Le nucléaire est un sujet largement tabou en France. C’est la raison pour laquelle je voudrais vous embarquer dans ce voyage au pays des risques méconnus et des réalités dissimulées.
En matière nucléaire, tout est différent car il est d’origine militaire : le nucléaire civil est né des recherches qui ont conduit à Hiroshima et Nagasaki ; les liens entre le civil et le militaire restent extrêmement étroits, le passage au militaire s’effectuant par l’enrichissement de l’uranium. Aussi est-il mensonger de prétendre que le nucléaire civil s’est développé pour assurer le bien-être énergétique des peuples. Il s’est développé pour asseoir le pouvoir des Etats. La question nucléaire a toujours été directement tranchée à l’Elysée, elle fait partie du domaine réservé du chef de l’Etat. La frontière extrêmement floue entre civil et militaire explique en partie les multiples dérogations au droit commun. Le reste tient à la dangerosité même de la technologie nucléaire. Autrement dit, l’Etat nucléaire est incompatible avec l’Etat démocratique.
Le choix nucléaire en France est passé exclusivement par des textes gouvernementaux. C’est le décret n° 63-1228 du 11 décembre 1963 relatif aux installations nucléaires qui a permis la construction des 58 réacteurs français, du centre de Marcoule ou du réacteur Superphénix. Autrement dit, le Parlement a été prié de regarder ailleurs pendant que se réalisait le choix le plus structurant de tout l’après-guerre, en violation flagrante de l’article 34 de la Constitution. C’est la commission Péon qui, en octobre 1973, a convaincu le Premier ministre, Pierre Messmer, d’accepter le tout-nucléaire, sans aucun débat, cinq mois avant la mort du président Pompidou. Il faudra attendre 1991 pour qu’intervienne une première loi sur la gestion des déchets radioactifs afin d’imposer un centre d’enfouissement de déchets radioactifs à vie longue.
La mise en place du nucléaire s’est faite aussi grâce à une totale consanguinité entre les contrôleurs et les contrôlés. Le symbole en a été Jean Syrota, patron de la Cogema (ancêtre d’Areva) jusqu’en 1999 et en même temps président du corps des Mines : il disposait à ce titre de la haute main sur les ingénieurs…chargés de le contrôler. Ainsi Jean-Claude Lenoir, ancien cadre d’EDF chargé du lobbying auprès des parlementaires, est devenu député et, en juin 2004, rapporteur du projet de loi gouvernemental sur l’électricité et le gaz. De nombreux parlementaires, soutiens actifs du nucléaire, ont colonisé l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Aujourd’hui 3000 élus – maires, conseillers municipaux et généraux – sont membres de l’Association des élus agents d’EDF et GDF (AEAEG). Le monde économique fait également l’objet d’attentions grâce à des présences croisées au sein des conseils d’administration. Entre EDF et Areva d’une part, les secteurs bancaire, énergétique et industriel d’autre part, les liens sont étroits et constituent un excellent moyen pour le nucléaire de défendre son point de vue.
Le nucléaire est dispensé de respecter les règles de droit commun applicable aux autres activités économique et peut bénéficier de fonds illimités, à peine encadrés par des contrôles largement symboliques. La recherche nucléaire continue d’être supportée par le budget de Etat, alors que toute société digne de ce nom supporte le coût de sa R&D. Selon un rapport de l’ENA, le soutien à la recherche nucléaire depuis 1974 s’élèverait à 150 milliards d’euros. Rappelons que l’aventure du surgénérateur (abandonné en 1997) a déjà coûté 6,2 milliards d’euros ; le prix du démantèlement a été évalué à 2,5 milliards d’euros. La législation sur la communication des actes administratifs n’est pas applicable dans le domaine nucléaire depuis le vote de la loi du 13 juin 2006 qui crée un statut particulier. Le secret-défense a été étendu très largement au nucléaire. La loi sur l’eau pouvait gêner, cette loi ne s’étendra pas aux centrales qui bénéficieront de dispositions dérogatoires. Une autre dérogation sur les déchets radioactifs permet que la poursuite de cette activité soit autorisée alors que la question des déchets n’est toujours pas réglée. Elle permet aussi d’affecter les fonds prévus pour la remise en état des sites après démantèlement à d’autres investissements, ce qui est scandaleux puisque ce fardeau est ainsi « légué » aux générations futures. La Commission nationale d’évaluation du financement des charges de démantèlement, créée par l’article 20 de la loi du 28 juin 2006 et censée contrôler l’adéquation des provisions aux charges, n’a jamais été effectivement mise en place et n’a donc jamais vérifié les rapports chiffrant les charges.
