Howard Zinn, né en 1922, est mort le 27 janvier 2010. Il a écrit l’histoire « par en bas », mémoire du peuple plutôt que mémoire des Etats. Il a choisi des sujets susceptibles d’inciter les citoyens à militer pour défendre les droits humains fondamentaux : l’égalité, la démocratie et l’avènement d’un monde sans frontières, pacifique. Il a aussi milité personnellement. C’était un mec génial !
introduction
Il est impossible d’être neutre. Aucune description du monde ne se contente d’être une description. Toute description est, en même temps, une prescription. Dans un monde où fortune et pouvoir sont déjà répartis de manière spécifique, être neutre c’est accepter les choses telles qu’elles sont. Pendant mes années d’enseignement, je n’ai jamais écouté les conseils de ceux qui prétendaient qu’un professeur se devait d’être objectif, neutre et professionnel. Nous vivons dans une société où le catalogue des idées disponibles se trouve limité quand certaines autres dominent le débat. Ces idées sont privilégiées parce qu’elles sont inoffensives : elles ne menacent en rien les fortunes établies et les pouvoirs en place. Parmi ces idées, on trouve par exemple :
- Soyez réalistes, les choses sont ainsi et il ne sert à rien de penser à ce qu’elles devraient être.
- La liberté d’expression est une bonne chose tant qu’elle ne menace pas la sécurité nationale.
- Il y a des guerres injustes mais aussi des guerres justes.
- Les armes nucléaires sont nécessaires si on veut éviter la guerre.
Etant donné l’inévitable domination exercée par un petit groupe de gens richissimes sur les médias et le système d’éducation, les idées subversives peuvent certes survivre. Elles sont néanmoins noyées sous un flot de critiques et discréditées comme ne faisant pas partie des choix acceptables. Ce que l’on constate au quotidien, c’est une domination tranquille de certaines idées. Il en résulte une communauté de citoyens obéissants, consentants et passifs, danger mortel pour la démocratie. Les experts ne résolvent rien ! Ils servent n’importe quel système capable de s’offrir leurs services. Ils le perpétuent. S’en remettre aux autorités, aux grands penseurs et aux experts est une atteinte à l’esprit même de la démocratie. Toute démocratie repose sur l’idée que, hormis certains détails techniques à propos desquels les experts peuvent être utiles, les décisions importantes pour l’ensemble de la société sont à la portée de n’importe quel citoyen ordinaire.
1/7) Les fins et les moyens
Le « réalisme » a pour base le principe posé par Nicolas Machiavel au XVIe siècle, la fin justifie les moyens : « Les prophètes armés parviennent à leurs fins alors que les prophètes sans armes échouent ». Machiavel ne prétendait pas servir l’intérêt commun. Il ne parlait que de ce qui était nécessaire au prince ». Il dédiait son livre, Le Prince, au riche et puissant Laurent de Médicis ; il souhaitait avant tout être rappelé à Florence et retrouver sa place dans le premier cercle du pouvoir. Pour les gouvernements, Machiavel réglait ainsi définitivement la question des fins (la victoire) et celle des moyens (la force). De nos jours, nos Machiavels, nos conseillers des présidents prétendent servir l’intérêt national ou la sécurité nationale. Ces expressions mettent sur le même plan et dissimulent, ce faisant, les divergences d’intérêt entre ceux qui gouvernent et le citoyen ordinaire. La politique étrangère américaine obéit aux principes édictés par Machiavel. L’objectif de Machiavel était de servir le prince et la puissance de l’Etat, les conseillers des présidents aux USA ont le même.
Quand le gouvernement américain décida de se lancer dans la première guerre mondiale en 1917, il dut faire face à un grand mouvement de protestation qui obligea le Congrès à voter des lois contre les propos pacifistes. Il se lança aussi dans une gigantesque campagne de propagande. Le président Woodrow Wilson utilisa la rhétorique de la croisade, il s’agissait d’une guerre pour en finir avec toutes les guerres. On avait besoin d’un million d’hommes, mais six semaines après l’entrée en guerre officielle on ne comptait que 73 000 volontaires. Aussi le Congrès vota la conscription obligatoire. Mais pourquoi le citoyen devrait-il nécessairement lier son destin à celui de l’Etat-nation qui n’hésite guère à sacrifier les vies et les libertés de ses propres citoyens pour assurer le profit et la gloire des politiciens, des dirigeants de grandes entreprises et autres généraux ?
