Ce numéro d’Entropia est difficile à lire… Nous vous proposons quelques extraits de textes plus faciles à lire, puis quelques citations d’autres auteurs.
1/3) Serge LATOUCHE : Pour un nouvel animisme
« Pour l’ancienne théologie catholique, faire de l’argent avec de l’argent est purement et simplement un péché. Mais la neutralisation de cette malédiction s’est faite avec la laïcisation des valeurs protestante et le développement de l’utilitarisme. Selon l’analyse de Max Weber, le décollage de l’économie occidentale résulterait de la généralisation d’une éthique, celle du travail et de l’esprit d’entreprise, faite de goût de l’effort, de ponctualité, d’esprit d’épargne et de renoncement aux plaisirs des sens. L’accumulation matérielle qui en résulte serait le témoignage de l’accumulation des mérites et la preuve incontestable de la bénédiction divine. Le prédestiné se perçoit comme maître du monde qui est appelé à intervenir pour la gloire de Dieu dans le monde afin de le transformer. Dans la mesure où le calvinisme a voulu appliquer au domaine de la production capitaliste son esprit de zèle méthodique et permanent, il a contribué de manière décisive à l’émergence de la mentalité capitaliste prisant le travail pour le travail. La voie était ouverte à une sanctification de l’utilitarisme vulgaire.
Depuis la marchandisation, et donc l’argent, a pénétré tous les pores de la vie sociale. Il reste une trace troublante de ce concubinage entre l’argent et le sacré avec la formule imprimée sur le billet vert : In God we trust. Si, avec le sociologue français Emile Durkheim, on définit la religion de façon laïque, comme l’ensemble des croyances partagées qui lient une collectivité donnée, il est peu douteux que, dans le monde contemporain, l’économie entre bien dans la case, voire même se substitue aux croyances antérieures, constituant une nouvelle catholicité (catholicos = universel). Cette étonnante substitution de la religion économique à la religion traditionnelle peut s’expliquer principalement par deux circonstances : l’existence d’un culte quasiment universel de la valeur incarnée (or, argent…, le Dieu fric) et l’avènement d’une foi nouvelle dans le progrès et ses corollaires (la technique, la science, la croissance).
Le noyau dur de la religion de l’économie est en dernier ressort constitué par la croyance au progrès. Le progrès est une idole avec son dogme, son culte, ses sacrifices et ses victimes expiatoires, ses apôtres, ses hymnes, bref, tous les éléments qui constituent le domaine du religieux et du sacré. Le progrès est nécessaire, il est la perfection, son existence découle de son essence et réciproquement. En fin de compte, il y aurait une vérité du progrès : c’est le développement, autrement dit la croissance du PIB par tête. Si le progrès est au fondement de l’économie, l’économie est en retour nécessaire à l’établissement du progrès. Avec le mythe de l’abondance, cette croyance devient autoréalisatrice. Bien-être et bien-avoir sont identiques. Le beau, le bon et le bien se fondent dans l’utile. En réduisant la vie à la quantité de PIB, la vieille opposition progrès matériel/progrès moral disparaît.
Le versant subjectif de cette sacralisation est la colonisation de l’imaginaire par l’économique. Il est quasi impossible d’en prendre la mesure, donc de s’en libérer. Dès lors, on comprend mieux que la première tâche d’un décroissant soit de désacraliser la croissance. Mais cela n’implique-t-il pas comme deuxième tâche de sacraliser la décroissance ? Il est probable que la construction d’une société d’a-croissance ne se ferait pas sans un certain réenchantement du monde. C’est le projet de sociétés conviviales autonomes et économes. Il ne s’agit pas de retomber dans l’illusion d’une mythique société parfaite d’où le mal aurait été éradiqué définitivement, mais de bricoler une société en tension qui affronte ses inéluctables imperfections et contradictions tout en se donnant un horizon de bien commun, plutôt que le déchaînement de l’avidité.
Le ciment des convictions partagées n’est pas suffisant pour colmater les fissures engendrées par les rivalités personnelles. Les communautés qui durent le plus longtemps ont une dimension religieuse comme les Amish de Pennsylvanie ou les communautés de l’Arche. Ne faudrait-il pas inventer une nouvelle religion ? La question n’est pas nouvelle, elle s’est posée naguère aux débuts du mouvement socialiste. Parmi les décroissants qui inclinent à une forme de spiritualité, certains adorateurs de Gaïa ou adeptes de la deep ecology célèbrent des cérémonies quasi-religieuses. Thoreau, ce précurseur de la décroissance, cherchait à se fondre dans l’harmonie naturelle : « Je reste en plein air à cause de l’animal, du minéral, du végétal qui est en moi ». Et l’on sait que la seule différence entre une secte et une Eglise est qu’une Eglise est une secte qui a réussi… »
2/3) Dominique BOURG : L’inversion moderne du sacré
La première des limites que nous avons cherchées à transgresser est celle que la nature impose à nos activités. La nature n’est plus ce qui nous oppose son ordre, le royaume de la nécessité, mais au contraire ce que nous pouvons soumettre à nos désirs. La démocratie elle-même est le fruit de cette obsession de la transgression. Avec le principe de la souveraineté populaire, les modernes ont pensé un pouvoir sans bornes, ne connaissant d’autre pouvoir que lui-même. Ce programme de transgression ne se borne pas aux seuls domaines scientifiques, techniques et politiques. Une intolérance diffuse aux normes morales constitue en effet l’un des traits des sociétés modernes. L’esthétique moderne est aussi pour l’essentiel une esthétique de la transgression des canons antérieurs. De même, le sport professionnel se présente comme un mouvement indéfini de transgression des limites du corps humain. Tous ces débordements nourrissent le mouvement général d’une croissance économique conçue comme un processus et un progrès sans fin.
