Néo-malthusianisme contre écofascisme

Nous pensons sur ce blog biosphere qu’il faut débattre avec TOUS les dogmatiques, même si les convaincre se révèle être une tâche de Sisyphe. Car il s’agit là pour nous du cœur de la démocratie, faire découler nos décisions d’une délibération collective englobant tous les membres d’une communauté donnée, même les plus réactionnaires. Si ça ne marche pas, cela ne sera pas faute de ne pas avoir essayé.

Nous donnons aujourd’hui la parole à Pierre Madelin pour faire le tri entre les fachos fréquentables… ou non. Celui-ci dans son dernier livre, «  la tentation écofasciste (écologie et extrême droite) », fait le point sur la différence entre néo-malthusianisme et néofascisme alors qu’une assimilation entre les deux est systématiquement avancée par une grande partie de ceux qui se disent écosocialistes.

Pierre Madelin : Garett Hardin[1] affirme que l’humanité habitant désormais un monde clos, aux ressources matérielles et alimentaires limitées, les problèmes posés par la surpopulation ne pourront pas être durablement réglés par la recherche agronomique, l’exploitation des océans ou le développement technologique. Cette inversion radicale du rapport à la technologie et au futur s’est accompagnée d’un revirement total sur la question de la contraception. Alors que Malthus s’y opposait, celle-ci devient un élément phare des politiques publiques défendues par les néo-malthusiens. William Vogt soutenait ainsi qu’il fallait conditionner l’aide internationale au contrôle des naissances et rétribuer les stérilisations volontaires. Puis ce fut au tour d’Ehrlich de se prononcer en faveur de l’émancipation des femmes et du contrôle des naissances, avant que Garett Hardin ne multiplie les interventions en faveur de l’avortement.  

Dès les années 1950, les néo-malthusiens ont donc joué un rôle important dans la défense des droits reproductifs – par exemple le droit à l’avortement – et dans la promotion des techniques contraceptives comme la pilule ou le DIU. Ainsi Margaret Sanger, Katherine McCormick, Gregory Pincus et John Rock, quatre personnes ayant joué un rôle central dans le développement des premières pilules, étaient également profondément préoccupées par la croissance démographique. Aussi n’est-il pas surprenant qu’il ait existé dans les années 1960 une alliance significative et largement oubliée aujourd’hui entre féministes et néo-malthusiens. Ces derniers furent nombreux à en appeler à une refondation des rôles sociaux dévolus aux femmes, afin que celles-ci ne soient plus cantonnées à leur « vocation »  maternelle.

Mais dans les années 1970, les relations entre féministes et néo-malthusiens se distendent quelque peu. Plus que le simple accès à la contraception, les féministes revendiquent désormais l’autonomie reproductive et réalisent que celle-ci pourrait être menacée par des politiques de contrôle des naissances, dont la vocation ne serait certes plus d’assigner les femmes à leur « fonction » reproductrice, mais d’entraver celle-ci au nom de la protection de l’environnement, qui deviendrait alors un nouvel argument pour nier leur liberté. « Lorsque l’on se demande comment réduire la population à un milliard », peut-on lire dans un texte de l’organisation Women Against Genocide, « ce ne sont pas les riches et les puissants qui s’en iront, mais les pauvres, les noirs et les personnes de couleur, sans parler des femmes qui seront manipulées, stérilisées, empoisonnées chimiquement et assassinées »[2].

Cette critique est-elle justifiée ? Oui et non. Car lorsque elles évoquent les mesures à prendre pour mettre en place des politiques de contrôle des naissances et de décroissance démographique, les grandes figures du néo-malthusianisme diffèrent. Et chez un même auteur, des positions contradictoires et des évolutions notables peuvent apparaître au fil du temps, notamment sur les questions relatives aux classes sociales, au genre et à la « race ». Ainsi Ehrlich, fondateur dès 1968 de l’association Zero Population Growth (ZPG), dont l’objectif est de stabiliser la population américaine, est-il ambigu en ce qui concerne les options coercitives. S’il y est opposé aux États-Unis[3], où il « promeut des méthodes de restriction volontaire de la fertilité (contraception, stérilisation choisie), via la sensibilisation de public et le lobbying politique »[4], il y est en revanche plutôt favorable au niveau international, préconisant même dans certains textes des stérilisations forcées et une aide alimentaire proportionnée aux efforts des pays destinataires en matière de contrôle des naissances.

