Ce dossier envisage aussi bien le mouvement de la décroissance que la façon de fabriquer des « cerveaux verts ». Il fait donc une large synthèse. Nous regrettons cependant le dernier chapitre, « La science sauvera-t-elle la Terre ? ». Il faudrait « une culture qui assimile les machines pour en en faire des outils de civilisation ». Et d’énumérer la voiture électrique, le TGV, des (nouveaux) processeurs numériques, pas plus de 7 litres pour cent kilomètres dans les voitures, les nanotechnologies pour régler le problème des ordures,la fertilisation des océans contre le réchauffement climatique, etc. Autant dire que Sciences Humaines n’a pas encore intégré le fait que la civilisation à venir ira moins vite, moins loin, moins souvent et pratiquera tant les techniques douces que la kalachnikov… Nous avons besoin d’une éthique de l’environnement.
1/3) la longue marche de l’écologie
Napoléon III répond favorablement en 1852 à la supplique du peintre Théodore Rousseau d’épargner les arbres des gorges de Franchard : une réserve artistique est créée dont le but était « le plaisir exclusif du promeneur et de l’artiste ». Les premiers parcs naturels américains (Yellowstone, 1872) sont aussi créés pour accueillir les promeneurs plus que dans un souci de protection : « Dans un domaine mis en réserve pour servir les aspirations sportives, esthétiques et culturelles. »
Les conceptions sur la place et le rôle de l’homme dans la nature deviennent cependant plus complexes. Selon la conception naturaliste, l’homme est exclu de la nature. Les naturalistes de l’époque n’intègrent jamais l’influence des sociétés humaines sur les écosystèmes. La nature est autonomie, l’homme n’existe pas. De son côté la conception impérialiste considère l’homme comme un être mauvais et destructeur. Restaurer, protéger et conserver sont les mots d’ordre de cette tendance. La conception arcadienne se définit par la recherche de l’harmonie entre les humains et la nature. Mais ce n’est que dans les années 1960 que l’idée de nature s’émancipe de toute tutelle idéologique : l’écologisme se veut maintenant au centre de la pensée. Le rêve d’un environnement parfait a tout le potentiel révolutionnaire de la prophétie marxiste.
Aujourd’hui l’écologisme mêle énoncés scientifiques et discours militants, il diffuse dans les médias, à l’école ou l’université, agit sur les leaders d’opinion, responsables associatifs, élus politiques…, lesquels alimentent la conscience écologique des citoyens ordinaires. Mais le grand récit paraît victime d’un processus de rationalisation. En se diffusant, il se banalise, s’institutionnalise, est accaparé par l’Etat et les entreprises. Les militants de la première heure se professionnalisent. Cette évolution semble être le socle d’une nouvelle révolution : de nombreuses cités veulent répondre localement aux enjeux environnementaux.
2/3) L’avenir à l’agriculture ?
Le secteur le plus prometteur en emploi semble celui de l’agriculture. Si la précédente révolution agricole a détruit des millions d’emplois, on peut pense que la prochaine en créera des centaines de milliers. Une agriculture moins intensive en intrants (phytosanitaires et engrais de synthèse) sera plus intense en emplois. Mais ceci ne peut se concevoir que dans le cadre d’une économie assez fortement redéployée où, par exemple, le budget nourriture des ménages augmente. Cela suppose une réforme ambitieuse de la PAC et plus généralement du rapport à l’alimentation.
La Chine connaît l’évolution inverse, l’exode rural. Un krach écologique de grande ampleur s’opère sous l’effet d’un développement économique sans contrepoids démocratique. Le problème de la soutenabilité de sa croissance est quasi-général, à l’exception de la déforestation. La pollution de l’air, en particulier dans les villes, y est l’une des plus graves du monde, celle de l’eau étant encore plus préoccupante.
3/3) Quelques auteurs-clés
Dominique Bourg : démocratie, le défi écologique
Une première expérience de conférence de citoyens a été réalisée à l’échelle internationale : la Consultation mondiale sur le changement climatique. 4000 citoyens issus de 38 pays y ont participé et il n’est pas apparu de différence quant à la volonté d’action entre citoyens issus des pays développés, en voie de développement ou émergents. De manière consensuelle, ils étaient favorables à la restriction des émissions de gaz à effet de serre de toutes les nations.
Comme la légitimité citoyenne est forte dans l’espace public, les recommandations issues de ces procédures participatives peuvent être des contrepoids utiles aux décisions des institutions traditionnelles.
Jean-Pierre Dupuy : Du bon usage du catastrophisme
Les démocraties modernes sont-elles à même de prévenir les catastrophes annoncées ? Je suis persuadé qu’il n’y a pas d’incompatibilité intrinsèque entre les exigences de survie et l’assomption pleine et entière des valeurs de la modernité démocratique. Il me paraît hélas non moins clair que nos démocraties actuelles, écervelées par les médias, gouvernées par des élites incultes en matière scientifique et technique, ne sont pas prêtes. Le risque d’écofascisme est bien réel.
Or il n’y a de liberté et d’autonomie que par et dans l’autolimitation. Nous ne pourrons trouver les ressources de celle-ci que dans notre seule volonté d’être libre.
Catherine Larrère : questions d’éthique environnementale
Entre l’homme et la nature, faut-il choisir ? Protéger la nature pour l’homme, n’est-ce pas d’abord aujourd’hui protéger la nature contre l’homme ? Les éthiques environnementales essaient de donner un contenu rationnel en distinguant entre la valeur instrumentale (celle qu’a pour nous un moyen) et la valeur intrinsèque (qui fait qu’une entité vaut par elle-même, est une fin en soi). Une éthique biocentrique considère que toute entité vivante, quelle qu’elle soit, déploie, pour se maintenir dans l’existence et pour se reproduire, des stratégies complexes : elle instrumentalise son environnement à son profit, pour elle-même, c’est une fin qui, comme telle, mérite le respect. Une éthique écocentrique considère que c’est parce que nous faisons partie de la communauté d’êtres vivants, ou de la même communauté biotique, que nous avons des devoirs aussi bien à l’égard de ses membres (les entités qui la composent) que de la communauté comme un tout (...)
La présence des loups ne signifie pas la mort des troupeaux, et encore moins celle des hommes, mais elle incite à changer de mode de vie, à accepter que l’espace où les hommes vivent ne soit pas uniformément et uniquement humain, mais laisse place à d’autres formes de vie. Le choix n’est pas entre l’homme et la nature, mais entre un monde uniforme, modelé aux seuls intérêts économiques et un monde divers, laissant place à la pluralité des aspirations humaines comme à la pluralité des vivants. Le monde uniforme est anthropocentrique, il n’est pas certain qu’il soit humaniste. A tout mesurer à l’aune de l’humain, on risque de ne plus mesurer qu’une partie de l’humain. Il n’y a donc pas lieu d’opposer éthiques de l’homme et éthiques de la nature. La Convention de Rio sur la biodiversité associe le souci de la nature (« la valeur intrinsèque de la biodiversité ») et celui de la justice (les avantages provenant de l’utilisation durable de la biodiversité doit faire l’objet d’un partage équitable entre les communautés humaines).
L’éthique environnementale vise à inclure la nature, ou la Terre, dans notre souci moral.
(Les grands dossiers de Sciences humaines, juin-juillet-août 2010)