Alain Hervé est resté fidèle aux positions qui étaient les siennes quand il a fondé les Amis de la Terre il y a quarante ans et écrit l’Homme Sauvage en 1979. Tout était déjà dit, ou presque… Voici un livre qui regroupe différents textes et mélange assidûment poétique et écologisme. Mais l’écologie n’est-elle pas aussi poésie ? Voici quelques aphorismes pour te donner l’envie d’en lire plus :
A quoi sert l’homme ?
A quoi sert l’homme ? La biologiste Lynn Margulis propose une hypothèse : l’homme est un animal domestique élevé par les bactéries pour leur permettre de voyager et éventuellement de migrer vers d’autres planètes. Se souvenir que les bactéries occupent quarante pour cent de notre masse corporelle.
A quoi sert l’homme ? Les économistes répondent : à produire et à consommer, et que ça saute. L’homme se reposera en regardant la publicité pendant trois heures et demie par jour sur les écrans de télévision.
A quoi sert l’homme ? Après recherche, consultation et réflexion, nous proposons une réponse provisoire : à rien. Oui, je sais, il a inventé le téléphone portable, mais les pingouins et les pissenlits n’en ont rien à faire.
Entre le petit trou dont il sort et le grand trou dans lequel il va tomber, il ne fait que consommer gaspiller, détruire, prêcher l’accélération, la prédation… Il se sert. Il s’est servi et il n’a rien rendu. Pourrait-il encore enchanter le monde, le servir, ne plus seulement se servir ?
Anthropocentrisme
L’anthropocentrisme ou anthropophilie est une religion comme une autre, sinon qu’elle ne se reconnaît pas comme religion. Un des prophètes de cette religion s’est exprimé un jour dans le journal Libération en affirmant : il va falloir décider si l’on veut sauver la nature ou l’homme. Ce chef-d’œuvre du crétinisme politiquement correct a le mérite d’afficher l’ignorance de ceux qui le profèrent. L’animal humain fait partie de la nature. C’est la nature qui a créé l’animal humain. L’animal humain est soumis aux lois de la nature. Il est soumis aux mêmes lois qui sanctionnent la prolifération de toutes les espèces vivantes, qui interdisent la surexploitation des ressources. L’animal humain ne peut pas survivre une seconde en dehors de la nature. Il respire l’oxygène de l’air, il mange les plantes qui ont capté la lumière du soleil… il n’a pas le choix. Un humanisme d’intelligence solidaire avec la nature est souhaitable.
Lorsque David Brower fonda Friends of the Earth en 1968, il donna au journal de son association le titre, Not man apart, l’Homme n’est pas à part. Je dois admettre qu’à l’époque, lorsque je créais les Amis de la Terre en France en 1969, je ne saisissais pas la signification entière de ce titre. Maintenant, je vois à quel point cette formule est fondamentale. Les problèmes qu’affronte l’être humain sont intrinsèquement dépendants de ceux du monde vivant ou pour simplifier, de la nature. On ne sauvera pas l’homme d’un côté et la nature de l’autre. Ce sera tout ou rien.
Consommation
Le diplôme, c’est l’illusion de savoir sans avoir découvert ni expérimenté soi-même. Le haut salaire, c’est l’ombre capturée tandis que la proie de la vie s’enfuit. Le confort des appareils domestiques, c’est l’esclavage de leur achat et de leur entretien. La facilité de vacances éclairs à Bali, c’est l’insatisfaction d’avoir vu, sans comprendre ni participer. La retraite apparaît dérisoire après une vie massacrée par le travail.
On peut échanger immédiatement sa voiture pour une bicyclette, sa machine à laver individuelle pour une collective, une augmentation de salaire pour davantage de temps libre, un voyage au Maroc pour l’apprentissage de la botanique, une chaîne haute-fidélité pour une audition de mouettes, son patron contre un raton laveur.
