(première publication LGF en 2011, réédition Grasset 2013)
Dans ce livre, « Le fanatisme de l’apocalypse », Pascal Bruckner ne fait que reprendre les tartes à la crème de l’écoloscepticisme déjà étalées dans des livres aux titres redondants : « Arrêtons d’avoir peur ! », de Maurice Tubiana, « L’apocalypse n’est pas pour demain » de Bruno Tertrais, « Les prêcheurs de l’apocalypse » de Jean de Kervasdouén, etc.
Le commentaire du mensuel la Décroissance est cinglant : « Prenons les discours écolophobes et anti-catastrophistes de Pascal Bruckner pour ce qu'ils sont : des symptômes d'une stratégie en cours visant à délégitimer les franges les plus radicales de l'écologie politique afin de faire passer la pilule d'un développement contrôlé par les grandes firmes. On dénonce "l'obscurantisme" des discours décroissants pour mieux préserver le statu quoi d'un monde toujours plus pollué, inégalitaire et injuste… Bruckner incarne parfaitement l’irresponsabilité morale de ces sexagénaires post-soixante-huitards... Si son livre est insignifiant comme tout ce qui est outrancier, la place que lui accordent les médias est, comme dans le cas de Claude Allègre, le vrai et important sujet ; sa reconnaissance est la récompense pour ses qualités de chien de garde de la pensée unique, du productivisme et du capitalisme triomphant. Le système médiatique actuel est la première des catastrophes… Pascal est professeur de philosophie à la Sorbonne. »
En fait Pascal Bruckner est l’exemple type du comportement schizophrène qui sait à la fois qu’il y a urgence écologique (notre première partie) tout en préférant la nier (seconde partie). Voici quelques extraits significatifs :
1/4) L’urgence écologique
Seule force originale du demi-siècle écoulé, l’écologie, c’est son mérite, a remis en cause les finalités du progrès, posé la question des limites. Elle a réveillé notre sensibilité à la nature, souligné les effets du dérèglement climatique, constaté l’épuisement des ressources fossiles. Elle est devenue l’humeur dominante de ce début de siècle. L’écologie est devenue une idéologie globale qui couvre l’intégralité de l’existence, les modes de production autant que les manières de vivre. En effet notre vie quotidienne provoque chaque jour d’effroyables dégâts. Se soucier de son confort égoïste peut tuer autant qu’un meurtre prémédité. Manger, se loger, voyager fait de nous des assassins en puissance dont les actes les plus anodins ont des répercussions incalculables. Quant à la viande, elle entraîne dans sa production intensive déforestation, ruine des sols, maintien de centaines de millions de têtes de bétail dont les gaz intestinaux contribuent à l’effet de serre. L’appétit du superflu est à la fois diabolique et médiocre ; outre qu’il engendre une abondance factice, il suscite l’envie du plus grand nombre qui s’efforce de rattraper en vain l’aisance des plus prospères. Des millions d’individus sont saisis par le démon de la rapacité.
Les hommes se retrouvent dans l’enfer du développement dont ils doivent sortir sous peine de désintégrer leur planète. Forêts tronçonnées, montagnes éventrées, animaux décimés, océans pollués, mégapoles invivables, notre époque est en pleine faillite, son naufrage ne laisse aucune place au doute. Au-delà d’un certain seuil critique, les systèmes les plus performants basculent dans des configurations hautement indésirables et se retournent contre leurs utilisateurs. Des conquêtes irréfutables, l’éradication d’un certain nombre de maladies, sont remises en cause par le retour d’anciens virus ou bacilles plus agressifs sans compter l’apparition de nouvelles souches ultra-résistantes face auxquelles les antibiotiques n’agissent plus. D’où le caractère potentiellement tragique de toute innovation. Une domination technique inouïe va de pair avec l’impossibilité d’endiguer cette même puissance. En voulant se libérer des contraintes naturelles, l’homme s’est soumis au joug d’un nouveau maître, les machines. L’homme est un démiurge pathétique. Nous nous conduisons en parasites qui détruisent leur hôte en l’envahissant. L’éclipse du meilleur et la persistance du pire : voilà ce que nous vivons.
Pendant des siècles nous avons fait la guerre à la planète en voulant la dominer, il faut maintenant faire la guerre à la guerre, signer un armistice avec l’eau, l’arbre, l’océan. Tandis que la diversité biologique s’éteint, que les glaciers fondent, détritus et sacs plastiques prolifèrent. La santé de la planète se dégrade irrémédiablement puisque l’empreinte écologique excède de 50 % les capacités de régénération de la terre. L’humanité vit à crédit sur le dos de la terre, les cataclysmes divers ne sont que les rappels un peu brutaux des traites à honorer. La catastrophe est l’hypothèse la plus raisonnable et nous avons intérêt à y croire pour en éviter le coût infini s’il se révélait exact. Le libre choix d’une classe d’âge devient le destin de la suivante. C’est pourquoi, nous devons tout à nos descendants sans qu’ils ne nous doivent rien en retour. C’est une éthique de la non-réciprocité.
