L’œuvre de Bernard Charbonneau, essentielle à la compréhension de ce siècle, demeure largement méconnue. Son fils Simon prolonge l’œuvre de son père par son action associative et ses livres. Voici quelques extraits de Résister pour sortir du développement.
1/8) introduction
L’œil constamment fixé sur nos taux de croissance économique et sur nos performances technologiques, nos élites éclairées n’ont jusqu’à présent prêté qu’une attention discrète, pour ne pas dire amusée, aux messages alarmistes lancés par une minorité d’esprits inquiets. Et pendant ce temps, le contexte écologique mondial a continué à se dégrader inexorablement et l’empreinte destructrice de nos activités économiques à s’accroître encore plus vite.
Et brusquement, les signaux d’alerte venant du monde scientifique ont tout d’un coup fini par émerger sur le plan médiatique. Les opportunistes de tous poils s’emparent de cette question sous la bannière consensuelle du développement durable, en particulier dans le monde économique marqué jusqu’à présent par l’omerta. Il s’agirait en quelque sorte de continuer à accélérer, tout en freinant. L’obscure clarté de cet oxymore, « développement durable », illustre en fait le désarroi de notre oligarchie. Rien ne saurait remplacer une politique de décroissance soutenable qui seule pourrait permettre de s’attaquer globalement au cycle infernal du développement. La récession a eu certainement au plan mondial un effet beaucoup plus bénéfique sur l’état de l’environnement que le fameux développement durable.
La décroissance est d’abord une obligation résultant du principe de réalité et ayant pour but d’aboutir à un état d’équilibre durable entre l’humanité et sa « terre patrie » qui l’a fait vivre durant des millénaires. Résister au développement devrait être considéré comme le geste premier d’une décroissance menant l’humanité vers un équilibre durable entre notre mère nature et nos activités. De ce point de vue, on peut d’ailleurs regretter que durant toutes ces années perdues, au lieu de se laisser piéger par l’illusion politique, il n’y ait eu, au sein du mouvement écolo, aucune initiative pour créer une université alternative destinée à former les esprits à la contestation du concept de développement.
2/8) Le développement en question
Le développement : le développement ne saurait être réduit à une notion trop étroitement économique comme celle de croissance. En effet il possède deux dimensions inséparables, à la fois structurelle et mythologique.
Le développement se manifeste d’abord par une dynamique structurelle. Positivement, elle se caractérise par l’accroissement continu des moyens scientifiques, techniques et économiques mis à la disposition de l’homme pour dominer la nature comme lui-même. Il s’agit exclusivement d’un développement des moyens matériels et non des qualités morales, intellectuelle ou esthétiques de l’humanité. Jadis perçu uniquement en terme positif, le développement se manifeste aujourd’hui de manière négative. Il est à l’origine de la consommation croissante de ressources naturelles. A ces impacts écologiques s’ajoute un nombre croissant de déséquilibres sociaux et culturels. Le développement concentre la richesse entre les mains d’une minorité, il s’accompagne d’exclusion et de chômage. La seconde dimension du développement est d’ordre mythologique, héritière du vieux mythe du progrès : demain sera forcément mieux qu’aujourd’hui car l’humanité disposera de davantage de moyens à sa disposition. Cette croyance structure aujourd’hui tous les discours politiques, par-delà les vieux clivages idéologiques comme ceux divisant la gauche et la droite.
Le développement est un processus aveugle qui échappe à la conscience et donc à la maîtrise humaine ; il ne possède comme finalité que lui-même. Seule en définitive une communauté paysanne comme les Amish peut s’estimer à l’écart de développement, mais seulement dans la mesure où elle vit au cœur même d’un pays qui incarne le modèle capitaliste de développement.
Le développement durable : cette doctrine officielle formulée au sommet de Rio en 1992 est l’héritière du vieux mythe du progrès. Cette idéologie se résume par cette formule : « Satisfaire les besoins des générations actuelles sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ».
