Mumford contre les techniques autoritaires

Discours prononcé par Lewis Mumford à New York le 21 janvier 1963 : « Pour parler sans ménagement, la thèse que je défends est celle-ci : depuis la fin des temps néolithiques au Moyen-Orient, jusqu’à nos jours, deux techniques ont périodiquement existé côte à côte, l’une autoritaire et l’autre démocratique ; la première émanant du centre du système, extrêmement puissante mais par nature instable, la seconde dirigée par l’homme, relativement faible mais ingénieuse et durable. Si j’ai raison, à moins que nous ne changions radicalement de comportement, le moment est proche où ce qui nous reste de technique démocratique sera totalement supprimé ou remplacé, et ainsi toute autonomie résiduelle sera anéantie ou n’aura d’existence autorisée que dans des stratégies perverses de gouvernement, comme les scrutins nationaux pour élire des dirigeants déjà choisis dans les pays totalitaires. Ce que j’appellerais technique démocratique est la méthode de production à échelle réduite, reposant principalement sur la compétence humaine et l’énergie animale mais toujours activement dirigée par l’artisan ou l’agriculteur ; chaque groupe raffinant ses propres talents par le biais des arts et des cérémonies sociales qui lui conviennent, tout en faisant un usage modéré des dons de la nature. Cette technique a des ambitions limitées mais, précisément parce qu’elle se diffuse largement et exige relativement peu, elle est très facilement adaptable et récupérable. Alors que cette technique démocratique remonte aussi loin que l’usage primitif des outils, la technique autoritaire est une réalisation beaucoup plus récente: elle apparaît à peu près au quatrième millénaire avant notre ère, dans une nouvelle configuration d’invention technique, d’observation scientifique et de contrôle politique centralisé qui a donné naissance au mode de vie que nous pouvons à présent identifier à la civilisation, sans en faire l’éloge. Sous la nouvelle institution de la royauté, des activités auparavant disséminées, diversifiées, à la mesure de l’homme, furent rassemblées à une échelle monumentale dans une sorte de nouvelle organisation de masse à la fois théologique et technique. cette technique totalitaire était tolérée, voire souhaitée, malgré sa continuelle propension à détruire, car elle organisait la première économie d’abondance règlementée : notamment d’immenses cultures vivrières qui n’assuraient pas seulement l’alimentation d’une population urbaine nombreuse, mais aussi libérait une importante minorité professionnelle pour des activités militaires, bureaucratiques, scientifiques ou purement religieuses. Ce système ne possédait aucune cohérence interne : il suffisait d’une rupture dans la communication, d’un chaînon manquant dans la chaîne de commandement, pour que les grandes machines humaines se désintègrent. la technique autoritaire réapparaît aujourd’hui sous une forme habilement perfectionnée et extrêmement renforcée. Ne nous laissons pas abuser plus longtemps. Au moment même où les nations occidentales renversaient l’ancien régime absolutiste, gouverné par un roi autrefois d’essence divine, elles restauraient le même système sous une forme beaucoup plus efficace de leur technique, réintroduisant des contraintes de nature militaire, non moins draconiennes dans l’organisation de l’usine que dans la nouvelle organisation de l’armée pourvue d’uniformes et rigoureusement entraînée. Les inventeurs des bombes atomiques, des fusées spatiales et des ordinateurs sont les bâtisseurs de pyramides de notre temps : leur psychisme est déformé par le même mythe de puissance illimitée, ils se vantent de l’omnipotence, sinon de l’omniscience, que leur garantit leur science, ils sont agités par des obsessions et des pulsions non moins irrationnelles que celles des systèmes absolutistes antérieurs, et en particulier cette notion que le système lui-même doit s’étendre, quel qu’en soit le coût ultime pour la vie. Tels les pharaons de l’âge des pyramides, ces serviteurs du système identifient ses bienfaits à leur propre bien-être ; comme le dieu-roi, leur apologie du système est un acte d’auto-adoration ; et comme le roi encore, ils sont en proie à un besoin irrépressible et irrationnel d’étendre leurs moyens de contrôle et de repousser les limites de leur autorité. Dans ce collectif placé au centre du système, ce Pentagone de la puissance, aucune présence visible ne donne des ordres: contrairement au Dieu de Job, on ne peut pas faire face aux nouvelles divinités, et encore moins s’opposer à elles. La technique actuelle se distingue de celle des systèmes du passé, ouvertement brutaux et absurdes, par un détail particulier qui lui est hautement favorable : elle a accepté le principe démocratique de base en vertu duquel chaque membre de la société est censé profiter de ses bienfaits. Le marché qui nous est proposé se présente comme un généreux pot-de-vin. Quand notre technique autoritaire aura consolidé son pouvoir, grâce à ses nouvelles formes de contrôle des masses, sa panoplie de tranquillisants, de sédatifs et d’aphrodisiaques, comment la démocratie pourrait-elle survivre? C’est une question idiote: la vie elle-même n’y résistera pas, excepté ce que nous en débitera la machine collective.La question que nous devons nous poser n’est pas de savoir ce qui est bon pour la science, et encore moins pour General Motors, Union Carbide, IBM ou le Pentagone, mais c’est de savoir ce qui est bon pour l’homme : non pas l’homme des masses, soumis à la machine et enrégimenté par le système, mais l’homme en tant que personne, libre de se mouvoir dans tous les domaines de la vie.Nous ne pourrons venir à bout de la surabondance des automobiles qui encombrent et détruisent nos villes qu’en redessinant ces villes de façon à favoriser un agent humain plus efficace: le marcheur. Et si l’on considère la naissance et l’accouchement, on voit heureusement régresser la procédure autoritaire importune, souvent mortelle, centrée sur la routine hospitalière, en faveur d’un procédé plus humain qui redonne l’initiative à la mère et aux rythmes naturels du corps. »

source : https://www.partage-le.com/2015/05/techniques-autoritaires-et-democratiques-lewis-mumford/