Plus la terre se rétrécit et s’unifie sous l’effet des moyens de communications, moins nous en maîtrisons le cours. Les tribus humaines ne cessent de déborder les unes sur les autres, entraînant en retour un violent désir de séparation et de frontières. Mieux vaut pour les pouvoirs publics se tromper par défiance excessive que s’aveugler par crédulité. On ne pardonnera jamais à un gouvernement de ne pas réagir de manière efficace à une calamité publique. La terre n’est jamais courroucée ou heureuse : elle obéit à ses lois propres qu’il vaut mieux connaître pour ne pas y succomber. Il y aurait une pensée de type H qui tourne autour de l’homme, anthropocentrique, et une pensée de type non-H, biocentrique voire écosphérique, c’est-à-dire incluant la totalité des êtres vivants. Pourquoi pas ? Rabaisser la morgue de l’homme, ne plus en faire le seigneur du monde mais un habitant parmi d’autres. Des personnes sensibles peuvent plaider la cause des animaux ou des plantes. La valeur du lézard de Komodo, du puma de Floride, c’est leur profonde gratuité. Ils ne « servent » à rien au sens utilitaire du terme, même s’ils protègent à leur façon les écosystèmes et c’est pourquoi ils nous sont précieux. Ils manifestent l’exubérance baroque du vivant, poussant ses créatures dans tous les sens.
Le chef indien Seattle : « L’homme blanc traite sa mère la Terre et son frère le Ciel comme des choses à acheter, piller ou vendre. Son appétit dévorera la Terre et ne laissera derrière lui qu’un désert… Ce n’est pas l’Homme qui a tissé la trame de la vie, il en est seulement un fil. Tout ce qu’il fait à la terre, il le fait à lui-même. » Nous lisons ces lignes le cœur serré : elles résonnent à nos oreilles comme un avertissement que nous ne voulons pas entendre. Alors que notre culture inonde la planète sous sa trivialité, ne produit que taudis, bidonvilles et dépotoirs, les indigènes du monde entier, dans leur résistance à notre civilisation, ont beaucoup à nous apprendre.
2/4) Les élucubrations anti-écolo de Bruckner, florilège
- Il n’est pas surprenant que l’apogée du film d’horreur soit contemporain de l’émergence de l’écologie depuis trente ans.
- L’exhibition de l’horrible finit par engendrer une certaine accoutumance, on voudrait nos alarmer, on ne réussit qu’à nous désarmer.
- Qui aurait pu prévoir il y a trente ans le formidable décollage indien, chinois… Mais pour les écologistes ce miracle est une calamité.
- Tout immoler à cet ectoplasme conceptuel de « générations futures », c’est s’acheter une conscience à bas prix, fermer les yeux sur les scandales actuels.
- L’écologie est la philosophie du crépuscule, du blafard.
- A quoi reconnaît-on un écologiste ? A ce qu’il est contre tout, le charbon, le gaz de schiste, l’éthanol, le pétrole, le nucléaire, le TGV, l’avion… Comme la poupée de la chanson de Polnareff, il dit toujours non et non.
- Les écologistes, tout à leur science-fiction éthique, se soucient plus de nos méfaits éventuels que des injustices présentes.
- Un slogan fait fureur chez les néo-puritains verts : la simplicité volontaire. Il faut aimer l’indigence, la chérir comme notre bien le plus précieux.
- Pour nos Robespierre de la bougie, il faudra donc renoncer au luxe, au consumérisme, aux voyages exotiques pour contribuer de manière infime mais décisive à la bonne marche de l’univers.
- Ici triomphe l’usage de l’oxymore : la frugalité heureuse, l’abondance frugale et pourquoi pas « la misère riante » et la « famine sympa » ?
- Le projet (de Serge Latouche) est autoritaire : il faut imposer la gêne matérielle, voire le retour à la bougie et à la traction animale et les présenter comme une avancée inouïe de l’espèce humaine.
- Les liens de l’écologie et du fascisme ont souvent été soulignés et mériteraient une étude spécifique.
- Les amis de la terre ont été trop longtemps les ennemis de l’humanité.
- Ne prévoit-on pas de distribuer des tickets de rationnement climatique qui pénaliseraient les personnes coupables d’avoir dépassé leur bilan carbone ? C’est là que l’aimable verbiage de quelques originaux pourrait tourner facilement au fascisme si, par malheur, ils arrivaient au pouvoir.