Le choix d’une formule aussi générale n’impliquant aucune limite à nos besoins actuels n’est pas innocent car il prête le flanc à des interprétations opposées entre les partisans d’une poursuite durable de la croissance et ceux d’une conservation tout aussi durable de l’environnement. Il faut dire que c’est le concept même de développement qui est en cause car il est contradictoire avec la notion de limites. En écologie, la question des limites est une question clé, en particulier pour les pays du Nord déjà hyper-développés. C’est pourquoi l’idée d’un développement durable ne peut être qu’une aimable utopie pour ne pas dire une pure et simple imposture intellectuelle.
Le fond même du problème est que la notion de développement est contradictoire avec celle de limites, contrairement à celle d’équilibre qui n’est jamais fixe mais à réinventer tous les jours. C’est pourquoi le concept d’équilibre durable nous paraît à l’opposé de celui de développement car il implique le respect des limites écologiques et humaines à notre économie boulimique. Il implique en priorité une décroissance de l’économie des plus les plus développés pour atteindre un point d’équilibre.
3/8) les phénomènes d’aliénation
Jadis réservées surtout aux loisirs, la bagnole est devenue aujourd’hui en ce début du XXIe siècle une indispensable prothèse. La bagnole est tellement liée à notre vie quotidienne que c’est la vision d’une ville sans voitures qui susciterait l’angoisse. Ce diagnostic est, bien entendu, celui d’une aliénation.
Plus le monde devient horrible et l’avenir menaçant pour l’humanité, plus la fuite dans des mondes virtuels devient indispensable. Avec l’irruption de l’informatique, depuis les années 1990, les possibilités d’évasion dans des mondes virtuels ont été multipliées par dix. Ce sont d’abord pour les enfants la possibilité d’accéder à des jeux vidéos. La généralisation des téléphones et ordinateurs portables contribue également à l’envahissement de notre univers mental par les images et les représentations artificielles du monde. Or, l’individu ne se construit que par une relation à autrui et à la réalité qui l’entoure. Rappelons que l’une des causes de l’obésité a pour origine le temps passé devant les écrans au détriment des activités physiques. Dorénavant, avec la technique Internet qui se surajoute à celle de la télévision, la réalité n’est plus constituée par ce que nous pouvons découvrir à notre porte mais par ce qui nous est présenté à l’écran. Tout cela contribue à la passivité ; l’absence de révolte face aux multiples scandales tant sociaux qu’écologiques n’a pas d’autre origine.
Tous ceux qui pratiquent certaines formes de résistance vis-à-vis de l’ordre social dominant n’ont que fort peu de moyens de pouvoir s’exprimer dans l’espace public, du moins sur les points considérés comme essentiels par l’idéologie du développement. Il n’est pas utile de proclamer au plan constitutionnel la liberté d’expression si cette dernière est monopolisée par cette caste de professionnels que sont les économistes et les publicitaires. Comme jadis répéter indéfiniment les mêmes traditions absurdes était une chose indiscutable, aujourd’hui perpétuer une dangereuse fuite en avant est une chose tout aussi évidente : le néo-conservatisme est devenu celui du changement pour le changement, ce qui explique notre indifférence actuelle vis-à-vis des legs du passé.
4/8) la montée des risques
La confusion institutionnalisée des fonctions de contrôle et de développement, la rétention de l’information ascendante et descendante comme le refus de toute démarche critique de la part des cadres dirigeants de l’organisation, focalisés sur les avantages économiques immédiats, ne peuvent que constituer autant de facteurs de risque structurels. Plus que jamais, l’individu moderne a l’impression de vivre dans un monde toujours plus opaque. A cet égard, il serait opportun de comparer l’attitude du primitif écrasé par les mystères de la nature avec celle de l’homme moderne face au monde créé par la science et la technique. Ce qu’il y a de commun entre ces deux attitudes, c’est le sentiment d’écrasement de l’individu face à une surnature indéchiffrable.
