Paul Bedel, Testament d’un paysan en voie de disparition

Paul Bedel est un des derniers exemplaires du paysannat à l’ancienne. Il a confié à Catherine Ecole-Boivin son Testament d’un paysan en voie de disparition *. Voici un résumé du chapitre « A la sueur de notre front » :

« Tout autour de nous les animaux sont enlevés des champs, on remplace leur fumier de bouse par du chimique. En crise de foie, on a mis la terre à l’hôpital, un peu d’antibiotiques, de pesticides, un petit peu à force ça fait beaucoup. La terre en tombe malade, de ses médicaments, comme le corps humain. J’ai du mal à discuter avec les techniciens agricoles, ceux qui passent leur temps à soigner la terre plutôt qu’à la cultiver. Si tu charrues la terre trop fort, tu la mets au cimetière directement, les bactéries n’ont plus d’air ! Si tu abîmes une poignée de terre, c’est comme une cicatrice, tu t’en sors mais ça prend des années pour réparer. Champignons, moisissures, bactéries, vers de terre ont beau essayer de travailler, tu creuses ta tombe. On ne peut pas imiter la nature. L’humus, c’est l’humain, tu n’es pas frais sous un mètre de terre ! J’ai un raisonnement bête, je laisse parler les savants mais quand même, l’or des étables, je le  connais, le levain de la terre : le fumier.

Mes sœurs et moi, de l’amour on en avait pour nos vaches. Nourrir une vache ça doit rien coûter. Bon sang, les vaches ça mange de l’herbe, leurs estomacs sont faits pour l’herbe, comme celui des veaux est fait pour le lait de vache. Sans maïs ni compléments je récoltais moins de lait, mais mon beurre, il avait le goût du goût, on n’avait pas besoin de « nettoyer » le lait pour enlever le goût du silo et du lisier ! Parce que si tu donne du maïs à ta vache, son fumier va puer, tout s’enchaîne, son lait prendre une mauvaise saveur. Et puis les vaches meurent jeunes maintenant, elles attrapent la cirrhose. C’est l’époque des vaches sans queue, sans cornes. Pauvres machines à lait… que l’on écorne pour qu’elles ne se blessent pas entre elles dans l’espace riquiqui qu’on leur alloue. Et les queues, c’est pour l’hygiène qu’il paraît qu’on la leur coupe. Les farines de poisson sont introduites en douce dans la nourriture des vaches, tu ne verrais pas des vaches d’elles-mêmes en train de brouter des carcasses. Elles dégustent et nous, les humains, on va déguster ! La vache folle n’a servi à rien, à rien du tout.

On produit des choses en dépit du bon sens. Le roundup, tu peux en mettre tant que tu veux, d’autres plantes les remplacent, des plantes jamais vues dans la Hague, jamais, des fleurs qu’on ne voit pas par ici, des tiges bizarres, des machins dont tu ne sais même pas le nom. Les OGM ça fait peur comme les ovnis, comme la guerre, j’ai pas eu vraiment de vermine en soixante ans dans les champs, il y avait une harmonie. Si tu tues les taupes, les vermines vont pulluler, tu auras beau les « sous-soler », elles remonteront. Tu peux tout tuer, y aura du reste, du rabiot. Les petits, ça grossit plus vite que les gros ! C’est au-delà de l’intelligence humaine comment on cultive la terre actuellement. Les tomates sur la laine de roche et j’en passe… Les hommes veulent dompter la nature, les bêtes y vivent, et bientôt la culbute ! On m’interpelle souvent pour savoir ce que je pense du bio. Bio est un mot inventé, moi je suis un agriculteur tel quel, sans rien d’ajouté. Toutefois, j’y ai réfléchi, bio, c’est le mot de la nature dans chaque main, pour moi ça veut dire « deux mains », deux mains pas plus.

Je suppose que l’homme veut se prendre pour Dieu. Pourtant pour la création il a fallu des millénaires, des millénaires pour devenir ce que nous sommes, doucement, pas d’un coup à toute vitesse. Ca ne peut pas tenir. De moins en moins on gagne son pain à la sueur de son front. On nous promettait la fin de la famine avec les machines, ça n’a pas vraiment bougé. De ce que je vois on a toujours faim dans le monde et les prix grimpent. »

* édition J’ai lu, Presse de la Renaissance, 2009