Les idées nous séparent, les rêves nous rapprochent. Arnaud Montebourg y croit. Né le 30 octobre 1962, Arnaud Montebourg est encore jeune, mais il aura en 2012, à la fin de son troisième mandat, passé quinze années au parlement français. Alors, il se lance dans la course pour les présidentielles. Deviendra-t-il un jour le Jaurès de l’écologie ? Il en prend le chemin dans son dernier livre. Voici quelques extraits recomposés :
1/5) Une conversion écologique
J’ai rencontré Al Gore il y a quatre ans. Je suis ressorti deux heures plus tard bouleversé par sa démonstration : les hommes sont responsables du réchauffement de l’atmosphère qui touchera de manière irrémédiable toutes les générations, l’actuelle et les futures. Un pouvoir politique aveuglé par des échéances électorales de court terme peut-il ignorer ces prédictions de plus en plus vérifiables ? Les défenseurs des espèces naturelles en voie de disparition étaient regardés comme des marginaux passionnés par le naturalisme. Je me souviens les avoir moi-même parfois taquinés. Mais l’horizon du futur s’est brutalement noirci. Aujourd’hui les systèmes naturels sont au bord de la rupture. L’histoire de la disparition par millions des colonies d’abeilles est aussi symbolique qu’inquiétante. Le cas des abeilles n’est pas isolé. Les changements climatiques et les dégradations environnementales affectent chaque parcelle de la biosphère.
Lester Brown m’a lui aussi ouvert les yeux, montrant à quel point l’écologie et l’économie sont liées. Dès lors, il n’est plus possible de penser l’une sans l’autre. L’écologie doit entrer dans l’économie, et peut-être même l’inverse. Il faut percevoir les fils invisibles qui relient les approvisionnements énergétiques et alimentaires. La fin du pétrole est l’objet de toutes les attentions. Nous savons que le taux naturel de déclin dans les champs pétroliers déjà exploités est estimé à presque 10 % par an. Si les prix venaient à s’envoler durablement, comme nous le connaissons sous la forme de chocs pétroliers, nous aurions alors à faire face à des appauvrissements subis par des pans entiers de la population, nous assisterions à des effondrements économiques de secteurs entiers ; la récession s’emparerait de nos économies, incapables de vivre sans croissance. Le chômage deviendrait le lot du plus grand nombre.
Je me suis mis à dévorer les livres qu’autrefois j’aurais négligés ; Patrick Viveret, Herman Daly, Tim Jackson. Le rapport de Tim Jackson, prospérité sans croissance, est devenu une sorte de livre de chevet : « Aucune de nos ressources n’est infinie. Nous ne savons pas encore avec exactitude où se trouvent les limites. Mais ignorer ces délimitations naturelles à notre épanouissement revint à condamner nos descendants et les créatures qui vivent avec nous à une planète appauvrie. » La finitude des ressources est, de quelque manière qu’on prenne le problème, une donnée désormais incontournable.
2/5) Mort et résurrection du socialisme
Le socialisme français a eu le tort de faire sous-traiter ses rêves par d’autres et s’est laissé contaminer par des idées qui n’étaient pas les siennes. Le socialisme français a délégué le social aux communistes, la laïcité aux radicaux, l’écologie aux Verts, l’ordre public aux républicains et l’économie aux marchés, devenant ainsi une sorte d’objet non identifié. Le politique s’est peu à peu retiré pour assurer la « libération des forces productives ». La mondialisation fut d’abord une trouvaille diabolique pour mettre en concurrence les travailleurs entre eux. Ce fut une formidable machine à tirer à la baisse les salaires en invoquant la transcendance supérieure de la compétitivité mondiale, laquelle n’est qu’une organisation choisie. Les droites et les gauches se sont engagées dans d’interminables chantiers de déréglementation. Au sein de l’Union européenne, même les socialistes se sont jetés à corps perdu dans la croyance que leur mission devait consister à diminuer les entraves à l’économie. Les dirigeants politiques ont organisé la disparition de leur propre utilité, en laissant se substituer à eux les marchés boursiers, commerciaux ou monétaires.
Le moment est venu d’installer les radars et les gendarmes sur les autoroutes lucratives de l’économie et de la finance. Reprendre le contrôle politique de l’économie afin de reconquérir le pouvoir sur nos vies, c’est le grand chantier qui fera sortir de terre la société nouvelle que nous ne sommes pas encore assez nombreux à oser le penser possible. Nous les ultra-régulateurs, nous étions toujours caricaturés. Aujourd’hui nous savons que l’abus est dans ce système économique trop libre de faire tout et n’importe quoi.