Il semble bien que l’expansion continue du système automobile soit en voie de se heurter aux limites physiques de l’espace qui lui est dévolu. Les heures perdues dans les embouteillages deviennent exorbitantes. Plus on construit de routes et plus elles sont empruntées. Le monde est en voie de se transformer en un gigantesque parking, à moins qu’entre-temps ne survienne la pénurie de pétrole. Dans ce domaine comme dans d’autres, les inconvénients engendrés par le progrès technique finissent par l’emporter sur les avantages. Compte-tenu des faiblesses structurelles des systèmes de cryptage informatique, il est parfaitement imaginable de voir un jour ce réseau s’effondrer entraînant un chaos économique et social indescriptible à travers la planète. L’informatisation généralisée des systèmes de gestion financière et industrielle est à ce titre grosse de catastrophes majeures en raison de leurs interconnexions multiples.
Une décroissance brutale engendrée par un effondrement de l’économie mondiale entraînera une explosion de violences collectives et de conflits politiques majeurs. L’effondrement des macrosystèmes technologiques qui alimentent en particulier les populations urbaines en eau et en énergie ne pourra avoir que des conséquences catastrophiques. La compétition sur des ressources naturelles comme l’eau, le bois et l’alimentation deviendra féroce, tandis que le peuple frustré réclamera son dû. De cette situation pourrait naître une écocratie planétaire.
5/8) le risque d’écocratie planétaire
Comme l’a souligné Bernard Charbonneau, plus la puissance croît, plus le besoin d’ordre s’avère indispensable. Le pari du développement durable, fondé sur des aveuglements collectifs, nous semble porteur de lourdes menaces sur les fondements même de l’Etat de droit démocratique. Après le régime de dictature économique qui a été le nôtre depuis cinquante ans et qui a mené l’humanité où elle en est aujourd’hui, risque de venir le temps de celui d’un totalitarisme écocratique. Face aux grands défis écologiques, il pourrait se mettre en place un régime d’« état de nécessité » où la moindre goutte d’eau et le dernier espace naturel vierge seraient comptabilisés et protégés. Le programme à venir a de fortes chances de ressembler à celui déjà expérimenté par les économies de guerre.
Du chaos ne pourra naître que la recherche d’un ordre plus strict d’où toute contestation sera exclue : la logique ultime d’un système comme le nôtre est celle de l’instauration progressive, au nom de la survie de l’humanité, d’un Etat mondial imperméable à toute exigence démocratique. Au fur et à mesure que se multiplient les vulnérabilités de la société « avancée », se manifeste le besoin d’un ordre toujours plus strict. Dans une société de contrôle ce sont les individus qui doivent être transparents, contrairement aux lieux de pouvoir administratif, économique et médiatique. Le paradoxe ultime de cette fuite en avant est qu’elle ne peut en aucune manière diminuer la vulnérabilité du système dans la mesure où il ne s’agit que de faire perdurer ledit système et non pas de s’attaquer aux causes structurelles de sa vulnérabilité. Autrement dit, cette obsession sécuritaire a pour fonction d’entretenir une illusion de sécurité.
Le domaine sanitaire est certainement celui où les progrès de l’obsession sécuritaire sont les plus manifestes. C’est ainsi que dorénavant toute vente d’immeubles est conditionnée à de multiples diagnostics de pollution ou de risques (termites, plomb, amiante, bilan carbone, etc.). La lutte actuelle contre les maladies nosocomiales illustre les limites d’une politique de prévention poussée jusqu’à l’absurde : chercher à mettre les populations à l’abri de toute contagion dans une bulle stérile ne peut que renforcer leur vulnérabilité. Peut-être même qu’un jour, il sera imposé à chaque citoyen des quotas d’émissions polluantes ou de consommation de ressources naturelles ? Autrement dit, l’avenir sera sans doute celui du rationnement généralisé fondé sur des données scientifiques. On peut imaginer aisément que le rationnement en question dépendra du statut social et du poids des intérêts économiques. Les biens naturels devenant rares, ils vaudront forcément très chers, ce qui aura pour conséquence de conforter les privilèges conférés aux catégories sociales les plus puissantes, un peu à la manière de la caste dirigeante à laquelle les derniers légumes étaient réservés dans le film soleil vert. Ecocratie et oligarchie planétaire vont de pair.
