1/7) Présentation de Fabrice Nicolino par lui-même
Je suis né dans le sous-prolétariat urbain de la banlieue parisienne. Ma mère préparait le dimanche midi un rosbif farci à l’ail qui déclenchait chez nous tous, les enfants de cette pauvre nichée, une émeute de papilles. Oui, j’ai mangé beaucoup de viande. Mais je dois ajouter que, chemin faisant, j’ai changé d’avis et de goût. Modifier ses habitudes est l’une des vraies libertés qui nous sont laissées. Derrière une côte de bœuf, j’ai fini par voir un bœuf. Derrière un gigot, un agneau. Derrière un jambon, un cochon. Je mange encore de la viande. De moins en moins, et désormais j’entrevois le moment où je cesserai de le faire. Je ne suis pas un exemple. Je suis exactement comme vous. Mais ce livre vous convie à une plongée dont vous ne sortirez pas indemne.
2/7) Quelques caractéristiques de l’élevage industriel
Un nouveau mot naît en 1830 : zootechnie. En 1849, Emile Baudemont, titulaire de la première chaire de zootechnie ouverte en France, a une vision claire de sa tâche : « Les animaux sont des machines vivantes, non pas dans l’acception figurée du mot, mais dans son acception la plus rigoureuse telle que l’admettent la mécanique et l’industrie. Ils donnent du lait, de la viande, de la force : ce sont des machines produisant un rendement pour une certaine dépense. » Martial Laplaud, naît en 1883, résume : « La zootechnie a pour but d’enseigner la théorie et la pratique des moyens de gagner de l’argent avec les animaux domestiques. » En 1893, Paul Bourget visite les abattoirs de Chicago : un rail suspendant des carcasses d’animaux les conduit par pente douce à des postes de travail fixes. En juillet 1908, la chaîne d’assemblage sera adoptée par Henry Ford sur ce modèle.
Dès 1960 en France, le rapport Rueff-Armand, bible des technocrates, insiste sur les retards de l’agriculture, l’archaïsme des structures parcellaires et la manque de productivité des fermes. Ce texte décisif « ne peut se dissimuler la nécessaire contraction des effectifs de main d’œuvre ». La loi de modernisation du marché de la viande en 1965 consacre la victoire des abattoirs modernes. Une grande loi sur l’élevage est votée en grande pompe en 1966 : « La présente loi a pour objet l’amélioration de la qualité et des conditions d’exploitation du cheptel bovin, porcin, ovin et caprin. » En sélectionnant les races, on lance officiellement le processus du productivisme, la diversité génétique diminue. Jean-Baptiste Chomart de Lauwe écrit dans la Revue politique et parlementaire : « L’agriculture ne doit-elle pas, à l’instar de l’industrie, augmenter la dimension de ses entreprises pour obtenir une production de masse de produits normalisés ? Le terme de cette évolution est une agriculture de « macro-entreprises » caractérisées par leur gros chiffre d’affaires, employant de faibles effectifs de main d’œuvre spécialisée, nécessitant de gros capitaux, utilisant moins de terre et parfois point, moins dépendante du milieu et par conséquent plus mobiles que les visqueuses exploitations paysannes. » Ce résumé est visionnaire !
Dans un rapport de 2006 non traduit en français (Livestock’s Long Shadow), la FAO indique que l’élevage émet davantage de gaz à effet de serre que tous les transports planétaires, soit 18 % des émissions anthropiques : CO2, méthane (issue de la fermentation des aliments dans l’estomac des ruminants), protoxyde d’azote (lisiers et purins). La FAO estime qu’il est impossible de calculer le poids vrai de l’élevage dans l’effondrement de la biodiversité alors que le bétail représente à peu près 20 % de la totalité de la biomasse des animaux terrestres. Il y a concurrence, mais au détriment constant des espèces sauvages, qui n’ont pas le douteux avantage d’être protégées par les hommes.
