Le samedi 18 octobre 2014, Yves Cochet, entouré des membres du jury qu’il a présidé, a remis le 1er prix de la Fondation de l’écologie politique à Philippe Bihouix pour son ouvrage « L’âge des low-tech. Pour une civilisation techniquement soutenable » (Seuil, 2014). Voici quelques éléments pour saisir l’importance des écrits et de la pratique d’un spécialiste de l’énergie et des métaux.
1/3) Interview de Philippe Bihouix menée par Jules Hebert
Pourquoi notre civilisation n’est-elle pas « techniquement soutenable » ?
Malgré toutes les postures et tous les discours sur le développement durable, notre société technicienne se fourvoie dans une triple impasse. Celle sur les ressources non renouvelables (énergies fossiles, métaux, phosphore…) ou exploitées à un rythme insoutenable (forêts, pêcheries…), mais aussi sols agricoles qui se dégradent ou s’érodent. En France, pour une tonne de nourriture produite, une tonne de terre disparaît ! Celle sur les pollutions : gaz à effet de serre bien sûr, mais aussi métaux lourds que nous extrayons, plastiques et polluants organiques persistants que nous synthétisons, dioxines produites par l’incinération… qui viennent saturer les sols, les eaux douces, les océans et in fine les êtres vivants. Celle de la saturation des territoires que nous artificialisons au rythme incroyable (1%) d’un département tous les 7 à 10 ans. Les meilleures terres agricoles, les prairies, les landes, sont bâties, asphaltées, transformées en ronds points, en bordures d’autoroutes ou en golfs.
A cette triple impasse physique, on peut ajouter l’impasse sociale (creusement des inégalités) et l’impasse morale : comment supporter l’abattage de forêts anciennes pour en faire des mouchoirs en papier, ou, plus proche de nous, le chauffage des terrasses de cafés ?
Le recours à l’innovation technologique est l’une des stratégies d’adaptation des sociétés humaines à leur environnement. En quoi la réponse aux enjeux environnementaux et sociétaux par le « high-tech » est-elle un leurre ?
L’humanité n’a cessé d’expérimenter, d’inventer, d’explorer et d’innover. Logiquement, nous continuons à miser sur des solutions technologiques : déploiement massif d’énergies renouvelables reliées par des réseaux « intelligents » contre la pénurie énergétique et le changement climatique, économie circulaire pour recycler à l’infini les métaux, nanotechnologies, agro-ressources et chimie « verte », et jusqu’aux biotechnologies « jaunes » qui dépollueraient les sols… Malheureusement, ces technologies sont imparfaites. Le recyclage a ses limites : on emploie aussi les métaux sous forme dispersive, comme produits chimiques (chrome, zinc, étain, ou 95% du titane, qui sert de colorant blanc dans les peintures, les dentifrices, les crèmes solaires….) et il y a souvent une dégradation de l’usage, une perte fonctionnelle, car les milliers d’alliages de spécialité, ferraillés et refondus ensemble, finissent comme fer à béton.
Dans l’électronique, on retrouve des dizaines de métaux différents dans tous les appareils, en quantités trop faibles pour les récupérer. Plus on est high-tech, moins on fabrique des produits recyclables et plus on utilise des ressources rares. Les prétendues solutions, limitées par les ressources métalliques ou la surface disponible, ne pourront être déployées à une échelle suffisante ou à temps.
Que sont les low-tech? Quels sont les principes des « basses technologies » ?
D’abord, réfléchir à nos besoins. Tandis qu’on lance des programmes d’éolien offshore au titre de (timide) transition énergétique, on égrène les lieux publics de panneaux publicitaires et d’écrans plats énergivores ! Bannir les objets jetables, brider la puissance des automobiles, rechaper les pneus, alléger leur poids – avant d’apprendre à s’en passer – permettrait des économies considérables.
Ensuite, concevoir des objets plus simples, privilégier le mono-matériau, réduire le contenu électronique (la cafetière italienne contre la machine à expresso) et mettre en place le réseau de récupération, réparation, revente, partage des objets du quotidien, outils, jouets, petit électroménager… Standardiser les formats des bouteilles, des pots de yaourt et des flacons, pour réintroduire la consigne et la réutilisation généralisées. Dans les métiers de service, faire une utilisation plus raisonnée des machines…
Votre livre dresse un constat très sévère de la situation. La transition est nécessaire, mais pour qu’elle soit possible et démocratique, elle doit être désirable. En quoi la transition vers un monde de basses technologies peut-elle être désirable ?