6/8) l’évolution imparfaite du droit
Il faut souligner que les textes protégeant l’environnement peuvent entrer en conflit avec les branches du droit communautaire visant à favoriser la croissance et la compétitivité de l’économie européenne, comme en droit international, les traités destinés à stopper la dégradation de l’environnement se heurtent à celui de l’OMC. Au niveau national, la justice administrative donne toujours un avantage inégalé au couple infernal constitué par l’administration et les entreprises. L’effet non suspensif des recours déposés contre les autorisations administratives délivrées aux aménageurs n’est jamais remis en question. Le paradoxe est que, en matière d’environnement, cette protection se fait la plupart du temps contre l’intérêt général défendu par les associations alors que l’administration s’emploie au contraire à protéger de puissants intérêts locaux. S’attaquer par la voie contentieuse aux projets de grandes infrastructures de transport comme les autoroutes, les lignes ferroviaires à grande vitesse ou aux chantiers nucléaires relève à l’évidence d’une gageure : la raison d’Etat l’emporte sur l’Etat de droit. Qu’il s’agisse du droit des affaires, de celui de l’expropriation pour cause d’utilité publique ou des marchés publics, l’encadrement juridique dominant alimente la dynamique sans tenir compte de ses coûts croissants. La directive 94/62 sur les emballages et déchets d’emballage privilégie d’ailleurs le recyclage, au détriment de l’interdiction de certains types d’emballage.
Mais la participation au processus de décision s’est beaucoup développée depuis quelques années. Il y a d’abord les enquêtes publiques qui ont été en principe démocratisées par la loi Bouchardeau de 1983 (art. L123 et suiv. du code de l’environnement). Il y a surtout la nouvelle procédure du débat public, prévue par les articles (L.121 et suiv.), réservée aux grands projets d’aménagement. Cette procédure peut être, pour les associations, l’occasion de provoquer une forte mobilisation contre un projet. Il est vrai que l’efficacité du travail associatif dépend aussi de la vitalité du mouvement, de l’énergie et de la compétence des militants. Le développement actuel du contentieux, axé sur les questions d’environnement, confirme ce phénomène : là où la science échoue, la justice peut parfois triompher et le débat politique retrouver ses droits.
Pourtant, dans notre droit national à l’environnement, aucun texte relatif à l’exploitation des ressources naturelles ne fait référence à la conservation de celles-ci. Par exemple aucun texte ne mentionne une obligation générale de subordonner les usages de l’eau à l’état de la ressource, une règle pourtant simple qui aurait l’inconvénient d’être contradictoire avec le postulat fondateur du développement durable, à savoir celui de la satisfaction des besoins croissants de l’humanité, qu’ils soient légitimes ou non. A vrai dire, seules des situations de pénurie, locales ou globales, qui entraînent des conflits d’usage sur la ressource, peuvent inciter les pouvoirs publics à intervenir. Les atteintes à l’environnement ne sont que les conséquences nécessaires du processus de croissance ; il ne sert pas à grand chose de proclamer un « droit de l’homme à un environnement de qualité » (préambule de la constitution française adopté en 2005) si l’on se refuse à remettre en question l’essentiel. Nous proposons le droit au moratoire sur les risques d’origine technique, le droit à une expertise indépendante et le droit aux racines. A ces droits peut s’ajouter le droit à l’usage soutenable des ressources renouvelables, formulé antérieurement par l’UICN.
7/8) les possibilités de résistance
Ironiquement on pourrait dire que le bon militant va emprunter l’autoroute pour se rendre plus rapidement sur le prochain chantier d’autoroute qu’il combat ! Quant à l’utilisation des moyens de communication électronique, jamais Internet et le téléphone portable n’ont été autant utilisé que dans le monde associatif. Il faut dire que ces moyens ont démontré leur efficacité pour l’action en réseau. Or comme toute technique, ces nouveaux moyens ne sont pas innocents car ils participent à l’instauration d’un ordre social où les relations humaines sont médiatisées par la technique. La dénonciation de la pollution et des émissions de gaz à effet de serre n’a jamais été aussi répandue, mais cela n’empêche pas le public d’abuser de la voiture et même de protester contre la hausse du prix du gazole ou de prendre l’avion à la première occasion pour quelques voyages exotiques à l’autre bout de la planète. L’homme moderne vit aujourd’hui avec une personnalité éclatée. Jamais la dissociation entre nos paroles et nos actes, nos idées et nos pratiques quotidiennes, nos sentiments les plus nobles et nos comportements n’a été aussi importante. En un mot, on peut dire que l’ensemble de notre société est frappée de schizophrénie.