3/7) Un univers concentrationnaire
Le cochon. D’abord la saillie. On branle Monsieur, on achète du sperme congelé dans un centre d’insémination artificielle et on le glisse au bon moment dans le ventre de Madame. Les cochons n’ont pas le droit de faire l’amour, les capacités de reproduction normalisées pourraient s’en trouver diminuées. Les truies enceintes sont encagées dans des stalles de contention faites de tubes d’acier. La règle d’or est qu’elles ne doivent pas bouger. Ou si peu. Si l’animal devient gênant pour le producteur, il est « réformé ». L’élevage industriel aime les euphémismes. Etre réformé, c’est être abattu avant la date prévue. On tue certains cochons dès l’âge de six mois, leur espérance de vie normale est de quinze à vingt ans. Les truies, une fois terminées leur gestation dans les boxes de maternité, vont bien devoir enfanter. Il faut augmenter la « prolificité » des truies. Grâce aux astucieux procédés des hommes, une truie donne en moyenne 18 à 20 porcelets. Or elle ne dispose que de 14 tétines. Quand les porcelets ont 5 ou 6 jours, on sort une seringue, une pince coupante, de l’alcool médical, un coupe-queue électrique et une protection pour les oreilles. Il s’agit de castrer les mâles pour ne pas nuire au goût du produit terminal – et de leur couper la queue pour qu’ils n’aient pas envie de croquer celle de leur voisin. Après ? Il faut engraisser ces petites usines à fabriquer de la viande et pour cela séparer les porcelets de leur mère ; les truies en mordent leurs barreaux de désespoir. Dans le bâtiment d’engraissement, le noir. Pas de lumière du tout, cela évite les accrochages car le cannibalisme règne. Un cochon, ce qu’il aime, c’est courir, et brouter de l’herbe, et creuser la terre. Les animaux à l’engraissement vivent sur un socle de béton, il n’y a rien à faire. Ils ne font que manger, attendre, et se battre avec leurs congénères. On ne va pas recommencer pour les vaches, tout de même. Grossièrement résumé, elles subissent le même entraînement au massacre.
Suite à une émission de l’ORTF en 1970, Eurêka, le principal invité, un ponte de l’Inra (institut de la recherche agronomique) est interrogé : « En regardant ces images (sur le sort de la vache industrialisée), on a parfois l’impression d’un univers concentrationnaire, non ? ». Raymond Février répond : « C’est exact, exact. Nous avons un pouvoir très grand sur la société des bovins. » Nouvelle question : « Mais ce pouvoir, ne pourrait-on envisager que quelqu’un l’extrapole à la société des hommes ? » Février, avec une moue dubitative : « Rien n’est impossible, mais il faudrait une continuité extraordinaire dans une politique pour modifier la société des hommes comme on modifie aujourd’hui la société des poulets, des porcs et des bovins. » Ultime question : « C’est-à-dire que le régime hitlérien, s’il avait vécu un siècle, aurait pu réaliser grâce à vos travaux ce qu’il n’a pas pu faire ? » Dernière réponse de Février : « Des gens comme Hitler auraient pu faire ceci, mais l’expérience prouve qu’ils ne vivent pas assez longtemps pour faire tout ce mal. » On ne fera pas de commentaire…
4/7) Pourquoi la priorité à la viande ne peut durer
En quarante ans, la surface agricole mondiale a augmenté de seulement 9 % quand la population gagnait 50 %. Dans les années 1960, un humain disposait en moyenne de 0,43 hectares pour se nourrir, il n’en a plus aujourd’hui que 0,25. En 2050, ce chiffre pourrait tomber à seulement 0,15 hectares. Il faut ajouter que les sols actuellement cultivés se dégradent à une vitesse alarmante. Selon le programme d’évaluation mondiale de la dégradation des sols (Glasod), 46,4 % des sols de la planète connaissent une baisse importante de productivité, pour cause de déforestation, surpâturage ou pratiques agricoles abusives. Une partie croissante de ces sols sont à ce point dégradés qu’ils ne peuvent plus être cultivés. La FAO pense que 250 millions d’hectares de terres aujourd’hui cultivables pourraient devenir improductifs avant 2050 : érosion, salinisation, déplétion des nappes phréatiques, pollution chimique, disparition de la microfaune nécessaire à sa fertilité, etc.