Quid du racisme, dont le néo-malthusianisme a si souvent été accusé, à tel point que les deux termes se recoupent dans l’esprit de nombreuses personnes ? Dans ce qui reste sans doute à ce jour le meilleur ouvrage consacré à l’histoire de la pensée néomalthusienne aux États-Unis, The Malthusian Moment, auquel ce chapitre doit d’ailleurs beaucoup, l’historien Thomas Robertson a bien montré à quel point il serait simpliste et injuste de réduire Ehrlich à un idéologue raciste. Déjà Fairfield Osborn, néo-malthusien des années 1950 et auteur du best-seller La planète au pillage[5], avait défendu avec force l’universalité du genre humain, affirmant notamment que « nous sommes tous frères sous la peau » (« we are all brothers under the skin »[6]). William Vogt, profondément affecté par la misère qu’il avait eu l’occasion d’observer pendant la seconde guerre mondiale en Amérique latine alors qu’il y travaillait, souhaitait que les ressources des pays les plus riches soient utilisées pour aider les peuples moins dotés.

Mais c’est bien Paul Ehrlich, qui défendit lui aussi la nécessité de mettre en place des politiques de redistribution entre le nord et le sud[7], qui alla le plus loin dans ce domaine, s’engageant précocement en faveur du mouvement des droits civiques aux États-Unis, et s’opposant vigoureusement au racisme persistant dans les sciences naturelles et notamment en biologie. Preuve de la longévité de cet engagement, il s’attaqua en 1977 aux positions du prix Nobel William Shockley lorsque celui-ci suggéra que les différences raciales pouvaient être un facteur explicatif de l’intelligence des individus. Et lorsque ses appels au contrôle des naissances furent critiqués par des groupes afro-américains, qui jugeaient insuffisant son anti-racisme universaliste et estimaient que dans une société profondément raciste[8], toute politique démographique comporterait nécessairement des biais racistes, Ehrlich fit preuve d’une remarquable réactivité :

« Le contrôle de la population peut être perçu comme un complot ourdi par des blancs riches pour supprimer les personnes ‘racisées’ du monde. Et malheureusement, dans l’esprit de certains membres de notre société blanche et raciste, c’est effectivement ainsi qu’elle est envisagée »[9]. A l’encontre de positions qu’il avait pu tenir quelques années plus tôt, il ajouta que la plus grande menace pesant sur la survie humaine n’était pas la croissance démographique des populations du tiers-monde mais celle des américains eux-mêmes, « consommateurs et pollueurs par excellence » . Ehrlich ajoute : « Le bébé américain moyen, écrit Ehrlich, a davantage d’impact sur les systèmes vivants de notre planète que de douzaines d’enfants indiens et latino-américains »[10]. Anticipant la critique du racisme environnemental, il remarqua également que « les groupes minoritaires – les noirs, les chicanos – ne sont pas, en général, à l’origine de la pollution, et qu’ils sont au contraire les premiers à souffrir de celle qui est produite par les blancs »[11].

S’il m’a semblé important de revenir ici sur la complexité des positions néomalthusiennes sur la question raciale, c’est pour souligner que le néo-malthusianisme ne se confond pas nécessairement avec des écologies politiques identitaires, nationalistes ou anti-immigrationnistes. Trop souvent aujourd’hui, les recherches ou les articles consacrés à l’éco-fascisme ont tendance à assimiler deux sensibilités qui se sont souvent rencontrées mais qui demeurent pourtant irréductibles l’une à l’autre. Pour le dire simplement, si les éco-fascismes attirent presque toujours l’attention sur la surpopulation, les néo-malthusiens ou les écologistes sensibles à la question démographique ne sont en revanche pas tous, loin s’en faut, disposés à adopter une conception racialisée des populations considérées comme « surnuméraires », ni à prôner des mesures autoritaires pour réduire la population mondiale. Il ne faut pas perdre de vue que le constat inquiet d’un monde plein et même trop-plein a été largement partagé dans l’écologie politique des années 1970, y compris au sein de ses courants les plus anti-autoritaires et les moins enclins au racisme et au rejet de l’immigration.

