bimensuel BIOSPHERE-INFO du 16 au 31 mai 2013
Les vertus du rationnement de l’énergie
Si demain nous n’avions plus de pétrole, ni gaz, ni charbon, ce n’est pas 4 % du PIB que nous perdrions (la place de l’énergie dans le PIB), mais près de 99 %. Sans énergie, impossible de déplacer un objet (ou notre propre corps), illuminer ou chauffer une pièce, transformer un poisson dans l’océan en poisson dans notre assiette. Comme l’exprime Jean-Marc Jancovici, « Bien gérer la sortie de scène du Père fossile ne va pas être une mince affaire ».
Le marché carbone, l’échange « libre » des « droits de polluer », a été un échec. Une taxe carbone ne gênerait nullement les riches, mais pénaliserait fortement une proportion non négligeable des autres catégories sociales. En effet dans un système revenus-prix, les riches ne se rationnent pas, les pauvres y sont obligés, par leur insolvabilité. Reste la carte carbone, l’action sur les quantités, le rationnement organisé collectivement. Ce type de rationnement doit sa mauvaise réputation à son association à l’idée de pénurie… alors qu’il est une réponse à la pénurie, et non sa cause. A cette politique publique d’action pour limiter l’utilisation d’énergies fossiles devrait bien sûr s’ajouter les mesures permettant de sortir du nucléaire.
1/6) Un moyen de lutter contre le choc des hydrocarbures
Changement climatique et pic pétrolier sont les jumeaux de l’hydrocarbure. Ces deux questions sont tellement interreliées que si on les considère isolément, une grande partie du problème nous échappe. La crise écologique globale se caractérise par le risque de franchir des seuils de basculement entraînant des ruptures systémiques irréversibles. Or un choc pétrolier peut arriver d’un instant à l’autre. En 1973, le prix du baril a quadruplé en quelques mois, entraînant la fin des Trente Glorieuses. Les effets du réchauffement climatique sont plus pernicieux car ils vont s’inscrire dans la longue durée.
La carte carbone ne fait que reprendre une idée centrale des négociations climatiques : le principe de « contraction et convergence ». Contraction, fixer politiquement un objectif chiffré de réduction des rejets de CO2 dans l’atmosphère. Convergence, définir la contribution de chaque pays à cet effort, pour aboutir finalement à une égalité d’émissions par personne. Cette méthode à été proposée en 1990 par le Global Commons Institute, et a été ensuite adoptée par l’ONU. Le sommet de Copenhague aurait d’ailleurs dû se conclure par un objectif chiffré de contraction, et un accord sur les moyens d’y converger. Il ne l’a pas fait. Avec la carte carbone, chaque individu est concerné.
Le volume de gaz à effet de serre (GES), qui s’incarne dans un Budget carbone national, détermine en retour un volume d’énergies fossiles dont la combustion est permise, et qui agit comme une contrainte directe sur l’ampleur des activités thermiques de la société. Avec la taxe carbone, le résultat écologique est incertain. Avec la carte carbone individuelle, au contraire, le résultat écologique est certain. Au slogan actuel, « plus vite, plus loin, plus souvent », va succéder l’idée contraire.
2/6) Une initiative intellectuelle des années 1990
David Fleming (fondateur du Green party) et Mayer Hillman proposèrent dans les années 1990 les premières ébauches d’une « carte carbone ». Ils défendaient l’idée d’une politique publique, menée à l’échelle nationale, dans laquelle chaque personne se verrait remettre un quota annuel de droits d’émissions de CO2 qui conditionnerait toute consommation d’énergie primaire (gaz, électricité, fioul, essence, etc.). Ces droits d’émissions se décomposeraient en unités ou points et figureraient sur une carte à puce. Pour faire le plein dans une station-service, par exemple, les particuliers devraient payer en monnaie le prix commercial de l’essence, comme c’est le cas actuellement, mais également son prix climatique, en restituant le nombre de droits d’émissions correspondant à la pollution engendrée. Le budget carbone annuel, c’est-à-dire la quantité totale de droits d’émission de CO2 distribuée chaque année, diminuerait régulièrement afin de suivre les engagements climatiques du pays. En l’occurrence, au Royaume-Uni, le budget carbone devrait décroître de 80 % d’ici 2050, par rapport au niveau d’émissions de 1990 (Climate Change Act, 2008). Par conséquent la taille des quotas individuels distribués aux habitants du pays diminuerait également progressivement.