Pour confirmer l’idée selon laquelle tous les moyens – massacre, science pervertie, corruption des experts – sont bons pour satisfaire l’objectif de puissance nationale, l’argument définitif du XXe siècle est Hiroshima. Pour nous tous, en tant que citoyens, l’expérience de Nagasaki et d’Hiroshima devrait nous pousser à rejeter Machiavel, à refuser la soumission, aux princes et aux présidents, et à étudier par nous-mêmes les fins sous-jacentes aux politiques nationales. Il a toujours existé des gens qui pensaient par eux-mêmes, contre l’idéologie dominante, et c’est lorsqu’ils étaient suffisamment nombreux que l’histoire a connu ses moments les plus glorieux.
2/7) Violence et nature humaine
Lorsqu’on se penche sur la longue et sinistre histoire de l’homme, on réalise qu’il s’est commis plus de crimes abominables au nom de l’obéissance qu’au nom de la révolte. Le corps des officiers allemands obéissaient au plus rigoureux des codes d’obéissance et c’est au nom de ce devoir d’obéissance qu’ils commirent et cautionnèrent les actes les plus monstrueux de l’histoire humaine. C’est à Yale, dans les années 1960, qu’eut lieu la fameuse expérience Milgram. La découverte fondamentale de cette expérience c’est que les individus adultes font de leur mieux pour obéir aux ordres émanant de l’autorité. Au printemps 1986, le rapport final d’une conférence scientifique internationale réunie à Séville concluait qu’il est scientifiquement faux de dire que la cause des guerres est avant tout de l’ordre du pulsionnel. La guerre implique l’institutionnalisation d’aptitudes individuelles telles que l’obéissance, la malléabilité et l’idéalisme. En résumé, la biologie ne condamne pas l’humanité à la guerre. Aucun de nos prétendus instincts n’est aussi dangereux que notre soumission émotionnelle aux valeurs culturelles. Nos cultures ont inventé de fausses catégories telles que la race ou la nation qui nous empêchent de nous penser comme une seule et même espèce et entraînent de ce fait une certaine hostilité réciproque qui s’extériorise par la violence. Aucun animal, en dehors de l’homme, ne fait la guerre. Aucun ne se lance dans des violences organisées au nom de concepts abstraits. L’animal ne commet de violences que pour des raisons aussi précises qu’évidentes : pour se nourrir ou se défendre.
N’existerait-il pas certains faits récurrents dans la société humaine susceptibles d’expliquer l’éruption régulière de la guerre ? On pourrait penser à l’existence en tous temps d’élites dirigeantes à la soif de pouvoir inextinguible. Ou à la cupidité de minorités puissantes qui veulent toujours plus de matières premières, de marchés, de territoires offrant des conditions favorables à l’investissement. Bien des années après la première guerre mondiale, il apparaît clairement qu’une décision rationnelle donnée sur un quelconque principe moral n’a pu jeter ces nations dans le tumulte de la guerre. Il s’agissait avant tout de rivalités impérialistes, de soif de conquêtes, de désir effréné de gloire et de stupide volonté de revanche. Les chefs d’Etat tentèrent de faire marche arrière, mais la pression des appareils militaires les en empêcha.
Les différences de comportement, pacifiques ou guerriers, s’expliquent aussi par l’environnement et les conditions de vie. La vie relativement facile des populations de la forêt explique la bienveillance et la générosité des pygmées. En revanche les Iks d’Afrique de l’Est avaient été chassés de leur territoire ancestral après la création d’une réserve naturelle et s’étaient retrouvés isolés et affamés au cœur des montagnes. Leur comportement agressif et destructeur pouvait s’expliquer par leur tentative désespérée de survivre.
Mais il existe une autre histoire celle du rejet de la violence et du désir de vivre en communauté. Si l’aptitude de l’homme à la violence est infinie, son aptitude à la bienveillance l’est tout autant. L’histoire qui s’empresse de retenir les événements désastreux reste très largement silencieuse sur le nombre phénoménal d’actes courageux accomplis par ceux qui défient les autorités et la mort. Il ne faut pas écouter les autorités, mais sa conscience.
