(Donzelli Editore en 2010, publication aux Liens qui libèrent en 2013)
Le mouvement pour la décroissance a souvent pour objet le fait que l’empreinte écologique humaine dépasse les possibilités de la biosphère et qu’il faut donc diminuer le niveau de vie de la classe globale. Le livre de Stefano Bartolini est tout à fait complémentaire de cette approche, « moins de biens, plus de liens ». Stefano Bartolini montre en effet que la perte de nos capacités relationnelles entraîne la croissance qui, en retour, détériore encore plus les relations humaines. C’est donc le retour au relationnel qui importe pour un objecteur de croissance, pour nous tous...
Voici quelques extraits du livre :
« La thèse que je défends dans ce livre est que le nœud du problème est relationnel. Dans les sociétés occidentales, la tendance longue est celle d’une dégradation des relations entre les individus. L’explication principale du paradoxe du bonheur est que les effets positifs sur le bien-être, fruits de l’amélioration des conditions économiques, ont été annulés par les effets négatifs d’une dégradation des relations humaines. Il y a pauvreté relationnelle : aggravation de la solitude, difficultés de communication, méfiance et peur, instabilité des familles, fractures générationnelles, sentiment d’isolement, recul de la participation sociale et de l’engagement civique, détérioration du climat social.
L’existence d’une corrélation nulle ou négative entre le bonheur et l’accès aux biens de consommation est une surprise tellement grande pour la culture occidentale qu’elle est désignée comme le « paradoxe du bonheur ». Ce paradoxe menace l’idée que la croissance économique est un moyen plausible d’améliorer la perception que les individus ont de leur existence.
1/6) La croissance endogène négative (NEG)
Il y a des biens libres ou gratuits que l’on en peut acheter mais qui sont indispensables au bien-être ; or l’économie marchande possède une grande capacité à fournir des substituts coûteux aux biens libres ; la croissance économique réduit en conséquence la disponibilité des biens libres. Ce sont les hypothèses sur lesquelles repose la modèle de croissance endogène négative NEG (Negative Endegeneous Growth). La première hypothèse se réfère aux biens environnementaux et aux biens relationnels. Personne ne nous vend l’amitié, l’air qu’on respire et une ville sans criminalité. Pour la seconde, la piscine remplace la rivière polluée, le téléviseur et Internet nous protègent d’une ville trop dangereuse, la baby-sitter nous remplace auprès des enfants. La troisième hypothèse est que la croissance économique favorise en retour la dégradation des conditions environnementales et relationnelles. Pour financer des dépenses défensives, nous devons travailler plus. En d’autres termes, les efforts que nous déployons pour nous défendre contre la dégradation des biens libres contribuent à l’augmentation du PIB. Par conséquent, la dégradation favorise la croissance, qui favorise la dégradation. La croissance économique fonctionne comme un processus de substitution sans fin. La croissance est alimentée par son propre pouvoir de destruction.
D’après la vision consacrée de la croissance, les biens qui sont des biens de luxe pour une génération sont des biens standard pour la génération suivante, puis des biens de première nécessité pour la troisième génération (électroménagers, voiture, voyages…). La face obscure est celle des biens gratuits pour une génération devenant des biens rares et coûteux pour la génération suivante, puis des biens de luxe pour celle d’après : le silence, l’air pur, l’eau non polluée, des quartiers sans criminalité… L’argent s’impose comme la solution privée à la détérioration de ce que les individus ont en commun. En Italie, nous assistons depuis quelques années à une épidémie de procès de voisinage entre copropriétaires.
Le mécanisme de substitution entre biens gratuits et biens coûteux est à l’œuvre non seulement dans nos modèles de consommation, mais aussi dans nos modèles de production. Il est possible de remplacer la confiance dans un salarié par une caméra ou un surveillant. En 2002, près d’un Américain sur quatre était employé dans un travail de surveillance. Les gens travaillent dans un climat de défiance et de rivalité qui augmente la production mais provoque une nouvelle détérioration de la confiance, laquelle favorise à son tour le mécanisme de croissance.
