L’époque n’est pas si lointaine où certains espéraient que l’évolution technique permettrait d’alléger le travail et de libérer du temps libre. De façon surprenante, les nouvelles technologies exigent en réalité du temps supplémentaire. Au cœur de cette logique paradoxale, il y a le processus d’accélération. Non seulement il y a accélération technique par la vitesse (l’avion par exemple) et compression de l’espace, mais aussi accélération du rythme de vie (fast-foods, speed dating, habitude nouvelle de faire plusieurs choses à la fois). A cela s’ajoute une troisième dimension du processus, l’accélération du changement social et culturel : « il s’est écoulé 38 ans entre l’invention du poste de radio et sa diffusion à 50 millions d’appareil tandis que cela n’a pris que 4 ans pour la connexion à internet. Nous changeons de métiers, de conjoints et d’orientation politique beaucoup plus souvent qu’autrefois.
Face à cette frénésie croissante, il existe des stratégies de décélération, des éloges de la lenteur ou de la décroissance. Mais, exclues des sphères sociales déterminantes, cela reste des résistances insuffisantes pour renverser l’emballement de la machine moderne. Les véritables processus politiques permettant l’articulation et la synthèse démocratique des intérêts deviennent de plus en plus difficiles. En produisant des individus sans avenir et des gouvernants réactifs plutôt qu’actifs, le noyau de la modernisation s’est en définitive retourné contre le projet de la modernité.
Peut-on encore freiner ? Hartmut Rosa est pessimiste. Son scénario le plus noir est le plus probable : celui d’une course effrénée à l’abîme emportant avec elle un monde impuissant. A moins que des régimes autoritaires ne parviennent à arrêter la vitesse. Catastrophe ou barbarie ! Envisager un avenir sombre et une histoire sans lendemain est un effet induit par le processus d’accélération.
(La Découverte)
Quelques propos d’Hartmut Rosa, « Au secours, tout va trop vite ! »
1/8) l’accélération de l’histoire
Dans la société pré-moderne, avant la grande industrie, le présent reliait au moins trois générations car le monde ne changeait guère entre celui du grand-père et celui du petit-fils ; le premier pouvait encore transmettre son savoir-vivre et ses valeurs au second. Dans la haute modernité, la première moitié du XXe siècle, il s’est contracté en une seule génération ; le grand-père savait que le présent de ses petits-enfants serait différent du sien, il n’avait plus grand chose à leur apprendre. Dans notre modernité tardive, de nos jours, le monde change plusieurs fois en une seule génération ; le père n’a plus grand-chose à apprendre à ses enfants sur les métiers d’avenir, sur la vie familiale qui se recompose sans cesse. Notre sentiment de réalité, d’identité, s’amenuise dans un même mouvement.
2/8) le temps a anéanti l’espace
Aujourd’hui le temps a anéanti l’espace. Avec l’accélération technique des transports et de la communication, la planète semble se rétrécir. Des études ont montré que la Terre nous apparaît 60 fois plus petite qu’avant la révolution des transports. Voilà pourquoi on peut dire : « Cet été, j’ai fait la Thaïlande en quatre jours. » Mais chaque décision prise dans le sens de l’accélération implique la réduction des options permettant la jouissance du voyage et du pays que nous traversons. Ainsi les autoroutes font que les automobilistes ne visitent plus le pays, celui-ci étant réduit à quelques symboles abstraits et à des restoroutes standardisés. Le monde entier nous est offert en une seconde ou à quelques heures d’avion, et nous n’avons jamais le temps d’en jouir.
3/8) la fatigue d’être soi
On assiste à une réduction de la durée des repas, des moments de pause, du temps passé en famille ou pour faire une promenade. On mange plus vite, on accélère les déplacements, on s’essaie à l’exécution simultanée de plusieurs activités. A l’âge de l’accélération, le présent tout entier devient instable. Nous assistons à l’obsolescence rapide des métiers, des technologies, des mariages, des programmes politiques, des savoir-faire, des objets de consommation. Au final, nous éprouvons la fatigue d’être soi tandis que la dépression devient la pathologie psychique la plus répandue de la modernité avancée.
4/8) l’accélération dans l’entreprise
Pour les employeurs, gagner du temps revient à améliorer leurs bénéfices, et ils y réussissent en accélérant la production et la circulation des biens, avec toutes les techniques de gestion par le stress qui vont avec. Tout ceci correspond à une polarisation malsaine entre ceux qui sont surchargés de travail et ceux qui sont exclus du système d’accélération par le chômage. Mais l’impression dominante des salariés actuels, c’est qu’ils doivent courir de plus ne plus vite simplement pour faire du surplace, juste pour en pas tomber du monde du travail, pour survivre. Le résultat est la désynchronisation entre le monde des bénéfices instantanés de la finance et celui de l’économie réelle.
5/8) la désynchronisation des sphères écologique, économique et politiques
La grave crise écologique actuelle est une crise de désynchronisation. On épuise les ressources naturelles à un rythme bien plus élevé que la reproduction des écosystèmes tandis qu’on déverse nos déchets et nos poisons à une vitesse bien trop élevée pour que la nature s’en débarrasse. Mais il existe d’autres formes de désynchronisation tout aussi grave. Le débat politique prend du temps, il ne peut en être autrement pour qu’il reste démocratique : il faut beaucoup de discussion, d’arguments et de délibérations pour construire un consensus politique dans une société pluraliste. Par contraste la vitesse de la transaction économique et financière s’accroît sans cesse. Le résultat est la désynchronisation des sphère politiques et économiques. Le parti victorieux n’est plus celui qui présente le meilleur programme, mais celui qui sera doté des images les plus frappantes. Car les images vont vite, les arguments lentement.
6/8) l’accélération médiatique
Il est frappant de constater combien des successions d’événements du mois précédent, ou de quelques jours auparavant, parfois même de quelques heures, auxquels nous donnions tant d’importance, disparaissent de notre mémoire. Que reste-t-il de la Coupe du monde de football cet été, ou de la crise européenne il y a six mois, lorsque la Grèce s’est retrouvée au bord du défaut de paiement ? Si les quotidiens s’étaient donnés pour objectif de nous offrir les nouvelles du jour, les médias d’information en continu comme CNN, sont nourris en permanence par un texte réactualisé défilant minute par minute Notre époque se montre extrêmement riche en événements éphémères et très pauvres en expériences collectives porteuses de sens. Au final, nous avons tous l’impression de vivre dans une instabilité permanente.
7/8) l’échec de la modernité
Le modernité nous promettait que les gens finiraient par être libérés de l’oppression politique et de la nécessité matérielle, pourraient vivre une existence choisie. Cette idée repose sur l’hypothèse que nous portons quelque chose qui ressemble à un projet d’existence une conception de la bonne vie. Désormais il devient impossible de développer ne serait-ce qu’un début de projet d’existence. Le contexte économique, social, géographique, concurrentiel et devenu bien trop fluctuant et rapide pour qu’il soit plausible de prédire à quoi notre monde et nous-mêmes ressembleront dans quelques années.
8/8) Conclusion
Oui, nous perdons notre emprise théorique sur le monde, la réflexion de fond régresse, nous n’avons plus le temps de délibérer, de réfléchir, de construire et de tester des arguments. C’est pourquoi j’en arrive à comparer l’accélération social à une forme inédite de totalitarisme. Elle affecte toutes les sphères de l’existence, tous les segments de la société, jusqu’à affecter gravement notre soi et notre réflexion. Personne n’y échappe, il est impossible d’y résister, et cela génère un sentiment d’impuissance.
(Le Monde magazine du 28 août 2010)