3/7) Du bon et du mauvais usage de l’histoire
Nous sommes en droit de nous montrer sceptiques envers les historiens (comme envers les journalistes et toute personne qui prétend rendre compte de l’état du monde) et de vérifier dans quelle mesure leurs préjugés les poussent à insister sur certains faits historiques et à en omettre ou minimiser d’autres. Où évoque-t-on le coût humain de l’industrialisation ? Pour quelles raisons la grève des mineurs du Colorado en 1913-1914 n’est mentionnée dans aucun manuel d’histoire ? Pourtant cette action éclairerait d’un jour terrible les intérêts des Rockfeller et des entreprises américaines en général. Cette grève indique aussi que le gouvernement sert plutôt les intérêts des riches et se plient aux volontés des entreprises au lieu de protéger la vie des travailleurs pauvres.
L’histoire sert inévitablement certains intérêts puisqu’elle nous détourne de sa véritable fonction en se transformant en simple divertissement au sens propre. Les moindres faits et gestes des présidents sont investis d’une signification de première importance alors que le combat quotidien mené par les gens simples pour leur survie est totalement négligé. Remarquez l’intérêt extraordinaire que les historiens portent aux affaires militaires, aux guerres et aux batailles. Constatez en revanche le peu d’attention portée aux mouvements pacifistes et à ceux qui luttèrent contre ces guerres imbéciles. Un tel enseignement de l’histoire fabrique des citoyens passifs et obéissants.
Nous avons besoin d’apprendre l’histoire. Cette histoire ne se contente pas de dresser la liste des présidents, des lois ou des décisions de la Cour suprême mais incite au contraire à résister à la folie des gouvernements qui tentent de faire peser leur influence sur nos esprits et sur le monde en général. L’histoire devrait être un moyen de comprendre et de changer ce qui ne va pas dans la marche du monde. La recherche historique n’a de sens que si elle privilégie certaines valeurs fondamentales : le droit de tout être humain à la liberté et à la poursuite du bonheur sans distinction de race, de nationalité, de sexe ou de religion.
4/7) Guerre juste et guerre injuste
Machiavel ne se demandait pas si faire la guerre était bien ou mal ; il se contentait d’expliquer la meilleure façon de vaincre l’ennemi. De son côté, l’Eglise catholique a développé une doctrine sur les guerres justes et les guerres injustes ; massacrer pour la « bonne cause » est l’une des maladies de notre époque. A côté de ces deux attitudes, il en existe une troisième selon laquelle les guerres sont intrinsèquement mauvaises pour être jamais justes. Erasme, au début du XVIe siècle, jugeait toute guerre injustifiable : « Une fois que la guerre est déclarée, les affaires de l’Etat se retrouvent à la merci des appétits d’une poignée d’individus. » Les tentatives d’humaniser la guerre en 1932 inquiétèrent au plus haut point Albert Einstein : « Il ne faut pas banaliser la guerre en y fixant des règles. La guerre ne peut pas être humanisée, elle ne peut qu’être abolie. » La conférence de Genève se poursuivit néanmoins et l’on s’y obstina à définir des règles censées rendre les guerres plus « humaines ». Règles qui seront systématiquement violées au cours de la guerre mondiale suivante. On sait que Churchill commanda des milliers de bombes à anthrax. Tout animal ayant inhalé pendant une minute les spores de l’anthrax a toutes les chances d’en mourir brusquement et sans douleurs la semaine suivante. Ce sont les délais de production qui empêchèrent la réalisation de ce projet.
La guerre entraîne inévitablement la restriction de la liberté d’expression. L’atmosphère est alors au patriotisme et les opposants à la guerre passent pour des traîtres. L’argument de Périclès, « Nous sommes une grande nation et elle mérite que l’on meure pour elle », reste toujours très apprécié. Les débats sur le budget militaire sont l’occasion de passes d’armes acharnées sur le montant des dépenses : 300 milliards de dollars ou 290 seulement. La possibilité de n’y consacrer que 100 milliards (dégageant de fait quelques 200 milliards pour financer les politiques sociales) fait défaut. Quant à celui qui proposerait de ne rien dépenser du tout, il se retrouverait immédiatement à l’hôpital psychiatrique. Pendant la guerre du Vietnam, le débat opposa longtemps ceux qui prônaient un bombardement généralisé de l’Indochine et ceux qui privilégiaient les bombardements ciblés. L’option du retrait pur et simple ne fut jamais envisagée. Quand les troupes américaines se retirèrent finalement du Vietnam en 1973, plus de 50 000 Américains étaient morts dans une guerre décidée par la présidence, soutenue par un Congrès à sa botte et par une Cour suprême particulièrement complaisante.
