Le mouvement pour une décroissance conviviale ressemble de plus en plus d’analystes. Le livre collectif résumé ci-dessous rassemble par exemple es maîtres de conférences en sciences économiques, des docteurs en philosophie et des statisticiens, des doctorants en sociologie, etc. Leur constat est partagé, la décroissance involontaire (ce qu’on appelle crise économique) est inéluctable, nous n’avons pas beaucoup de temps pour prendre des initiatives de transition. Voici quelques extraits :
1/7) introduction (Baptiste Mylondo)
Alors que la critique de la croissance gagne partout du terrain, il est curieux de constater l’extrême confidentialité des thèses de la décroissance et leur marginalisation dans le débat public. Tout dans notre société est orienté et conçu pour répondre à l’impératif de croissance. Le marketing et les techniques de production accélèrent l’obsolescence des produits. Les circuits de distribution accroissent notre consommation. L’étalement urbain accentue notre dépendance énergétique… C’est ce système qu’il s’agit de déconstruire.
Le défi pour les promoteurs de la décroissance est de proposer une vision réaliste et désirable d’une société ayant rompu avec l’impératif de croissance. Un tel projet de société ne peut se limiter à une réflexion sur la frugalité et la simplicité volontaire. C’est l’ensemble du système qu’il faut repenser en intégrant une réflexion sur les circuits de distribution, l’habitat, l’urbanisme, l’éducation, le travail et même le bonheur.
2/7) les racines conceptuelles de la décroissance (Fabrice Flipo)
Le terme décroissance est utilisé par Jacques Grinevald pour traduire le titre du travail de Nicholas Georgescu-Roegen : La loi de l’entropie et le processus économique (1979) devient Demain la décroissance : entropie – écologie – économie. Cette parution n’était connue que de quelques experts quand le journal La Décroissance a été publié pour première fois en mars 2004. Plusieurs journaux soutiennent l’idée de décroissance, l’Age de faire, Silence. Plusieurs sites internet se sont spécialisés sur le sujet : decroissance.info, decroissance.net, ladecroissance.org. Le sujet a été l’objet de nombreux articles dans Le Monde et ailleurs. La revue Entropia, revue théorique et politique d’étude de la décroissance, a été lancée en novembre 2006.
La décroissance a même son parti politique, le PPLD (parti pour la décroissance) fondé en avril 2007. Le mouvement a commencé à toucher les grands partis politiques. La motion Utopia est la première à avoir mis en question la religion de la croissance au sein du parti socialiste lors du Congrès du Mans en novembre 2005.Yves Cochet a poussé cette idée au sein des Verts, mais il n’a pas remporté les primaires pour les présidentielles 2007.
Force est de constater, toutefois, que les écologistes n’ont guère réussi, jusqu’ici, à implanter leurs idées dans la société. ils ont essayé tous les moyens : écologie de droite, de gauche, ni droite ni gauche, écologie associative, écologie entrepreneuriale. L’idée de décroissance reste insupportable, elle irrite la majorité des économistes – et met en question leur domination. La question de la décroissance ne confond-elle pas « développement » et « croissance ». Gageons que la différence entre croissance et développement soit en réalité bien plus difficile à entendre. Le discours économique sur les moyens laisse peu de place au débat sur les fins.
La décroissance n’est pas une doctrine unifiée. Elle se situe à la jonction de 5 sources :
- La critique culturaliste estime que la société dans son ensemble est aliénée par des valeurs dont elle doit se détacher pour pouvoir en sortir. La thèse marxiste est prise en défaut à partir du moment où la classe qui est capable d’une critique a été fonctionnellement intégrée dans les valeurs dominantes par l’intermédiaire du consumérisme, ce qui explique ses positions productivistes. Un autre monde est possible en décolonisant notre imaginaire.
- Une seconde source s’appuie sur les analyses d’Ivan Illich (la convivialité). Les liens sociaux ont périclité sous le poids des « détours de production ». Autrement dit, c’est la division du travail elle-même qui est devenue improductive. Dès lors ce qui compte est de se réapproprier les détours de production, ce qui passe par une relocalisation.
- La troisième source (l’écologie profonde) est attachée au respect des écosystèmes et au respect pour le vivant dans toutes ses composantes. Cet argument appelle à une nouvelle relation avec la nature, un rapport qui ne soit pas uniquement basé sur l’exploitation mais aussi sur le respect et la co-évolution. L’humanité a dominé la nature, elle doit maintenant non pas s’y soumettre mais admettre qu’elle n’est pas le centre de tout. Etre humain doit devenir synonyme d’une relation harmonieuse avec les autres hôtes de la Terre. Selon une approche plus comptable, les écosystèmes sont tout ce qui nous restera quand les ressources épuisables seront épuisées, ce qui arrivera un jour !
