Seuil, 274 pages, 18 euros
Né en 1946, Peter Singer est dans les années 1970 à l’origine du Mouvement de libération animale (Questions d’éthique pratique, première édition en 1993, Bayard 1997). Elisabeth de Fontenay est une des rares philosophes française à avoir ouvert sa discipline à la question de l’animal (Le silence des bêtes, 1998). Profondément meurtrie par le génocide des juifs au cours duquel une partie de sa famille va disparaître, elle n’a eu de cesse de donner la parole aux être vulnérables confinés au silence. Orphelin dès l’âge de 6 ans, c’est d’abord auprès des animaux que Boris Cyrulnik va tisser des relations humaines. Il est fondateur d’un centre d’éthologie clinique et spécialiste des phénomènes de résilience, cette capacité de se reconstruire après avoir connu le pire.
Il s’agit d’un livre de questions (de Karine Lou Matignon) et de réponses. Nous avons reconfigurer le texte pour faire apparaître une certaine logique aux extraits que nous avons choisis.
1/3) Les animaux libérés par Peter Singer
L’une des seules occasions où les animaux sont mieux traités que les humains intervient lorsque, clairement en phase terminale ou très souffrants, nous pouvons les conduire chez le vétérinaire et mettre fin à leur calvaire avec humanité. J’utilise le mot « libération » pour nous inciter à nous libérer de nos préjugés à l’égard des animaux, de notre immoralité. Le constat était là, nous traitions très mal les animaux, et il n’y avait aucune justification morale à cela. Un scientifique qui expérimente sur des animaux en laboratoire, devenu insensible à la souffrance qu’il inflige, est encore capable de caresser son chien. Nous sommes souvent plus raisonnants que raisonnables. Tous les arguments sont bons pour continuer à s’éblouir de la corrida ou à manger de la viande. Si nous pensons encore que nous sommes en quelque sorte des élus, et les seuls à posséder cette dignité, c’est que nous cherchons à pérenniser cette illusion de prééminence.
J’ai eu dans les années 1970 le sentiment que j’aurais aussi bien pu me trouver dans le sud des Etats-Unis au début du XVIIIe siècle, entouré de gens qui pensaient que l’esclavage était justifié et, de fait, n’éprouvaient pas le besoin de lutter contre une telle forme de cruauté. Je suis utilitariste. Tous ces mouvements, abolition de l’esclavage, droits des femmes, réduction de la cruauté en milieu carcéral…, ont été impulsés par les utilitaristes. En 1789, dans une annotation à son Introduction à la morale et à la législation, Bentham est sans doute le premier à comparer la condition des animaux à celle des esclaves noirs. Il fait référence à une loi française libérant les esclaves. « Si les Français se rendent compte que la couleur de la peau d’un homme ne justifie par qu’on l’assujettisse aux caprices d’un autre homme, alors le jour viendra où l’on cessera de penser qu’il est pareillement justifiable de maltraiter les animaux, en raison de quelques différences anatomiques. »
L’utilitarisme dit que les conséquences les plus élevées de nos actes sont celles qui apportent plaisir et bonheur, et que nous devons chercher à les optimiser en minimisant douleur et souffrance. Je pense que toute théorie des droits qui se respecte devra inclure le droit d’un être vivant à ne pas se voir infliger de la souffrance. C’est là un des principes fondamentaux de l’éthique. Je suis clairement en faveur de l’application de la considération d’égalité des intérêts de tous les animaux. Les humains sont bien évidemment des animaux. L’éthique animale est la même pour tous les animaux qui sont susceptibles de ressentir la douleur et qui sont d’une certaine manière conscients. Si je me soucie du bien-être des chats et des chiens, alors je dois aussi logiquement me soucier des poulets et des cochons puisqu’ils souffrent autant qu’eux. La pêche industrielle fait souffrir une quantité indicible de poissons. Mais les différentes espèces animales n’ont pas les mêmes intérêts. Nous avons la preuve que les homards et les crabes régissent à des stimuli douloureux, mais vu la composition décentralisée de leur système nerveux, nous n’avons pas la certitude d’une conscience de la souffrance. Nous partageons certains gènes avec les plantes et avons un ancêtre commun avec elles. Est-ce que cela doit nous empêcher de manger des bananes ? Je ne le pense pas.
De plus en plus de gens adoptent un régime végétarien ou même végétalien, ce qui donne un soutien considérable au mouvement.
2/3) Les animaux considérés par Elisabeth de Fontenay
L’anti-humanisme que manifeste l’éthique utilitariste anglophone me choque, surtout quand elle nous soumet à cette alternative : si l’on fait un calcul général des plaisirs et des peines, on doit préférer la vie d’un animal intelligent à celle d’un enfant handicapé. Ce qui me choque aussi, c’est le concept de spécisme qui fait l’analogie avec le racisme et le sexisme et met tous les êtres vivants sensibles sur le même plan. Je refuse de traiter les animaux au même titre que les hommes étant donné la parenté des différentes espèces confirmée par la théorie de l’évolution. Il existe une hiérarchie animale, et ce n’est pas penser en féodal mais en réalité que de le reconnaître : certains être vivants ont été construits avec une plus grande quantité d’informations génétiques ou sont capables de traiter une plus grande quantité d’informations mémorielles. Il y a une mutation, un saut qualitatif, qui atteste de l’autonomie de l’histoire humaine.