On peut considérer que la sociologie est née à la fin du XIXe siècle des inquiétudes provoquées par l’affaiblissement potentiel d’une communauté victime de l’industrialisation et de la modernité.
2/6) Le modèle américain… à ne pas suivre
La croissance NEG est la raison pour laquelle les Américains sont devenus plus riches économiquement et, en même temps, plus malheureux. Le bonheur de l’Américain moyen est celui qui connaît l’évolution la plus défavorable de tout l’Occident : il est en recul depuis la Seconde Guerre mondiale. Les données objectives sur le bien-être, comme les statistiques relatives aux suicides, à la consommation de psychotropes ou à l’incidence des pathologies mentales, décrivent une situation pire que celle que suggèrent les données subjectives. Le phénomène s’explique par l’effet conjugué d’une idéologie de la compétition et d’une propagande intensive en faveur de la consommation. Les efforts déployés pour accroître la prospérité économique sont annulés par la détérioration des relations humaines.
En 1994, un échantillon national d’adultes américains a été soumis à une série d’entretiens psychiatriques. Près de la moitié des personnes interrogées avaient souffert d’au moins un trouble mental au cours de leur existence, et près du tiers avaient connu un trouble mental au cours de l’année écoulée. Or les individus qui appartiennent aux jeunes générations semblent encore plus exposées aux maladies mentales. Le jeune américain moyen de 9 à 17 ans présente, sur l’échelle de l’anxiété, un indice qui, en 1957, lui aurait valu de se retrouver dans une clinique psychiatrique. Le résultat de ce Vietnam psychologique est qu’un nombre record des jeunes consomment des anxiolytiques et des antidépresseurs. Ils savent aussi se passer des prescriptions médicales en usant de drogues et d’alcool.
Les Etats-Unis constituent l’exemple à ne pas suivre. Or, au cours des dernières décennies, nous sommes devenus de plus en plus américains ! La Grande-Bretagne particulièrement a connu une dégradation significative de la qualité relationnelle.
3/6) Deux systèmes de valeur en opposition
Pour que les relations soient chaleureuses et satisfaisantes, il faut qu’elles soient authentiques, motivée par un intérêt non instrumental. Par conséquent le marché est incapable de satisfaire les besoins affectifs ; l’achat de prestations payantes les vide immédiatement de leur signification la plus profonde. Les individus qui s’intéressent le plus aux valeurs consuméristes ont de plus faibles probabilités d’avoir des comportements empathiques. Les personnes empathiques pensent : « Avant de critiquer quelqu’un, j’essaie de me mettre à sa place. » Les autres ont tendance à considérer les autres comme des objets, il s’agit d’un processus de réification. Il existe une corrélation entre la culture de la consommation et la tendance à utiliser les autres à des fins instrumentales. Le résultat est que les valeurs de la consommation sont associées à une fréquence moins élevée des comportements coopératifs.
Les compensations financières minent les motivations intrinsèques parce qu’elles changent la perception qu’ont les individus de leurs motivations. Faire quelque chose par plaisir ou le faire pour l’argent sont deux attitudes différentes. Les deux motivations ne peuvent pas être additionnées, l’individu se focalise en effet sur une motivation principale. La raison pour laquelle le système de marché engendre la culture de la consommation est qu’elle met en valeur l’aptitude humaine à agir selon des motivations extrinsèques. Mais à ce moment l’individu est complètement dépourvu de dimension éthique, affective, pro-sociale. D’après les analystes, les enfants à qui l’affection de leurs parents a manqué tendent, une fois devenus adultes, à s’orienter vers la culture de la consommation
4/6) L’influence de la publicité
Les médias et la publicité ont contribué de façon déterminante à renforcer les désirs de consommation et à diffuser la culture consumériste. La publicité s’emploie à convaincre qu’acheter peut procurer des avantages non matériels, comme l’intégration sociale et, en définitive, le bien-être. Pour fonctionner, la publicité d’un produit doit évoquer autre chose qui n’est pas le produit lui-même.
