Les thèses de l’agriculture biologique d’aujourd’hui se situent dans la droite ligne du Testament agricole d’Albert Howard (1940) réédité aujourd’hui en langue française (éditions Dangles, 2010). La réflexion sur l’humus des praticiens contemporains de l’«AB» est déterminante dans la gestion des matières organiques fertilisantes. Pourtant la mentalité NPK (azote, phosphore, potassium) prédomine encore. Plus pour longtemps car notre mère, la terre, se révolte !
1/7) Introduction
Tels sont les faits essentiels du cycle vital : croissance d’une part, décomposition de l’autre. Avec l’avènement de la Révolution industrielle, on s’est préoccupé d’accélérer les processus de croissance pour ajuster les productions de nourriture et de matières premières aux besoins des populations des usines. Par contre, rien d’efficace n’a été tenté pour compenser la perte de fertilité entraînée par l’augmentation considérable des productions végétales et animales. Les conséquences de cet état de choses ont été désastreuses, l’équilibre agricole est rompu ; la terre se rebelle ; les maladies de toutes sortes se multiplient ; dans bien des contrées du globe, l’érosion emporte le sol épuisé. (Albert Howard, 1er Janvier 1940)
Albert Howard appartenait à une vieille famille paysanne et élevé dans une ferme renommée pour son élevage de bétail. Il a commencé ses travaux de recherche agronomique en 1899 comme mycologiste dans l’ouest des Indes. En 1903, il a été nommé imperial botanist du gouvernement indou à Pusa. En 1910, il savait comment des plantes saines pratiquement exemptes de maladies pouvaient être obtenues sans la moindre aide des mycologistes, entomologistes, statisticiens, produits anticryptogamiques, désinfectants, etc. Car insectes et champignons ne s’attaquent qu’aux espèces cultivées incorrectement.
2/7) l’équilibre naturel
Le maintien de la fécondité de la terre est la condition essentielle d’un système d’agriculture durable. Le cycle de la vie consiste en deux processus, croissance et décomposition., l’une étant la contrepartie de l’autre. Au cours du processus normal des récoltes, la fertilité diminue constamment : sa reconstitution continuelle est donc absolument indispensable. Dans le règne végétal, il ne se produit jamais de tentative de monoculture. La règle est : productions mixtes. Une grande variété de plantes et d’animaux coexistent. La terre est toujours protégée contre l’action directe du soleil, de la pluie et du vent. Rien qui ressemble à de l’érosion. La forêt se fertilise elle-même, elle fabrique son propre humus. Il s’établit une division naturelle entre le minéral et l’organique. L’humus fournit l’engrais organique ; le sol, la substance minérale. Rien de nocif, pas d’incinérateurs, pas d’épuration artificielle, pas d’épidémie due à l’eau, pas de conseillers municipaux et pas d’impôts.
La chlorophylle des feuilles vertes permet d’intercepter l’énergie du soleil ; il s’ensuit que la plante peut fabriquer de la nourriture, faire la synthèse des hydrates de carbone et des protéines en partant de l’eau et des autres substances puisées par les racines. Sans la lumière du soleil et les feuilles vertes, nos industries, notre commerce et tout ce que nous possédons seraient rapidement sans utilité. Les végétaux et les animaux prennent soin réciproquement les uns des autres, la nature n’a jamais trouvé nécessaire de réaliser l’analogue du pulvérisateur de poisons pour combattre les maladies dues aux champignons et aux insectes. Dans la nature, il n’existe pas de vaccins ni de sérums pour le traitement du bétail. Bien entendu, toutes sortes de maladies peuvent se manifester de temps en temps chez les plantes et les animaux, mais elles ne prennent jamais de grandes proportions. Les caractéristiques essentielles de la culture naturelle peuvent se résumer en peu de mots. Notre mère, la terre, ne cherche jamais à cultiver sans la présence de bétail ; elle réalise toujours des cultures mixtes ; il est pris grand soin pour protéger le sol et empêcher l’érosion ; les phénomènes de la croissance et de la dégradation se tiennent en équilibre.
Là où l’on commet une faute dans la culture, la nature manifeste sa désapprobation en mobilisant son département de censure. Un ou plusieurs groupes d’insectes ou de champignons parasites, ces organismes qui s’établissent sur une substance vivante malade, reçoivent la mission de montrer que la culture a fait faillite.
3/7) les différentes sortes d’agriculture
Il est intéressant de vérifier jusqu’à quel point les principes de la nature ont été adoptés. Les méthodes de culture en Asie ont résisté aux plus grandes épreuves ; malgré une culture ininterrompue depuis 4000 ans, la fécondité du sol n’a pas diminué. Les exploitations sont de faible étendue, les produits alimentaires et les cultures fourragères prédominent, on réalise des cultures mixtes. Des cultures de mil, blé, orge sont mélangées avec des quantités suffisantes de légumineuses. On maintient un équilibre entre le cheptel et les cultures. Aucun système durable agricole n’a pu être trouvé jusqu’à présent sans animaux. Le travail de la terre se fait en surface, ce qui conserve la réserve d’azote du sol. En outre les déjections humaines sont restituées à la terre. Les paysans chinois qui mettent tous leurs soins pour le retour à la terre de tous les déchets se rapprochent le plus de l’idéal de la nature.