De plus le nombre d’animaux d’élevage augmente plus vite que les disponibilités en céréales. De 1961 à 2001, la production de céréales a été multipliée par 2,33, le nombre d’animaux d’élevage par 3,34. Dès qu’un revenu supplémentaire apparaît, il y a de fortes chances qu’il soit utilisé à acheter de la viande. L’augmentation impressionnante du niveau de vie chinois risque de déstabiliser profondément le marché mondial des céréales. Le gouvernement indien a annoncé en mars 2009 la création d’un Office des industries carnée et avicole, qui a pour but de mieux organiser les filières industrielles. En 1961, nous étions à peine plus de 3 milliards d’humains et cohabitions avec 6,9 milliards d’animaux d’élevage, soit un rapport de 2,26. En 2001, nous étions plus de 6 milliards, entourés de 20 milliards de bêtes dites de rente, soit un rapport de 3,29. Le rapport de 3,6 qui était prévu en 2050 a été atteint dès 2007.
La fabrication de bidoche est une aberration énergétique. La FAO estime qu’il faut de 4 à 11 calories végétales pour obtenir 1 calorie de viande. Logique. Les animaux consomment de l’herbe, des céréales, et nous offrent leur chair. Mais l’essentiel de ces végétaux sert à maintenir en vie l’animal, à lui donner l’énergie nécessaire pour renouveler ses cellules, refroidir son corps, le réchauffer. Plus de la moitié des céréales des Etats-Unis sont consommées par le bétail. Avec les surfaces de pâturages, entre 75 et 80 % des terres agricoles américaines sont utilisées par ou pour le bétail. L’élevage européen, largement hors-sol, dépend désormais aussi bien du soja transgénique venu d’Amérique latine que des immenses quantités de pétrole dont le système de production a besoin (énergie, engrais et pesticides). Nos pays riches utilisent des surfaces qui n’existent pas chez eux, une terre « virtuelle ». Au détriment, cela va de soi, de ceux à qui elles appartiennent. Ainsi les Pays-Bas s’est approprié à l’extérieur entre cinq à sept fois la surface agricole de son propre pays. Il est évident, dans ces conditions, que le monde est radicalement divisé entre ceux qui ont accès à la viande et les autres.
Le bétail gaspille par millions de tonnes des céréales qui font défaut dans une multitude de maisons humaines, toutes situées au Sud, il est vrai. Bien qu’un tel gaspillage alimentaire soit l’un des plus graves sujets de notre temps, il n’est presque jamais abordé. Seule l’illusion d’un monde sans limites physiques a pu permettre ce déchaînement planétaire d’une « civilisation » préférant la viande concentrationnaire à la coopération entre humains. Le certain, c’est que cela ne durera pas.
5/7) Une solution, devenir végétarien
De nombreux pays achètent ou tentent d’acheter quantité de terres cultivables. Ce mouvement planétaire rappelle aux si nombreux oublieux que la terre reste le socle de toutes les civilisations humaines, aussi sophistiquées soient-elles. Il serait obscène de demander aux peuples du Sud de renoncer à la consommation de viande. L’évidence s’impose que le système né au Nord doit être d’abord détruit au Nord. C’est seulement après avoir affronté en vainqueur l’industrie de la viande qu’un mouvement d’Occident pourra raisonnablement parler de l’avenir aux petits bourgeois de l’Inde ou de la Chine qui nous ressemblent tant.
Le 10 décembre 2008, l’Alliance végétarienne d’André Méry écrivait au président français Sarkozy une lettre ouverte : « Vous êtes le Président. Nous vous demandons d’être initiateur d’un "protocole de Paris" qui fixerait des objectifs pour un changement alimentaire au niveau mondial. Ce changement alimentaire devrait être un engagement à la réduction de la consommation de viande ou de produits carnés pour les pays fortement consommateurs. Des niveaux de consommation en diminution progressive devraient être fixés… » Sarkozy n’a pas daigné répondre.
