En guise d’introduction, morceau choisi d’Antoine de Saint-Exupéry, Le petit prince :
- Bonjour, dit le petit prince.
- Bonjour, dit le marchand.
C'était un marchand de pilules perfectionnées qui apaisent la soif. On en avale une par semaine et l'on n'éprouve plus le besoin de boire.
- Pourquoi vends-tu ça? dit le petit prince.
- C'est une grosse économie de temps, dit le marchand. Les experts ont fait des calculs. On épargne cinquante-trois minutes par semaine.
- Et que fait-on de ces cinquante-trois minutes?
- On en fait ce que l'on veut...
Moi, se dit le petit prince, si j'avais cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine...
Et maintenant, quelques extraits recomposés du livre de Maurizio Pallante :
1/5) La volonté de croissance
Chaque proposition visant à relancer une croissance ou à l’aider à surmonter une crise suscite l’intérêt, anime les débats, remplit les pages des journaux. Dans l’attente d’un brillant futur technologique qui aurait balayé toutes les limites, personne n’a pris la peine de réduire le gaspillage. Mieux vaut convaincre les gens de rester à l’intérieur en tee-shirt avec le chauffage à 24 degrés que leur proposer de chauffer à 18 degrés et d’enfiler un pull-over en laine.
Depuis toujours, les innombrables variantes de la droite et de la gauche se mesurent sur la scène politique à la stratégie la plus efficace pour faire croître la production de marchandises. De 1917 à 1989, la confrontation a été monopolisée par le défi opposant marché et planification, entre le capitalisme des Etats-Unis et le socialisme de l’Union Soviétique. Une confrontation analogue s’est produite et se produit encore entre partis de droite et de gauche à l’intérieur de pays à économie de marché. Le culte de la croissance économique, de l’innovation et du progrès unit tous les partis de droite et de gauche. S’ils sont au gouvernement et que le PIB croît, ils sonnent le clairon et en attribuent le mérite aux choix de leur politique économique. Si, par contre, la croissance ralentit ou, pire, est égale à zéro, ou pis encore, est négative, les partis d’opposition se déchaînent accusant leurs adversaires d’être incapables de gouverner.
En agitant le drapeau du progrès, des changements et des innovations, la gauche a contribué à introduire dans le patrimoine génétique des classes subalternes le système de valeurs sur lesquelles est fondé le mécanisme de la croissance économique et le pouvoir des classes dominantes qui le dirigent. Celui qui dénonce les problèmes très graves causés par la croissance et pense qu’on doit entamer le plus vite possible la voie de la décroissance, se met hors de la dialectique entre droite et gauche. Pourtant il n’est pas nécessaire de regretter le passé pour critiquer le présent.
2/5) Les effets négatifs de la croissance
Droite et gauche partent de l’hypothèse que plus le gâteau est gros, plus il y en aura pour tout le monde. Cela n’allège pas les souffrances de quatre cinquièmes de l’humanité auxquels on soustrait ce qui est nécessaire pour vivre, pour faire un grand gâteau dont les classes subalternes des pays développés mangent les tranches les plus fines. De plus, dans un système fondé sur la croissance, le seuil de la pauvreté relative mesurée en termes de revenus monétaire ne peut qu’augmenter. En 2003, on était pauvre en Italie avec un revenu de 800 euros par mois. En 2005, les besoins demandaient un revenu minimum de 1250 euros. Les pauvres relatifs ne sortent pas de leur condition de pauvres avec la croissance. Dans les pays pauvres, deux dollars de revenu indiquent la pauvreté absolue uniquement si on n’autoproduit rien. Le revenu monétaire est plus aléatoire que l’autoproduction. En effet, si pour quelque raison que ce soit, les supermarchés ne pouvaient plus être approvisionnés, l’argent ne pourrait pas se manger ; s’il y avait des difficultés d’approvisionnement en pétrole, on obtiendrait bien peu de chaleur en brûlant les billets de banque ; si les prix des ressources fossiles montaient en flèche, la richesse mesurée sur la base du revenu se réduirait en proportion inverse. Comme indicateur de richesse, un potager ou un bois, c’est-à-dire la possibilité d’autoproduire des biens, sont beaucoup plus significatifs qu’un compte en banque.
La croissance du PIB ne crée pas d’emploi. De 1960 à 1998 en Italie, le PIB à prix constants a presque triplé alors que la population n’a crû que de 16,5 %. Mais le nombre d’actifs occupés est resté constant autour de 20 millions. Une croissance considérable a donc fait diminuer l’emploi, le pourcentage passant de 41,5 à 35,8 % de la population. Elle s’est limitée à redistribuer l’emploi entre les trois secteurs productifs, en les déplaçant d’abord de l’agriculture vers l’industrie et les services, puis, à partir des années 1970, aussi de l’industrie vers les services. Quels emplois ? Les usines d’armement créent de l’emploi. Mais si le travail est l’activité par laquelle l’espèce humaine améliore ses conditions de vie, la production d’armement est une contradiction en soi.