Il n’existe pas de guerre juste, l’exemple de la Seconde Guerre mondiale est le test suprême. Les nazis étaient des assassins pathologiques. Nous devions les arrêter et seule la force pouvait y arriver. Début 1943, à l’âge de 21 ans, je me suis engagé dans l’US Air Force. Certes, Hitler était un dictateur hystérique et un conquérant frénétique, mais que dire alors de la Grande-Bretagne et de son empire, des guerres qu’elle avait livrées aux populations indigènes dans le seul but de les soumettre pour son plus grand intérêt. La Grande-Bretagne et les Etats-Unis ne s’opposaient au fascisme que parce qu’il menaçait leur propre domination sur certaines ressources naturelles et sur certaines populations. Pendant plus d’un siècle, les Etats-Unis avaient mené une guerre contre les Indiens et avaient réussi à les chasser de leurs territoires. Tant que nous nous en remettrons à la guerre pour régler les différends entre nations, nous devrons endurer les horreurs, la barbarie et les excès que la guerre porte en elle. Quant aux ingrédients du fascisme (le militarisme, le racisme, l’impérialisme, la dictature et le nationalisme exacerbé), ils survécurent sans problème à la guerre. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, un pays (les USA) a divisé la planète en zones militaires.
A la manière dont vont les choses aujourd’hui, la paix que nous ferons sera une paix du pétrole, une paix du climat, une paix du commerce, bref, une paix sans horizon moral. Désormais le seul honneur sera de tenir obstinément ce formidable pari qui décidera enfin si les paroles sont plus fortes que les balles.
5/7) Loi et justice
Dans les sociétés anciennes, tout le monde était à la merci du caprice des individus les plus puissants. Le système parlementaire a introduit la loi non plus dictée individuellement mais impersonnelle et inscrite démocratiquement. Le règne de la loi remplacerait désormais le règne des hommes. Mais l’époque moderne n’a au fond rien changé quant à la question de la répartition des richesses et du pouvoir. Le préambule de la Constitution commence par « Nous, le Peuple des Etats-Unis ». En réalité ce document était rédigé par de très riches individus, des marchands, des propriétaires d’esclaves qui n’éprouvaient aucune sympathie pour la démocratie économique.
« Obéissez à la loi ! » Injonction impressionnante. Suffisamment impressionnante pour étouffer le sentiment profond de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas. La décision prise par Socrate d’accepter la sentence de mort pour avoir désobéi est devenue l’un des principes fondamentaux de l’approche libérale de la désobéissance : vous pouvez enfreindre la loi si votre conscience est scandalisée mais il vous faut assumer le châtiment. Mais pourquoi accepter d’être puni quand on estime avoir agi justement et que la loi vous punit injustement ? En 1963 dans sa prison, Martin Luther King déclare : « Je prétends qu’un individu qui viole une loi que sa conscience considère comme injuste et qui accepte volontiers la prison afin que la communauté prenne conscience de ses injustices exprime en réalité le plus grand respect pour la loi. » Il ne reste pas en prison pour des raisons éthiques, mais bien dans un objectif essentiellement pratique : pour que la communauté prenne conscience de ses injustices. S’il est légitime de désobéir aux lois injustes, il est également légitime de ne pas accepter la punition injuste que l’on encourt en les enfreignant. Ce que nous respectons seulement, c’est la douceur, l’altruisme et le sens de l’intérêt commun.
