Penser l’avenir au nom des acteurs absents

La diffusion du concept d’acteurs absents nous paraît cruciale. Une démocratie ne peut véritablement fonctionner que si les électeurs font preuve d’ouverture d’esprit. La considération des générations futures ainsi que des non-humains est un des éléments de cette aptitude… LE MONDE a publié une contribution de Michel Sourrouille, nous relayons cet article. La lecture de cette opinion est en libre accès sur Internet, mais les commentaires ne sont ouverts qu’aux abonnée du journal LE MONDE. Vous pouvez par contre réagir ici, sur notre blog biosphere.

Paroles de lecteurs » – Penser l’avenir au nom des « acteurs absents

Ce qu’on ne nomme pas n’existe pas. Nommer permet de représenter, de pouvoir en discuter, d’y croire jusqu’à pouvoir en faire un statut social. C’est pourquoi l’expression « acteurs absents » mérite considération. Selon la définition du Dictionnaire du développement durable, il s’agit des générations futures et des non-humains, absents de nos délibérations actuelles. Une expression nouvelle permet de rendre visible l’invisible. C’est possible, les religions du livre en témoignent : elles font célébrer un dieu abstrait dont l’existence ne pourra jamais être prouvée. Par contre, les enfants de nos enfants et la biodiversité dans la nature sont une réalité tangible dont l’avenir est compromis.

L’origine de l’expression « acteurs absents » découle de la gestion des territoires. La question posée était la suivante : comment conforter les activités de nos sociétés modernes tout en reconnaissant un droit d’existence au vivant biologique, au milieu naturel et, par voie de conséquence, le droit des générations futures à en jouir ? Autrement dit, comment humaniser la conservation de la nature ? L’objectif est d’atteindre une négociation environnementale portée par un médiateur qui puisse mettre en lumière les intérêts des faibles et des absents.

C’est une base de travail pour l’organisation d’une démarche de gestion intégrée et participative des ressources naturelles. La démocratie représentative serait bien plus perspicace si les décideurs, au-delà des figures traditionnelles du pouvoir, intégraient dans leur vision du monde les acteurs absents ou, selon la politologue Robyn Eckersley, les « affectés », d’après Gilbert Rist les « collectifs muets » et selon Léna Balaud et Antoine Chopot les « acteurs fantômes ».

Comme l’exprimaient ces derniers dans les colonnes du Monde : « Les plantes, les animaux et les forces de la nature sont mis au travail pour maintenir l’économie de croissance. Or, après cinq siècles de dégradation radicale de pratiquement tous les milieux de vie, la Terre s’épuise : nous sommes définitivement sortis d’une ère où le productivisme pouvait compter sur des écosystèmes appropriables gratuitement […] L’écologie est porteuse d’une charge révolutionnaire car elle exige de prendre en considération comme acteurs des luttes les « acteurs fantômes » […] L’enjeu devient celui de lutter avec les non-humains, de nouer des alliances terrestres. »

Mais comment faire s’exprimer ces acteurs fantômes, par définition absents de notre présent ? On peut développer cette proposition de Sarah Vanuxem : « Derrière la personnification d’éléments de la nature, il y a la possibilité de les faire bénéficier d’un porte-parole humain. » En 1972, Christopher D. Stone, dans Les arbres doivent-ils pouvoir ester en justice ?, montrait déjà qu’il suffisait que des avocats prennent la parole à la place des affectés comme le fait un tuteur représentant une personne incapable. Mieux, si chaque politicien, chef d’entreprise ou même consommateur prenait en considération les conséquences prévisibles pour les « collectifs muets » de ses décisions courantes, alors les générations futures et les non-humains pourraient devenir des participants incontournables du fonctionnement social.

Nous avons tous un système de pensée qui nous incite à devenir personnellement le représentant de causes les plus diverses : notre propre intérêt, les intérêts de notre entreprise, les intérêts des Français, les intérêts des exclus, les intérêts des grands singes, les intérêts de la Terre-Mère, etc. Un avocat représente un client, absent ou non. Un député vote au nom d’une nation, entité artificielle. Des chefs d’État réunis pour traiter du réchauffement climatique ou de l’extinction des espèces ont pour rôle de penser à la place des générations futures et des non-humains.