Le centre de recherche de Marcoule est le premier site nucléaire de grande taille à être démantelé en France pour un coût évalué à l’origine à 5,6 milliards d’euros. En 2004, au moment de l’ouverture du capital d’EDF, le coût a été transféré au Commissariat à l’énergie atomique, c’est-à-dire à l’Etat. L’impécuniosité de l’Etat fait que l’abondement au fonds de démantèlement n’a pas été possible. Il est bien probable que ce qui s’est passé pour Marcoule se généralise à tous les sites nucléaires français : une mauvais volonté d’abord, une incapacité effective d’EDF de faire face à ses obligations, et finalement, une incurie de l’Etat. Il est impossible de mutualiser le risque à une échelle sérieuse, le prix serait prohibitif. L’énergie nucléaire est la seule industrie dont on accepte qu’elle fasse courir aux Français un péril mortel, qu’elle crée des déchets qu’on ne sait pas traiter, dont la toxicité va durer des milliers d’années et pour laquelle il n’y a en réalité aucune assurance. En définitive, il suffirait qu’un principe simple, celui de la responsabilité, soit appliqué pour que la question du nucléaire soit réglée.
Lorsque le programme nucléaire civil a été lancé en France dans les années 1970, la potentialité d’un accident a été évacuée d’emblée sur la base du rapport Rasmussen (octobre 1975) : un accident ne pouvait se produire que tous les 35 000 ans. Autrement dit, il n’existait aucun risque. C’était une ineptie, à l’époque plusieurs accidents s’étaient déjà produits : Mayak en 1957 (Russie), Windscale en 1957 (Angleterre), Chooz en 1968 et St Laurent des Eaux en 1969 (France). Il y eut ensuite des catastrophes comme Three Mile Island (USA, 1979), Tchernobyl (Ukraine, 1986) et Fukushima (Japon, 11 mars 2011). Lorsqu’on sait que la centrale de Nogent-sur-Seine est situé en amont de la Seine et en amont de l’alimentation des nappes phréatiques parisiennes, on en peut que s’interroger, indépendamment de la pollution gazeuse, sur les conséquences vertigineuses d’une pollution radioactive des eaux. Les conséquences seraient catastrophiques et en vérité, il faut l’admettre, ingérables. La cascade d’événements à Fukushima, dans un pays démocratique à haut niveau technologique, avait été considérée comme totalement exclue, de sorte que les mesures spéciales de sauvegarde avaient été purement et simplement ignorées. Notez aussi l’indifférence à l’égard des victimes et les dissimulations multiples, que ce soit à Tchernobyl ou à Fukushima. Pourtant Morris Rosen ose encore affirmer : « Même s’il y avait un accident de ce type tous les ans, je considérerais le nucléaire comme une énergie intéressante. » Plusieurs apparentés socialistes ont même publié dans Le Monde du 17 mars 2011 une tribune intitulée : « le nucléaire est un bien public mondial ».
La lutte contre le changement climatique est un argument utilisé d’une façon obsessionnelle depuis quelques années. Mais le nucléaire produit quand même en moyenne 35g d’équivalent CO2/kWh contre 400 à 500 pour les centrales au fuel, 1200 pour les centrales au charbon. Les énergies renouvelables produisent moins de 20 g d’équivalent CO2/kWh, excepté l’énergie photovoltaïque qui varie entre 100 et 200 g. Si l’on prend les gaz à effet de serre dans leur globalité, en particulier le méthane, les émissions allemandes étaient supérieures de 40 % aux émissions françaises en 1991 ; elles leur sont aujourd’hui de 27 % inférieures.
Nous devons regarder la vérité des faits. Nous nous gargarisons d’objectifs… que nous n’atteignons jamais. Ainsi nous devions atteindre 20 % de renouvelable en 2010 dans notre électricité, en application d’une directive de 2000. Nous en étions à 15 % en 2010, dont 12,4 % d’hydraulique préexistent et seulement 0,1 % de photovoltaïque, 1,7 % d’éolien et 0,9 % de biomasse. Aussi pouvons-nous nous gargariser avec les objectifs de 2020 à 30 % : c’est se moquer du monde ! La France a investi 10 dans le nucléaire quand elle consacre 1 aux énergies renouvelables.
Pour la France, sortir du nucléaire est une forme de deuil à accomplir par rapport à ce qui nous a été présenté comme une fierté nationale. Un domaine d’excellence comme le Concorde que nous avons pourtant abandonné.
(Albin Michel)