Les quotas distribués seraient strictement égaux d’une personne à l’autre. Mais tout le monde n’a pas les mêmes consommations d’énergie. C’est pourquoi Fleming et Hillman proposaient de mettre en place une bourse d’échange, où ceux qui voudraient consommer plus que leur quota pourraient racheter des unités supplémentaires aux plus économes, qui en auraient en excédent. Leur prix évoluerait en fonction de l’offre et de la demande. Cela revient à organiser en quelque sorte un tarif progressif, mais ici en deux tranches uniquement : la dotation initiale de droits d’émissions est gratuite, et au-delà les unités supplémentaires sont payantes. Cela implique également une redistribution directe de revenus depuis les plus gros émetteurs de CO2 vers les plus économes.
Il ne s’agit donc pas d’un rationnement strict, puisque dans ce système le dépassement des quotas individuels est possible, mais ces dépassements sont cependant limités et conditionnés par la disponibilité de quotas excédentaires. Dans tous les cas, le budget carbone national est strictement indépassable, et sa diminution progressive est programmée, ce qui inscrit résolument le pays dans la perspective d’une décroissance énergétique.
3/6) Un projet de loi britannique en 2004
Les propositions de Fleming et Hillman ont d’abord intéressé des universitaires, puis leurs projets ont fait l’objet d’une attention politique soutenue au cours des années 2000. Le député travailliste Collin Challen a déposé en juillet 2004 un projet de loi – The Domestic Tradable Quotas Act. Bien plus égalitaire et responsabilisante qu’une « taxe carbone » imposée – qui en augmentant les prix frapperait surtout les faibles revenus, la solution des DTQs s‘avère sur le papier particulièrement flexible. A chacun de s’organiser pour respecter ou non son quota. L’initiative individuelle est préservée. L’intervention de l’Etat est limitée à la distribution des unités carbone, même si d’une année à l’autre, les quotas seraient en principe progressivement revus à la baisse.
Elliot Morley, le ministre de l'environnement, a par la suite confirmé qu’un plan était bien à l'étude, mais à un stade très préliminaire. « La mise en place sera potentiellement très coûteuse, mais cela ne doit pas nous nous empêcher d'en évaluer les bénéfices. (…) Il faudra sans doute 10 ans de débat avant d'arriver à quelque chose. » La crise économique de 2008 a ensuite relégué le projet à l’arrière plan.
Aujourd’hui, la carte carbone n’est pas un enjeu politique proéminent, mais elle fait partie du programme politique du Green Party, et compte des soutiens chez des parlementaires de plusieurs partis à la Chambre des Communes ainsi que dans plusieurs ONG et think-tanks environnementalistes.
4/6) Les inconvénients d’une carte carbone
Premier point faible de la carte carbone : une carte à puce pose problème à tous ceux qui s’inquiètent du fichage des données privées. Côté logistique, le suivi de ces transactions continuelles suppose la création d'une gigantesque base de données. Une comptabilité informatique est en effet chargée de suivre, débiter, enregistrer, en temps réel, l'ensemble des unités carbones dépensées ou échangées par les détenteurs de cartes. Les défenseurs de la protection de vie privée soulignent le risque d’un tel système, capable de pister les comportements économiques de l’intégralité de la population. D’autres dénoncent un scénario de rationnement énergétique irréaliste, difficile à mettre en pratique. Comment par exemple, outre le chauffage et les transports, décompter précisément la valeur carbone du panier de la ménagère ? L’exercice n’est pourtant pas impossible.
De plus dans les projets, les quotas peuvent être revendus sur un « marché du carbone ». Les riches doivent-ils avoir le droit d’acheter davantage de quotas et de polluer plus, sous prétexte qu’ils sont riches ? On rejoint là les dénonciations des nombreux effets pervers de la finance carbone. Yves Cochet propose que les quotas individuels deviennent, avec le temps, de plus en plus fondants et non échangeables. Troisième problème, si la carte carbone est mise en place dans un seul pays, on imagine que les frontaliers seraient tentés d’acheter ailleurs. Il faudrait imaginer des systèmes d’harmonisation entre pays limitrophes.
