La compétition envahit le monde du travail, la politique, l'économie... entérinant le principe d'un monde construit aux dépens de la majorité. Pour refuser la compétition, il faut apprendre à bien utiliser son cerveau !
Dans l'allocution pour le grand emprunt donnée par Nicolas Sarkozy le 14 décembre 2009, on peut lire « parce qu'avec les meilleures universités du monde nous nous préparons à gagner le combat de la compétitivité ». Or pourquoi, diable, devrions-nous être compétitifs alors que, loin s'en faut, la compétition n'est pas le mode relationnel assurant au plus grand nombre ce bonheur auquel nous aspirons tous ? Pourquoi nous sentir coupables de refuser, comme la presse et les médias sans cesse nous y invitent, de rendre nos lieux de travail plus guerriers et nos enfants plus performants, alors qu'il nous importe peut-être de voir dans l'autre autre chose qu'un concurrent en puissance ? L'intensité du bonheur éphémère du vainqueur ne sera compensée en rien par l'insatisfaction ressentie dès la deuxième place.
Combien cruel est-il le sport quand, pour un seul maillot jaune, la majorité des cyclistes finissent leur carrière dans l'indifférence générale, ramassés par cette voiture glorieusement qualifiée de « balais », terrassés par un infarctus ou crucifiés sur la croix de la tricherie permettant à l'adversaire de l'emporter. Malgré les vœux pieux du baron de Coubertin, le sport est, après la guerre (sur laquelle il lui arrive de déboucher parfois, en tous les cas dans les gradins), le mode relationnel le plus explicitement et légitimement compétitif, alors même qu'il noircit, par ses défaites et ses victoires, les colonnes des journaux les plus lus et anime l'écran des télévisions championnes, à leur tour, de l'Audimat. Progressivement, insidieusement, il devient le stéréotype social par excellence, celui auquel tous les autres, telles l'école ou la carrière professionnelle, doivent se rapporter.
Au palmarès des sportifs et en matière de popularité, suivent d'assez près les requins de la politique, ceux dont le moteur premier est de « niquer et manger leurs concurrents ». C'est lorsque les hommes s'entre-tuent pour la tête d'un parti, une élection, une mairie, devant un tribunal, qu'ils brillent sous les sunlights et que les médias leur réservent leur une. À l'issue de longues campagnes pendant lesquelles pratiquement tous les coups sont permis, souvent d'ailleurs émaillées de fraudes, chaque élection est remportée par une poignée d'heureux, au regard du nombre des candidats qui, parfois, s'en trouvent contraints, humiliation suprême, de rembourser ce que leur a coûté une campagne insuffisamment efficace. Nul ne doit s'étonner de voir un président du Conseil italien propriétaire d'une célèbre équipe de football et un ancien président français, effacé par une armoire à glace, dont la célébrité est due au nombre d'adversaires projetés avec les deux épaules sur un tatami de judo. Ce même président qui, à la suite de la victoire des Bleus lors de la finale du Mondial de football en 1998, a vu sa cote de popularité grimper soudainement, comme par enchantement. Les politiques savent que l’issue favorable d'une compétition qui ne les a concernés en rien s'avère une période bénie pour le passage en douce de mesures impopulaires, car le peuple, saoulé de joie simple, et tout public qu'il est devenu, ne fait plus la différence entre ce qui provoque cette joie et ce qui l'exploite.
La métaphore guerrière a totalement envahi l'économie qui se doit, avant route chose, d'être conquérante, en remportant des marchés sur les concurrents, en proposant des prix compétitifs, en phagocytant les rivaux par une OPA rondement menée, en débarrassant des entreprises les employés à la traîne, non performants, les piètres vendeurs, et misant tout, en revanche, sur les salariés aux dents longues, ceux qui en veulent, qui en ont dans le ventre, employés, vendeurs ou traders du mois... L'économie de marché, aujourd'hui largement répandue et acceptée, est d'essence compétitive, ses adeptes les plus académiques voyant dans cette concurrence (qui par ailleurs se doit d'être « parfaite ») le seul mécanisme possible de régulation et de stabilisation de l'offre et la demande, ordonnant, sélectionnant ou éliminant par un simple ajustement des prix, acheteurs ou vendeurs qui, par malheur, convoitent les mêmes marchés.
Or n'avons-nous donc d'autres choix que de louer cette compétition à laquelle nous ne pouvons ou ne pourrions nous soustraire, sous l'emprise de nos gènes égoïstes ou assujettis aux lois de l'économie ?
La compétition a certes quelque chose de très attirant, un côté piégeant dont nous faisons tous les frais aujourd'hui, au vu des inégalités sans frein auxquelles elle nous expose. Et ses dégâts sur le bien-être et le moral humain, pour ne pas parler de l'environnement, de l'air qu'on respire, sont aujourd'hui trop importants pour que nous ne décidions d'y mettre un sérieux coup de frein. En réponse à tous ceux qui considèrent la compétition comme inscrite dans le génome et les synapses humains, il importe d'entamer la dénaturation du fait compétitif. C'est le contexte qui fait l'apôtre ou le soldat, et il nous revient de favoriser les situations dans lesquelles le besoin de l'autre s'impose naturellement. De surcroît, l'homme, par son réseau cérébral d'une densité extraordinaire dispose de cette faculté unique de se projeter autrui et de devenir de ce fait, un être moral, capable d'évaluer l’effet de ses actions sur ceux qui l'entourent et de se préoccuper de leur bien-être tout autant que du sien.
(HUGUES BERSINI, auteur de « Haro sur la compétition » -Éditions PUF)