De la prise de parole publique aux multiples choix qu’induit la vie quotidienne, il doit y avoir ce fil conducteur qu’est l’esprit de résistance au poids étouffant de l’ordre social. Il s’agira d’abord de cultiver en nous la liberté d’esprit, remettre en question les préjugés dont chacun de nous a hérité de la société moderne. Le citoyen doit résister aux abus de pouvoir, le consommateur au marketing, l’usager à l’arbitraire administratif et l’homme politique aux tentations du pouvoir. Ne pas se laisser séduire par la publicité, ni influencer par ma propagande et savoir se méfier des idées reçues. Cela relève d’une démarche angoissante et douloureuse car elle implique le passage obligé par la porte étroite de la personne. Chacun doit aussi cultiver en soi une morale de résistance au conformisme institutionnel. Il faut apprendre à ne pas se laisser accaparer par ses activités professionnelles et les relations sociales qui en découlent. L’histoire des communautés académiques est truffée d’exemples de mesures discriminatoires prise à l’encontre des esprits libres dont les thèses dérangeantes étaient perçues comme une menace pour l’ordre intérieur de l’institution. Mais la dissidence d’une partie de l’oligarchie qui nous dirige est indispensable pour changer radicalement l’ordre des choses. Reste une autre attitude de résistance à ce monde que l’on combat, tout aussi légitime. Il s’agit de concevoir une vie personnelle et familiale la plus écolo possible, participant peu à la consommation de masse et limitant au strict minimum ses besoins de déplacements. Ce choix de vie, le plus souvent à la campagne, vise à s’organiser de façon le plus autonome possible. Ce mode de vie a l’avantage de servir d’exemple aux autres. Seul compte en définitive le fait de cultiver en soi un esprit de résistance qui, tout en tenant compte du poids de la nécessité, reste visible dans notre vie quotidienne.
8/8) analyses diverses
Le clivage qui marque depuis la Révolution française la séparation entre une droite conservatrice et cléricale et une gauche républicaine et progressiste est obsolète. Les repères se brouillent, la droite a même confisqué à la gauche le monopole du progressisme et de l’engagement écologique. L’opposition entre la droite et la gauche est aussi en décalage croissant avec l’urgence écologique. Faut-il rappeler que les représentants du capitalisme comme ceux du socialisme ont toujours manifesté une foi inébranlable dans les vertus d’un progrès menant l’humanité vers le bien être matériel et la paix entre les hommes. Cette croyance au progrès, marqué pourtant par des totalitarismes et des massacres, entre dans une crise idéologique majeure. Comme l’écologie est transversale, elle ne peut être revendiquée par aucun parti. On peut d’ailleurs regretter que durant toutes ces années perdues, au lieu de se laisser piéger par l’illusion politique, il n’y ait eu, au sein du mouvement écolo, aucune initiative pour créer une université alternative destinée à former les esprits à la contestation du concept de développement.
Es-il cohérent politiquement de manifester pour les sans-papiers sans pose le problème de la destruction des économies traditionnelles africaines par nos exportations massives d’images de prospérité artificielle et de produits agro-industriels ou encore, réciproquement, de ne jamais protester contre la destruction de nos emplois nationaux par l’importation de produits industriels en provenance de pays émergents ? Etre cohérent, c’est d’abord souligner les méfaits du libre-échange généralisé à l’échelle internationale, qu’il s’agisse du Nord et du Sud et militer pour la relocalisation de l’économie.