Techniquement, nous aurions moyen de conserver l’essentiel de notre « confort », mais en nous organisant différemment d’aujourd’hui. Certes, la transition n’est pas simple, car il y a les questions de l’impact sur l’emploi, de l’échelle d’application possible dans un monde globalisé, des nécessaires mutations culturelles et morales…
Mais quel autre choix avons-nous ? Le statu quo, dont on commence déjà à mesurer les frustrations et la désespérance qu’il engendre ? Mieux vaut tenter autre chose, expérimenter, et, au lieu de nous lamenter sur les renoncements qui seront nécessaires, avoir le bonheur d’ouvrir une perspective différente de celle d’un système à bout de souffle.
Source : http://eelv.fr/2014/10/23/4-questions-a-philippe-bihouix/
2/3) Philippe BIHOUIX enfin à l’honneur dans LE MONDE
Technologie n’est pas magie. Sur notre blog Biosphere, nous suivons les travaux de Philippe Biouhix depuis janvier 2011. Le journaliste scientifique Stéphane Foucart le découvre seulement aujourd’hui*. Il a attendu que la Fondation de l’écologie politique distingue son dernier livre, L’Age des low tech, par son « Premier Prix ». La vertu première de ce livre est de nous aider à combattre notre paresse intellectuelle qui conclut trop souvent ainsi les discussions sur l’annonce des catastrophes: « On trouvera bien une solution. » C’est-à-dire une solution technologique. La high-tech aura magiquement réponse à tout. Interroger la technique, c’est être « contre le progrès » – celui de l’homme étant systématiquement réduit à celui de ses outils.
Philippe Bihouix démontre que la solution technologique ne va pas de soi. Voici un florilège succinct de nos différents articles résumant sa pensée :
http://biosphere.blog.lemonde.fr/2014/10/10/resilience-un-passage-necessaire-par-les-low-tech/
… Les métaux, toujours moins concentrés, requièrent plus d’énergie, tandis que la production d’énergie, toujours moins accessible, requiert plus de pétrole. Le peak oil sera donc vraisemblablement accompagné d’un peak everything (pic de tout). »…
http://biosphere.blog.lemonde.fr/2014/09/04/philippe-bihouix-vive-le-low-tech-les-technique-simples/
… Si l’imagination fertile des êtres humains n’a pas de limites, les équations de la physique, elles, sont têtues. Plus on est high-tech, moins on fabrique des produits recyclables et plus on utilise des ressources rares dont on finira bien par manquer. Il est absurde de croire que les solutions technologiques pourront être déployées à la bonne échelle...
http://biosphere.blog.lemonde.fr/2014/05/29/le-cout-incommensurable-du-demantelement-des-centrales/
… Même si le « provisionnement », l’argent mis de côté pour le démantèlement des centrales nucléaires françaises, est correct – ce qui fait largement débat -, cela n’a pas de réalité matérielle…Je fais donc le pari (facile, vous ne viendrez pas me chercher) que nous ne démantèlerons rien du tout…
http://biosphere.blog.lemonde.fr/2014/02/11/dans-les-entrailles-de-la-machine-mondiale-a-expresso/
… Les facteurs de risque interagissent entre eux dans une logique systémique, dans de puissantes boucles de rétroaction positive : la pénurie énergétique engendrera celle des métaux, tandis que la disponibilité en métaux pourrait limiter par exemple le développement des énergies renouvelables ; nos pratiques agricoles épuisent la terre et entraînent le défrichement des dernières forêts primaires ; le changement climatique va accélérer l’érosion de la biodiversité et la chute de rendements agricoles dans certaines zones ; etc…
http://biosphere.blog.lemonde.fr/2012/08/06/la-difficulte-de-demanteler-la-megamachine/
… Quelle différence, en termes de contenu technologique et de complexité technique, entre une centrale nucléaire et une éolienne industrielle de 5 ou 7 MW ? Ou plutôt un macrosystème de milliers d’éoliennes et de fermes photovoltaïques, reliées par des smart grids permettant à tout instant d’équilibrer offre intermittente et demande variable. Aucune ! On y trouve également des métaux farfelus, une production mondialisée exigeant des moyens industriels à la seule portée d’une poignée d’entreprises transnationales, une installation et une maintenance requérant des moyens exceptionnels (barges, grues, remorques spéciales…), ne pouvant s’appuyer que sur une expertise fortement centralisée, de l’électronique à tous les étages, etc. A mille lieues d’une production autonomie, résiliente, ancrée dans les territoires et maîtrisable par des populations locales...
