Tour à tour, de nombreuses limites physiques, biologiques et temporelles ont été transcendées : la gravité a été vaincue grâce à l’avion ; de nombreuses barrières biologiques ont été abolies par les avancements notamment en agriculture et en médecine ; les barrières géographiques par les moyens de transports, puis par des moyens de communication. A travers l’existence virtuelle que permet Internet, un nombre croissant d’individus peuvent s’évader de leurs enveloppes corporelles pour s’envoler vers un monde abstrait et donc sans limites.
Mais comme les limites de la planète ont été effectivement outrepassées, la décroissance n’est plus une option volontaire. C’est-à-dire qu’elle n’est plus seulement une idée à laquelle nous pourrions ou non nous rallier selon nos préférences philosophiques ou politiques, mais un cours inévitable du changement social imposé par les forces de la nature. Toute intervention technologique ou réajustement de l’organisation sociale ne pourrait faire mieux que de l’ajourner transitoirement, sans jamais réussir à l’éviter. Et les innovations liées à l’économie des ressources semblent parmi les plus lentes à venir !
Ce livre regroupe les contributions au colloque tenu en mai 2009 sur l’initiative du Mouvement Québécois pour une Décroissance Conviviale. Nous vous résumons le plus incisif.
1/2) Une décroissance de la recherche scientifique (Hervé Philippe)
C’était mieux avant et ce sera probablement pire encore dans le futur. Ce sont les partisans de la croissance qui sont de dangereux extrémistes. Un simple taux de croissance annuel de 3 % du PIB, généralement considéré par les économistes comme un minimum pour garantir la prospérité d’un pays, implique au bout de 300 ans une multiplication du PIB par 7098. Le taux de croissance de 10 % réalisé par la Chine entraînerait sur la même période une multiplication du PIB par 2000 milliards ! L’extrémisme de la croissance infinie dans un monde fini se traduit par la consommation en 200 ans du pétrole qui a nécessité environ 200 millions d’années pour être formé : une consommation un million de fois plus rapide que la production ! Il faut être bien cynique pour prétendre que les progrès technologiques vont permettre de se passer sans douleur des ressources fossiles. Comment a-t-on pu briser les contraintes séculaires qui imposaient de strictes limites aux hommes ?
Les scientifiques ont eu à se battre contre l’Eglise pour pouvoir mener leur recherche sans contraintes. Ils sont arrivés dès le XVIIIe siècle à faire reconnaître le dogme que la recherche de la connaissance ne devait souffrir d’aucune limite. Les scientifiques sont-ils des extrémistes de la croissance infinie ? La recherche appliquée qui, en fournissant des innovations, est le moteur de la croissance économique est un cas trop facile. Je ne considérerais donc que la recherche fondamentale. Le fonctionnement normal de la recherche scientifique consiste à accumuler de plus en plus de données. En termes crus, plus un chercheur pollue et épuise les ressources, meilleure peut être son évaluation, et plus important peut-être son financement pour amplifier ses actions destructrices.
Prenons mon domaine de recherche, la phylogénie des espèces. Depuis Darwin, on est passé des données morphologiques nécessitant tout au plus un microscope, à l’analyse des données génomiques : l’utilisation de mes 16 ordinateurs en 2007 a produit 19 tonnes de CO2, leur climatisation au moins 10 tonnes et ma participation à des conférences internationales 15 tonnes. Le récent collisionneur d’hadrons du CERN à Genève consomme autant d’électricité que 500 000 Genevois. Les scientifiques sont des fondamentalistes de la croissance : toujours plus de savoir, toujours plus d’activités de recherche, toujours plus de ressources. L’énorme préférence pour le développement technologique plutôt que pour l’utilisation rationnelle du savoir me semble être un des problèmes majeurs. On connaît déjà la solution à l’obésité, au diabète et aux maladies cardiovasculaires : un meilleur régime alimentaire et plus d’exercice physique. Mais au lieu de modifier les structures sociétales, on investit massivement dans la recherche moléculaire et pharmacologique pour trouver des solutions technologiques. N’est-il pas temps d’arrêter la recherche scientifique ?
Ne peut-on pas se demander si les campus universitaires, constructions parmi les plus grandioses de l’époque moderne (avec certains instruments scientifiques comme le LHC ou ITER), ne constituent pas le chant du cygne de notre civilisation tout comme les statues des Pascuans ? Ne devrait-on pas se demander si un paysan illettré, mais ayant des connaissances héritées de sa communauté, n’est pas mieux placé qu’un agronome occidental pour gérer son avenir de manière durable ? Le savoir actuel, beaucoup trop vaste, est foncièrement anti-démocratique : seule une élite peut discuter d’un sujet comme le nucléaire, mais la même élite ne peut pas discuter d’un autre sujet comme les OGM.