L’Indien Rajendra Pachauri, président de Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (GIEC) relance le débat. Ce végétarien a déclaré qui nous devrions tous – tous – apprendre à consommer moins de viande pour agir, à titre personnel, contre le dérèglement climatique : « Au début, renoncez à manger de la viande un jour par semaine, et ensuite cessez graduellement votre consommation. »
6/7) La contre-attaque du lobby de la viande
Thierry Coste, c’est un lobbyiste en chef, créateur du groupe Noé en 2007. Il s’agit de lutter contre les initiatives d’améliorer le bien-être animal. En effet, on commence à discuter de règles universelles concernant le transport et l’abattage des animaux au sein de l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE). La Commission européenne a même proposé en 2005 une législation destinée à améliorer la protection des poulets de chair. Donc, pour mieux souder les rangs, la stratégie de Thierry Coste et de ses amis est de développer une certaine haine de l’autre. Le Petit Livre vert édité en 2008 par la Fédération nationale des chasseurs est d’une violence surprenante : « Si le bien-être animal était reconnu par la loi, jusqu’où irait sa mise en œuvre ? Les circulaires ministérielles fixeront-elles l’épaisseur des coussins des chiens ? … Manifestement derrière le "bien-animal" se cachent les tenants de la deep ecology et du végétalisme le plus intolérant. Une rupture grave de l’équilibre entre l’homme et l’animal … Ce Petit Livre vert veut promouvoir une écologie humaniste dont le chasseur reste le garant. »
Titre d’un article en page 28, « Identifiez les forces du mal ». Une photo, ni située ni légendée, présente des jeunes habillés en noir et cagoulés : « Pour identifier les forces du mal, rien de plus simple. Sur le principal moteur de recherche Internet, tapez quelques mots comme : antispéciste, végétalisme, libération animale, bien-être animal. » Notons une fois de plus la méthode, qui par amalgame mêle aussi bien ceux qui plaident en faveur de l’animal que ceux qui utilisent la violence en son nom. Comme dans toutes les constructions délirantes, le méchant n’est jamais assez méchant. Il faut appuyer, exagérer, inventer. Par une série de syllogismes, nos petits soldats passent des « puissants groupes financiers basés aux USA » (jamais nommés) aux « animalitaires », présentés comme ceux qui placent l’homme et l’animal au même niveau, puis à l’antispécisme avant d’atteindre EAW (Eurogroup for Animal Welfare).
Voici le programme du réseau européen de défense des animaux, qui représente un danger, mais pour l’industrie de la viande seulement : « C’est après guerre que nous avons assisté à l’apparition de l’élevage industriel. Dans cette course à la productivité et aux prix bas, nous avons changé fondamentalement notre relation avec les animaux de la ferme. Ils sont devenus anonymes, in visibles, industrialisés… Mais pour la plupart des consommateurs, la qualité signifie qu’un animal doit être élevé et abattu dans des conditions naturelles et sans cruauté. EAW et ses 42 organisations membres oeuvrent depuis 1980 pour l’introduction et l’application d’une législation européenne pour la protection des animaux. » Voici donc les extrémistes imaginés par Thierry Coste et ses amis.
7/7) Conclusion du livre
Quand la 2ème guerre mondiale s’achève en France, la viande est rationnée à 200 grammes par semaine. Encore ne s’agit-il souvent que de tendons et de mauvaise graisse. La viande, symbole de la bonne santé, sort donc du conflit tout auréolé d’un prestige inouï. Elle a été, pendant l’Occupation, la marque de l’infamie, des mercantis, du marché noir. Mais aussi celle de la survie. En 1945 en Europe, quarante ans avant en Amérique, l’industrie de la viande semblait donc l’avenir du monde. C’est dans ce contexte que naît, en 1946, l’Institut national de recherche agronomique (Inra), qui devient immédiatement le cœur de l’industrialisation de l’agriculture. Une génération a cru voir la marque du « progrès » dans l’univers concentrationnaire de l’élevage industriel. Elle a eu tort. Cet univers, en dehors et au-delà de toutes les explications, est répugnant. Des bourreaux patentés tuent chaque année en France plus d’un milliard d’animaux domestiqués. Et il faut pour satisfaire les investisseurs continuer la course folle au profit. Cette marche à l’abîme implique l’usage de tueries mécanisées et de méthodes barbares. Banales, mais barbares.
Montesquieu écrivait : « Pour que l’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » Cette phrase me hante. Comment faire pour que le pouvoir arrête le pouvoir, où sont passé les points de vue pluralistes sur les animaux et les traitements qui leur sont infligés ? J’aimerais croire que le monde deviendra végétarien, car ce serait la preuve manifeste qu’il a choisi la sagesse. Moi qui ai mangé beaucoup de viande, moi qui en consomme aujourd’hui bien peu, je me permets de saluer avec le respect qu’ils méritent ceux qui refusent de croquer la chair des animaux.
(Edition Les liens qui libèrent)