A l’époque où les troupes américaines s’installaient massivement au Vietnam, David O’Brien avait mis le feu à son ordre d’incorporation. La Cour suprême jugea finalement que la nécessité dans laquelle se trouvait le gouvernement d’organiser la conscription passait avant le droit à s’exprimer librement. O’Brien avait commis un acte de désobéissance civile : violation délibérée de la loi dans un objectif social. Son acte adressait un message général sur les défaillances de la société. La stabilité et l’ordre ne sont pas les seuls bienfaits que l’on puisse souhaiter à une société. Il y faut également la justice. Mais la justice aux Etats-Unis est passée au crible du pouvoir et des préjugés du juge. La liberté d’expression n’a pas droit de cité dans les salles de tribunaux parce que les juges décident de ce qui peut ou ne peut pas s’y dire. Dans l’ensemble les juges aiment leur confort, ils sont issus des classes généralement hostiles aux radicaux, aux manifestants et à ceux qui violent « la loi et l’ordre ». Participants de l’environnement américain global, ils sont également sensibles à l’idéologie américaine. Or la vérité est bien souvent si éloignée de ce que notre culture nous a enseigné que nous ne pouvons pas tourner suffisamment la tête pour la regarder en face.
Insistons sur le fait que, lorsque les rebelles agissent en dehors de la loi, ils le font le plus souvent de manière non violente. Quand ils se rendent coupables de « violence », il s’agit habituellement de violences à l’encontre de biens privés et non d’êtres humains. En 1985 eut lieu le procès d’un groupe qui s’étaient introduits dans le silo d’un missile nucléaire et avaient commis quelques dommages. Le juge Hunter avait déclaré que la violence inclut l’atteinte à la propriété. L’accusé Holladay répondit : « La question est de savoir si une arme nucléaire peut être considérée comme un bien au même titre qu’un bureau. Aussi longtemps que ce pays considérera les armes nucléaires comme des biens à défendre et à protéger, plus sacrés que les vies humaines qu’elles sont destinées à détruire, on sera en droit de se demander ce qu’est exactement une propriété. Les fours crématoires allemands étaient-ils des propriétés privées ? » Holladay fut condamné à huit années d’emprisonnement pour « voie de fait » à l’encontre des engins de mort les plus abominables jamais construits.
Quand la loi est incompatible avec la justice, à quoi devons-nous véritablement obéir ? Selon la Déclaration d’indépendance, la loi n’est qu’un moyen. Les véritables fins sont « la vie, la liberté et la recherche du bonheur », et « toutes les fois qu’un gouvernement se met à nuire à cet objectif, le peuple a le droit de le changer ». Devons-nous craindre que la désobéissance civile nous plonge dans l’anarchie ? L’histoire nous fournit la meilleure des réponses. Les gigantesques manifestations du mouvement des droits civiques dans le sud des Etats-Unis au début des années 1960 ont-elles mené à l’anarchie ? On lui doit au contraire une saine réorganisation de l’ordre social vers plus de justice ainsi qu’un consensus nouveau autour de la nécessité de garantir l’égalité raciale. L’esclavage n’a pas été renversé sans agitation, sans une extrême agitation. Protester en dehors des limites prescrites par la loi, ce n’est pas combattre la démocratie. Cela lui est au contraire absolument essentiel. Une sorte de correctif à la lenteur des canaux habituels, une manière de forcer le barrage de la tradition. Le prix de la liberté, c’est une vigilance permanente. Il faudrait davantage se soucier du penchant que montrent les individus confrontés à des injustices accablantes à s’y soumette que de leur aptitude à se révolter.
6/7) Un système de classes
Le 13 juillet 1969, alors qu’on s’apprêtait à déposer un homme sur la Lune, un reporter écrivait : « A l’ombre du centre spatial des individus affamés sont assis et regardent. « Quelle ironie ! » nous confie l’unique médecin noir du comté. Tout cet argent pour aller sur la Lune et ici, en Floride, je m’occupe d’enfants sous-alimentés aux côtes saillantes et au ventre gonflé. » Vingt ans après, lors d’un débat télévisé sur l’exploration spatiale, la poétesse Maya Angelou répétait : « Bien sûr l’exploration de l’espace m’intéresse mais où allons-nous trouver l’argent pour venir en aide aux pauvres d’Amérique ? » Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis ont fait preuve d’une volonté fanatique, quasi-délirante, de consacrer des milliards de dollars au secteur militaire alors que des millions de familles américaines manquaient des biens de première nécessité. Sous la présidence de Ronald Reagan, pendant les années 1980, les Américains les plus riches sont devenus plus riches encore et les plus pauvres se sont appauvris. Début 1990, alors que la chute du Mur rendait la menace soviétique hautement improbable, le président Bush prévenait qu’il ne soutiendrait « aucun nouveau programme de politique intérieure financé au détriment du budget militaire ». Indubitablement, ce pays qui promet pourtant la liberté et la justice pour tous connaît un véritable système de classes.