L’agriculture des peuples disparus prouve qu’on s’efforçait de conserver la classe des propriétaires terriens comme l’âme de la communauté. La décadence de l’empire romain paraît avoir eu quatre causes principales. L’hémorragie de main d’œuvre paysanne pour constituer les légions ; l’échec de l’équilibre entre les cultures et l’élevage ; l’emploi d’esclaves à la place des travailleurs libres ; l’action des capitalistes dont les intérêts réels étaient opposés à ceux d’une agriculture saine.
4/7) l’importance de l’humus
L’humus est un résidu complexe de végétaux partiellement oxydés et de matières organiques, mélangé aux substances secrétées par les champignons ainsi qu’aux bactéries qui décomposent ces déchets. D’un point de vue chimique ou physique, l’humus n’est pas un corps simple : il est formé d’un groupe de composés organiques très complexes, fonction de la nature des résidus à partir desquels il s’est constitué et des conditions dans lesquelles la décomposition s’effectue. C’est pourquoi l’humus n’est pas partout semblable. C’est de plus quelque chose de vivant et de fécond, en liaison avec un grand nombre de micro-organismes qui tirent la plus grande partie de leur nutrition de ce substratum. Dans son état naturel, l’humus est en perpétuelle évolution. Du point de vue de l’agriculture, nous avons donc affaire à un organisme vivant et non à une simple matière morte comme un sac de sulfate d’ammonium.
L’humus est un matériau essentiel pour le sol pendant la première phase du cycle vital. Comme la plupart des organismes du sol sont dépourvus de chlorophylle et doivent néanmoins travailler dans l’obscurité, il faut leur communiquer une certaine énergie : celle-ci est obtenue par l’oxydation de l’humus. Une autre raison explique l’importance de l’humus. Sa présence est une condition essentielle pour l’établissement du second contact entre le sol et la plante au moyen des mycorhizes (ndlr : association symbiotique d’un champignon avec les racines d’une plante). En fin de collaboration, la racine digère le champignon et, de cette façon, est capable d’absorber les hydrates de carbone et les protéines que les champignons tirent de l’humus. Les engrais minéraux, ou bien empêchent complètement la symbiose, ou bien ne permettent pas la digestion du champignon par les racines de la canne à sucre.
5/7) la rupture par l’industrialisation
Les exigences du commerce et de l’industrie d’une part et la fertilité des sols d’autre part doivent être soigneusement équilibrées. Une longue expérience nous a prouvé que les champs des Indes peuvent satisfaire la faim de l’estomac, il reste à voir s’ils sont capables de satisfaire les exigences supplémentaires dues à la machinerie. La première filature de coton a été ouverte en 1818 près de Calcutta. Ces industries indigènes de même que l’exportation des matières premières vers les usines de l’Occident appauvrissent la fertilité des sols.
L’agriculture à l’occidentale doit satisfaire à au moins trois appétits différents. L’appétit local de la population rurale, l’appétit des régions urbaines, l’appétit de la machine. Une usine après l’autre vit le jour ; la demande des travailleurs augmenta, la population urbaine commença à se développer. Toute cette évolution créa des marchés nouveaux pour les aliments et les matières premières. Ces besoins furent comblés de deux manières : d’une part en utilisant les terres fertiles du monde entier, d’autre part, en trouvant un succédané momentané à la fertilité du sol sous la forme d’engrais minéraux. Il n’y eut d’autre résultat que déséquilibre et insécurité en agriculture. Les exploitations ont tendance à augmenter de dimension, la monoculture est la règle, la machine remplace rapidement l’animal, les labours ont tendance à être plus profonds. Des engrais artificiels sont largement utilisés, ce que l’on pourrait appeler la mentalité NPK (azote, phosphore, potassium). On fait appel à la science agronomique pour aider à la production. L’agriculture a été rendue rentable, mais les engrais minéraux et les machines sont impuissants à maintenir un équilibre entre les phénomènes de croissance et ceux de dégradation. Les engrais artificiels mènent infailliblement à une alimentation artificielle, à des animaux artificiels et finalement à des hommes et des femmes artificiels. Dans les années à venir, les engrais chimiques seront considérés comme l’une des plus grandes stupidités de l’ère industrielle. Les maladies augmentent. Pour les pommes de terre et les fruits, l’emploi des poisons suit rapidement la diminution des ressources en fumier et la diminution de la fertilité. La destruction des vers de terre par l’application régulière de l’engrais minéral a enlevé au sol son aération naturelle. Le fait de ne pas renouveler la masse organique par un assolement approprié a conduit à une absence complète d’un état meuble de la terre.