Les enfants et les adolescents sont devenus la cible principale des publicitaires. Le dirigeant de General Mills pouvait dire : « Quand nous visons les jeunes, nous suivons le modèle de Procter & Gamble : du berceau à la tombe. » Une armée de spécialistes de l’enfance, de neurologues et de sociologues offrent leurs armes sophistiquées à l’industrie publicitaire. On dépeint un monde séduisant pour les enfants dont les parents et les enseignants sont absents. Une étude montre que l’enfant moyen de dix ans mémorise entre 300 et 400 marques. Les enfants dépressifs, en conflit avec leurs parents, ne se réfugient pas devant la télévision ; c’est la télévision qui fabrique ces enfants. Frédéric Beigbeder pouvait écrire : « Je suis publicitaire. Vous faire baver, tel est mon sacerdoce. Dans ma profession personne ne souhaite votre bonheur, parce que les gens heureux ne consomment pas. »
Nous nous retrouvons face à des phénomènes incontrôlables qui nous dépassent, qui menacent inexorablement la qualité de notre vie, le futur de nos enfants. Nous subissons ces phénomènes exactement comme les paysans des sociétés rurales, qui vivait sous la menace de la sécheresse ou de la grêle. Pourquoi avons-nous fait tout cela, pour nous retrouver au point de départ, entièrement soumis aux événements ? L’idée que l’homo oeconomicus est une tromperie est en train de se répandre rapidement. Mais une étude montre que les économistes forment, parmi les groupes sociaux, celui qui a les comportements expérimentaux les plus semblables à l’homo oeconomicus. Ils créent la réalité qu’ils croient décrire comme scientifique, ils sont les premières victimes des mensonges qu’ils racontent.
5/6) Politiques pour le bonheur
Nous devons cultiver l’intelligence relationnelle. L’école devrait promouvoir la coopération, l’affectivité et l’inclusion alors qu’elle est adaptée aux besoins de contrôle social d’une société industrielle. Nous devons réguler les publicités en leur imposant une série de limites ou d’obligations, en les taxant… La publicité pour les enfants et les adolescents pourrait être interdite… Les publicités qui suggèrent qu’un produit est un moyen d’intégration sociale pourraient être interdites… et les publicités qui envahissent la sphère relationnelle. Il est fort possible que les progrès futurs de la médecine résident largement dans l’expansion de la connaissance relationnelle. Nous devrions limiter la course à la consommation compétitive en réduisant l’incitant représenté par l’inégalité des revenus.
L’objection principale aux politiques relationnelles est que, provoquant une réduction de la consommation, elles auraient un effet récessif qui provoquerait une augmentation du chômage. L’erreur de ce raisonnement est qu’il oublie que pousser les gens à consommer revient à les pousser à travailler encore plus pour financer leur consommation. Par conséquent, réduire la consommation réduit aussi le besoin de travailler. En d’autres termes, il y a une autre manière de lutter contre le chômage : réduire le nombre d’heures que les individus souhaitent travailler.
6/6) conclusion
Le problème n’est pas ce que Barack Obama veut faire, mais ce que le système américain lui permet de faire. Le problème, c’est la post-démocratie. Les institutions dépendent des intérêts des grandes corporations. Le problème, ce n’est pas que les grandes corporations violent la loi ; le problème, c’est qu’elles font la loi. Le financement public des partis permet de réduire leur dépendance par rapport aux grandes entreprises.
Il est illusoire de penser que la classe dirigeante puisse elle-même acquérir le sens des responsabilités véritables. La question que je soulève est la sélection de ceux qui prennent les décisions. Dès les tests d’aptitude, un mélange de personnalité compétitive et d’ambition domine souvent les critères de sélection. Nous choisissons en fait les plus opportunistes. Les critères de sélection devaient privilégier les motivations intrinsèques et la sensibilité éthique. Il est certainement possible de progresser beaucoup en ce sens.