Notre indice de capacité destructrice

Le bimestriel La Décroissance » nous offre les moyens de modifier notre imaginaire social, aujourd’hui croissanciste et destructeur.

Alain Gras : Il y a fragilité de la puissance, la vulnérabilité de nos sociétés découle de macro-systèmes trop complexes et trop énergivores. Quand j’ai commencé mes recherches sur notre techno-dépendance, je me suis intéressé au train. Il bouleverse les relations entre les êtres humains toute en permettant la fluidité des échanges sur une grande distance. Son fonctionnement nécessité un réseau de communication et des régulations à partir de centres de contrôle. Le tout est relié à l’électricité, un modèle qui s’est généralisé aujourd’hui au monde entier. Notez que le numérique n’est rien d’autre que de l’électro-numérique. On imagine alors que tout est facile, instantané, que tout va très bien Madame la marquise ! Mais il suffit d’une défaillance dans un des maillons de la chaîne pour que tout le système se grippe. Il faut donc remettre en question notre dépendance à l’électricité elle-même. Le nucléaire représentant une part infime de la consommation électrique au niveau mondial. Les écologistes qui considèrent l’électrification intégrale comme une solution font fausse route. L’électro-numérique et ses data centers ou les cyber-monnaies ne sont rien d’autres que de la spéculation, ils ne font que nous plonger dans un univers quotidien de plus en plus artificiel et inhumain. La technoscience est un moyen de domination sur le milieu naturel et sur les hommes. L’électricité devient un monstre qui mange ses enfants. Elle nous amène à un délire de toute-puissance.

Cette explosion de puissance s’observe de la façon la plus évidente dans le domaine militaire. Une étude MIT des années 1970 proposait un « indice de capacité destructrice » des armes pour mesurer le « progrès » des technologies de la mort. L’épée avait un indice de 20 comme l’arc, l’arbalète 32, le fusil à pierre au XVIIIe siècle 150, le fusil à chargeur pendant la Première guerre mondiale 780, la mitraillette lors de la Seconde guerre mondial 18 000. Le missile tactique à tête nucléaire, 60 millions. Une croissance exponentielle. Et c’est une étude qui date d’une cinquantaine d’années, la capacité mortifère a bien augmenté depuis !

Le concept de décroissance met en cause la démesure et nous appelle à l’autolimitation, à la vertu de la prudence chère aux Grecs anciens. Pour ceux qui nous gouvernent, la décroissance c’est pourtant le diable. Et je pense qu’elle va l’être de plus en plus ; parce que précisément, elle arrive. Il faut être fasciné par le modèle Meadows, le rapport au club de Rome sur les limites à la croissance qui est sorti en 1972. « Make America great again », ce n’est que la défense d’une machine qui s’enraye dans un capitalisme délirant. Trump est l’incarnation la plus grotesque du mode de vie « non négociable », la promesse de retrouver la grandeur passée » et la poursuite à marche forcée de la course à la puissance. Nous sommes dans un moment de bascule où la catastrophe va nous révéler l’impasse dans laquelle nous nous trouvons alors que la puissance militaire se confond avec celle de l’industrie et de l’économie.

J’estime, pour conclure sans nuances, que dans notre monde électro-numérique le combat des imaginaires sera décisif. Le mot « progrès » est le premier à jeter à la poubelle pour que l’avenir s’ouvre à tous les possibles libérés des contraintes techniques.

Lire, Le choix du feu d’Alain Gras (2007)

extraits : L’humanité avait vécu jusqu’au XIXe siècle dans un usage relativement équilibré des sources naturelles d’énergie. Le choix « vapeur-chaleur » qui a été fait il y a un siècle et demi à peine allait fermer toutes les ouvertures qu’offrait l’usage des énergies renouvelables. Aujourd’hui l’agriculture est devenue un chaudron, l’alimentation fournit des calories en trop, les voitures correspondent au feu dans le moteur, sans oublier la bouilloire nucléaire et l’eau esclave du  feu ; même la croissance démographique a un coût énergétique majeur….

Pour en savoir plus sur Alain Gras

Alain GRAS, universitaire et décroissanciste (2022)

extraits : Alain Gras, professeur des universités, est aussi un contributeur régulier au contenu du mensuel « La décroissance ». Il a publié en 2007 un livre qui devrait rester sur les tables de chevet des politiciens, « Le Choix du feu ». Il a participé au livre collectif « Moins nombreux, plus heureux (l’urgence écologique de repenser la démographie) ». Voici le chapitre dont il est l’auteur….