Dans la Déclaration d’indépendance, il est écrit : « Nous tenons pour évidentes pour elles-même les vérités suivantes : tous les hommes sont égaux. » Mais Jefferson et les Père Fondateurs ne souhaitaient pas véritablement que l’égalité fut réellement appliquée, et certainement pas, en tout cas, entre maîtres et esclaves ou entre riches et pauvres. Quand, onze ans plus tard, ils rédigèrent une constitution, ils firent tout pour garantir que la répartition des richesses reste inégale. Leur philosophe de référence était Alexander Hamilton : « Toute communauté se compose d’une élite et de la multitude. La première est formée des riches et des gens bien nés et la seconde de la masse du peuple. Il faut donc concéder à l’élite un rôle spécifique et stable dans le gouvernement des affaires. » Les démocrates libéraux ne se conduisent pas très différemment des républicains conservateurs lorsque de puissantes entreprises sont impliquées dans des affaires douteuses. C’est le gouvernement du dollar, par le dollar et pour le dollar.
Si nous remontions à l’origine historique des fortunes de Rockfeller, Morgan, Vanderbild, Carnegie…, nous trouverions roublardise, chance, brutalité et violence. Dans son poème intitulé « The People, Yes », Carl Sandburg introduit le dialogue suivant :
- Quitte cette propriété.
- Pourquoi ?
- Parce qu’elle est à moi.
- De qui la tiens-tu ?
- De mon père.
- De qui la tenait-il ?
- De son père
- Et lui de qui la tenait-il,
- Il s’est battu pour elle.
- Alors je me battrai contre toi.
Il n’existe en réalité aucun lien logique entre le talent et la rémunération financière. Dans une société moderne aussi complexe que la notre, où les produits sont le fruit du travail collectif d’un très grand nombre d’individus, peut-on vraiment évaluer la contribution de chacun à la production ? Parmi les mieux payés se trouvent les fabricants d’armes. Pourtant l’aptitude des êtres humains à faire don de leurs talents, de leur énergie et de tout ce qu’ils possèdent, non pas dans l’attente d’une rétribution financière mais en fonction d’objectifs collectifs bien plus vastes, l’estime de soi, la compassion envers les autres et l’esprit de communauté, a été vérifiée maintes et maintes fois. Ce fait nous incite à penser qu’il serait possible de parvenir un jour à une égale répartition des richesses. Il faudra se mobiliser afin d’imposer l’égalité dans la répartition des richesses.
7/7) Liberté d’expression : réflexions sur le Premier Amendement
Le texte du Premier Amendement semble décisif : « Le Congrès ne fera aucune loi relativement à l’établissement d’une religion ou en interdisant le libre exercice ; ou retreignant la liberté de parole ou de la presse ; ou le droit du peuple de s’assembler paisiblement. » Pourtant, en 1798, sept ans à peine après son adoption, ce Congrès vota des lois qui limitaient la liberté de parole. L’Alien Act conférait au Président le pouvoir d’expulser « tout individu étranger qu’il jugera dangereux pour la paix et la sécurité des Etats-Unis ». Le Sediton Act prévoyait que quiconque écrira, imprimera ou diffusera un texte mensonger, scandaleux ou perfide ou des écrits contre le gouvernement, le Congrès ou le président des Etats-Unis » pourra se voir condamné à payer une amende ou à deux ans d’emprisonnement. Le monde politique reste fondé sur des rapports de force où dissidents et rebelles ne sont pas bienvenus.
