éditions Ecosociété, 184 pages, 17 euros
Murray Bookchin (1921 - 2006) est un écologiste libertaire. Après une période marxiste, Bookchin se rend compte que Marx ne considérait que les limites internes au capitalisme (économiques et sociales) et oubliait les limites externes, celles de l’environnement. En 1962 il écrit un premier livre sous un nom d’emprunt, Our Synthetic Environment : « Les lois les plus pernicieuses du marché obtiennent priorité aux lois biologiques les plus importantes. » Cette parution place Bookchin dans une position de précurseur dans une mouvance écologiste qui n’en est alors qu’à ses balbutiements. Il cofonde la New York Federation of Anarchistes, dont il sera l’un des piliers entre 1964 et 1967. Fin 1964 apparaît le principe fondateur de l’écologie sociale dans un article de la revue Comment, « Ecologie et pensée révolutionnaire ». Il prône aussi le retour aux communautés et aux villes à échelle plus réduite (Crisis in our Cities, 1965).
Vincent Gerber est son biographe, dans un livre ni hagiographique, ni véritablement critique. En voici quelques extraits :
1/3) Caractéristiques de l’écologie sociale
Ce qui définit littéralement l’écologie sociale comme « sociale », c’est la reconnaissance du fait que presque tous nos problèmes écologiques proviennent de problèmes sociaux. Les problèmes écologiques ne peuvent donc être compris, encore moins résolus, sans traiter les problèmes présents à l’intérieur de la société. La manière dont les êtres humains interagissent entre eux en tant qu’êtres sociaux est cruciale pour aborder la crise écologique. La question de la hiérarchie et des dominations prend au sein de l’écologie sociale une place primordiale.
L’austérité n’est pas une condition sine qua non pour s’accorder avec la nature, le fort développement technologique depuis les années 1950 permet (selon Bookchin) d’accéder à une société d’abondance.
2/3) Ecologie sociale et écologie profonde
Lors d’une conférence donnée en 1971, Bookchin a opéré une distinction entre l’environnementalisme et l’écologie sociale. L’environnementalisme conserve un système destructeur et tâche seulement d’en gommer les défauts. L’année suivante, le philosophe norvégien Arne Naess va, dans une démarche parallèle, présenter les différences qui existent entre une écologie superficielle (shallow) et une écologie plus profonde (deep). Dans les années 1980, grâce à Bill Devall et George Sessions, les principes de l’écologie profonde deviennent très populaires aux Etats-Unis. La deep ecology considère comme centrale la question du biocentrisme, la prise en considération des droits de la nature et de l’égalité entre les espèces.
Jusqu’en 1987, Bookchin considérait qu’il n’avait aucune raison d’avoir de l’hostilité envers un quelconque penseur ou militant important de l’écologie profonde. C’est Dave Foreman, un des membres fondateurs du groupe Earth First !, qui s’attire les foudres de Bookchin. Foreman, parlant pour lui-même, avait tenu en 1986 des propos jugés inacceptables sur la famine en Ethiopie : « Quand je dis aux gens que la pire chose était de donner de l’aide à l’Ethiopie, de laisser simplement les gens là-bas mourir de faim, ils pensent que c’est monstrueux. Mais l’alternative, c’est d’aller sauver ces enfants à demi-morts qui ne vivront jamais une vie entière… » Notons que ces propos ne peuvent être attribués à la deep ecology. En 1987, Bookchin publie un article : « Social Ecology versus Deep Ecology, a Challenge for the Green Movement ». Le ton dur et méprisant de l’article n’a pas manqué de provoquer de fortes tensions. Ce qui devait être une simple confrontation des points de vue s’est transformé en querelle. En 1995, dans Re-enchanting Humanity, Bookchin pense dorénavant que le renforcement de l’extra-humain, par la spiritualité et l’attrait de la nature sauvage, a engendré en contre-partie une critique de l’espèce humaine, vue comme destructrice et dénoncée comme responsable de la crise écologique. Notons pourtant que Arne Naess n’a pas manqué de préciser qu’il n’existait pas de lien direct entre le corpus de base de l’écologie profonde et le mysticisme écologique. Néanmoins le débat reste réel à propos du biocentrisme et de la question démographique.