On pourrait envisager d’arrêter les recherches les plus demandeuses en ressources ou les moins utiles, mais l’histoire des sciences montre clairement qu’il est impossible de savoir quelle recherche sera révolutionnaire. Je propose donc d’envisager une décroissance de la recherche scientifique couplée à l’élaboration d’une science de la décroissance. Il faudrait changer les critères d’évaluation : minimiser l’utilisation des ressources devrait être un critère primordial et l’innovation ne devrait plus être qu’un critère secondaire. Comme disait Gandhi : « La civilisation ne consiste pas à multiplier les besoins, mais à les limiter volontairement. Il faut un minimum de bien-être et de confort ; mais, passé cette limite, ce qui devrait nous aider devient source de gêne. » Il est impossible de remplacer civilisation par recherche scientifique dans cette citation. Le défi auquel devraient s’atteler les scientifiques est de résoudre ce conflit.
2/2) quelques citations signifiantes de différents auteurs
- A l’opposé de Marx (« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer »), les objecteurs de croissance constatent qu’on a trop transformé le monde, sans réfléchir, au point où l’on ne peut plus y vivre humainement.
- Quand Georges Bush déclarait en 1992 qu’il ne venait pas à la Conférence de Rio pour « négocier » le mode de vie des Américains, cette position de principe n’a pas été seulement celle de ses successeurs, mais elle est aussi partagée par la grande majorité des habitants des pays développés.
- Dans l’achat d’une marchandise par l’argent, nous nous libérons des attaches normatives du tissu social : après avoir payé, nous avons réglé notre dette. L’économie moderne nous détache en quelque sorte de la communauté.
- Le système capitaliste mondial s’effondrerait en quelques semaines si les individus cessaient brutalement d’intérioriser en masses un imaginaire de la croissance illimitée et une culture de la consommation. Notre époque semble très mal préparée aux conséquences de son idéologie progressiste.
- Les sociétés modernes ont mis en place un arsenal d’outils de communication destinés à stimuler une demande pour des produits éphémères. A titre d’exemple, le budget de la publicité pour les enfants à la télévision a été multiplié par 170 entre 1983 et 2008.
- Dans les sondages, la population se déclare préoccupée de l’environnement. Mais en réalité, cela se traduit ainsi : « D’accord, nous avons là un problème de plus, mais il ne faut pas exagérer ! » Ou plus précisément : « Des limites, quelles limites ? »
- Il y a véritablement intoxication des êtres humains, il n’y a donc plus de changement démocratique possible. Quelles capacités démocratiques existe-t-il pour ceux qui sont dépendants à la drogue ?
- Nos actions collectives de production et de consommation ont des conséquences qui se répercutent pour des millénaires et, pourtant, nos actions et préoccupations se limitent à des perspectives relativement insignifiantes. Nous semblons prisonniers d’une temporalité sans envergure.
- Les initiatives pour le développement durable ne sont que des freins de bicyclette attachés à un avion supersonique.
- Nous voilà pris dans une spirale infernale. Les consommateurs/citoyens subissent le poids des structures, les firmes doivent survivre dans le court terme et les gouvernements invoquent la contrainte extérieure (la mondialisation). Chacun peut justifier son inaction par l’inertie des autres et s’enfonce encore plus dans des comportements qui rendent de plus en plus difficiles les changements nécessaires.
- Lorsque l’on parcourt les étalages d’un supermarché, il est aujourd’hui de plus en plus difficile de visualiser la source réelle de tous ces produits qui pourtant nous ont été initialement donnés par la terre. Notre relation avec les ressources qui garantissent notre survie est de moins en moins concrète.
- L’exemple du pétrole n’en est qu’un parmi tant d’autres pour illustrer un constat : il semblerait que l’existence d’une limite physique aux activités humaines ait perdu tout son sens dans la conscience collective aujourd’hui.
- « Je n’ai plus d’argent, donc j’arrête de consommer » deviendra la premier pas vers une économie qui serait régie par les possibilités de son environnement plutôt que par l’expansion du crédit : en d’autres termes, une économie qui se réconcilierait avec le réel.
- Le Wuppertal Institut accorde une priorité à l’écologie qu’il estime être la base de toute action. Le Wuppertal Institut considère qu’il n’y a pas de différence entre une politique du développement durable et la décroissance. Pour eux, seule cette dernière constituerait la vraie et indispensable réalisation du développement durable.
- L’entreprise n’est-elle pas une organisation qui produit constamment de nouveaux besoins, ne s’agit-il pas d’une machine à insatisfaire ? Qu’est-ce que la mode sinon la création de besoins ? Se débarrasser de la mode, n’est-ce pas se débarrasser de l’entreprise finalement ? Les décroissants en appellent à une vie simple.
- Le développement durable suppose de répondre à la question : « How Much is Enough ? » (à quel moment en ai-je assez ?). Or c’est une question que nous ne nous posons jamais…
- Le sentiment de sécurité personnelle peut se concevoir dans une communauté fermée gardée par des milices armées comme on le voit aux Etats-Unis. Elle peut aussi résulter d’une communauté ouverte dans laquelle on fait confiance à ses voisins comme dans tant de villages du Québec où l’on ne ferme pas sa maison à clé.
(éditions écosociété)