6 réflexions sur “Notre indice de capacité destructrice”

  1. le monde est fou

    Pour en revenir à ce charmant indice de capacité destructrice… tout dernièrement ON nous a présenté la GBU-57 Bunker Buster… un « plein succès » qu’il a même dit le Donald !
    – L’arme non nucléaire la plus destructrice jamais déployée : qu’est-ce que la GBU-57 utilisée contre l’Iran ? (armees.com)
    Mais qui connait la B61-13 ? Eh ben c’est tout connement la petite sœur de la B61-12
    La 12 qui a succédé à la 11, qui elle a succédé à la 10 etc.
    C’est comme l’iPhone… comparé au 16 le 15 c’est de la rigolade ! Et le 17 je vous dis pas !
    – Bombe nucléaire : une puissance inégalée prête à frapper en 2025 (eye.necir.org)

  2. Alain Gras est sociologue. Or, comme ON sait… les sociologues sont TOUS des gôchistes !
    Et puis de toute façon au journal La Décroissance ce sont TOUS des gôchos ! 🙂
    Pages 18-19, l’article d’Alain Gras est titré : « Le combat des imaginaires ». Pages 16-17, un autre gôcho, économiste celui-là, nous parle encore de décolonisation des imaginaires.
    De son côté Biosphère nous parle des apparences, du penser vrai, etc.
    Et déjà rien qu’avec ça, je me dis qu’il y a du BOULOT !!! D’autant plus que ce n’est pas faute d’avoir essayé de l’expliquer. Autrement dit, et sous forme de question… COMMENT d’un percheron faire un cheval de course ?
    Pour commencer, je l’ai déjà dit, le journal La Décroissance, qui est aussi le journal de la joie de vivre… devrait être remboursé par la Sécu. ON peut aussi imaginer qu’il soit distribué gratuitement dans tous les bureaux, les usines… ce qui devrait régler ce foutu problème de presse-citron (Compétitivité) dont ON crève. (à suivre)

    1. (suite). L’idéal reste bien sûr les écoles, les gamins étant certainement moins intoxiqués ils devraient donc être plus facile à sauver. Je vous laisse imaginer des vaillants pédagogues expliquant gentiment tout ça à notre chère marmaille. Les cours de physique-chimie commenceraient par l’entropie. Et ON n’irait pas plus loin tant que tout le monde n’aurait pas compris ! Idem avec l’allégorie de la Caverne, avant de passer à l’hubris, en philo.
      Bref, comme d’habitude tout est lié. (à suivre)

      1. (et fin) Alain Gras parle de l’électro-numérique… de sa complexité, et donc sa vulnérabilité, et donc celle de nos sociétés etc. etc. Pensons seulement à la panne électrique en Espagne…
        L’autre jour à la radio, celle du Service Public, autre repère de gôchos… j’écoutais un certain Yánis Varoufákis. Un économiste là encore, mais pas que, un grec… qui nous parlait du techno-féodalisme (dit aussi néo-féodalisme). Très intéressant !
        – Le techno-féodalisme, selon l’économiste grec Yanis Varoufakis (radiofrance.fr)
        – Yánis Varoufákis affirme que le techno-féodalisme a pris le pas sur le capitalisme (pyncoh.com 17 juin 2025)
        – Yanis Varoufakis, économiste : « Les stablecoins que veut créer Trump ne sont que le cheval de Troie d’une privatisation de la monnaie » (Tribune au MONDE 21 juin 2025)

  3. Didier BARTHES

    Oui, et contrairement à ce que l’on pourrait imaginer au premier abord, il y a une corrélation (positive, l’une et l’autre marchent dans le même sens) entre puissance et fragilité.
    Trop de gens ignorent la fragilité de nos sociétés qui reposent sur trop de technologie, trop de réseaux interdépendants.
    Il est terrible de voir que se trouvent des gens (Elon Musk en est l’exemple emblématique) qui nous engagent à aller toujours plus loin dans cette fuite en avant et donc à nous rendre plus fragiles.
    L’avenir balaiera ces prétentions, hélas sans ménagement.
    La décroissance n’est pas une alternative, c’est une certitude, le doute porte simplement sur le détail des modalités et des délais.

    1. Je me demande d’ailleurs si nos voisins espagnols et portugais se souviennent de leur panne électrique en avril dernier. Je vous laisse imaginer la même chose ces jours-ci, avec des températures records (46°C à Huelva). Mais bien sûr ON dira que ça ne peut pas se reproduire… qu’ON va en tirer des leçons, qu’ON va corriger, améliorer tout ça et patati et patata. La Positive Attitude bordel !
      Ben voyons. Encore faudrait-il déjà connaître la cause. Bien évidemment ON a de suite lancé une enquête… Seulement vous savez comment c’est… une info chassant l’autre, ON finit par oublier. Bref, c’est quoi au juste ce «grain de sable» qui a fait péter tout ça ?
      – La panne électrique en Espagne et au Portugal a été provoquée par « un phénomène de surtensions », selon un rapport du gouvernement espagnol (Le Monde 17 juin 2025)

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