- La quatrième source est liée à la crise de sens que traversent nos sociétés industrialisées. La révolution intérieure est une condition nécessaire pour mettre fin aux désordres du monde. La simplicité volontaire n’est pas une manière de se restreindre ou de se priver, mais une façon de devenir plus léger afin de laisser venir à soi un sens plus profond.
- La dernière source peut être appelée « bioéconomiste ». La bioéconomie cherche à déterminer les règles sous lesquelles les organisations humaines peuvent gérer les contraintes telles que les limites des écosystèmes (capacité de charge maximum) ou l’épuisement des ressources. Chaque voiture produite l’est au détriment d’une autre à venir. Nous devons de toute urgence nous tourner vers des ressources renouvelables car elles sont les seules à pouvoir assurer l’avenir.
3/7) Décroissance économique versus état stationnaire (Christian Ker)
Il n’existe pas de version stabilisée du concept de décroissance mais celui-ci peut être compris comme une réduction de l’économie humaine en termes physiques. Herman Daly, élève de Georgescu-Roegen et fervent adepte de sa vision thermodynamique du monde, défend l’idée d’un état optimal et stable de l’économie humaine : l’Equilibre dynamique de l’économie à l’état stationnaire (EDEES). Les outils conceptuels de Daly sont déjà présents dans les écrits de l’école classique en économie
Cette tradition classique se caractérisait par une attention aux réalités physiques auxquelles l’économie devait s’adapter alors que l’école néoclassique cherchera à adapter la réalité physique aux diktats de l’économie. Chaque économiste classique défendait sa propre vision de l’état stationnaire. L’expression état stationnaire est originellement employée par Adam Smith dans la richesse des nations (1776). Malthus n’a pas utilisé l’expression « capacité de charge », mais son Principe de population (1798) peut être lu comme le fondement historique de ce concept. John Stuart Mill (1806-1873) développe une vision résolument optimiste de l’état stationnaire. Daly est aussi convaincu qu’il serait hautement profitable pour les humains de réaliser l’état stationnaire avant d’y être contraint. Il formule trois propositions :
- L’instauration de quotas sur les actifs physiques en déplétion afin de limiter le stock physique de biens manufacturés et de maintenir notre consommation en deçà des limites écologiques ;
- la création d’une institution redistributive afin de limiter à un niveau déterminé le degré d’inégalité dans la répartition des stocks;
- l’adoption de formes de contrôles des naissances, tels des droits à la procréation transférables.
Il peut être souligné que, à la différence des auteurs favorables à la décroissance, Daly ne craint pas d’aborder la question de la surpopulation. Il est en effet vraisemblable que les effets du principe de population de Malthus n’ont été que retardés grâce à l’énorme énergie auxiliaire dont l’économie humaine a bénéficié en se branchant sur les sous-sols de millions d’années de l’ère paléozoïque : les énergies fossiles. Un seul baril de pétrole fournit potentiellement l’équivalent de 13 700 heures de travail humain. Une fois cette ressource en voie d’épuisement, le diable malthusien pourrait bien ressortir de sa boîte. Toutefois une approche marchande, comme celle proposée par Boulding, n’est sans doute pas l’option politique la plus appropriée pour une question aussi délicate que la démographie. Boulding (1964) suggérait un marché des droits à la naissance, chaque couple disposant à l’origine d’un droit à 2,1 (démographie stationnaire). Dès lors, pour avoir droit à plus de deux enfants, un couple devrait racheter tout ou partie d’un droit à d’autres. Il serait plus judicieux de s’inspirer des mouvements néomalthusiens de libération de la femme pour une procréation consciente.
La découverte d’une source d’énergie bon marché et illimitée serait extrêmement dangereuse même si ses impacts écologiques se trouvaient réduits. La disponibilité en énergie a toujours été un important facteur limitant l’expansion de l’économie humaine. Dès lors il résulterait vraisemblablement de la découverte d’une source d’énergie miraculeuse une explosion massive de la population et de sa consommation ayant un impact très conséquent. Ce que les humains font de leur environnement depuis qu’ils ont découvert le pétrole, et son contenu en énergie nette extrêmement élevé, ne peut que conforter cette thèse.
