Voici un livre que nous aurions pu aussi bien écrire, dans les mêmes termes exactement. Quelques extraits en guise de mise en bouche :
1/10) L’illusoire progrès technique
Des morts atroces, il y en a des millions chaque année. Aux Etats-Unis, le nombre de victimes des armes à feu s’élève à 30 000 par an, les morts dans les accidents de la route sont 35 000. La voiture a tué pendant le vingtième siècle plus que la Seconde guerre mondiale. Alors, pourquoi les trois mille victimes des tours jumelles suscitent-elles autant de commentaires ? Au nom de ces 3000 morts, deux guerres ont été lancées. Il s’agissait disait-on de défendre les « valeurs » occidentales. Quelles valeurs ?
Voici dix ans, peu de gens donnaient l’impression de souffrir du manque de téléphone portable. Voici quinze ans, le manque d’ordinateur laissait encore de marbre une fraction importante de la population. Et si on avait trop chaud en voiture, la chaleur de l’été était bêtement considérée comme normale. Inconscients que nous étions ! Heureusement, toutes ces souffrances ignorées nous ont été révélées, et le remède nous a été abondamment proposé. Oui, l’ordinateur est venu, et la clim, et le portable ! Et nous savons que ce n’est pas fini. Il faut changer régulièrement : le téléphone prend déjà des photos et des films, mais demain matin, il fera rasoir électrique pour les messieurs, épilateur pour les dames. En Europe, on produit plus de vingt kilos de déchets électroniques par an et par habitant, et on prévoit trente kilos dans dix ans. Faut-il s’en offusquer alors que cela crée des emplois ? L’argument qui tue. Mais l’alcoolisme aussi crée de l’emploi en grosse quantité à la vente, sans oublier les voitures disloquées par les chauffards ivres, et qu’il faut remplacer. Pourquoi donc lutter contre ce si gros pourvoyeurs d’emploi, ce facteur décisif de croissance ?
A force d’être tétanisé par le chômage, à force de plus oser penser autrement, de ne plus savoir que colmater les brèches, nous avons choisi le plus sûr moyen d’avoir et le chômage aujourd’hui, et un avenir bouché.
2/10) Chocs pétroliers
En fidélité avec la mentalité de cueillette qui va si bien avec le libéralisme économique, on s’est trop longtemps réjoui de voir les producteurs vendre le pétrole quasiment au prix d’extraction, sans qu’il soit tenu compte de sa valeur inestimable pour l’humanité des siècles à venir, ni des inconvénients graves de son rejet massif dans l’atmosphère. Mettre le pétrole, patrimoine de l’humanité, au prix d’extraction, c’est un peu comme mettre les pierres du Colisée au tarif des pierres de carrière, ou la Bible de Gutenberg à celui du papier à recycler. La chance qu’auraient pu représenter pour la société mondiale les deux premiers chocs pétroliers n’a pas été saisie. On n’a pas pensé à élaborer une notion de droit de l’ensemble de l’humanité sur l’ensemble des ressources non renouvelables. Lors des présidentielles de 1974, le candidat René Dumont préconisait le litre d’essence à 5 francs. Les réactions ont varié entre le sourire méprisant et l’air scandalisé.
Mais si les chocs de 1973 et 1979 étaient nés d’une crise politique (guerre du Kippour, révolution iranienne), la récente flambée des prix en 2008 est liée à des causes géologiques et techniques. La production a tendance à baisser du fait de l’épuisement des gisements, et notamment des plus faciles à exploiter : même s’il reste beaucoup de pétrole sous terre, les robinets commencent à moins débiter, de moins en moins même. Depuis une vingtaine d’années, pendant qu’on découvre un nouveau baril, on en consomme quatre. La fin du pétrole bon marché arrive avant la fin du pétrole tout court ; elle coïncide avec le pic de production imminent.
3/10) Agriculture et alimentation
- Les aliments produits par l’agriculture moderne sont surtout faits de pétrole. Il faut trois tonnes de gaz et de pétrole pour fabriquer une tonne d’ammonitrate, l’engrais azoté de base. L’occidental se nourrit chaque année avec 1600 litres de pétrole.
- La surconsommation alimentaire tend à devenir la règle, à l’encontre des recommandations des nutritionnistes, selon lesquels il est toujours préférable de rester légèrement sur sa faim.
- On a démontré que pour produire une calorie d’origine animale, il faut en moyenne 7 fois plus de ressources que pour produire la même valeur alimentaire d’origine végétale. Avec nos 700 calories d’origine animale par jour, multipliées par 7, cela fait 4900 calories gaspillées : nous mangeons comme trois !