3/5) Nécessité d’une politique écologiste
Tim Jackson explore la question de la mutation écologique de l’économie. Il expose, preuve à l’appui, que ni la piste des innovations technologiques ni celle d’une croissance verte ne permettent de remédier au désastre qui se prépare, car tenter de vouloir poursuivre la croissance avec une bien moindre quantité de ressources naturelles extractibles paraît impossible. Relancer la consommation ? Nous serons très vite contraints de la réduire en raison des chocs qui se préparent sur les matières premières et les ressources alimentaires. Pour être franc, il n’existe, à ce jour, aucun scénario de croissance permanente qui soit crédible, socialement juste, écologiquement soutenable dans un monde peuplé par neuf milliards d’habitants.
Ce que nous apprend le rapport Jackson, suivant de près le rapport Stern, c’est que nous allons devoir nous passer de gré ou de force de la croissance économique (au sens de progression du PIB). Nous allons perdre l’un des moyens les plus essentiels par lesquels les hommes politiques – dont je suis – ont cru qu’ils pourraient résoudre nombre de problèmes actuels tels que le chômage et l’endettement. Supposer que la propension du capitalisme à l’efficacité nous permettra de stabiliser le climat ou de nous protéger contre la rareté des ressources revient tout simplement à prendre des vessies pour des lanternes. En additionnant les diagnostics, on débouche sur une croissance du Nord considérée comme morte, pendant que celle des pays du Sud, par exemple en Chine, est prise pour impossible ou démentielle, car confrontée au rationnement inéluctable des ressources.
Notre modèle de civilisation, fondé sur la conception de l’homme affranchi de la nature, celle-ci servant de matière première, n’est plus tenable. Compte tenu de la dégradation écologique en cours, reporter les décisions d’intérêt général imposant la diminution de l’usage de ressources naturelles ou de nos émissions de carbone ne serait pas raisonnable. Il s’agit de préparer les particuliers, les familles et les entreprises à la rareté et à la cherté énergétique. Dans les années qui viennent, tout dirigeant politique risque d’être violemment tiraillé lors de chaque prise de décision. Il subira la dictature du présent qui exige des résultats immédiats. Il devra aussi endurer la dictature du futur, qui exigera des peuples des comportements différents. Cette stratégie du changement s’adresse d’abord à nos manières concrètes de vivre, produire et consommer, nous loger, nous chauffer, nous déplacer, travailler, partir en vacances ou raisonner. Il n’y aura pas de miracle : il faudra bien que la consommation courante de type hédoniste (sports d’hiver, tourisme planétaire de masse, jeux vidéos et supports multimédias) stagne globalement.
Réussir cette mutation reviendra à transformer toute personne, consommateur, agriculteur, chef d’entreprise, employé, retraité… en investisseur actif dans l’écologie. On verra apparaître des métiers de maintenance, de réparation, de récupération et de revalorisation non délocalisables. Il appartiendra aux compagnies de production énergétiques non plus de fournir une électricité produite de manière centralisée, mais de gérer des réseaux délocalisés et autonomes. Le modèle phare de la transition rose/verte est la petite ou moyenne entreprise, innovante. Ce projet rose-vert se nomme écopolitique. L’écopolitique, c’est en réalité plus que l’écologie, c’est le pilotage démocratique du changement de modèle économique. Le rose et le vert, qui est autant de rose dans le vert que de vert dans le rose, ne peuvent pas constituer un accord d’appareils où les uns et les autres s’allient par raison en gardant au cœur leurs propres croyances. C’est une nouvelle offre politique pour une gauche adaptée aux défis du siècle. Jaurès, grand Jaurès, te revoilà !
4/5) La démondialisation
Dans notre vie quotidienne, la mondialisation s’est résumée à une mise en concurrence mondiale, sans limites, sans scrupule, sans filet, des salariés, des entrepreneurs, des agriculteurs et de tous ceux qui ont été placés en compétition directe avec des travailleurs chinois, des ingénieurs indiens et des paysans argentins, ceux-là même qui n’ont d’autre choix que d’accepter des rémunérations de misère. Le bilan de la dernière décennie de mondialisation est un désastre : délocalisation en série, destruction d’emplois et d’outils de travail, diminution des revenus du travail par la pression à la baisse. La course au moins-disant salarial est un suicide collectif. Si l’on voulait résumer les quinze années écoulées, il ne serait pas excessif de dire que la mondialisation a fabriqué des chômeurs au nord et augmenté le nombre de quasi-esclaves au sud.