La modernité, c’est l’adhésion obligée à toute forme de changement, qu’il s’agisse de la technologie, de l’économie, des relations sociales ou des mœurs. D’où cette apparence de contestation qui caractérise toutes les formes modernes du conformisme : il faut « être branché ». Parmi les manifestation actuelles du conformisme moderne, il y a aussi les attitudes favorables au relativisme éthique particulièrement dans le domaine des mœurs. Il n’est pas un seul jour sans que l’homophobie ne soit montré du doigt dans les médias où le lobby homosexuel est très actif. Pourtant, celui qui connaît ce milieu aurait plutôt tendance à penser que l’intolérance ne vient pas de ceux qui estiment que l’hétérosexualité doit constituer la norme sociale !
Au niveau communautaire sont perfectionnées chaque jour des normes de sécurité sanitaire alimentaire, conçues pour faire face à des risques de dimensions industrielle (ex. : la chaîne du froid) ; elles sont appliquées à des modes de production familiaux et artisanaux, alors que, d’un autre côté, des risques majeurs comme ceux présentés par l’énergie nucléaire ou les biotechnologies sont d’emblée considérés comme acceptables. Autrement dit, d’un côté il y a une sur-réglementation entraînant des contraintes pesantes et coûteuses pour des activités aux impacts sanitaires et environnementaux modestes, de l’autre se développent, sans contraintes réelles, des technologies induisant des risques majeurs.
Jadis les hommes étaient attachés à un lieu qu’ils ne quittaient qu’exceptionnellement. Les mœurs, la culture et l’aliénation étaient déterminées par leur localisation. La mobilité était réservée à une minorité de privilégiés et les échanges de marchandises ne pouvaient concerner que les biens les plus précieux. Les racines étaient là qui attachaient l’homme à la glèbe. Cela ne pouvait que contribuer à limiter l’horizon culturel des sociétés traditionnelles. Aujourd’hui, c’est le contraire, le monde moderne est traversé par un véritable mouvement brownien des biens et des hommes. L’espace-temps n’est plus à l’échelle humaine, les hommes n’ont plus de port d’attache où ils puissent s’intégrer. Le tourisme international exploite paradoxalement ce qui subsiste de traditions locales. Comme il faut impérativement relocaliser l’économie en limitant les échanges, un droit aux racines pourrait être reconnu contre les délocalisations.
Là où l’hyper-mobilité a des conséquences catastrophiques, c’est en matière agricole. Aujourd’hui, des pays sont en train de perdre leur autonomie alimentaire à toute vitesse en raison de la destruction de leur agriculture. Des produits de consommation courante sont dorénavant importés comme n’importe quels produits industriels, alors que jadis en Europe, seuls ceux qui ne pouvaient être cultivés localement en raison du climat, comme les agrumes, pouvaient l’être. Nous mangeons aujourd’hui en France des pommes de terre, des haricots verts et des fruits qui viennent d’Amérique du Sud ou d’Afrique. Et pendant ce temps, les ceintures maraîchères de nos villes disparaissent. De tout cela, il résulte une grave dépendance alimentaire qui pourrait un jour prendre une forme dramatique en raison d’une explosion des prix du pétrole affectant les transports internationaux.
Il faudra abandonner nos rêves prométhéens et réfléchir à un monde davantage conçu à l’échelle humaine. Un vrai écologiste sait distinguer la décroissance subie de la décroissance choisie. En ce qui concerne la première catégorie, il faut rappeler que la croissance de nos biens matériels produits par l’industrie entraîne la décroissance de nos biens matériels naturels. Il s’agit d’une logique imparable qui explique l’appauvrissement de la biodiversité, l’épuisement des ressources naturelles, l’uniformisation de nos paysages. Une décroissance choisie implique au contraire une remise en question complète de la performance technologique et économique et de l’accentuation de la mobilité des hommes et des marchandises. On assistera inévitablement au plan mondial à une relocalisation de l’économie qui nécessitera davantage de travail humain, sans compter un mode de vie plus frugal.
Comme dit le proverbe, quand la pierre a quitté la main, c’est le diable qui la guide.
(édition Sang de la Terre)