Trois intellectuels envisagent l’effondrement

Bruno Latour : L’apocalypse, la vraie, ce n’est pas les effets spéciaux hollywoodiens, c’est quelque chose de sérieux. L’apocalypse, cela ne veut pas dire que tout va s’effondrer et qu’on n’aura plus rien à manger l’année prochaine. Le thème « apocalyptique » permet deux choses : d’abord, de considérer que notre situation a déjà été jugée, qu’il n’y aura pas d’autre monde, d’autre progrès… Mais aussi, du même coup, de recommencer une histoire positive, de constater que les marges de manœuvre sont nombreuses, les innovations aussi, bref de dire : non, la Terre ne va pas disparaître, les humains non plus, faut se mettre au boulot ! L’apocalypse est un thème positif, enthousiasmant, grâce auquel on peut se débarrasser des faux espoirs. Aujourd’hui, il faudrait cinq planètes pour continuer à vivre comme nous le faisons. Soudain, nous prenons conscience de la différence entre le monde dont nous vivons et le monde où nous vivons (par exemple, les cafés parisiens). Réconcilier ces deux mondes, c’est ce que j’appelle « atterrir »… D’où l’extraordinaire inaptitude des « gilets jaunes » à mouliner du politique. Que voulez-vous qu’ils disent, à part « Macron démission » ? Ce n’est pas de leur faute. Quand on a perdu la possibilité de décrire le monde où on vit, on est frappé par l’aphasie. Personne n’imagine qu’on sera 9 milliards à aller sur Mars. D’où la prolifération de ceux que j’appelle les « surnuméraires », les gens naissent et ne servent à rien. C’est aussi cela, l’histoire des « gilets jaunes » : désormais, Gaïa nous pousse dehors, et tout le monde se sent surnuméraire.*

Jean Jouzel : Les collapsologues se trompent, à mon sens, d’échelle de temps. L’effondrement n’est pas imminent. Je nous vois plutôt griller à petit feu. Une fois encore, je pense que les prévisions du GIEC sont les bonnes : on peut maintenir le réchauffement sur une trajectoire de 2 ou même 1,5 °C, si tout le monde avance dans le même sens. Les chevaux ont disparu en dix ans à Paris ; je pense qu’il en sera de même avec les moteurs thermiques. L’Europe ne doit pas rater ce virage. Et rêvons un peu : Donald Trump ne sera pas forcément réélu. Nous (au GIEC) n’avons pas été catastrophistes. Malheureusement, nos premières projections de températures et d’élévation du niveau des mers se sont révélées exactes. Certains signaux laissent penser à une accélération de la dégradation. Je pense que nous ne pourrons pas nous adapter à un réchauffement de 3 °C et que nous vivrons des conflits majeurs.**

Michel Serres : Au moment de la publication en 1990 du Contrat naturel, tout le monde m’est tombé dessus. Or j’apprends que les habitants d’une ville de l’Ohio ont donné au lac Erié un statut juridique qui leur permettrait de poursuivre les pollueurs. Il deviendrait sujet de droit et les habitants pourraient attaquer en justice en son nom ceux qui le dégraderaient. Cela dit, on parlebeaucoup– notamment d’un « Parlement des vivants » –, mais on ne fait rien. La situation n’était pas si grave il y a trente ans. L’économie domine complètement aujourd’hui. On crie victoire lorsque les Chinois nous achètent des Airbus, alors que la pollution atmosphérique est due, pour partie, au trafic aérien. Presque toutes les victoires économiques sont des catastrophes pour la planète.***

* LE MONDE du 1er juin 2019, Bruno Latour : « L’apocalypse, c’est enthousiasmant »

** LE MONDE du 2-3 juin 2019, Jean Jouzel : « L’effondrement n’est pas imminent. Je nous vois griller à petit feu »

*** LE MONDE du 5 juin 2019, L’ultime entretien de Michel Serres au « Monde » : « Philosopher, c’est passer partout »

5 réflexions sur “Trois intellectuels envisagent l’effondrement”

  1. «  »Le problème étant plutôt du côté de ceux qui nient l’évidence, autrement dit la réalité. » »

    Je ne suis pas certains qu’il n’y ait que des gens qui nient l’évidence et la réalité. Oui, des gens qui nient il doit y en avoir, mais ils ne sont peut-être pas si nombreux que ça. Non, je pense que c’est le fait qu’on soit tous pris dans un engrenage d’un système économique dont on ne sait pas comment sortir…. Pour vivre, on est tous soumis aux factures de logements, de téléphones, d’électricité etc qui fait que tous les matins les gens prennent leur voiture pour se rendre au boulot afin d’honorer les-dites factures, car c’est devenu impossible de vivre autrement, parce ce que les lois imposées par le gouvernement ne permettent pas de vivre autrement… Exemple concret, il m’est impossible de quitter mon immeuble pour aller vivre du jour au lendemain dans une cabane d’une village pour être écolo et réduire mon empreinte écologique, je ne peux pas m’installer du jour au lendemain n’importe où, sinon on se fait jeter manu militari par des Crs et puis basta…. D’autant que toutes les terres ont été privatisées, donc il faut pas passer par l’achat d’un terrain et par les impôts, et qui dit impôts dit qu’il faut trouver un job pour payer éternellement le droit se poser là où on est, alors rebelote on reprend sa voiture pour se rendre au taf…. L’inertie provient de là, ne devient pas écolo qui veut ! On fait comme on peut en rapport aux règles du jeu que nous impose un gouvernement… Acheter un logement, même un logement pourri aujourd’hui il faut dépenser pas moins de 100.000 euros, donc on est contraint à courir pour accumuler de la monnaie pour pouvoir vivre… Le gouvernement ne fait strictement rien pour qu’on puisse vivre avec le moins de monnaie possible, on est devenu trop dépendant, on est enfermé dans la cage à écureuil pour accumuler de la monnaie et vivre…. Alors l’inertie perdurera, jusqu’à temps que le système économique s’effondre… Mais les politiciens nous rétabliront ce même système idiot juste derrière… bref le système est mutagène, il s’adapte, t’as beau le sortir par la porte il revient par la fenêtre, donc les politiciens rétabliront ce même système économique juste derrière, tout simplement parce que ce sont des parasites qui aiment se faire servir, alors ils feront tout pour sauver un système monétaire de dominance, d’ailleurs ils ne s’en cachent même pas puisqu’ils parlent d »’arme monétaire », ça veut bien dire, ce que ça veut dire = UNE ARME ! La monnaie est une arme…. Donc, tant que l’arme monétaire est braquée sur notre tempe pour servir les parasitocrates, alors il n’y a strictement aucun espoir de sauver la planète, on continuera de polluer pour courir après de la monnaie afin de pouvoir vivre….