Ainsi, en Norvège, le fondateur et principal théoricien de l’écologie profonde – et ancien résistant au nazisme, sans doute est-il opportun de le rappeler ici -, Arne Naess, a placé la décroissance démographique au cœur de la plateforme de son mouvement : «L’épanouissement de la vie et des cultures humaines, écrit-il, est compatible avec une diminution substantielle de la population humaine. L’épanouissement de la vie non-humaine requiert une telle diminution »[12]. En France, dans les années 1970 (très exactement le 2 septembre 1974), André Gorz, un auteur que l’on a pas vraiment coutume d’associer à des positions nationalistes ou racistes, écrit dans le Nouvel Observateur un article au titre inquiet, « Douze milliard d’hommes ? » et prône une relance des campagnes antinatalistes dans les pays du Sud. Peu après, Françoise d’Eaubonne, pionnière de l’éco-féminisme, dénonce vigoureusement le « lapinisme phallocratique » et ses effets dévastateurs sur la planète.  

source : Revue de critique communiste (21 avril 2023)

Notes

[1] Garett Hardin, La tragédie des communs. Paris, PUF, 2018.

[2] Cité par Thomas Robertson, The Malthusian Moment, opus cité, p. 193.

[3] Il envisagea néanmoins d’y placer des contraceptifs chimiques dans le réseau d’eau potable avant d’admettre que ce n’était pas envisageable !

[4] F. Locher, « Les pâturages de la guerre froide », opus cité, p. 27.  

[5]Fairfield Osborn, La planète au pillage. Arles, Actes Sud, 2008.

[6]Cité par T. Robertson, The Malthusian Moment, opus cité, p. 55.

[7] Paul R. Ehrlich, Loy Bilderback, Anne H. Ehrlich, Golden door : international migration, Mexico and the United States. New York, Wideview Books, 1981.

[8] Des groupes afro-américains craignent même que ce contrôle ne soit exercé pour entraver la croissance démographique de leurs communautés et pour neutraliser ainsi la menace politique qu’elles représentent dans un contexte où les émeutes sont nombreuses. Certains vont même jusqu’à évoquer un « génocide des noirs ».

[9]Cité par T. Robertson, The Malthusian Moment, opus cité, p. 173.

[10]Ibid., p. 173.

[11]Ibid., p. 174.

[12] https://biosphere.ouvaton.org/reperes/592-ecologie-profonde.

7 réflexions sur “Néo-malthusianisme contre écofascisme”

  1. Michel C, vous dites : « je comprends que ceux qui ont envie ou besoin de discuter, débattre, fricoter etc. avec des membres de la fachosphère ont leurs raisons personnelles. »
    Relisez notre point de vue, accepter de débattre même avec des ennemis conceptuels participe de la vie démocratique d’un groupe. Il s’agit donc donc d’un raisonnement politique, et non pas le résultat d’une sensiblerie quelconque. Refuser le dialogue s’apparente à un argument d’autorité « j’ai raison, pas besoin d’en discuter ».

    Un écologiste historique, Arne Naess, écrivait en 1976 : « Maximiser le contact avec votre opposant est une norme centrale de l’approche gandhienne. Plus votre opposant comprend votre conduite, moins vous aurez de risques qu’il fasse usage de la violence. Vous gagnez au bout du compte quand vous ralliez votre opposant  à votre cas et que vous en faites un allié. »

    1. L’approche gandhienne est telle qu’on doit mener des actions illégales aussi rarement que possibles. La plupart des actions peuvent et doivent être menées dans la sphère de la légalité.
      Bien entendu cela veut dire aussi que « parfois » des actions illégales peuvent et doivent être entreprises…