4/7) l’effet rebond (François Schneider)
Les améliorations de l’efficacité sont ruinées par un effet rebond, réallocation des économies réalisées en vue d’une consommation accrue. Nous considérons en tant que solutions les différentes composantes de l’équation I = PAT.
Pour réduire les impacts I, il est envisageable d’agir sur l’efficacité technique T, l’Affluence (réduire le nombre d’unités de production ou de consommation par personne) et la population P (réduire le taux de natalité). Le rebond de l’efficacité technique concerne par exemple une voiture plus efficace énergétiquement, mais qui voyage sur une plus longue distance. Le rebond lié à la frugalité : un billet d’action pour Dakar sera acheté avec les économies sur les frais de chauffage réalisés en réduisant la température d’une maison l’hiver. Le rebond lié à la baisse de la natalité : moins d’enfants dans une famille peut libérer des revenus pour augmenter la consommation matérielle ou d’énergie par personne. En définitive, l’effet rebond peut mettre toute solution en échec.
Il y a rebond macro quand par exemple une plus grande efficacité énergétique entraîne une réduction de prix et l’augmentation de la demande d’énergie. L’achat d’une voiture soutient le réseau routier, ce qui engendre une réorganisation de la société et encourage les supermarchés aux dépens du petit commerce. La croissance résulte aussi de l’augmentation de liquidités par la création de dette de l’Etat, le soutien au système financier, aux politiques d’exportation. Une politique de croissance augmente les heures de travail de ceux qui ont un emploi (on pense au slogan de Nicolas Sarkozy « travailler plus pour gagner plus »), autorise de plus longues ouvertures des magasins (ouverture le dimanche). Elle favorise une politique d’infrastructure pour traiter un flux plus grand de matériaux, d’énergie et d’espace. Elle soutient les différences de salaires, le maintien du secret bancaire, la protection de paradis fiscaux, etc.
Mais la croissance de nos économies n’est pas un processus naturel. Elle est rendue possible par des politiques de croissance que l’on pourrait appeler aussi bien politiques de rebond.
5/7) l’effet débond (François Schneider)
Si on considère que la croissance est un choix de société, la décroissance pourrait en être un autre. Les stratégies de débond vont à l’opposé des stratégies de rebond. Il faut alors identifier les facteurs limitant : temps, monnaie, infrastructures, propriété, aliénation, inégalités.
Des activités telles que le jardinage, la randonnée, les repas qui s’étirent en longueur, l’usage de la bicyclette réduisent le temps disponible pour d’autres activités polluantes ; elles créent un « débond temporel ». La baisse du temps de travail et le partage du travail est incontournable. Une période de crise est un moment privilégié pour passer par exemple à la semaine de trois jours. Il s’agit globalement d’allouer plus de temps à la rencontre humaine, à la relation avec la nature, plutôt qu’à produire et consommer.
Limiter la monnaie, c’est réduire la capacité financière d’exploiter. Ce serait une politique de décroissance post-keynésienne, dans le sens où elle agirait sur le budget et la monnaie mais viserait à réduire la demande plutôt que de l’augmenter. Une autre piste consiste à remplacer les monnaies existantes par des monnaies alternatives locales.
Les politiques de décroissance réduisent les infrastructures dédiées à la production et à la consommation, par exemple les infrastructures de transport. De manière très concrète, il faut diminuer les incinérateurs, les aéroports, les autoroutes, les lignes haute tension, les infrastructures touristiques, etc. Il s’agit de promouvoir des infrastructures basées sur le local.
Les droits de propriété sont des droits à exploiter. Il faudrait donc réduire les droits de propriété sur le biologique, le sol et les minéraux ainsi que la capacité à exploiter. Par ailleurs les droits de propriété sont des freins à la mutualisation de nombreux biens et donc à la satisfaction individuelle et collective des besoins.
L’information sur l’effet rebond doit être diffusée ; cette sensibilisation peut en réduire l’ampleur. Favoriser une prise de conscience impliquerait évidemment d’imposer des restrictions à l’industrie de la publicité. Il s’agit globalement de promouvoir la communication et la compréhension mutuelle et de réduire la dépendance extrême au confort, la peur de la nature, la non-compréhension des conséquences de nos actions.
Limiter l’incitation à la production et à la consommation liée aux inégalités nous invite à explorer les solutions telles que le revenu maximal, le revenu minimal inconditionnel, la remise en question du secret bancaire et fiscal. Bien sûr cela passe par l’exploration de toutes les possibilités liées à la réduction de l’échelle des salaires et à la valorisation du travail bénévole.
