Ce livre est surtout important pour son titre. Si nous ressentons tous de plus en plus fort que nous vivons un enfermement planétaire, peut-être que nous nous déciderons enfin à aménager notre dernière demeure pour y vivre de façon conviviale.
1/3) le constat d’André Lebeau :
Partout ailleurs que dans la biosphère, les conditions environnementales sont impropres à la vie terrestre et singulièrement à la vie humaine. Lorsque j’évoque un enfermement planétaire, c'est donc de cette mince coquille de la biosphère terrestre qu’il s’agit. La biosphère n’a pas de dessein, mais la question s’impose des limites de sa stabilité et de ce qui adviendrait si elles étaient dépassées, en particulier par l’action de l’homme. On ne peut négocier avec la Terre, ni la menacer ; c’est un partenaire avec lequel la notion de compromis n’a pas cours. La planète traitera l’homme comme un animal ordinaire.
La certitude d’une impasse où s’engage l’évolution de la société procède d’abord de l’évolution de la population mondiale. Si l’on rapporte la population mondiale à la surface de l’ensemble des terres émergées habitables, la densité de peuplement est passée en un demi-siècle de 20 à 50 habitants au kilomètre carré (2 hectares par individu). Mais ce qui compte, c’est la capacité de la planète à nourrir sa population, capacité qui se mesure à la surface des terres arables. Entre 1950 et 2000, la surface arable disponible pour nourrir un individu est passée de 0,57 à 0,24 hectare. Dans le meilleur des cas, la population mondiale atteindra 8 à 9 milliards dans les prochaines décennies, ce qui signifie 60 habitants au kilomètre carré et 18 ares de terre arable pour chacun d’eux.
La technique intervient selon deux modes principaux pour repousser la famine ou en limiter les effets. Elle agit, d’une part, par l’augmentation du rendement des terres cultivables. D’autre part la redistribution entre les zones de production excédentaires et les zones déficitaires repose sur la disponibilité d’un puissant système de transport mondial. Mais la technique emprunte à l’environnement physique les ressources en matière dont elle use, entraînant une altération du milieu. Les phénomènes de pollution de l’environnement sont la réplique des prélèvements opérés sur les ressources. Au total, c’est l’existence du système technique conjugué à la croissance de la population humaine qui pose la question de ce que l’environnement fini pourra supporter et pendant combien de temps.
L’homme n’est pas une espèce autotrophe. Il a développé les moyens techniques d’accroître ses ressources alimentaires et sa population au prix d’une occupation de l’espace, c’est-à-dire au prix de la destruction de la niche écologique d’autres espèces. L’extinction des espèces vivantes et la réduction de la biodiversité réside aujourd’hui dans cette occupation de l’espace. Dès que l’effectif d’une espèce s’est abaissé en dessous d’un certain niveau, le processus d’extinction se poursuit de façon autonome et irréversible. La pensée fruste selon laquelle l’évolution du système technique – après les avoir engendrés – résoudra les problèmes est l’une des plus communes qui soient ; si commune que dans les cercles économiques, on se borne souvent à l’affirmer comme une vérité d’évidence, sans tenter aucunement de la justifier.
Le découpage de l’espace terrestre en territoires nationaux est achevé. A l’enfermement planétaire qui pèse sur l’humanité s’ajoute un confinement territorial qui fait de la notion d’expansion un synonyme de guerre de conquête. Dans l’héritage du passé, la composante la plus puissante semble bien être la fidélité au groupe. Les attitudes qui s’en écartent sont flétries par un riche vocabulaire à connotation morale : désertion, défection, trahison, félonie, cependant que d’autres termes célèbrent les efforts pour s’y conformer : fidélité, héroïsme, esprit de sacrifice. Or rien n’est plus contraire à la maîtrise de la relation de l’espèce humaine avec sa planète que cette tendance à la division et à l’affrontement fondé sur la fidélité au groupe. Le problème planétaire appelle une solidarité planétaire qui transcende les intérêts sectoriels.