- Un ami ayant participé à l’organisation d’une porcherie au Cameroun avait rencontré des réticences non dénuées de sagesse de la part des paysans : « Eh, pourquoi tu veux que je donne le maïs au cochon ? Le maïs, je le mange ! »
- Dans toute l’Histoire, la viande est considérée comme un aliment de luxe dont les riches usent et abusent, tandis que les serfs sont pendus pour le braconnage d’un lièvre.
- Pour produire un kilo de chair, le thon engloutit douze kilos de calamars, maquereaux ou chinchards. Les protéines de ces poissons décrétées vulgaires n’en sont pas moins de qualité et directement utilisables par l’homme.
- Il y a quarante ans, il fallait en moyenne consacrer près de la moitié de son budget à la nourriture en France. Nous en sommes à 12 ou 16 %. Sur les 12 ou 16 %, il faut savoir qu’un cinquième seulement revient à l’agriculture, le reste allant aux transports, à la transformation et à la commercialisation ; une augmentation des prix agricoles ne rendrait pas le panier de la ménagère beaucoup plus coûteux.
4/10) Education
Je suis frappé de la façon dont beaucoup de jeunes parents éduquent leurs enfants. Avec un très grand souci d’éducation, ils comblent leur progéniture de tout ce qu’il faut comme livres bien choisis et jouets éducatifs. Tous ses désirs étant devancés, l’enfant ne manque de rien… sauf peut-être de manque. L’enfant a perdu l’habitude de la frustration et par là, la conscience de l’autre. Comme le souligne le sociologue Louis Roussel, « faire de l’enfant un roi, c’est l’empêcher de grandir ». Grandir, c’est en effet apprendre à surmonter ses frustrations, accepter que ce n’est pas la mort si le biberon arrive en retard, accepter que le monde entier n’est pas toujours à vos pieds pour satisfaire ou devancer toutes vos demandes. Les enfants qui reçoivent une véritable éducation, avec un parent capable de leur dire « non », de ne pas se mettre en permanence à leur service, de leur fixer des limites, et ainsi de leur permettre de se structurer et de devenir autonomes, de tels enfants semblent devenir l’exception. Comment en est-on arrivé là ? L’enfant placé comme roi est bien disposé pour devenir un bon petit soldat de la consommation. Mais une telle manière de voir la vie risque fort de laisser l’enfant devenu adulte fort désemparé et traumatisé devant la moindre difficulté matérielle à affronter.
L’Occident ne jouira pas éternellement d’un mode de vie exigeant trois à cinq fois les ressources terrestres. Nul ne peut prévoir l’ampleur du déclin, ni la forme qu’il prendra. Nul ne peut prévoir la réaction des populations devant la raréfaction des richesses. Comment la génération du baby boom, de la croissance et de l’ascenseur social va-t-elle répondre au défi des prochaines décennies ? Comment la génération de nos enfants tombées dès le berceau dans la marmite de la société de consommation, régira-t-elle à son tour face aux mutations nécessaires ? Par l’inconscience du gosse de riche incapable d’imaginer que tout ne lui est pas dû ? On ne vend sous film plastique ni le sens de la vie, ni la solidarité.
Comment atteindre le contentement intérieur ? La première méthode consiste à obtenir tout ce que l’on veut. La seconde, la plus sûre, c’est d’apprécier ce que l’on a.
5/10) Economie
Pour absorber une production en expansion connue, le marché a besoin de clients solvables. Mais en même temps le libéralisme, toujours en recherche d’un profit immédiat, fait tout pour écraser les force sociales capables d’imposer une répartition équitable. Durant l’ère social-démocrate et keynésienne, les forces sociales étaient suffisamment puissantes pour permettre la hausse du pouvoir d’achat qui, en alimentant la consommation, résolvait cette contradiction du capitalisme. D’une certaine manière, ce sont les adversaires du capitalisme qui l’ont défendu au mieux, alors que ses partisans les plus absolus l’amènent au bord du gouffre. Car le règne sans partage du libéralisme finit par gripper le mouvement par absence de consommateurs solvables.
Le Marché ayant fait en 2008 la preuve de sa propension à provoquer les catastrophes, les acteurs économiques ont été trop contents de se retourner vers les Etats, tant décriés juste auparavant. Mais la relance économique butte sur l’obstacle majeur qui fait la trame de cet ouvrage, celui des limites des ressources planétaires. Keynes (politique budgétaire de relance) ou Friedman (politique monétaire restrictive), ce n’est évidemment pas la même chose. Le remplacement de l’un par l’autre a été catastrophique, ce qui ne veut pas dire, hélas, que le retour au premier représente la solution. Il nous faut explorer des voies inédites, dans lesquelles seront prises en compte les contraintes planétaires et les exigences de solidarité. On ne peut imaginer qu’une récession économique suffirait à tempérer les déséquilibres écologiques ; l’avenir souhaitable, ce n’est pas la crise de 1929 ! Il s’agit d’organiser une autre manière de vivre ensemble dans laquelle la décroissance résolue de la consommation de ressources limitées doit être couplée avec une décroissance des inégalités. Après tout, l’Américain consomme deux fois plus d’énergie que l’Européen ; sa qualité de vie en est-elle deux fois meilleure ?
