Parole de requin bouledogue… confrontée aux humains

Je suis un requin bouledogue et porte-parole de mes congénères, très fier d’avoir l’honneur des colonnes du MONDE*. Je dois d’abord dire que si ce gamin, Elio, a été tué à La Réunion par l’un d’entre nous, c’est qu’il l’a bien cherché. Il savait qu’une eau turbide était propice à une attaque. Il avait lu l’interdiction de faire du surf, affichée partout sur les plages, et même lue à l’attention des touristes dès l’atterrissage des avions. Il a voulu braver le risque pour pratiquer son sport. On peut avoir 13 ans et être inconscient, cela se comprend. Comme il est encore plus évident que nous sommes partie intégrante de la mer. Nous pouvons faire le tour de l’île en quatre jours, comme des touristes mais sans embouteillage. Nous pouvons nous éloigner des côtes d’au moins 300 km, pas besoin de moteur et de pétrole. Nous sommes écolos, un peu les éboueurs des mers. Mais la mer est aussi notre garde-manger même si les humains ne sont pas notre plat de prédilection : seulement sept personnes tuées depuis 2011à La Réunion. En effet une planche de surf n’est pas facile à digérer, je le sais de source sûre.

D’ailleurs nous respectons les plongeurs sous-marins qui vont parfois à notre rencontre et se contentent de regarder sans piller nos ressources. C’est pourquoi nous trouvons les réactions des humains disproportionnées. Pourquoi avoir massacré un requin-tigre qui ne vous avait rien fait lors de ce que vous appelez « opération post-attaque » ? Nous appelons cela une vengeance aveugle, la loi de Lynch au détriment de la justice inter-espèces. Vous voulez supprimer les squales de La Réunion alors qu’il y a eu plus de morts par ULM que de baigneurs tués ces quatre dernières années. Supprimez vos activités de loisirs débiles et vous aurez à déplorer moins de morts. Les 200 manifestants qui ont déversé de la peinture couleur sang devant la sous-préfecture pour dénoncer le « manque d’action de l’Etat » contre nous devraient être végétariens !

Il n’y a rien à faire contre les lois de la nature, il y aura toujours des prédateurs et des proies, mais vous ne savez pas partager. Il y a en effet de plus en plus d’humains et de moins en moins de requins. Au niveau mondial, nous faisons moins de 10 morts par an alors que les crocodiles en font 2000, les scorpions 3000 et les serpents 100 000. A comparer au nombre de meurtres perpétrés chaque année par les humains sur les vaches, cochons et poulets. Cela se chiffre en milliards. Rien que pour la demande internationale en squalane, substance hydratante couramment utilisée en cosmétique, on estime à trois millions le nombre de requins tués chaque année. Pour certaines espèces de squales, c’est près de 95 % de la population qui a été décimée. En nous supprimant, c’est toute la chaîne alimentaire marine que l’on déséquilibre. Pendant ce temps-là, la population humaine a triplé sur l’île de La Réunion, les maisons s’accrochent de plus en plus haut sur la montagne, les terres vivrières diminuent, l’industrie touristique a promu les activités nautiques… et Elio est mort à 13 ans en voulant faire du surf. Qui est responsable de sa fin tragique, les squales ou les humains ?

* Le Monde.fr | 17.04.2015, Comment La Réunion lutte contre les requins bouledogue après une nouvelle attaque mortelle