  2. Que les choses sont rarement blanches ou noires… que le monde, les humains, leurs comportements, idées, idéologies, etc. etc. que tout ça soit d’une incroyable complexité… hors de portée des esprits binaires et bien sûr hors de pensée des simples d’esprits… c’est bon il y a longtemps que je l’ai compris. Je n’ai donc pas attendu Pierre Madelin pour comprendre que la connerie n’est pas réservée à telle ou telle population, le dogmatisme à telle autre etc. Je me garderais donc de déclarer que TOUS les néo-malthusiens sont nécessairement (sic) des racistes ou des fachos ou je ne sais quoi. Tout connement déjà parce que je ne les connais pas TOUS. Par contre je n’hésite pas à affirmer qu’on est TOUS le con de quelqu’un, mais rarement celui de soi-même. Je pourrais bien sûr en remplir des pages. ( à suivre )

    1. ON pourrait alors discuter, débattre, se battre, à n’en plus finir, sur le sens des mots. Dogmatisme, racisme, fascisme, fachosphère et j’en passe. De fil en aiguille ON les y passerait TOUS, même ceux du langage courant, TOUS passés à la moulinette, tordus dans TOUS les sens. Mais finalement pour quoi ? Pour en rajouter à la Confusion ? Pour peaufiner la novlangue, pour banaliser et faire accepter l’inacceptable ?
      Non ! Pour moi un chat est un chat, un facho reste un facho, qui ne peut être fréquentable que du point de vue d’un facho ou d’un grand malade. Et donc, contrairement à Biosphère je pense qu’il ne faut surtout pas essayer de débattre avec certains personnages.
      Débattre avec un dogmatique ? On sait très bien que ça ne sert à rien, qu’il aura toujours raison, même en lui prouvant par a + b qu’il a tout faux, et que c’est comme ça !
      ( à suivre )

      1. Débattre avec un facho ? Mais pourquoi ? Et pour quoi ?
        Je fais remarquer au passage que Pierre Madelin ne nous dit pas lesquels seraient fréquentables et ceux qui ne le seraient pas. Maintenant je comprends que ceux qui ont envie ou besoin de discuter, débattre, fricoter etc. avec des membres de la fachosphère ont leurs raisons personnelles.
        Quand on se noie, on essaie de s’accrocher à TOUTES les branches. Même les plus pourries. Quand on est gravement malade, en grande souffrance et que plus rien ne marche, alors il n’en faut pas plus pour que certains acceptent n’importe quoi.
        Seulement ça c’est leur problème ! ( suite et fin au 4ème épisode)

      2. En attendant, MLP ou autre grosse cata, misère misère… je vous offre deux autres points de vue qui rejoignent le mien :
        L’argument (avec ou sans guillemets) de la démocratie est traité dans deux articles. Je cite, entre autre :
        – « Là où certaines personnes poussent l’idée du débat comme étant un indispensable en démocratie, d’autres voix s’élèvent pour crier gare : débattre publiquement avec l’extrême droite, c’est aussi accepter que leurs idées méritent d’être discutées – même si elles sont dangereuses, notamment pour la démocratie. »( histoireetsociete.com )
        – « Quand l’extrême-droite crie au déni de démocratie il faudrait lui demander “mais, tu es pour la démocratie ?”. On ne pense pas à le faire car ça nous paraît évident que tout le monde est pour la démocratie. C’est pour ça que le piège fonctionne. »(vice.com)

  3. marcel duterte

    Surpopulation , arrêt de l’ immigration et remigration massive des peuples du 1/3 monde ,
    arrêt de toute aide médicale / alimentaire à ces peuples si elles ne sont pas conditionnées drastiquement à des campagnes de stérilisation massive (accompagnées de compensations financières conséquentes), fixation par pays d’ un chiffre maximal de population dans la constitution sont les thèmes environnementaux de base pour la droite nationaliste dure.
    Si certains crétins stratosphériques voient là -dedans du racisme , qu’ ils aillent donc consulter un psychiatre d’ urgence : pour ces guignols , vouloir conserver ses acquis civilisationnels, punir durement la racaille étrangère (plus de 80% des prisonniers en France sont d’ origine étrangère ou sont français de papier ) relève du comportement haineux ou du racisme 😑😑😑😑😑😑 Aux fous

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