La disparité entre le rythme de la montée des tensions environnementales et celui de l’adaptation culturelle, la tendance à nier l’existence des problèmes tant que la matérialité des faits ne l’impose, fournissent les éléments fondamentaux de l’affrontement de l’homme à sa cage écologique. Rien n’a préparé l’espèce humaine à ce à quoi elle va être soumise.
2/3) l’action selon André Lebeau
La question fondamentale est de savoir ce qui se passerait si le système démocratique libéral devait faire face, en rencontrant les limites de la Terre, à une régression économique plus ou moins brutale, voire à un effondrement. La Russie et la Chine se sont ralliées à l’économie de marché. La différence majeure avec la situation qu’a connue les systèmes de type soviétique est donc qu’il n’existe pas de modèle de société sur lequel se replier. Ce pouvoir ne sait pas gérer une économie à croissance nulle et encore moins négative. Il ne sait pas s’assigner comme objectifs les termes stagnation, récession, déclin, qui de façon significative sont chargés de connotations négatives. Le système économique ne dispose pas non plus d’une doctrine cohérente pour gérer les inégalités, que ce soit au sein d’une nation ou entre nations. Ces inégalités sont d’ailleurs une source essentielle de la dynamique de croissance dont fait preuve le système économique. Les « vertus » de la concurrence en témoignent. Croissance et inégalités apparaissent comme des caractères intrinsèques du libéralisme économique. Les en dissocier ne serait pas un ajustement de ce système, ce serait un changement de nature qui nous mènerait vers des terres inconnues. Il existe en outre deux grands domaines dont la pratique politico-économique ne traite pas. Le premier est celui du contrôle de la démographie, le second est celui de la gestion du patrimoine de ressources naturelles dont dispose l’humanité.
Seuls comptent dans la réaction à l’enfermement les comportements collectifs à grande échelle. Si je décide de ne plus utiliser ma voiture pour « sauver la planète », l’effet de mon acte est nul, à moins qu’il ne soit suivi comme un exemple et ne serve de point de départ à un comportement collectif. En fait, il n’y a aucune relation entre l’importance numérique du groupe où est née une idée et la capacité de cette idée à mobiliser les masses humaines. Que faut-il pour qu’une idéologie serve à mobiliser les masses pour un conflit ? Il faut d’abord qu’elle soit simple, c’est-à-dire accessible à l’individu, si modeste que soit son bagage culturel. Il faut aussi qu’elle possède une nature prescriptive, c’est-à-dire qu’elle établisse une relation avec l’action. Les idéologies religieuses occidentales sont à cet égard des archétypes parfaits. Un autre caractère qui concourt à l’efficacité d’une idéologie, c’est sa capacité à se propager au sein d’une population. La simplicité est une composante nécessaire de ce facteur, la multiplication des porteurs du message une autre. Il y a alors uniformisation des réactions, donc comportement collectif.
Propager une idéologie nouvelle dans toute l’humanité n’est plus aujourd’hui une entreprise sans espoir. L’évolution des techniques informationnelles permet d’envisager que ce qui était autrefois accessible au niveau local puisse le devenir au niveau mondial.
3/3) Conclusion
J’invite chacun à tenter de percevoir çà et là, dans la vanité du tapage médiatique et dans l’insignifiance des débats politiques, le grondement encore lointain de la menace. Guettons dans certaines actions la faible déchirure de l’espoir.
Lorsqu’on doit affronter une menace mortelle, l’optimisme qui cherche à la minimiser ne fait qu’accroître le danger. Mais savoir répondre à la montée des tensions concerne surtout les masses humaines que leurs idéologies et leur misère rendent tout à la fois impénétrables à la raison et vulnérables aux séductions idéologiques. L’aide ne viendra pas d’ailleurs pour nous sauver de nous-mêmes.
(Gallimard)