Violence, non-violence et Premières secousses

Lettre ouverte d’Alain REFALO aux Soulèvements de la Terre (extraits) :

« Porte-parole du Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN), je m’inscris dans le courant de la non-violence politique. J’ai lu attentivement votre ouvrage, « Premières secousses ». Il semble que votre livre de référence soit le fameux ouvrage de l’anarchiste Peter Gederloos, dont le titre Comment la non-violence protège l’État, outre son intention provocatrice, révèle une méconnaissance abyssale de la non-violence et des luttes non-violentes, mais surtout une malveillance outrancière à leur encontre.

Nous partageons pourtant les mêmes combats, mais vous affirmez vouloir sortir du « moralisme de la non-violence » et de « l’idéologie de la non-violence ». Les termes choisis pour (dis)qualifier la non-violence révèlent une méconnaissance profonde de ce qu’elle est. Si la non-violence n’était qu’une morale, nous serions d’accord pour dire qu’elle ne serait d’aucune utilité pour nos combats. « Il serait fallacieux de s’imaginer que seuls le recours à l’éthique et la persuasion parviendront à faire régner la justice, écrivait Martin Luther King au moment de la lutte contre la ségrégation raciale aux États-Unis. Non pas qu’il soit inutile d’en appeler à la morale, mais il faut, en même temps, prendre appui sur une force de contrainte réelle. »1 Les partisans de la non-violence ne cherchent pas à imposer leur point de vue. Il serait contradictoire de se réclamer de la non-violence tout en ayant une attitude autoritaire, voire dominatrice. Dans les faits, ce sont les partisans de la violence à qui il arrive d’imposer aux partisans de la non-violence leur logique, leur mode de pensée, leur autoritarisme et leur moyens d’action. Ce sont bien les « violents » qui, dans une manifestation de masse qui est annoncée et organisée comme non-violente, s’immiscent et s’imposent en faisant dériver la manifestation en une manifestation violente, dévoyant ainsi les objectifs initiaux de la manifestation décidés collectivement en amont. Je m’interroge sur les leçons que vous avez tirées de la manifestation à Sainte-Soline en mars 2023 ?

Plusieurs cortèges familiaux, festifs, et un groupe composé de personnes recherchant l’affrontement physique avec les forces du désordre établi. Résultat, de nombreux manifestants pacifiques blessés, et des images de guerre qui ont effacé toutes les autres sur les chaînes d’information. N’est-il pas contradictoire de protester contre les violences disproportionnées des forces de gendarmerie lorsque dans le même temps celles-ci trouvent leur justification dans l’emploi de la violence par des dizaines de manifestants ? Vous restez dans l’ambiguïté concernant les mots d’ordre et les objectifs de la manifestation. Dans votre ouvrage, après avoir mentionné votre fascination pour les Gilets jaunes et les émeutes urbaines, vous considérez que « la force d’une manifestation tient dans son caractère potentiellement débordant ». Pourtant ce type de stratégie exclut un public, assez nombreux, qui ne souhaite pas se retrouver au milieu d’affrontements. C’est le choix de l’action non-violente qui permet de décupler les potentialités de la lutte pour « impacter » réellement l’adversaire.

Dans Premières secousses, vous défendez la « diversité des tactiques » ; c’est un slogan sans consistance. Il faudrait que les partisans des tactiques violentes et ceux des tactiques non-violentes élaborent ensemble une stratégie globale, cela n’existe pas. On ne peut pas demander à des partisans de la non-violence qui ont fait le choix assumé de la rupture avec la violence de s’associer avec celles et ceux qui considèrent que certaines formes de violence sont légitimes. A aucun moment, la question de la « complémentarité » tactique n’a été pensée. Lorsque dans un même espace coexistent des actions non-violentes et des actions violentes, ce sont les actions violentes qui imposent leur logique et qui dénaturent l’esprit de la non-violence. Cette stratégie, au nom de la diversité des tactiques, est une stratégie autoritaire par son irrespect des personnes et des organisations qui ont fait le choix assumé de la non-violence. En réalité la « diversité des tactiques » n’est défendue que par les tenants de la violence. La panoplie des méthodes d’action non-violentes, au nombre de plusieurs centaines, offre une grande variété de tactiques non-violentes qu’il convient d’adapter au contexte de la lutte.