Le vrai maître de tous ceux qui doivent tout acheter, c’est le marché. Si tu dois tout acheter, tu ne peux pas éviter de travailler dans des conditions qui te sont imposées, si ton supérieur doit te licencier pour soutenir la concurrence tu es privé du nécessaire, et tu es obligé de subir l’imposition des augmentations de prix. Tu n’es pas maître de ta vie, ta vie dépend des choix faits par d’autres. Tu dois tout acheter parce que tu ne sais rien faire d’autre que de déplacer une souris d’ordinateur. Si tu ne gagnais pas d’argent en déplaçant une souris, tu ne pourrais même pas assurer les versements de cette nouvelle voiture avec laquelle tu te mets dans les embouteillages tous les matins pour aller déplacer une souris. Et tu ne peux même pas te mettre en grève parce qu’aujourd’hui, on licencie sans trop y penser : sais-tu combien il y a de chômeurs capables de déplacer une souris comme toi et même mieux que toi ?
Si chacun de nous possède une voiture et que chaque matin, il y a des files interminables de voitures avec une seule personne à bord, cela veut dire que nous avons abdiqué de la faculté de penser. Pourtant personne n’oblige personne à faire vivre ce modèle de vie. Le premier pas à accomplir pour se délivrer est de comprendre que la croissance n’est pas au service des êtres humains, mais que les êtres humains sont au service de la croissance, qui les soumets à ses exigences. Pour se libérer, il faut réduire l’incidence des marchandises dans sa vie, en achetant seulement l’indispensable, en élargissant l’autoproduction de biens et en augmentant les échanges non mercantiles.
3/5) Le mouvement pour la décroissance heureuse
Pour élargir toujours plus la sphère des marchandises, la société industrielle a progressivement détruit les échanges non mercantiles, même à l’intérieur des noyaux communautaires les plus forts, ceux fondés sur les liens de sang. Les services fondés sur le don et la réciprocité ont été remplacés par des prestations payantes, en particulier le soin aux petits et aux anciens. Avant l’industrialisation et l’extension de la marchandisation à toutes les sphères de la vie humaine, les échanges non basés sur l’argent ont suivi trois règles, non écrites, mais généralisées : l’obligation de donner, l’obligation de recevoir, l’obligation de rendre davantage que ce que l’on a reçu. De cette manière, on crée des liens sociaux, tandis que les échanges mercantiles les détruisent.
Le mouvement pour la décroissance heureuse se propose de promouvoir la substitution la plus vaste possible des marchandises produites industriellement et acquises dans les circuits commerciaux par l’autoproduction de biens. Ce choix entraîne une diminution du PIB, mais améliore la vie industrielle et collective et les conditions environnementales. Plus importante est la quantité de biens qui peuvent être autoproduits, moindre est la quantité de marchandises qu’il faut acheter, moins il faut d’argent pour vivre. Cette perspective implique que dans les pays industrialisés, on redécouvre et on valorise certains styles de vie du passé, abandonnés de façon irresponsable au nom d’une conception du progrès mal interprétée.
Pour adhérer mouvement pour la décroissance heureuse, il suffit :
- d’autoproduire le yaourt ou n’importe quel autre bien primaire : le coulis de tomate, la confiture, le pain, les tartes, l’énergie thermique ou électrique, des objets ou des outils ;
- d’offrir gratuitement des services à la personne qui se font en général contre paiement : assistance aux enfants dans les premières années, aux personnes âgées, aux mourants.
Une économie qui ne croît pas est considérée comme un poisson qui ne nage pas. Une contradiction en soi. Un cauchemar dont on ne peut parler que par périphrase. Et donc, on continue… Il te faut juste encore allumer une cigarette et boire une gorgée de coca-cola pour atteindre un niveau de bonheur supérieur. L’optique de la décroissance signifie au contraire réduire la quantité de marchandises dans sa vie. On choisit de ne pas avoir la télévision parce qu’on n’accepte pas de passer son temps de manière idiote et qu’on a des choses plus intéressantes à faire. On choisit de ne pas se soumettre aux comportements standardisés par la publicité. On ne renonce à rien.
4/5) Exemples de décroissance
En perdant le soutien de l’Union Soviétique, l’économie de Cuba est entrée en crise car la structure productive agro-industrielle, fondée sur la monoculture de la canne à sucre, s’est décomposée. Puis quelque chose à changé : à la place des cultures de canne à sucre sont nés des milliers de petits potagers sur lesquels sont cultivés des fruits et des légumes. De 50 000 couples de bœufs présents à Cuba en 1990, on est passé à 400 000 en 2000. Les Cubains sont passés des tracteurs aux couples de bœufs, des mécaniciens aux artisans du cuir, des joints à cardan aux harnais, des engrais chimiques au fumier, des boîtes de conserve au coulis de tomate. Aujourd’hui les Cubains ont plus parce qu’ils connaissent plus. Ils ont un revenu réel, fait de biens, pas un revenu aléatoire comme le revenu monétaire. Que ce soit à Cuba ou au Burkina Faso, l’autoproduction, le refus d’intégrer la logique mercantile, l’abandon de la chimie et le choix de la fertilisation naturelle, la préférence donnée aux biens au lieu du revenu monétaire, à la variété biologique plutôt qu’à la monoculture, la valorisation du local et la fidélité à sa propre culture, l’autosuffisance et l’autonomie à la place de la subordination au marché mondial, fait sortir de la pauvreté.