Nous sommes devant l’astucieuse doctrine dite de la « contrainte non préalable ». Vous pouvez dire et imprimer ce qui vous chante. Mais quand vous aurez exprimé ou publié votre opinion, si le gouvernement décide de juger certains de vos propos illégaux, préjudiciables voire simplement incorrects, il peut vous expédier en prison. Le Sedition Act avait été aboli. Mais lorsque les Etats-Unis décidèrent de participer à la Première guerre mondiale, le congrès vota l’Espionage Act de 1917. Il prévoyait que les individus pouvaient être emprisonnés pour vingt ans si, en période de guerre, ils « incitaient à l’insubordination ou le refus de se plier aux obligations militaires, ou faisaient volontairement obstruction à l’incorporation… » Un tract pacifiste met-il en danger la vie d’autrui ou tente-t-il de la sauver ? Le dirigeant Eugene Debs fut condamné à dix ans, coupable d’inciter « à l’insubordination ou au refus de servir dans les forces armées ». Il s’adressait ainsi au jury : « Messiers, j’abhorre la guerre et serais-je le seul que je m’y opposerais tout de même. » En situation de crise, le droit des citoyens à critiquer librement la politique étrangère est absolument cruciale, voire vitale. Pourtant les tribunaux continuent de limiter la liberté d’expression sous prétexte que l’impératif de sécurité nationale prime sur le Premier Amendement. Les juges peuvent toujours s’arranger pour rendre le jugement qui leur convient pour des raisons qui ont malheureusement moins à voir avec la Constitution qu’avec leurs préjugés idéologiques.
Il m’aura fallu attendre mes débuts comme professeur de droit constitutionnel dans le Sud, en pleine lutte contre la ségrégation raciale, pour commencer à réaliser l’évidence : la liberté de parole n’est pas déterminée par la Constitution ou les décisions prises par la Cour suprême mais par mon pouvoir d’exercer ce droit dans la rue ou le lieu de travail. Il reste néanmoins deux problèmes. Le premier, à combien de gens sommes-nous en mesure de faire passer notre message ? La réponse s’impose, cela dépend du budget financier dont nous disposons. La liberté d’expression n’est pas une simple question de permission ou d’interdiction. Un pauvre, aussi intelligent et éloquent puisse-t-il être, verra sa liberté d’expression véritablement très limitée. Alors qu’une grande entreprise jouira d’une très grande liberté d’expression. La Cour suprême décréta « héroïquement » qu’imposer à la First National Bank des limites à l’usage de son argent pour influencer un référendum revenait à la priver des droits garantis par le Premier Amendement. Et celui qui jouit de la liberté de la presse est celui qui possède un organe de presse ! Le second problème, c’est que notre liberté est limitée par un lavage de cerveau culturel. Certains sujets se voient réserver une large place dans les médias quand d’autres sont soit totalement ignorés soit confinés dan les dernières pages des journaux. Les médias d’information sont contrôlés et quand le président (des Etats-Unis) vous appelle pour vous dire qu’il s’agit d’une question vitale, vous obéissez. La différence entre le contrôle totalitaire de la presse et son contrôle démocratique est ainsi : au Guatemala les journalistes dissidents étaient assassinés, aux Etats-Unis on les mute ou on les licencie. Il est très difficile pour le citoyen moyen d’apprendre vraiment ce qu’il faut savoir, les choses sont si compliquées.
La liberté ne s’accorde pas, elle s’arrache. Le prix de la liberté, c’est prendre le risque d’être emprisonné, battu et peut-être tué. Ce fut toujours historiquement le cas. Ce que le XXe siècle nous a appris, c’est l’extrême imprévisibilité de cette histoire. On peut en tirer deux conclusions. D’abord ne jamais abandonner le combat en faveur de la justice sous prétexte qu’il est perdu d’avance. Le second enseignement, c’est que toutes les raisons avancées pour justifier la guerre sont irrecevables. Le fascisme n’est pas mort avec Hitler, les guerres n’ont pas disparu, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est toujours théorique… car la guerre est un phénomène de classe. La violence, aussi séduisante que puisse être la rapidité de ses effets, nuit à ses objectifs, même de liberté et de justice, aussi bien dans l’immédiat que dans le long terme. Aucune fin, si noble soit-elle, ne peut justifier la violence collective. Tout ce dont nous avons besoin c’est de faire le premier geste, de dire les premiers mots : Imaginez si toutes les ressources d’imagination actuellement employées à inventer de nouveaux jeux de pouvoir et des armes de plus en plus puissantes et meurtrières étaient orientées vers le désarmement. Que de miracles nous pourrions accomplir !
(édition Agone 2010, premières éditions 1986-2002)