La « contre-violence » que vous revendiquez, n’est pas le contraire de la violence, elle est une autre violence. Une violence, certes en réponse à une violence structurelle et systémique, mais surtout une violence qui alimente la spirale des violences. L’histoire abonde en exemples de fins dévoyées par l’utilisation de moyens qui ne respectent pas la dignité humaine, de justes fins trahies par des moyens injustes. Légitimer des moyens de violence au nom de la fin, aussi noble et juste soit-elle, constitue une erreur tragique, une trahison inéluctable de la fin. Les moyens sont le commencement de la fin, ils sont une fin en devenir. Les moyens de la non-violence sont parfaitement en accord avec l’idéal d’une société sans dominations, juste, solidaire et fraternelle. La fin est déjà dans les moyens. Le véritable pouvoir, disait Hannah Arendt, procède, non des instruments de la violence, mais de la mobilisation sans violence du peuple qui constitue une force autrement plus puissante et plus irrésistible que la force instrumentale des États.

Contrairement à ce que vous affirmez, la non-violence ne s’est jamais définie comme une « idéologie », c’est-à-dire un système d’idées constituant une dogme définitif et infaillible. Je laisse de côté vos expressions les plus outrancières, notamment celles de la page 135, qui sont des attaques frontales absurdes déjà diffusées par Peter Gederloos dont vous vous inspirez. L’expérience de la lutte des dissidents en Europe de l’Est sous le joug soviétique est riche d’enseignements sur la question de la confrontation. En septembre 1976, la création du Comité de défense des ouvriers (KOR) en Pologne va permettre d’expérimenter une stratégie consistant à éviter toute lutte frontale contre l’État et ses forces policières. Reprise ensuite par le syndicat Solidarnosc, cette lutte non-violente s’incarnera dans la grande grève des ouvriers des chantiers navals de Gdansk qui aboutira à la reconnaissance de ce syndicat jusqu’alors interdit. Après le coup d’État du général Jaruzelski qui prétendait rétablir l’ordre communiste, la résistance civile non-violente ne sera jamais brisée par l’armée polonaise, malgré la répression. En 1989, le gouvernement du général Jaruzelski devra s’effacer pour laisser la place à un gouvernement démocratiquement élu. Ces événements que l’on pensait impossibles étaient annonciateurs de la révolution antitotalitaire qui surviendra à la fin de l’année 1989 en Europe de l’Est. La leçon de cette histoire est que face à un gouvernement ultra-violent et répressif, il convient de construire des contre-pouvoirs, des mobilisations qui iront grandissants et contre lesquels la répression ne pourra rien.

La résistance civile a vaincu des dictatures qui n’hésitaient pas à tirer et à tuer des manifestants. Malgré cette répression, il est arrivé que le peuple opprimé maintienne le cap de la non-violence, non par moralisme, non par « spiritualisme », non par « idéologie », mais par conviction. A savoir que le recours à la violence aurait entraîné un bain de sang et aurait de toute façon fini par écraser définitivement le peuple en lutte. A savoir que seule la non-violence pouvait vaincre la dictature en sapant les bases idéologiques, économiques et politiques de son pouvoir. Comme le soulignait Gandhi, c’est à partir du moment où le mouvement non-violent survit à la répression, « modérée ou cruelle », qu’il est proche de la victoire.