6/10) Développement-Mondialisation
Américains, européens et asiatiques produisent désormais des gammes de produits pratiquement équivalents : est-il vraiment nécessaire de transporter des véhicules d’un continent à l’autre ? Que transportaient les semi-remorques pris dans l’incendie du tunnel du Mont Blanc ? Du papier hygiénique passant de France en Italie, et peut-être du papier hygiénique passant d’Italie en France ! En Bretagne, les carrières de granit ferment les une après les autres, car les bordures de trottoir importées de Chine s’y retrouvent à meilleur marché que celles qui sont produits localement. Bienfait du pétrole bradé.
Si en soixante ans, la situation de pays pauvres n’a fait qu’empirer, est-ce en raison d’une insuffisance de développement, ou en raison du développement lui-même ? On présente généralement la mondialisation comme la mise en action du libre-échange. Il s’agit en réalité d’échanges obligatoires. Au début du règne de la reine Victoria, l’Angleterre lançait une expédition armée contre la Chine, en réponse à la décision prise par l’empereur chinois d’interdire l’importation d’opium qui faisait la prospérité anglaise, mais pervertissait l’Empire du Milieu. Cette sordide guerre de l’opium avait pour but de défendre le libre-échange. Depuis 1840, la morale du commerce international reste fidèle à elle-même.
Aujourd’hui l’aide publique, alimentaire ou non, est un rouage essentiel dans la mise en place des échanges obligatoires. En visite au Bangladesh, j’ai pu constater que désormais on se devait d’offrir au visiteur un pepsi au lieu de la noix de coco fraîche ; et dans les classes moyennes, il est de bon ton de laisser la télévision allumée toute la journée sur des programmes, occidentaux ou indiens, auprès desquels la soupe proposée par nos télés commerciales passerait pour hautement culturelle. Dans la notion de développement est présente l’idée d’un bonheur obligatoire à l’occidentale. Mais l’état actuel des sociétés occidentales ne peut constituer le but de l’histoire humaine car le développement tel qu’il est proposé est impossible à généraliser à l’ensemble des pays du monde. On nomme développement l’accès d’une frange infime de la population de l’Inde à la voiture individuelle et à la maison climatisée. On nomme développement l’élargissement de la fracture sociale entre cette infime minorité qui accède à une richesse parfois insolente, et la masse de la population confinée dans la misère. La place étant prise depuis longtemps, le rêve clinquant venu d’Occident n’aura été qu’une escroquerie.
Le développement sans fin est le propre des organismes cancéreux, Laissé à lui-même, le cancer du développement n’obéit qu’à sa propre logique ; il répand dans le monde entier ses métastases, avec une issue trop prévisible.
7/10) Ressources renouvelables
Un litre d’essence rejette en brûlant le carbone qu’il contient et consomme pour cela 2 kilos d’oxygène de l’air. Une voiture qui consomme 7 litres absorbe donc au cent kilomètres 14 kilos d’oxygène, c’est-à-dire la production annuelle d’un arbre en pleine croissance.
Les stocks de charbon, de gaz, de pétrole, d’uranium étant amené à disparaître inéluctablement, il faudra bien se contenter des renouvelables. J’ai participé à la réalisation d’un parc de six éoliennes de 2 MW qui produit l’électricité correspondant à la consommation domestique de quelque 20 000 personnes. Pour simplement faire face à l’augmentation de la demande annuelle de la consommation électrique en France, il faudrait construire un tel parc de six éoliennes chaque jour. Comment imaginer que les renouvelables pourront assurer la relève, si l’on continue à s’essouffler en courant après l’accroissement incessant de la consommation ? L’avenir est aux renouvelables, certes, mais dans une réduction de la consommation. Alors que l’Agence internationale de l’Energie prévoit une consommation énergétique globale en augmentation de 60 % d’ici 2030, le GIEC recommande une division par quatre de l’usage des énergies fossiles d’ici 2050 !
Au fait, si Américains et Européens renonçaient à utiliser leur sèche-linge lorsqu’il fait beau, et étendaient leur linge au soleil, ils réaliseraient une économie d’énergie égale à la consommation totale de combien de pays africains ?