Enfin, le mot « rationnement » semble chargé de connotations négatives, ce qui incite de nombreux chercheurs à parler plutôt de « quotas ». Il est évidemment tentant de contourner la question en multipliant les euphémismes et les périphrases pour éviter de bloquer le débat par des mots. Mais il est plus franc de poser clairement les termes du problème, même s’ils ne sont pas gais à entendre : pénurie, rationnement, etc. Un débat démocratique clair ne se construit pas sur des euphémismes. Notons que le rationnement est la seule façon de s’assurer que tout le monde a sa juste part d’une ressource qui s’est raréfié ; en période de pénurie, si le rationnement n’existait pas, les gens le réclameraient.
5/6) Les avantages d’une carte carbone
Premier avantage, la carte carbone instaure une limite collective alors que la taxe carbone ne fixe aucun seuil de limitation de la consommation d’énergie. De plus on sait que la consommation d’énergie est peu élastique par rapport au prix : cela signifie que notre société est tellement dépendante du pétrole que, en cas de hausse des prix, elle aurait plutôt tendance à payer davantage qu’à diminuer sa consommation.
Autre point fort du rationnement, le partage de rations en parts égales. La répartition initiale des quotas échappe à la loi de l’offre et de la demande ; donc même les plus pauvres sont assurés de disposer d’un minimum d’énergie. Sans cela les plus riches tendraient à s’accaparer le peu d’énergie disponible si le prix explosait. Les gens doivent avoir aussi un intérêt direct à agir ; avec la carte carbone ils seraient motivés par des considérations intériorisées. Le gouvernement n’a pas à gérer les détails, mais peut s’appuyer sur la plus grande ressource, l’intelligence créative des gens.
Troisième point fort, la prise en compte de l’urgence. Avec l’aggravation du changement climatique et de la crise énergétique, il est probable que nous entrions dans une longue période d’instabilité, avec de possibles ruptures d’approvisionnement énergétique. Ce n’est pas au moment où les cuves seront vides qu’il faudra s’interroger sur les vertus du rationnement.
6/6) conclusion
Quand le Parti socialiste était dans l’opposition, son bureau national avait acté en 2009 plus qu’une taxe carbone, une Contribution climat énergie universelle, incluant toutes les formes d’énergie. En novembre 2011, l’accord programmatique entre PS et EELV prévoyait le retour de la taxe carbone en évoquant une "contribution climat-énergie". Dans ses 60 engagements pour la France en janvier 2012, François Hollande reprend l’idée d’une Contribution climat-énergie « aux frontières de l'Europe » ; rien sous la rubrique réforme fiscale comme taxes écologiques au niveau national. Devant FNE à Montreuil en janvier 2012, Hollande reste vague : « Je m’engage à procéder, dès le début de mon quinquennat, à un examen systématique de l’ensemble des dispositions fiscales défavorables à l’environnement et à évaluer tous les dispositifs qui ont été présentés comme favorables. » Arrivé au pouvoir, le gouvernement socialiste s’est empressé d’oublier toute idée de taxation écologique. La perspective d’un rationnement de l’énergie est en effet incompatible avec son logiciel de référence, croissanciste. Les atermoiements des politiques rendent nécessaires la pensée d’une carte carbone, seul moyen de réagir face à une explosion probable des prix des hydrocarbures.
Contrairement à la plupart des mesures d’aides sociales de type Etat-Providence, avec la carte carbone l’aide aux plus pauvres ne se traduit pas par un simple transfert économique d’une catégorie vers une autre : la garantie d’une consommation minimum pour chacun passe directement par une limitation en quantité des consommations des plus riches, justement parce que l’on raisonne dans un jeu à somme nulle où les consommations sont rivales.
Le rationnement est souvent perçu comme un instrument de limitation des consommations, au détriment de sa dimension de solidarité. Or, en situation de pénurie, c’est la limitation qui permet la solidarité, justement parce que l’on raisonne dans un jeu à somme nulle. Le paradigme d’une finitude des ressources conduit nécessairement à politiser l’enjeu du partage, et le rationnement apparaîtra comme l’instrument de solidarité à privilégier. Une telle politique deviendra d’autant plus nécessaire que les gouvernements ne font rien pour préparer la civilisation de l’après-pétrole.
NB : Lecture complémentaire, le chapitre de Mathilde Szuba : Régime de justice énergétique
in Penser la décroissance (politiques de l’Anthropocène) sous la direction d’Agnès Sinaï