L’idéologie de la violence, elle, ne s’encombre pas de ces considérations. Dans sa vision primaire des conflits, elle met en œuvre des moyens mimétiques de ripostes et de contre-violences, permettant à l’adversaire de surenchérir dans l’utilisation des moyens violents. Si la destruction (illusoire) de l’autre est l’objectif de la violence mimétique, la non-violence, elle, met en œuvre des moyens d’action anti-mimétiques afin de surprendre l’adversaire et de l’amener sur un terrain où sa capacité de résistance sera diminuée. C’est en sens, contrairement à ce que vous affirmez, que la non-violence est réaliste. Il faut croire que l’ivresse que procure la violence rend aveugle et sourd, au point d’oublier tous les nombreux échecs de la violence dans l’histoire. La non-violence est réaliste dans le sens où elle s’efforce de tarir les sources du pouvoir oppressif, dans le sens où elle travaille à dénouer les nœuds du conflit.

Si la violence était radicale, elle toucherait à la racine des conflits. Elle agirait sur leurs causes afin de les supprimer. Or, elle n’agit qu’à la surface. En s’attaquant aux personnes qui représentent les institutions responsables de l’injustice, la violence exprime une colère certes légitime, mais totalement inefficaces. Elle s’en prend aux symboles du capitalisme et de l’ordre policier, sans jamais remettre en cause les fondements de ces systèmes injustes et autoritaires. En réalité, la violence est essentiellement un mode d’expression, ce n’est pas un mode d’action politique. La non-violence, elle, s’attaque directement à la racine des injustices. Elle cherche à tarir les sources du pouvoir adverse. Cela signifie qu’elle identifie les forces et les faiblesses de l’adversaire afin de déterminer les stratégies les plus pertinentes pour l’affaiblir. La résistance non-violente vise à priver l’adversaire du consentement de la majorité, complicité qui fonde son pouvoir. Ce faisant, la non-violence agit sur le terrain politique, ce que la violence est incapable de faire. La radicalité de la non-violence est de maintenir le cap de la non-violence malgré la répression. La radicalité de la non-violence s’affirme également par un engagement qui cherche la société juste et fraternelle à venir. Il s’agit pour chacun.e de s’efforcer d’incarner, dans sa vie comme dans ses luttes, l’absence de volonté de domination envers les autres. Par la pensée, par la parole et par les actes. C’est une expérience radicale qui se conjugue, sans se payer de mots, avec un engagement dans l’action non-violente radicale.

Dans la panoplie des moyens d’actions non-violents qui relèvent de la désobéissance civile, se trouvent les actions de sabotage. Lorsque le gouvernement français a tenté de dissoudre votre mouvement, il a cité en référence l’ouvrage du militant suédois Andreas Malm, « Comment saboter un pipeline ? » Une lecture attentive de ce texte montre qu’à aucun moment l’auteur ne légitime le recours à la violence contre les personnes. « Tant qu’il n’y a pas de sang versé, écrit-il, c’est dans cette palette (dégradations et destructions de biens) qu’il faut choisir .»2 Nous ne pouvons qu’acquiescer à ses propos lorsqu’il affirme que « les destructions de biens ne doivent pas nécessairement prendre la forme d’explosions, de jets de projectiles ou d’accès pyromanes », qu’elles « peuvent être réalisées sans colonne de fumée » et que « le sabotage peut se pratiquer doucement, délicatement même »3…La limite entre violence et non-violence se situe entre l’atteinte aux personnes et l’atteinte aux biens, ce que vos avocats ont d’ailleurs défendu durant l’affaire de la dissolution. « On ne peut pas faire preuve de cruauté à l’égard d’une voiture ni la faire pleurer », souligne justement Malm avec humour. Cela n’empêchera pas les pouvoirs économiques et politiques de qualifier de « violente », si ce n’est « terroriste » une action de sabotage non-violent.

