Née pour tuer, l’agriculture intensive

La paysannerie donne la vie aux plantes et aux animaux, l’agriculture moderne s’ingénie à donner la mort. C’est la sinistre conséquence de notre art de faire mourir sur les champs de nos batailles interhumaines. A la fin de la première guerre mondiale, les gaz de combat sont reconvertis à un usage civil. Comme indiqué par LE MONDE*, Amos Fries (1873-1963), l’énergique chef du service de la guerre chimique (CWS) de l’armée américaine, est désemparé par l’armistice: il est à la tête de 44 000 hommes, il a organisé un immense programme de recherche auquel collaborent 1 700 scientifiques. Il était en train d’inventer la guerre du futur et le CWS est en passe d’être démantelé. Pour justifier son existence et son financement, le CWS doit convaincre l’état-major américain et l’opinion publique que les gaz peuvent trouver des usages en temps de paix. Amos Fries lance alors deux projets parallèles, l’un sur les pesticides, l’autre sur les grenades lacrymogènes. La chloropicrine est utilisée comme fongicide, mais comme elle provoque pleurs et vomissements, elle deviendra l’ancêtre des lacrymogènes. C’est ainsi que naît le rêve d’une nature purgée des insectes et de la révolution bolchevique. A partir de 1921, des entreprises montées par d’anciens du CWS fournissent les forces de police américaines en grenades lacrymogènes et les grandes campagnes d’éradication des insectes commencent. Cette guerre de l’humanité contre les insectes serait-elle en passe d’être gagnée ?

« Mais où sont passés tous les insectes ? », s’interrogeait La revue Science. Cette question inquiète les automobilistes de plus de 40 ans qui se souviennent que, jusque dans les années 1990, leur pare-brise était constellé d’impacts de bestioles. Il est aujourd’hui, le plus souvent, immaculé. Récemment sur une page entière du MONDE, on nous annonce que depuis trente ans, la biomasse totale des insectes diminue de 2,5 % par an. A ce rythme-là, d’ici un siècle, il ne restera plus d’insectes sur la planète. Plus d’insectes veut dire beaucoup moins d’oiseaux. Les chercheurs du Muséum national d’Histoire naturelle et du CNRS arrivent au même constat : les oiseaux des campagnes françaises disparaissent à une vitesse vertigineuse. Ce déclin frappe toutes les espèces d’oiseaux en milieu agricole, aussi bien les espèces dites spécialistes – fréquentant prioritairement ce milieu -, que les espèces dites généralistes – retrouvées dans tous les types d’habitats, agricoles ou non. De nombreuses régions vouées à l’agricuture intensive pourraient connaître un printemps silencieux (« Silent spring ») annoncé par l’écologue américaine Rachel Carson il y a 55 ans à propos du trop célèbre insecticide DDT.

Le diagnostic de Rachel était imparable : « Nous avons à résoudre un problème de coexistence avec les autres créatures peuplant notre planète. Nous avons affaire à la vie, à des populations de créatures animées, qui possèdent leur individualité, leurs réactions, leur expansion et leur déclin. Nous ne pouvons espérer trouver un modus vivendi raisonnable avec les hordes d’insectes que si nous prenons en considération toutes ces forces vitales, et cherchons à les guider prudemment dans les directions qui nous sont favorables. La mode actuelle, celle des poisons, néglige totalement ces considérations fondamentales. Le tir de barrage chimique, arme aussi primitive que le gourdin de l’homme des cavernes, s’abat sur la trame de la vie, sur ce tissu si fragile et si délicat en un sens, mais aussi d’une élasticité et d’une résistance si admirables, capables même de renvoyer la balle de la manière la plus inattendue. Vouloir contrôler la nature est une arrogante prétention, née des insuffisances d’une biologie et d’une philosophie qui en sont encore à l’âge de Neandertal. »  (…)

* LE MONDE du 28 février 2019, « Les gaz lacrymogènes, outils de répression des insectes et des émeutiers »