les déséquilibres de la nature à cause de notre cécité théorique et de la myopie du marché imposé par l’idéologie libérale. Alors que nos activités humaines rentrent en interférence avec les cycles vitaux de la biosphère et engagent aussi la survie des générations futures, nous faisons comme si seul l’instant présent avait de la valeur. Comme l’animal qui se contente de son environnement immédiat, nous préférons la plupart du temps nous satisfaire d’un absolu dans un espace restreint, avec un état d’esprit limité par nos sens abusés et conditionné par la société du moment. Contrairement à l’animal cependant, nous pouvons percevoir que notre vision humaine n’est que construction sociale, que tout est relatif et compliqué, que l’apparence n’est pas gage de réalité.

Dans chacun de nos cortex réside de multiples certitudes qui ne sont que les apparences de notre réalité immédiate et nos désaccords résultent trop souvent d’une perception trop simple de la réalité. Mais nous pouvons tous ensemble essayer de déchiffrer ces apparences pour changer la réalité ; grâce à des lunettes conceptuelles plus performantes, peut-être pourrions-nous percevoir le monde tel qu’il faudrait le voir (s’améliorer)…

5 réflexions sur “Michel Sourrouille, son Dictionnaire des apparences”

  1. Esprit critique

    Un autre dictionnaire, qui ne peut pas faire de mal… celui de Gustave Flaubert :
    – Dictionnaire des idées reçues, ou Catalogue des opinions chic.

    Juste quelques unes :
    – Académie française. La dénigrer, mais tâcher d’en faire partie si on peut.
    – Agriculture. Manque de bras.
    – Bouchers. Sont terribles en temps de révolution.
    – Censure. Utile ! on a beau dire.
    – Clocher. De village : fait battre le cœur.
    – Dictionnaire. En dire : N’est fait que pour les ignorants.
    – Émigrés. Gagnaient leur vie à donner des leçons de guitare et à faire la salade.
    – Gloire. N’est qu’un peu de fumée.
    – Haleine. L’avoir « forte » donne « l’air distingué ».
    – Musique. Fait penser à un tas de choses. — Adoucit les mœurs. Ex. : la Marseillaise.

  2. Vous pensez que Mouloud Belkacem ou Omar Mamadou vont se casser la nénette à lire un texte aussi long ? Il faudrait déjà qu’ils parviennent à atteindre le CM2 sans redoubler…

    1. à Bga80
      Dans chacun de nos cortex réside de multiples certitudes qui ne sont que les apparences de notre réalité immédiate et nos désaccords résultent trop souvent d’une perception trop simple de la réalité. Mais nous pouvons tous ensemble essayer de déchiffrer ces apparences pour changer la réalité ; grâce à des lunettes conceptuelles plus performantes, peut-être pourrions-nous percevoir le monde tel qu’il faudrait le voir (s’améliorer)…(c’est la conclusion du dictionnaire des apparences)

      Bga80, vous pouvez élever le niveau de connaissances des Omar et Mouloud…

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