Démographie
Les individus veulent des enfants. Plus précisément ils veulent faire des enfants de la même manière qu’ils veulent une voiture, une machine à laver, une télé, un canapé… Ils déploient des efforts considérables pour contourner la stérilité ou faire survivre des fœtus gros comme deux poings. Produire un enfant, des enfants, est un droit. Et pourtant à l’évidence l’espèce humaine souffre d’encombrement. Elle s’encombre elle-même. Elle encombre les autres espèces vivantes au point de les détruire par milliers. Elle dévaste son propre biotope. Elle met en danger les paramètres indispensables à sa propre survie.
A partir de 600 millions d’humains, je sais qu’ils ne songent qu’à se reproduire comme des lapins, qu’ils rejettent trop de gaz carbonique, qu’ils envisagent de transformer leur nourriture en carburant. Les six, sept milliards dont on parle m’emmerdent à se compter en oubliant le reste. Je veux dire les milliards de milliards d’autres, aussi vivants qu’eux et qui méritent de rester aussi vivants qu’eux, et sans lesquels ils ne resteront pas vivants. Les chênes et les lotus, les hérissons et les vipères, les virus et les rats, les herbes et les ours blancs…
Je me souviens d’avoir lu que la politique de restriction des naissances avait permis d’éviter 400 millions de naissances en Chine pendant les trente dernières années. Autrement dit, si le pape avait gouverné la Chine, il y aurait aujourd’hui 1 milliard sept cent millions de Chinois, au lieu d’un milliard trois cents millions. En l’espace de cinquante ans, la population humaine de la planète a doublé. Pourquoi ? Pour qui ? Pour quoi faire ? Personne n’en sait rien.
Economie
Les discours politiques d’inspiration classique souffrent d’un décalage total avec la réalité vécue. Keynes ou Marx avaient réfléchi sur des données pratiques qui étaient celles du début de l’ère industrielle : une planète encore presque en friche, des ressources naturelles dont on ne pouvait apprécier les limites, des écosystèmes encore presque intacts.
L’économie occidentale est une construction verticale. Tous ses éléments sont interdépendants. Elle s’oppose à l’économie agraire dont les cellules relativement autarciques offraient une possibilité de résistance (de résilience) plus grande à la famine, à l’épidémie, à la sécheresse. L’économie occidentale s’oppose aux modèles présentés par les systèmes vivants, dans lesquels la diversité et la complexité garantissent de multiples solutions de remplacement en cas de défaillance d’un élément. Un seul élément compromet la construction entière : le pétrole.
Ecologie
Les écologistes connaissent les limites à l’intérieur desquels peuvent fonctionner les quatre cycles fondamentaux : carbone, azote, eau et phosphore sans lesquels il n’y a pas de vie possible. Sans lesquels, il n’y a pas de raisonnement politique possible.
L’homme est tube digestif. Ses excréments le suivent comme son ombre. L’homme se résigne difficilement à accepter l’évidence, il est aussi un animal, il défèque. Les éléments fondamentaux le traversent, il les transforme, les utilise, les rejette. L’homme est partie du flux général. Il n’est rien d’autre. L’homme devra de quelque manière se réconcilier avec ses restes. Car ces restes constituent un dû qui doit retourner là où nous l’avons emprunté, à la terre qui produit les aliments que nous consommons. Cela s’appelle un cycle biologique. Sans cette restitution, l’humus s’appauvrit de ce qu’on lui a emprunté. Cela s’appelle une rupture de cycle.
Avant, nous faisions partie d’une chaîne biologique. Nous prenions d’une main et nous rendions de l’autre. Autrement dit, nos déchets étaient recyclables et recyclés. Avant que la vie ne redémarre à La Hague sur le site de retraitement des combustibles nucléaires, attendrons-nous vingt siècles ? Si l’on perturbe simultanément un trop grand nombre de cycles naturels, la nature ne fonctionne plus. Tout cela est évident. Et pourtant pas tant que cela, si l’on en croit ceux qui prêchent la relance économique, le nucléaire, l’industrialisation non-stop. Ceux-là n’ont pas compris que la priorité des priorités, si nous souhaitons que nos enfants survivent dans un univers désertifié, ce n’est pas l’économique mais le biologique.