- Voitures, portables, écrans sont à tous égards non des gadgets, mais des agrandissements de nous-mêmes.
- Rien ne serait plus triste que des objets increvables qui nous priveraient de la frénésie d’achat, nous épargneraient la séduction folle de la nouveauté.
- Il faut accéder à l’abondance pour en combattre les maux. Le meilleur remède contre la dégradation de l’environnement, c’est l’enrichissement matériel du plus grand nombre, c’est l’industrialisation à marche forcée.
- C’est à repousser les frontières de l’impossible qu’il faut travailler, jet hypersonique qui volera dans la stratosphère, fusion de l’hydrogène, mini-centrales nucléaires sous-marines, etc.
- La vie continue. C’est cet énoncé banal qui faut opposer à tous les prophètes de malheur.
3/4) Commentaires sur la schizophrénie de Pascal Bruckner
Les deux parties précédentes, complètement opposées, montrent l’ambivalence du discours de Pascal Bruckner. D’un côté il cite à tout va les penseurs de l’écologisme comme Hans Jonas, Arne Naess, Ivan Illich, Jacques Ellul, Yves Cochet, Yves Paccalet, Theodore Kaczynski, Jared Diamond, Harald Welzer, Pierre Rabhi, Rob Hopkins, Colin Beavan, Paul Taylor, etc. De l’autre il maîtrise parfaitement tous les éléments de langage que propagent les écolosceptiques. Il est anti-malthusien, climato-sceptique, contre l’interdiction du DDT, et bien sûr pro-OGM et pro-nucléaire. Il écrit : Benoît Rittaud appelle la climatologie la « climatomancie : art divinatoire visant à déduire du comportement humain l’avenir climatique de la terre, dans l’idée de prescrire à chacun des attisons de pénitence »… Après tout, le climat de la Riviera en Bretagne, des vignes au bord de la Tamise, des palmiers en Suède, qui s’en plaindrait ?… La prohibition du DDT a provoqué une recrudescence du paludisme dans le Sud, c’est-à-dire des millions de morts… Comment savoir si l’interdiction des OGM, dans un contexte de baisse mondiale des rendements agricoles, ne sera pas au final criminelle et ne condamnera pas à la sous-alimentation des nations entières ? … Il n’est pas sûr que l’atome ait dit son dernier mot, contrairement à ce que proclament ses détracteurs. Pascal Bruckner souffre donc de dissonance cognitive.
D’autre part ce livre déforme systématiquement tout ce qu’il touche. Par exemple sur l’écologie profonde :
- Le discours (tronqué) de Bruckner sur Arne Naess : « Je ne dirai jamais que j’ai un droit de vivre supérieur à celui d’un moustique », écrit Arne Naess, fondateur norvégien de la deep ecology. Voilà bien une réflexion d’un Scandinave qui n’a jamais souffert du paludisme ! (p.134)
- Le discours d’Arne Naess selon la source de Bruckner, wikipedia « Nous ne disons pas que chaque être vivant a la même valeur que l'humain, mais qu'il possède une valeur intrinsèque qui n'est pas quantifiable. Il n'est pas égal ou inégal. Il a un droit à vivre et à prospérer (blossom). Je peux tuer un moustique s'il est sur le visage de mon bébé mais je ne dirai jamais que j'ai un droit à la vie supérieur à celui d'un moustique. » Tronquer une phrase pour la dénaturer est un procédé indigne d’un intellectuel qui se veut « de référence ».
Enfin, et surtout, ce livre est dangereux. Il accroît le risque d’écofascisme. Pascal Bruckner laisse croire qu’il y a deux écologies, l’une de raison, l’autre de divagation, l’une démocratique, l’autre totalitaire. Or, si nous n’adoptons pas dès maintenant un comportement écologique, demain naîtront des populistes qui nous feront faire n’importe quoi. Ces deux écologies ne sont pas simultanées, elles se suivent dans le temps : si la raison ne l’emporte pas, la démesure s’installera. Comme Bruckner le constate d’ailleurs, « la culture de la peur a toujours constitué l’instrument favori des dictatures » (p.48). Déjà, ici et là, les populistes font de plus en plus entendre leur voix pour engranger des voix. Pascal Bruckner fait leur jeu en nous incitant à l’inertie.
Bruckner ne veut pas être « culpabilisé », il ne tire de l’urgence écologique aucun enseignement pratique, aucun sens des responsabilités. Il ne nous prépare pas à affronter sereinement les difficultés à venir.
4/4) Bonus final
bonus 1 : La catastrophe, c’est Pascal Bruckner
bonus 2 : Pascal Bruckner ou l’illusion de la liberté