La mondialisation ne résultait pas de la fatalité, mais avait été organisée méticuleusement par des décisions politiques successives qui de longue date, mais avec une accélération en 1994, ont obstinément installé le libre-échange au cœur des relations économiques entre les Etats. Pourquoi a-t-on permis à la Chine d’entrer sans aucune contrepartie dans l’OMC et d’y déployer la puissance de son économie de dumping social, monétaire et environnemental ? Quel est le sens de consommer des crevettes pêchées au Sénégal, épluchées en Hollande et consommées dans le monde entier ? De consommer des biens que nous pouvons produire sur place ? Dans mon explication rétrospective, je pencherais sur l’autopersuasion que le libre-échange est un enrichissement collectif, ce qui, à mes yeux, n’est pas démontré. Pourtant, dans toutes les réunions de la gauche européenne, on commence par exprimer son attachement absolu… au libre-échange ! Pourtant beaucoup de pays refusent cette stratégie et organisent méthodiquement leur protection. Par exemple les Etats-Unis : Buy American Act, Small Business Act, sections 301 et super 301 du Code de commerce…
The Economist a attribué la paternité du terme « démondialisation » à Walden Bello. Avec ses confrères de Focus on the Global South, il avait présenté il y a de cela près de dix ans la démondialisation comme un modèle pouvant remplacer la mondialisation néo-libérale. Walden Bello propose, dans son programme de démondialisation, une réconciliation entre les pays du Nord et du Sud. Il expose très clairement les axiomes composant ce nouveau modèle : les Etats doivent consacrer leurs efforts productifs à reconquérir les marchés intérieurs. Au sud, il s’agit de distribuer de meilleurs salaires pour acheter la production destinée aujourd’hui exclusivement à l’exportation. Au nord, il s’agit de reconstruire les industries perdues dans ces années de démondialisation. L’échelle locale et nationale doit être privilégiée tant que la production peut se faire à des coûts raisonnables. Pour reprendre le terme utilisé par Karl Polanyi, il s’agit par le biais de la démondialisation de réencastrer l’économie dans la société. La démondialisation préfère les circuits industriels et agricoles courts, rapprochant les lieux de consommation des lieux de production.
Nous assistons aussi à une renaissance conceptuelle, une réhabilitation du protectionnisme sur le terrain de l’écologie. Il nous faut un programme de démondialisation verte. Le désir de voir progresser la soutenabilité environnementale doit conduire à contraindre le système d’échange commercial à se tourner davantage vers leur marché intérieur. Les normes de lutte contre le réchauffement climatique et pour la défense de la biodiversité que l’Union européenne s’impose à elle-même doivent être respectés par les Etats qui prétendent commercer librement avec nous. L’UE devra imposer à ses frontières une taxe carbone extérieure. Mais attention, produire localement n’est pas un gage de meilleur bilan carbone. Il faut créer une taxe carbone européenne applicable à l’intérieur de l’UE.
5/5) L’importance du choix individuel
La question de la consommation comme acte de coproduction responsable offre de nouveaux points d’appui au mouvement de la société qu’il nous convient d’orchestrer. Car, sans consommation responsable, il n’y aura pas de mutation écologique, sans préférence pour les productions alimentaires de proximité, il n’y aura pas d’agriculture viable, sans acte de citoyenneté dans la consommation, il n’y aura pas de renouveau productif. Allons-nous continuer à nous précipiter sur les écrans plats fabriqués en Chine dont nous n’avons pas un besoin urgent ? Allons-nous laisser nos enfants rivés sur les DS de Nintendo plutôt que leur apprendre à lire ? Allons-nous continuer à manger en hiver des tomates et des pêches importées des antipodes ?
Comme dirigeant politique, comme citoyen français et père de famille, je souhaite que nous parlions des marques, des bonnes et des mauvaises, des éthiques et des immorales, des utiles et des inutiles. Le consommateur doit devenir un citoyen responsable et la politique doit y contribuer. Nous avons inventé la civilisation du jetable, nous allons inventer la civilisation du durable.
(ndlr : Fin août 2010, Arnaud Montebourg était à Saint Ciers avec le pôle écologique. Son discours était plus précis : « Une synthèse “rose-verte” est nécessaire à cause des enjeux qui pèsent sur l'avenir de notre société… le Parti Socialiste fait une analyse de classe et exonère des responsabilités individuelles un certain nombre de personnes qui sont dominées dans la société. L'écologie proclame au contraire la responsabilité de chaque individu quelle que soit sa place dans la société. C'est une des raisons pour lesquelles la question écologique dépasse les clivages gauche/droite. Si tout le monde est responsable de la situation qui est faite sur la nature, l'avenir, le futur, si même nos modes de vie les plus modestes engagent cette responsabilité, alors, cela dépasse en réalité la question politique… Le propre de la transition, de la mutation écologique de l'économie est finalement bien une forme de décroissance. La question politique porte sur le choix des secteurs… La politique va devoir revisiter la vie privée des gens, ce qui est explosif dans notre société individualiste. On aura peut-être besoin de redire aux gens comment mieux dépenser leur argent, de nous exprimer sur leurs achats d'écrans plats et d'Ipad fabriqués par des esclaves chinois, de mettre en place des péages urbains dans les grandes villes, même si aujourd'hui tout cela semble liberticide. »
(édition Flammarion)