Nous sommes tous des écologistes, c’est-à-dire des êtres vivants concernés par la sauvegarde du milieu vivant en dehors duquel aucune poursuite de la vie n’est envisageable. On peut être chrétien ou musulman, français ou étranger, marxiste ou non. On ne peut pas ne pas être écologiste, parce que tous usagers la maison Terra.
Energie
La seule véritable opposition au plan énergétique (programme nucléaire de production d’électricité le 6 mars 1979) consiste à utiliser moins d’énergie. Consommer moins de pétrole, moins d’électricité, c’est commencer à construire l’écosociété. C’est saboter Malville (le surgénérateur), le rendre inutile. Le premier choix militant devra désormais se faire devant la prise de courant électrique. Il va falloir se persuader que la prise de courant n’est ni propre ni innocente, qu’elle est directement branchée sur la centrale nucléaire.
On l’a entendu aussi bien à gauche qu’à droite pendant le débat parlementaire (en 1979) sur l’industrialisation nucléaire : « Pour réduire les inégalités sociales, nous avons besoin de davantage d’énergie. » Ce qui revient à dire, à droite : « Nous refusons de partager les richesses déjà accumulées, mais ça ne nous coûte pas cher de promettre de partager les richesses à venir. » A gauche, cela veut dire : « Plutôt que chambarder la société, nous attendons que la corne d’abondance nucléaire commence à produire et nous serons là pour répartir justement ses fruits. » Et voilà toute la classe politique agenouillée, mains jointes devant la machine, l’implorant de déverser une pluie de bienfaits. Ainsi soit-il.
Loisirs
Pour ma part, je vous dois cette confidence, la seule idée de loisir me donne la nausée. Les foules qui se portent à heure fixe vers la plage, avec une serviette de bain, un polar, les tubes de crème anti-solaire, et qui doivent tenir toute la journée sous les trous de la couche d’ozone me font pitié. Même si je sais que leur cancer de la peau leur sera remboursé à 100 %… Il semble que se vérifie sans cesse cette proposition, qu’à travail imbécile, succède presque nécessairement loisir imbécile.
Nucléaire
J’ai rencontré un jour, au cours d’un repas de journalistes, un maréchal polytechnicien d’EDF. Un des principaux responsables du nucléaire civil. Je lui ai posé une seule question : « Avez-vous des doutes ? ». Doutes sur la fiabilité, doutes sur le financement, doutes sur la sécurité, doutes sur le rendement, doutes sur le retraitement des barreaux irradiés, doutes sur la gestion des déchets pendant quelques siècles. Réponse : « Aucun doute. » Pour conforter ses certitudes, il ajoutait : « Les mesures de sécurité que nous mettons en place sont excessives. On pourrait économiser 80 % sur ce chapitre. »
Le choix nucléaire n’autorise pas le doute lorsqu’il bloque l’avenir pour quelques siècles. Pour ma part, je doute.
Politique
Le double langage a gangrené le discours politique. L’énergie nucléaire devient une énergie propre, le développement durable c’est la nouvelle justification de la poursuite de la croissance économique, l’aide au tiers-monde c’est un nouveau colonialisme encore plus destructeur que le précédent des fondements des sociétés et des civilisations non occidentales… Sauf exception, les intellectuels français se taisent. Les salons sartriens bourdonnent de leurs affaires du siècle passé.
J’ai eu du fait de ma profession l’occasion de bavarder avec quelques-uns de nos dirigeants. Je peux citer Jospin, Rocard, Guichard, Couve de Murville… Gauche, droite, je les ai tous trouvés parfaitement ignares en ce qui concerne les notions les plus élémentaires de l’écologie : les biotopes, la biodiversité, la chaîne alimentaire, les risques liés à l’énergie nucléaire, aux manipulations génétiques… Enfermé à vie dans un système de références appris à l’école (souvent à l’ENA) et dont ils étaient incapables de sortir. Et ça ne change pas avec les nouveaux venus.