Le yaourt autoproduit, faisant fermenter le lait par des colonies de bactéries, ne doit pas être transporté, ne demande ni confection ni emballage, coûte le prix du lait, ne contient pas de conservateur. Le yaourt produit industriellement, pour arriver sur la table des consommateurs, parcourt 1200 à 1500 km, coûte cinq euros le litre, est confectionné à 95 % en petits pots presque tous à usage unique et regroupés en emballage carton, subit des traitements de conservation qui, souvent, ne laissent par survivre les bactéries à partir desquelles il a été formé. Le yaourt autoproduit ne génère pas d’impacts environnementaux, entraîne une diminution du produit intérieur brut. Tout ceci dérange les ministres des finances parce que cela réduit le revenu de la TVA ; les ministres de l’environnement car, par ricochet, cela diminue leur dotation ; les consortiums de gestion des déchets parce que cela diminue les revenus des décharges et des incinérateurs.
5/5) Les modalités de la décroissance
La critique de fond adressée au Manifeste pour la décroissance heureuse est que le remplacement du yaourt acheté par le yaourt autoproduit n’entraîne pas nécessairement une réduction du PIB. Cela dépend de ce qu’on fait avec l’argent qui est épargné en autoproduisant un bien au lieu d’acheter une marchandise équivalent. Trois possibilités sont ouvertes : soit on achète une autre marchandise qu’on n’arrivait pas à acheter avant, soit on le dépose sous un matelas, soit on le verse à la banque. Dans le premier cas, le PIB ne subit aucune variation, dans le second il diminue, dans le troisième il augmente, parce que les banques utilisent les dépôts pour financer des investissements productifs. En réalité, si l’autoproduction fait épargner de l’argent, elle ouvre une quatrième possibilité, celle de travailler moins pour dédier plus de temps aux exigences spirituelles, aux relations humaines, familiales, sexuelles, culturelles. A regarder les nuages : « J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages. »
Cela améliore-t-il la qualité de vie des jeunes, de travailler plus pour donner plus d’argent à l’Etat, de façon à lui permettre d’organiser l’assistance des personnes âgées, en perdant au passage la contribution de leur expérience ? Cela améliore-t-il la qualité de vie des personnes âgées, de les déraciner de leurs familles et de les placer dans une maison de retraite, privées avant terme d’avoir un rôle social et parquées en attendant la mort ? Ce changement témoigne d’une érosion des liens intergénérationnels et d’un déclin de l’amour filial. Mon grand-père et ma grand-mère sont morts à la maison. Lui en 1958, elle en 1964. Ils se sont assis à table avec nous jusqu’aux derniers jours. Du lit de leur chambre, ils ont continué à entendre les rythmes habituels de la vie quotidienne. Ma mère et mon père sont morts à l’hôpital, elle en 1983, lui en 1999. Ils avaient été réduits à une famille mononucléaire de deux personnes. La journée de ma mère n’était pas ponctuée par les bruits familiers. Mon père a vécu le dernier mois au service de soins intensifs. Il était accroché avec un enchevêtrement de drains et de fils à des machines et à des moniteurs. Laquelle a été la plus sereine : la mort de mes grands-parents en famille ou celle de mes parents gérée par l’Etat social ? Les familles élargies constituent un frein à la croissance de la marchandisation parce qu’elles sont en mesure de réaliser en leur sein des formes significatives d’autoproduction et d’échanges non mercantiles de biens et de services.
Les crèches et autres structures éducatives ne sont pas au service de l’émancipation des femmes comme se leurre la gauche, mais des structures de la croissance pour l’intensifier avec la contribution du travail des femmes. Un système fondé sur la croissance du PIB a besoin de familles mononucléaires dans lesquelles les deux parents effectuent un travail salarié. Leur totale soumission à l’économie mercantile demande des accroissements de la sphère mercantile. Les caresses de papa et de maman ne font pas augmenter le PIB, les bâillements de la baby-sitter et le pointage des puéricultrices à la crèche, oui. De même que les deux prélèvements fiscaux sur les revenus, qui permettent à l’Etat social de financer les structures dédiées à les remplacer dans leur rôle de parents : crèches, écoles maternelles, écoles obligatoires ou à temps rallongé. Les potentialités du futur seraient importantes si on redécouvrait les familles élargies et la redistribution équitable du travail à temps partiel entre hommes et femmes. Il faut aussi participer à des groupements d’achat solidaire, instituer des banques du temps…