Représenter, c’est toujours donner à un individu ou à une entité la tâche d’incarner le collectif. L’urgence écologique pousse aujourd’hui à une institutionnalisation de l’expression publique des acteurs absents : ainsi les propositions de Parlement des choses de Bruno Latour, d’Académie du Futur de Pierre Rosanvallon, d’Assemblée du Long Terme de Dominique Bourg, d’Assemblée de la nature et des vivants de Corine Pelluchon ou encore de Comité du Vivant d’Aymeric Caron. Il s’agit pour ainsi dire de considérer le Terrestre comme un nouvel acteur politique.

La société thermo-industrielle conçoit le système socio-économique comme totalement hors sol, réduisant la Nature à un simple décor de l’activité humaine. Gilbert Rist (La tragédie de la croissance, Presses de Sciences Po, 2018) soulignait que cet anthropocentrisme exclusif est le signe d’une profonde ignorance. Il est à l’origine de l’inversion théorique qui, au lieu de considérer la société comme un sous-système du système écologique global (la biosphère) a fait croire que la science économique pouvait à elle seule organiser la vie sociale.

Cette vision est devenue suicidaire, comme l’exprime avec force le dernier rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) qui nous montre que nos émissions de gaz à effet de serre nous mènent au désastre de telle manière que les générations futures seront fortement impactées, et ce pendant longtemps. Cette vision est devenue suicidaire, comme l’expriment avec clarté les attendus du congrès de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) à Marseille quant à la chute de la biodiversité et à l’extinction des espèces. Il nous faut désormais penser au nom des acteurs absents et pondérer notre préférence actuelle pour le court terme par une considération plus grande du long terme.

Michel Sourrouille, Nonac (Charente)

3 réflexions sur “Penser l’avenir au nom des acteurs absents”

  1. Si je comprends bien la démarche de représentation d’acteurs absents en ce qui concerne les générations futures qui sont effectivement encore des « fantômes » de vivants, mon avis diffère du vôtre en ce qui concerne les non-humains.  Nous ne pouvons accorder des droits d’existence aux animaux, aux arbres ou aux rivières, d’abord parce que c’est encore un symptôme de l’hubris des humains se considérant à l’égal de Dieu comme créateurs du monde. Ensuite parce qu’il ne saurait y avoir de droits sans devoirs et d’ailleurs cela concerne à mon avis aussi l’ineptie de ce qu’on appelle les » droits des enfants « ) quels devoirs en retour allons -nous demander à la nature? Comment accorder des droits à des êtres qui ne peuvent signer le contrat  et en connaître les termes ?
    La nature n’a que faire de nos droits, et la meilleure chose qui pourrait lui arriver ce serait que nous disparaissions !

    1. (suite) Par contre, si nous voulons que les générations futures d’humains puissent avoir la possibilité de profiter d’un monde vivable pour eux, nous avons des DEVOIRS envers la nature. (Comme nous avons des devoirs envers les enfants tant qu’ils ne sont pas aptes à comprendre les termes d’un contrat qui leur indique leurs propres devoirs). Nous ne sommes pas au centre d’un monde où nous devons penser au nom d’acteurs absents mais dans une biosphère dont nous sommes totalement dépendants. C’est nous qui sommes en état de faiblesse totale et c’est de cela qu’il faut convaincre les humains.
      Cette faiblesse dont se fout totalement le reste du vivant, ne concerne que nous  et pour éviter de disparaître nous devons inculquer aux humains leurs DEVOIRS envers ce qui les fait vivre.

  2. Déjà que la notion de «générations futures» est assez floue, celle d’«acteurs absents» ne peut l’être qu’encore plus. Ces deux concepts (ou idées) ne sont toutefois pas sans intérêt, au contraire. Certains amoureux de la Loire se battent pour que ce fleuve soit reconnu comme une personne, et qu’il ait des droits. L’idée n’est ni nouvelle ni absurde, depuis longtemps dans certaines cultures les fleuves, les montagnes, les lacs etc. sont considérés comme tel, parfois ou souvent même déifiés. Quant à la nature, il y a longtemps qu’on lui a mis une Majuscule.
    Pour ce qui est des générations futures, je vous invite à lire :
    Générations futures, sans voix ni droit ? (Par Jean Caron, le 21 août 2012, sur revue-projet.com)

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