« Toute forme de vie à le droit de vivre et de s’épanouir » est le paradigme principal de l’écologie profonde. Le mouvement considère l’anthropocentrisme, ce mode de pensée centré sur l’humain et ses intérêts, comme un chauvinisme responsable en grande partie des problèmes écologiques. Il faudrait donc passer à une vision biocentrique qui confère à la nature une valeur intrinsèque : elle est en elle-même une valeur. En abandonnant l’anthropocentrisme, on perd l’idée de domination de l’autre, qu’il soit homme, femme, animal, végétal, etc. Nous ne sommes pas libres d’agir comme nous l’entendons envers la nature. Mais du point de vue de Bookchin, on passe ainsi d’une vision de domination de la nature à une soumission à celle-ci. Pour les écologistes sociaux, la dissolution des hiérarchies passe par le changement social, dans les relations entre êtres humains, plutôt que par l’intégration abstraite de la nature dans un tout homogène. Les écologistes profonds répondent qu’en se préoccupant du social, la nature est laissée de côté. La cible des critiques de l’écologie profonde n’est pas l’humain per se, mais plutôt la « centralité humaine ».
D’autre part l’écologie profonde fait un lien entre démographie mondiale et dégradation écologique. Il ne s’agit pas simplement de réduire la population jusqu’à un niveau où l’on peut satisfaire les besoins de tous, mais jusqu’au stade où l’être humain ne met plus en danger les autres espèces vivantes. Arne Naess précise qu’il faut le faire « sans révolution ni dictature ». Pour les écologistes sociaux, ces prises de position ne sont pas acceptables : « Il est absolument essentiel, explique Bookchin, que nous clarifions tout d’abord ce que nous entendons par « surpopulation » ou par « capacité d’accueil »… Aux yeux des nazis, l’Europe était déjà surpeuplée dans les années trente et le problème démographique fut résolu dans les chambres à gaz d’Auschwitz. Implicitement, c’est la même logique qu’on retrouve dans nombre de raisonnements néo-malthusiens qui se cachent aujourd’hui sous le masque de l’écologie. Ne nous y trompons pas. » Précisons que la critique porte seulement sur les dérives au nom de l’écologie profonde.
Si tous (écologie sociale et profonde) s’accordent à dire que la population mondiale doit être adaptée en fonction des capacités du milieu, donc de la nature, la différence réside dans le fait que les écologistes sociaux ne pointent pas de doigt accusateur sur les populations (souvent pauvres) qui font beaucoup d’enfants. Ils considèrent que c’est en apportant le nécessaire pour subvenir à ses besoins que l’on peut espérer mettre fin efficacement à l’emballement démographique : « Le contrôle des naissances sera assumé par une société libertaire et écologique qui fonde sur le respect de la vie la recherche d’un nouvel équilibre avec la nature. » La question de la population n’est pas la cause du problème. C’est une conséquence de facteurs économiques et sociaux.
3/3) Le municipalisme libertaire
Le modèle concret que propose Bookchin est celui d’une confédération de communes libres, qu’il définira plus tard sous le nom de municipalisme libertaire. Il s’agit de mettre sur pied des communes libres, décentralisées et politiquement autonomes. Il ne s’agit pas de mener la révolution, dans le sens traditionnel d’un parti prenant le leadership pour mener à l’insurrection. Comme le dit Bookchin, « la tâche des révolutionnaires est d’aider les autres à devenir révolutionnaires, ce n’est pas de « faire » les révolutions. » Son rôle est d’enraciner la démocratie directe dans la population, de pousser à la formation d’institutions libres et populaires et à la réappropriation de la gestion de la commune. La relation directe, en face-à-face plutôt que par des intermédiaires électroniques, et la persuasion par la parole plutôt que par les médias sont à privilégier.
On a beaucoup reproché au municipalisme libertaire d’être présenté de façon très rigide par Bookchin, comme une bible. De là ont commencé à pleuvoir les critiques au sujet du dogmatisme de sa pensée. L’influence de son héritage théorique est contestée, n’ayant jamais réellement percé et restant dans les marges de la vie intellectuelle.
(ndlr : les communautés en transition, cherchant actuellement l’autonomie alimentaire et énergétique au niveau local, ne sont que les héritiers très indirects du municipalisme libertaire)