De même, et sur ce point nous serons en accord, lorsque vous soutenez le « démantèlement » d’infrastructures de la filière béton et du complexe agro-industriel. Cette démarche peut tout à faire s’inscrire dans celle de la non-violence radicale. Il s’agit bien d’empêcher le fonctionnement de ces infrastructures parce qu’elles sont profondément nocives pour le vivant. La violence est toujours du côté du pouvoir et des structures économiques oppressives : celles-ci soutiennent la croissance infinie et se soucient peu du vivant, végétaux, animaux et humains qui souffrent de leurs décisions irresponsables. C’est pourquoi, pour résister efficacement à la violence économique, le plus souvent soutenue par la violence étatique, une action radicale s’impose, c’est-à-dire une action qui touche à la racine de leurs structures et à la source de leur pouvoir. La lutte par la violence renforce le système dominant, favorable à la croissance économique à tout prix. C’est pourquoi l’axiome de base : « On ne peut plus croître de manière infinie dans un monde fini » doit être complété par l’axiome suivant : « On ne peut plus être violent dans un monde ultra-violent.» Car faire le choix de la violence, c’est renforcer le système répressif et oppressif de l’État et c’est enfermer notre avenir dans la violence destructrice, là où il y a urgence à l’en délivrer.

Je veux croire que sur toutes les questions évoquées dans cette lettre le dialogue sera malgré tout possible. La force de votre mouvement demeure un atout indéniable pour construire de puissantes mobilisations et initier de véritables transformations sociétales au service d’une société plus juste, plus écologique et plus solidaire. Cependant, pour que le potentiel de cette force soit réellement efficace et que celle-ci soit en mesure de structurer des rapports de force favorables, il convient de s’interroger sérieusement sur les meilleurs moyens à mettre en œuvre pour atteindre ces objectifs ».

Alain Refalo

Lien pour la version intégrale

Lettre ouverte aux Soulèvements de la Terre sur la violence, la contre-violence et la non-violence

1Martin Luther King, Où allons-nous ?, Payot, 1968, p. 152-153.

2Andréas Malm, Comment saboter un pipeline ?, La Fabrique, 2020, p. 137.

3Voir le dossier de la revue Alternatives Non-Violentes, Le sabotage en débat, n° 211, juin 2024.

2 réflexions sur “Violence, non-violence et Premières secousses”

  1. Esprit critique

    Cette réponse se veut argumentée, et en effet elle l’est. Et même plutôt bien.
    Hors-mis ces quelques mots qui ont blessé Alain Refalo («moralisme» et «idéologie», de la non-violence), et sur lesquels il y aurait matière à discuter, le désaccord porte donc sur cette notion de non-violence. Qu’il ne faut pas confondre avec la contre-violence.

    – « La violence est un enchaînement. La non-violence veut briser cet engrenage. La contre-violence, en définitive, ne permet pas de combattre le système de la violence parce qu’elle en fait elle-même partie et ne fait que l’entretenir. En toute rigueur, la contre-violence est une violence contraire, mais elle n’est pas le contraire de la violence. » (Jean-Marie Muller. Un des grands spécialistes universitaires de la non-violence, écrivain, philosophe, fondateur et porte-parole du MAN )

    1. La contre-violence et la non-violence reviennent souvent au menu de Biosphère.
      Tout autant que le pacifisme, l’objection de conscience, la désobéissance, civique et civile, de toute façon tout est lié. Et puis l’écologie c’est tout ça.
      Pour tout et n’importe quoi, finalement le plus difficile c’est de trouver la juste mesure.
      Et le plus important, notamment lorsqu’on cherche à être efficace, crédible, constructif etc. c’est d’être cohérent. Pas toujours facile non plus, je le reconnais. 😉
      En attendant, moi aussi je pourrais écrire un bouquin. Mais bon…
      – Contre-violence par destruction de biens (Biosphère nov 2020)
      – Urgence écologique, le rôle de la violence ( ‘’ avril 2023)
      – Urgence écologique de la contre-violence ( ‘’ mai 2023)
      – L’échec avéré de la non-violence ( ‘’ juillet 2023)
      – etc.

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