http://biosphere.blog.lemonde.fr/2011/08/17/notre-avenir-stagflation-et-age-de-fer/
… Quel avenir veut-on laisser aux générations futures, un retour à l’âge de fer ? Un monde où quelques dizaines de millions de ferrailleurs-cueilleurs, survivants de la grande panne ou de l’effondrement, exploiteront le stock de métaux dans les décharges, des bâtiments délabrés et des usines à l’arrêt est une possibilité…
http://biosphere.blog.lemonde.fr/2011/01/15/est-ce-que-lemonde-nous-empapaoute/
… La complexité des alliages nous empêche de récupérer facilement les métaux lors du recyclage. Il y a 30 métaux différents dans un ordinateur portable. Avec 3000 sortes d’alliages au nickel, on comprend que l’organisation de filières de récupération sera douloureuse ! Enfin une partie des métaux n’est pas récupérable car nous en faisons un usage dispersif, pigments, additifs, couches minces…
* LE MONDE du 28 octobre 2014, Technologie n’est pas magie
L’Age des low tech, de Philippe Bihouix (Seuil, coll. « Anthropocène », 336 p., 19,50 €)
3/3) Philippe Bihouix sait aussi montrer l’exemple
« Né deux ans après le premier alunissage, mon enfance, comme tous ceux de ma génération, fut bercée d’exploits scientifiques ou technologiques, rythmée par les films de science-fiction et régulièrement abreuvée de produits « révolutionnaires ». Vous connaissez la suite, le trou dans la couche d’ozone, la déforestation, le changement climatique. La planète commençait à ne pas aller très fort.
Les hommes, les forêts, les océans, les sols, les rivières, en bas de chez nous comme à l’autre bout de la planète, ploient sous la pression de notre vie dispendieuse. J’essaie pour ma part de transmettre cette vérité première à mes enfants, depuis leur plus jeune âge. Peut-être un peu trop tôt car ça a donné : « Avec papa on ne prend pas l’ascenseur, ça tue les orangs-outans. » Une légère confusion avec le moratoire imposé à la maison sur tous les gâteaux industriels à base d’huile de palme. Et si le père Noël fait la sourde oreille sur les jouets et les équipements high tech, ils ne m’ont pas l’air plus malheureux pour autant, bien au contraire.
J’enrage quand je dois me séparer d’une de mes chemises, alors qu’autrefois on pouvait ne changer que le col et les manches usés. On a fabriqué plus de 6 milliards de figurines playmobil depuis leur création en 1974, soit plusieurs par enfants des pays nantis. Que sont-ils devenus ? Même si le plastique doit finir par jaunir un peu, il doit y en avoir assez en circulation pour que chaque enfant puisse jouer avec eux. Les miens sont sagement thésaurisés chez mes parents, et réutilisés. D’autres efforts pourraient être faits au quotidien. Depuis ma découverte du contenu chimique et/ou métallique des encres, je n’écris plus qu’avec un simple crayon à papier et je n’imprime plus en couleur. Et j’essaie, parfois sans succès, d’orienter ma progéniture vers les crayons de couleur plutôt que les feutres.
On disait qu’avec l’informatique, on allait réaliser des économies de papier. Mais on s’écrit « Attendez chef, je vous imprime le draft » ! Un de mes anciens patrons, devant mes plaintes répétées (je travaillais alors dans un secteur payé au kilogramme de papier incorporé dans d’épais rapports de mission), me rétorquait que la forêt progressait en France. C’est faire doctement fi du marché mondialisé de la pâte à papier, des eucalyptus qui remplacent la forêt primaire en Amazonie, des produits chimiques nombreux et parfois non renouvelables incorporés dans les encres, etc.
Je mets mon pain dans un sac en toile, tout bonnement ce que tout le monde faisait il n’y a pas trente ans, et je dois être le seul du quartier car mon boulanger me regarde toujours un peu bizarrement. N’ayons pas peur d’être ridicules, d’être pionniers, d’être pédagogues, d’être exemplaires… de remettre en cause un peu de notre confort et de nos certitudes. Toujours interrogeons-nous : Est-ce que je peux faire sans ? Est-ce que je peux faire moins ? Est-ce que je peux faire plus simple ? Et ne pourrais-je pas faire avec ce qui existe déjà ? »
In L’âge des low-tech. Pour une civilisation techniquement soutenable