8/10) Pour une décroissance
Les hommes ne doivent pas s’interdire toute interaction avec le milieu. Ce serait s’interdire de vivre : toute espèce vivante est obligée de transformer son environnement, d’y laisser son empreinte, depuis la chenille sur la feuille de chou jusqu’au troupeau de bisons dans la prairie. Cette dévastation reste temporaire, et donc sans gravité, tant qu’elle ne dépasse pas les capacités naturelles de régénération. La question est de savoir si justement l’humanité ne dépasse pas les bornes, si la transformation du milieu n’aboutit pas à une destruction définitive, au propre détriment des hommes. On estime qu’une superficie de 10 km2 était nécessaire pour faire vivre une personne de la chasse et de la cueillette ; or sur 10 km2, on compte aujourd’hui plus de mille habitants en France, et dix mille au Bangladesh. C’est dire si une population tellement plus nombreuse, et incomparablement plus gourmande, ne peut se permettre indéfiniment de ramasser le pétrole comme du bois mort et les minerais rares comme des silex.
En d’autres termes, il faudra bien que l’humanité se contente de ne consommer que ce que la Terre peut lui fournir durablement. Il faudra bien qu’elle revienne à une empreinte écologique de 100 %, au lieu de 130 % actuels. Le seul chemin pour cela, c’est celui d’une décroissance de la consommation des ressources limitées. Une décroissance qui concerne avant tout l’Occident : la décroissance de la consommation appelle la décroissance des inégalités. Pendant que nous nous réjouissons des fonctions toujours plus sophistiquées de nos téléphones portables, quelques centaines de missions d’individus se désespèrent de ne pouvoir ajouter une poignée de riz à leur ration quotidienne.
9/10) Retour à la terre ?
Un agronome américain, spécialiste de la pomme de terre, juge que notre génération est la première de l’Histoire à avoir perdu plus de savoirs qu’elle n’en a acquis. Opinion contestable a priori, face à la somme des nouvelles connaissances scientifiques acquises. Mais si l’on considère non pas celles qui sont accessibles à quelques spécialistes pointus, mais celles qui sont essentielles dans la vie du commun des mortels, cette phrase montre sa pertinence. Il n’est pas inintéressant de découvrir la forme des quarks à l’intérieur du proton ; et il paraît important d’arriver à multiplier par cent la vitesse d’un microprocesseur. Mais si dans le même temps, les Indiens quechuas perdent les connaissances pratiques sur les pommes de terre qui leur permettaient de se nourrir au mieux, c’est un drame quotidien. Devenu le troisième exportateur agricole mondial, le Brésil a vu le pourcentage de sa population touchée par la malnutrition passer d’un tiers dans les années 1960 à deux tiers, vingt ans plus tard ; pendant que les cultures d’exportation s’étendaient, la production de riz et de haricots, base de la nourriture des plus modestes, chutait, et les paysans perdaient la terre sur laquelle ils se nourrissaient.
A vouloir sauter les étapes, à vouloir ignorer le savoir acquis par des générations, on déstabilise gravement les équilibres humains et environnementaux. Il est fondamental de laisser les paysans locaux maîtriser leur destin. Et pour cela, il est inutile de mobiliser les milliards de dollars de la Banque mondiale.
10/10) Citations finales
- Notre société s’épuise à ressembler toujours plus à un catamaran de course élaboré par ordinateur. Elle en tire ses performances, mais encore plus sûrement une grande fragilité. Un des problèmes majeurs de l’occident, c’est la perte du sens de la mesure.
- Quand l’Empire romain s’est écroulé, personne n’a décidé de relocaliser, cela s’est fait tout seul. La région de Rome a dû réapprendre à se contenter de produits locaux, en commençant par les céréales, au lieu de se faire livrer de blé d’Egypte.
- Si nous voulons par centaines de millions, prendre l’avion pour admirer les merveilles des antipodes, nous contribuons sérieusement à détruire justement merveilles, cette merveille qu’est notre planète. Aurons-nous la sagesse de nous contenter des merveilles plus proches de nous ?
- Aujourd’hui, il nous faut admettre que ce n’est pas un blasphème contre L’Homme que d’affirmer que celui-ci ne peut se comporter comme s’il était le centre de l’univers et le but de la création, comme si tout lui était ordonné.
- Ce n’est qu’en retrouvant le chemin de l’humilité que l’homme redeviendra accessible à une certaine sagesse, susceptible d’épargner au monde, et donc de s’épargner à lui-même, beaucoup de désagréments.
- L’homme une fois disparu, y aura-t-il un espoir pour le gorille ?
(éditeur LME)