Mourir de faim ou de soif, le résultat est le même

Et si tous les problèmes de l’Inde se ramenaient à la question démographique ? La surpopulation indienne est une menace. Ariane Mnouchkine écrivait : « Je suis arrivée à Calcutta le 24 décembre 1963. J’ai été tellement horrifié par la misère qui y régnait que je me suis littéralement enfuie au Népal. Après avoir marché dans l’Himalaya, je suis redescendue vers l’Inde et j’ai parcouru plus calmement les villages plutôt que les villes. Il y avait déjà plus de 400 millions d’habitants. Aujourd’hui il y en a plus d’un milliard deux cent millions. La grande différence, c’est cela au fond. Et c’est ce qui fait que, malgré les progrès immenses de l’Inde, le chaos et la misère restent insupportable sur ce continent où se mêlent la splendeur et l’horreur. »*

Si la demande continue au même rythme, alors la moitié de la demande en eau ne sera pas satisfaite d’ici à 2030. L’origine de cette crise est parfaitement identifiée : l’épuisement des nappes phréatiques où l’Inde puise 80 % de sa consommation d’eau. Semaine après semaine s’ajoutent des « zones noires » où l’extraction est interdite par l’administration. La rareté de cette ressource fondamentale est à l’origine d’un nombre croissant de conflits : émeutes meurtrières à Delhi en 2016, tension diplomatique avec les voisins chinois ou pakistanais, marche de dizaines de milliers d’agriculteurs sur Bombay en mars. Les tensions entre agriculteurs et industriels, entre populations rurales et urbaines, entre basses castes et propriétaires terriens sont exacerbées. Mais l’article du MONDE* ne consacre aucune ligne à la démographie indienne. Le principal coupable, c’est l’agriculture et la révolution verte, point final. Sauf qu’on constate que « l’accès à l’eau est progressivement devenu une source de pouvoir et d’enrichissement ». En situation de pénurie ce sont les mieux placés qui peuvent exploiter leur prochain. Le prix Nobel d’économie 1998 Amartya Sen est un indien. Il a constaté étant jeune que les riches ne meurent pas de faim ! Dans un discours du 15 juin 1999, il affirmait : « Il est tout à fait remarquable, quand on étudie les famines dans l’histoire, de voir que celles-ci ne surviennent pas dans les démocraties. En effet, il n’y a jamais eu de grande famine dans un pays démocratique, quel que soit son degré de pauvreté. C’est dû au fait que les famines sont, en réalité, faciles à prévenir, pour peu que le gouvernement s’y emploie ». Ce point de vue est obsolète, il ne tient pas compte des dégradations écologiques de toutes sortes des sols cultivables et de l’épuisement des nappes phréatiques, en Inde et ailleurs. Mourir de soif ou de faim, quelle importance quand l’issue est la même.

Il n’y a pas que le problème de l’agriculture nourricière. Dans les villes indiennes, qui accueilleront 500 millions d’habitants d’ici à 2050, la distribution d’eau au robinet n’est assurée que quelques heures par jour. Les camions-citernes font désormais partie du paysage urbain indien. Chaque jour, ils transportent des millions de litres d’eau des campagnes vers les quartiers asséchés des villes. Parfois, la distribution tourne à l’émeute.*** Mais ce n’est que là l’aspect matérialiste du surpeuplement. Lisez Claude Lévi-Strauss en 1955 qui préfigure notre futur : « A Calcutta, la vie quotidienne paraît être une répudiation permanente de la notion de relations humaines. La mendicité générale trouble, on n’ose plus croiser un regard franchement, par pure satisfaction de prendre contact avec un autre homme, car le moindre arrêt sera interprété comme une prise donnée à l’imploration de quelqu’un. On est contraint par le partenaire à lui dénier l’humanité qu’on voudrait tant lui reconnaître. Une seule hantise, la faim, qui a chassé les foules des campagnes, faisant en quelques années passer Calcutta de 2 à 5 millions d’habitants (ndlr, 100 000 habitants en 1735, près de 15 millions aujourd’hui). Les grandes villes de l’Inde sont une lèpre, l’agglomération d’individus dont la raison d’être est de s’agglomérer par millions, quelles que puissent être les conditions de vie : ordure, désordre, ruines, boue, immondices, urine. Ils forment le milieu naturel dont la ville a besoin pour prospérer. Dans de telles conditions, il n’est pas surprenant que des relations humaines incommensurables à celles dont nous nous complaisons à imaginer (trop souvent de façon illusoire) qu’elles définissent la civilisation occidentale, nous apparaissent alternativement inhumaines et subhumaines. L’écart entre l’excès de luxe et l’excès de misère fait éclater la dimension humaine ; les humbles vous font « chose » en se voulant « chose » et réciproquement. Ceux qui n’ont rien survivent en espérant tout et ceux qui exigent tout n’offrent rien. Ce grand échec de l’Inde apporte un enseignement : en devenant trop nombreuse et malgré le génie de ses penseurs, une société ne se perpétue qu’en sécrétant la servitude. Lorsque les hommes commencent à se sentir à l’étroit dans leurs espaces géographiques, une solution simple risque de les séduire, celle qui consiste à refuser la qualité humaine à une partie de l’espèce. Ce qui m’effraie en Asie, c’est l’image de notre futur, par elle anticipée. » (Tristes tropiques – édition Plon, 1955)

* LE MONDE du 23 février 2018

** LE MONDE du 8 mai 2018, L’Inde menacée par l’épuisement de ses nappes phréatiques

*** LE MONDE du 8 mai 2018, Les habitants des villes indiennes souffrent d’un piètre approvisionnement en eau

2 réflexions sur “Mourir de faim ou de soif, le résultat est le même”

  1. J’ oubliais , bravo à feu C. Levi Strauss pour son immense lucidité !

  2. En principe , l’ oeuvre de nettoyage démographique de dame nature devrait porter ses terribles fruits sous peu et éliminer l’ immense excédent de population soit 1 milliard d’ habitants car les moyens de sauver de si nombreuses populations s’ amenuisent et l’ effort trop gigantesque . C’ est horrible mais totalement nécessaire !
    Voilà ce qui arrive lorsqu’ on ne limite pas la natalité à temps : des souffrances indescriptibles actuelles et à venir malgré les opérations de stérilisation sous Sajiv Gandhi et la multiplication des centres de stérilisation en Inde où parfois des malheurs se produisent (absence d’ hygiène, …)
    Dire que des crétins stratosphériques osent traiter les malthusiens d’ inhumanité .

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