6/7) scénarios de transition (Ernst Schriefl, Andreas Exner, Christian Laur, Konstantin Kulterer)
Partons du principe que la décroissance économique sera, dans un futur proche, un phénomène généralisé. Admettons en outre que cette décroissance est aussi souhaitable qu’inévitable d’un point de vue écologique. Compte tenu des expériences négatives de décroissance économique connues par le passé, la question se pose alors de savoir si et comment une telle transition vers une société de décroissance pourrait être gérée d’une manière plus douce.
L’Europe de l’est et la Russie des années 1990, l’Argentine des années 2000 ou encore Cuba et la Corée du Nord offrent de bons exemples de sociétés confrontées à une décroissance involontaire. La crise causée par la baisse de l’économie monétaire a été partiellement compensée par une importance croissante de l’économie informelle et des structures de subsistance. L’exemple plutôt positif de Cuba tranche avec celui, clairement négatif, de la Corée du Nord. Une transition douce devrait avoir les caractéristiques suivantes :
- garder les activités de la société dans des limites écologiques ;
- favoriser une distribution plus équitable des richesses ;
- associer la réduction nécessaire de la consommation de ressources à des valeurs positives.
7/7) visions désirables du futur (Ernst Schriefl, Andreas Exner, Christian Laur, Konstantin Kulterer)
L’écosocialisme au sens de Sarkar (Eco-socialism or Barbarism. An up-to-date Critique of Capitalism, 2008)
Dans le système capitaliste, la réduction du volume de l’économie (la décroissance) aboutirait à un chaos. C’est donc l’Etat qui doit prendre en charge une retraite planifiée. La nécessaire réduction de la consommation individuelle serait plus acceptable dans une société plus équitable. Les principes fondamentaux de l’écosocialisme sont :
- organisation par l’Etat de la période de transition comme contraction planifiée de l’économie ;
- socialisation du grand capital. Les petites entreprises peuvent être gérées par des individus, des familles ou des coopératives ;
- participation des gens dans des régions économiques et politiques décentralisées ;
- utilisation d’une technologie adéquate, à fort coefficient de travail et économisant les ressources.
Subcoma ( PM 2000) : cette stratégie de transition est caractérisée par une approche critique du marché et de l’Etat. Pour créer une société au-delà du marché et de l’Etat, il faut commencer par la mise en place d’initiatives et de projets locaux : utilisation collective d’outils, des cuisines communes, des réseaux d’auto-assistance, etc. Les autorités ne devraient pas organiser ces activités communes, mais encourager leur développement par un cadre légal approprié. Au stade final de ce processus de transition, six types d’organisation sociale organiseraient la satisfaction des besoins suivant un principe de subsidiarité, depuis la Life Maintenance Organisation qui compterait environ 500 personnes capables de satisfaire 60 % des biens et services qui leur sont nécessaires de manière autogérée et autonome jusqu’à la Planetary Organisation.
Au-delà de ces approches théoriques, nous pouvons faire référence à des initiatives concrètes venant du bas (bottom-up initiatives) :
La transition Towns de Totnes, au sud-ouest de l’Angleterre. On y expérimente la réduction de la dépendance aux énergies fossiles et on développe sa résilience, c’est-à-dire sa capacité à résister aux chocs extérieurs par une augmentation de l’autosuffisance.
Les jardins urbains, qui tendent à se développer aujourd’hui, visent à rétablir la souveraineté alimentaire dans des environnements urbains. Un exemple fréquemment cité est celui des jardins urbains de Cuba, qui ont permis à la population de surmonter l’arrêt de l’aide soviétique. L’exemple des jardins urbains de Détroit est moins connu. Touchés par la crise automobile, les mouvements sociaux ont développé une vision commune de l’agriculture urbaine.
Bon gré mal gré, l’économie que nous connaissons touche à sa fin. Si une transition douce vers une société de décroissance est possible, il semble plus probable que nous devrons faire face à une crise économique mondiale. Il est donc primordial de renforcer dès maintenant la résilience des communautés au niveau local. La construction d’une infrastructure fortement dépendante de l’énergie fossile – réseau routier, étalement urbain, etc. – doit être immédiatement arrêtée. Il faut préparer la décroissance énergétique, mais le résultat des mouvements sociaux ne peut pas être anticipé.
(éditions du Croquant)