Pour qu’il en soit ainsi, il faudrait que le capital reproductible puisse indéfiniment se substituer au capital naturel. Or, que nous ayons substitué le pétrole au ver à soie, la lampe à incandescence à la lampe à huile, l’automobile aux crottins des chevaux urbains, ne signifie ni que nous pourrons transformer les technologies en autre chose que des intermédiaires entre la nature et nous, ni qu’elles parviendront comme par enchantement à surmonter toutes sortes de limites, ad vitam eternam.
Si nous venions à dégrader irrémédiablement les neuf grands mécanismes régulateurs de la biosphère (cycle du carbone et changement climatique, érosion de la biodiversité, cycle de l’azote, déplétion de l’ozone stratosphérique, acidification des océans, usage de l’eau douce, celui des sols, la pollution chimique et enfin l’impact des aérosols atmosphériques), nous n’aurions plus guère de possibilités d’action, et ce pour une durée indéfinie. La croissance du PIB et ses flux sous-jacents d’énergie et de matières, sont pris comme dans un étau qui ne cesse de se resserrer. Or nous continuons à vouer un culte à la croissance, nous avons érigé en dogme absolu la croyance selon laquelle le génie technologique humain nous permettra de faire face à toutes sortes de situations.
C’est pourquoi je propose de parler de sacré inversé. Le plus gros de l’effort social officiel, celui des mondes politiques et économique, voire même d’une partie de la communauté scientifique, tend en effet à décrédibiliser la catastrophe annoncée. On se dirige vers un rendez-vous planétaire de toute l’humanité avec sa propre violence. Le déni de toute altérité et extériorité (la Nature) aura fini par générer une extériorité monstrueuse. « L’accumulation de puissance d’un côté, celle des pénuries et des dérèglement de l’autre, et ce dans un univers mental ravagé par l’esprit de concurrence, ne laissent pas augurer une issue facile (René Girard). »
Quelques citations
Alain Gras : La décroissance comme fait spirituel
L’obsession de la démesure est une maladie de l’imaginaire, un cancer de l’âme, et, contre ce fléau, il n’existe qu’une seule thérapie : nier la vérité unique que nous impose l’arrogance de la technoscience. Sans une réconciliation avec la nature respectée comme un sujet, sans une resacralisation du cosmos ou au moins l’humble reconnaissance des limites de notre raison, la décroissance serait un non-sens.
François Gauthier : Assumer enfin l’hétéronomie ?
L’humanisme auto-suffisant s’effrite pour découvrir un être humain non pas auto-fondé mais constitutivement lié à son environnement naturel. Apparaît alors une métaphysique de la Nature qui fonde une morale non plus exclusive et ethnocentrique comme le mythe de l’autonomie moderne, mais compatible avec l’univers symbolique des sociétés dites archaïques qui promeuvent l’équilibre entre l’Humain et la Nature. Ainsi une nouvelle hétéronomie, celle de la Nature, peut se dresser contre l’hétéronomie du marché.
Stéphane Lavignotte : Sacré légal ou sacré frugal ?
On peut suivre, dans l’histoire de la Réforme protestante, le fil ténu d’un certain rapport avec la nature qui rejoint les expériences de bien des personnes comme Albert Schweitzer qui – entrant dans une démarche de sobriété volontaire – réapprennent un contact perdu avec ce monde naturel, et avec une forme de sacré : « Qu’elles tombent les frontières qui nous rendaient étrangers et isolés au milieu d’autres êtres vivants. »
Daniel Cérézuelle : Voir Dieu au travail dans la nature, une lecture de John Muir
Muir observe à travers l’exemple de son père, qui brutalise ses animaux et sa terre, que la préoccupation des affaires et du gain rend désespérément aveugle à la beauté du monde. Ce que l’homme produit par son activité lui semble insignifiant par rapport à ce qui lui est donné : « Les bien-pensant terrifiants taxent d’hérésie celui dont les sympathies s’étendent ne serait-ce que d’un cheveu au-delà de l’épiderme de notre propre espèce. Il n’est apparemment jamais venu à l’esprit de ces enseignants des fins dernières qu’en faisant des animaux et des plantes la nature ait eu pour objectif le bonheur de chacun d’entre eux. Pourquoi l’homme se donnerait-il une valeur supérieure au fait d’être une partie de la grande unité de la création ? L’univers serait incomplet sans l’homme, mais il serait aussi incomplet sans la plus petite des créatures microscopiques qui demeurent lin de nos yeux et de notre connaissance. »
(Parangon)