Nous ne savons plus bien ce que c’est que l’humain après les épisodes barbares du XXe siècle. Mais celui qui ne s’aperçoit pas de la vulnérabilité des animaux sensibles ne me semble pas tout à fait un humain digne de ce nom. Nous sommes quelques-uns à tenter d’élaborer un nouvel humanisme, un humanisme de l’autre vivant, attentif à la vulnérabilité des vies nues et plus ou moins muettes. Les animaux ne peuvent être des agents moraux car ils ne disposent ni de raison ni de volonté. Mais comme on le fait pour les enfants ou les handicapés mentaux, on doit les considérer en tant que patients moraux, c’est-à-dire leur accorder des droits. Certains de mes collègues, à la suite de Derrida, de Deleuze et de moi-même, s’intéressent à une critique de l’humanisme métaphysique, et font donc de la question animale un problème fondamental. Claude Lévi-Strauss avait exprimé en 1976 un véritable ressentiment anti-humaniste en réclamant qu’on substitue aux droits de l’homme les droits du vivant. Etablir ainsi une synergie entre l’éthologie et l’écologie, c’est, me semble-t-il, la tâche qui nous attend.
Tolstoï avait imposé le végétarisme à toute sa famille. Une tante carnivore, invitée à déjeuner, avait exigé de se soustraire à cet interdit. En arrivant à table, elle avait trouvé un poulet attaché à sa chaise et un couteau effilé près de son assiette ! Il reste que, du point de vue de l’avenir de notre civilisation, tellement marquée par l’élevage, je m’interroge sur l’abstinence de viande et de produits laitiers, et je ne trouve de réponse satisfaisante que dans un compromis, la désindustrialisation de l’élevage et de l’abattage. La position d’Albert Schweitzer, qui défendait une éthique du respect de la vie qui induit de « tuer seulement quand la nécessité l’exige », me paraît la plus sensée.
La division du travail d’exploitation et d’abattage, le découpage des responsabilités, permet de masquer notre participation individuelle à la maltraitance et au meurtre. On paie très cher le fait de traiter des vivants comme de simples marchandises qu’on peut produire et liquider de manière irresponsable. Derrida a comparé ces industries de l’élevage et de l’abattage industriels aux camps d’extermination. L’égotisme de l’humain constitue l’une des origines de la barbarie moderne. J’appelle de mes vœux depuis trente ans la création d’un secrétariat d’Etat à la condition animale. Mais beaucoup de réformes urgentes sont bloquées en France par l’industrie agroalimentaire, par la filière viande, et aussi par le lobby tout-puissant des chasseurs qui ne représente pourtant que 2 % de la population.
3/3) Les animaux révélés par Boris Cyrulnik
Chaque espèce animale possède ses propres performances perceptives. Le monde ultraviolet de la mouche n’est pas le monde de l’infrason des éléphants, qui n’est pas le monde de l’infrarouge du serpent, etc. Il y a un « monde propre subjectif de l’animal » (Jakob von Uexküll). Le porc possède une vie émotionnelle riche et des capacités cognitives très développées, égales ou supérieures aux grands singes. « Rien ne prouve que l’homme soit plus important qu’un papillon ou une vache. Je considère le fait d’être devenu végétarien comme la plus grande réussite de ma vie. Mon refus de manger de la viande est une protestation contre la cruauté. » (Isaac Bashevis Singer)
Mais le système broie les hommes et les femmes en même temps que les animaux. Voici le témoignage d’une jeune étudiante vétérinaire, en stage dans un abattoir : « Les personnes qui travaillent ici ne réagissent pas de façon inhumaine ; elles sont juste devenues indifférentes, comme moi aussi avec le temps. C’est de l’autoprotection. Non, les vrais inhumains sont ceux qui condamnent les animaux à une vie misérable et ordonnent ces meurtres de masse. Moi-même, je deviens progressivement un petit rouage de ce monstrueux automatisme de la mort. Au bout d’un certain temps, ces manipulations monotones commencent à devenir automatiques… » Il s’agit d’un processus de soumission comme l’a montré au début des années 1960 le psychologue américain Stanley Milgram. Le chercheur Jean-Louis Beauvois a déterminé plus récemment combien l’espèce humaine était douée pour assurer la soumission sociale, combien l’influence de la majorité sur le comportement de chacun était importante. 80 % d’entre nous éprouvent un grand bonheur à participer à la soumission car elle est réconfortante, sécurisante, déculpabilisante : je pense comme tout le monde ! Notre système de pensée, social, scolaire, industriel, est ainsi fait, il pèse sur cette aptitude à nous soumettre. La soumission caractérise la condition humaine. Il faut donc se situer en position de transgresseur. « Soyons subversifs. Révoltons-nous contre la cruauté, qui d’ailleurs ne s’exerce si souvent contre l’homme que parce qu’elle s’est faite la main sur les bêtes. » (Marguerite Duras)
L’empathie est un facteur important pour changer nos rapports avec les bêtes puisqu’elle est le fondement même de la morale. L’empathie, c’est cette aptitude à se représenter les émotions des autres et à s’en préoccuper. Des études canadiennes ont montré la détresse et le traumatisme des vaches séparées de leur veau et menées dans des salles de traite le lendemain même de la naissance de leur petit. Les oiseaux et les mammifères supérieurs se représentent la mort de leurs congénères et souffrent de ce manque. Il est établi que les poissons ont une capacité réelle à éprouver la peur, le stress et la douleur. La Suisse défend cette évidence de bon sens : les animaux ne sont pas des choses. L’Allemagne a inscrit le droit des animaux dans sa Constitution. La Grande-Bretagne, le Luxembourg, la Suède reconnaissent une dignité intrinsèque à l’animal. La France se distingue une fois encore par son retard sur la question animale.