    1. @ BGA : Dans Mad Max (je me réfère souvent à ce film) , vous constaterez qu’il n’y a pas de pognon. D’ailleurs j’ai toujours dit que le pognon ne se mange pas, que pour se chauffer il y a mieux que le papier, et bien mieux que le papier monnaie pour se torcher. L’argent c’est du virtuel, du vent ! Enfin presque. L’argent n’a de valeur qu’au moment de la transaction (l’échange), jusque là sa valeur repose sur la confiance. Sans confiance, rien ne marche. Dans Mad Max, ce qui a de la valeur c’est l’essence (énergie), les balles et les cartouches pour les armes (survie).

      Tout est lié certes, mais ce sujet ne se prête pas à discuter économie, pognon, factures, contraintes et liberté etc. Il s’agit ici d’envisager l’effondrement, autrement dit la chute de cette vieille civilisation qui a fait son temps, et qui est aujourd’hui à bout de souffle.
      Or il se trouve que cette civilisation, c’est la notre. Je comprends donc que cette perspective puisse être quelque peu difficile à imaginer, peut-être même plus que celle de sa propre mort. L’emploi du mot « apocalypse » est lui aussi la preuve que cette idée terrorise. J’ai dit tout récemment que si tabou il y avait, je le voyais plutôt sur ce sujet là. Le nombre de réactions semble d’ailleurs me donner raison.

      Pour moi et d’autres cet effondrement a déjà commencé, on le voit de tous les côtés. Encore faut-il le voir, encore faut-il être apte ou capable de le voir.
      La politique de l’autruche, autrement dit le déni de réalité, est un « simple » mécanisme d’autodéfense face à une réalité trop difficile à supporter. Ce phénomène fait lui aussi partie de la réalité, comme tout le reste, comme l’état de la planète, celui des ressources, l’inertie, l’économie, les mentalités, la bêtise, la décadence, le nihilisme etc. etc.
      Tout et en train de tomber. Personne ne peut dire exactement quel pan fera le plus de dégâts en s’écrasant, mais ce n’est qu’une question de temps.

      1. Croire que l’effondrement n’est que française c’est se mettre des lorgnettes sur les yeux ! L’effondrement est international, ce sont beaucoup de civilisations humaines qui sont en processus d’effondrement, tout simplement parce que presque tous les pays du monde ont singé le modèle économique et industriel occidental, la seule nuance entre ces pays capitalistique étant d’avoir choisi entre un capitaliste d’état ou un capitaliste privatisé, voir parfois aussi un système hydride de ces 2 modèles, mais dans tous les cas, tous les pays du monde sont devenus dépendants aux énergies fossiles ! Même, l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine vont s’effondrer suite aux déplétions des ressources fossiles !

        1. Encore une fois, relisez bien. QUI a dit « que l’effondrement n’est que française » ? Qui se plait à regarder la complexité du monde avec une lorgnette ? Et qui finalement, ne fait que regarder les problèmes à sa porte ?
          Pas moi en tous cas. Pas ces 3 intellectuels que cite Biosphère. Ni tous ces intellectuels que j’évoquais, et qui aux quatre coins du monde envisagent l’effondrement.

  2. En y rajoutant Michel Onfray (Décadence – 2017) ça nous en faisait quatre, pour la France.
    Depuis un bon moment déjà, aux quatre coins du monde, de nombreux intellectuels envisagent l’effondrement. Soit ils nous parlent de la fin du capitalisme, soit de celle du Système, soit ils parlent directement de la fin de notre civilisation, tout étant lié. Le problème, c’est qu’on ne les écoute pas. Pourquoi ? Probablement parce qu’on n’a pas envie d’entendre ce qu’il disent, ou alors parce que ce qu’ils racontent n’est pas rassurant.

    Michel Serres distinguait pensée positive et pensée optimiste, la sienne était résolument positive. Bruno Latour tient à concilier les différentes formes de vérités, la vérité scientifique, la vérité politique, mais aussi la vérité religieuse, et ceci tout en gardant les pied sur terre… d’où son fameux « atterrir ». De son côté Jean Jouzel est un pur scientifique, ce qui n’est pas une tare, loin de là. Le problème étant plutôt du côté de ceux qui nient l’évidence, autrement dit la réalité.
    Déni de réalité vs lucidité… « réchauffistes » vs vrais ou faux sceptiques… réalisme vs pessimisme vs optimisme vs positivisme … pro vs anti , etc. etc. Et si, tout simplement, on s’essayait à bêtise vs sagesse ?

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