L’écologie n’est pas un luxe, le souci des petits oiseaux… c’est la gestion globale du monde vivant dont nous faisons partie. Difficile à admettre. Mais nous allons y être aidés par la nature elle-même qui va prendre des décisions pour nous. Elles seront sans appel. Elles seront dramatiques. Le réchauffement climatique, l’effondrement des nappes phréatiques, l’avancée des déserts… ne sont pas des données négociables. Ce n’est pas la planète qui est en danger. C’est l’animal humain qui s’agite à la surface qui se suicide.
Politique écologique
La politique écologique de la recherche scientifique n’est pas orientée vers la production de puissance militaire, vers la suprématie du marché économique… mais vers l’étude raffinée de tous les systèmes vivants et de leur protection.
La politique écologique n’a pas pour objectif prioritaire d’exporter davantage que le voisin et n’importe quoi : des armes, des automobiles, des techniques agricoles inadaptés vers le tiers-monde… mais le développement d’une bioéconomie adaptée aux ressources minérales et aux besoins du pays.
La politique écologique démographique ne consiste pas à saturer le territoire pour décourager le voisin d’y venir… mais à le peupler intelligemment en répartissant la population, en vidant progressivement les conurbations et en repeuplant les campagnes.
La politique écologique agricole ne consiste pas à produire à grands frais énormément de produits standardisés sur des sols banalisés, saturés d’engrais chimique… mais à promouvoir une agriculture scientifique, c’est-à-dire finement adaptée au biotope et aux hommes.
La politique écologique sociale ne consiste pas à prétendre sauvegarder à n’importe quel prix le plein-emploi, à faire courir le prolétariat derrière la carotte de l’augmentation de salaires… mais à donner à chacun la possibilité de savoir quels sont les problèmes auxquels la collectivité est confrontée et de prendre personnellement ses responsabilités pour qu’ils soient résolus.
L’écologie, c’est la politique de gestion de la biosphère prioritaire à toute autre décision politique, économique ou sociale.
Religion
L’ouvrage philosophique qui sert de référence aux temps modernes, dans lequel on célèbre la religion du plus vite, plus grand, plus gros, plus riche, plus n’importe quoi… s’intitule le Livre Guiness des records.
Supposons que Dieu ait décidé de se reposer le sixième jour, ait oublié de nous créer. A vue de galaxie on peut dire que ça ne changerait rien. Le printemps n’attendrait pas les météorologues pour se présenter, et les grenouilles jouiraient aussi bien du clair de lune sans l’éclairage urbain. Pensons que la vie est tout, et l’homme est le reste.
Terrorisme
Si nous brûlons le pétrole du Proche-Orient dans nos voitures, si nous nous éclairons à l’énergie nucléaire, si nous achetons notre nourriture au supermarché, si nous passons des heures sur Internet… alors, nous appartenons à la civilisation des tours. Alors nous sommes des cibles pour ceux qui ont été chassé de leurs terres par les monocultures, par la construction de grands barrages, par la déforestation… pour tous ceux qui ont été chassés de leurs traditions, de leurs cultures, de leur civilisation.
Urbanisation
Lorsqu’une ville juge nécessaire de s’équiper d’un métro, c’est qu’elle est devenue trop grande. Les habitants ne réussissent plus à se croiser en surface. On les enterre. Paradoxe apparent : c’est dans le métro que l’on trouve le plus grand nombre de publicités pour l’espace, les produits naturels, l’air, le soleil, le confort, la paresse, l’eau pure, et le sexe.
La prolifération humaine dans les magmas urbains, que l’on persiste à appeler des villes, ne semble pas une réussite du bien vivre. Sauf pour d’infimes minorités. Ce sont plutôt des amas de larves affamées qui formeront les milliards dont on peut dire avec certitude qu’ils n’accéderont jamais à la qualité d’hommes, ni même de sujets de la société de consommation. Ce sont les déchets de la religion nataliste.
(éditeur : Sang de la Terre, La pensée écologique, 2010)