Notre mère, la terre, qui se voit spoliée de ses droits à la fertilisation, se révolte. La perte de fertilité s’annonce par le danger croissant de l’érosion des sols. L’érosion est probablement, à l’heure actuelle, la maladie la plus importante, une étape de la stérilité du sol. L’érosion du sol n’est rien d’autre que le signe visible de l’échec complet de la politique agricole. La cause de cet échec, c’est en nous-mêmes qu’il faut la chercher. Les chasseurs de profit peuvent travailler impunément jusqu’à ce que la fertilité de la terre, le capital du pays, commence à disparaître d’une façon alarmante. Quand viendra le temps d’une régénération de l’agriculture, l’humanité aura peut-être appris la grande leçon : le gain omnipuissant doit être soumis au devoir sacré de transmettre à la prochaine génération l’héritage d’un sol fécond non diminué. Le sol est le capital des nations, capital durable et indépendant de toutes les influences. Le maintien de la fertilité est essentiel pour l’utilisation et la protection de cette importante propriété.
6/7) l’échec de la science agronomique
Antérieurement, toutes les améliorations de la pratique agricole étaient l’œuvre de quelques agriculteurs exceptionnels capables, dont les innovations furent imitées par les voisins. L’application de la science à l’agriculture provient d’une évolution qui commença en 1834, lorsque Boussingault édifia les bases de la chimie agricole. Un premier progrès remarquable découle de la parution de la monographie de Liebig sur la chimie agricole en 1840. Pour Liebig, il suffisait d’analyser la cendre des plantes et d’ajouter au sol les sels manquants pour obtenir de fortes récoltes. Afin d’introduire ces vues nouvelles, il fallait dépouiller la théorie de l’humus de son influence. Pour Liebig, l’humus étant insoluble dans l’eau, il ne pouvait être d’aucune influence sur le sol. Il ne remarqua pas que des essais probants doivent être faits après enlèvement de la couche arable d’environ 9 pouces d’épaisseur ; si cette couche n’est pas enlevée, le rendement de la plante peut être influencé par l’humus qui préexiste dans le sol. Il négligea de tenir compte de la tradition des paysans, il n’était pas paysan. Il n’était que la moitié d’un homme. Il n’avait pas la possibilité de considérer un problème de deux points de vue différents, le scientifique et le pratique.
Le chercheur doit être aussi bien cultivateur que savant et doit simultanément tenir compte de tous les facteurs qui interviennent. Les travaux de Pasteur sur la fermentation révélèrent un monde nouveau en attirant l’attention sur le fait que le sol est habité par des bactéries et d’autres êtres vivants. Une contribution remarquable à la vie complexe du sol fut fournie par le récit fascinant de Charles Darwin sur le ver de terre. Les micro-organismes participant à la formation des nitrates à partir d’une matière organique étaient découverts par Winogradsky. Une nouvelle branche de la science agronomique, celle de la bactériologie du sol, a pu prendre son essor. Les considérations de Liebig sur la fertilité du sol s’élargirent et il devint clair que le problème de l’augmentation de la production du sol n’appartenait pas à un seul domaine de la science, mais au moins à quatre : la chimie, la physique, la bactériologie et la géologie.
Mais l’accroissement de l’industrie des engrais minéraux pendant les vingt dernières années a été phénoménal. L’ère du sac d’engrais est venue. La tradition Liebig revint en pleine force. La production de la ferme et de l’usine a été considérée du même point de vue, celui des dividendes. L’agriculture entra dans les rangs de l’industrie. Les recherches agronomiques sont faites par des spécialistes qui ne connaissent généralement qu’un fragment du savoir. Les publications des industries de recherche tentent de trouver toujours plus sur un sujet qui lui-même s’amenuise. Les fermiers se plaignent que le résultat des recherches est enterré dans des revues savantes avec un langage incompréhensible. L’organisation de recherche agronomique approuve que la science doive employer à outrance par de nouvelles espèces sélectionnées, des engrais meilleur marché, des machines agissant plus profondément, par des poules qui pondent à mort, par des vaches qui périssent dans une mer de lait, et elle montre ainsi plus qu’un manque de jugement. Les problèmes agricoles doivent être étudiés à partir du champ et non à partir du laboratoire.
7/7) l’échec de l’urbanisation
La population humaine, concentrée principalement dans les villes, est entretenue presque exclusivement par la terre. Il en résulte qu’une grande quantité des déchets agricoles est concentrée dans les villes, loin des champs qui les produisent. La plupart des déchets municipaux sont enterrés ou bien brûlés dans des incinérateurs. Pratiquement, aucun déchet ne revient à la terre. Il faut donc considérer les villes comme des parasites de l’agriculture. Elles n’existeront avec le système actuel seulement autant que la fertilité de la terre le permettra. Ensuite, tout l’échafaudage de notre civilisation devra s’écrouler. Notre mère, la terre, n’a eu que peu ou aucun représentant pour plaider sa cause dans les conseils municipaux. Une catastrophe quelconque, telle qu’une pénurie mondiale d’aliments puis une famine, ou bien la nécessité de disséminer la population urbaine dans la campagne, peuvent seules être l’occasion de discuter une pareille question.
Quand on réfléchit que les déchets des poubelles de Grande Bretagne s’élèvent à environ 13 millions de tonnes et qu’il serait possible d’en utiliser la moitié pour tirer le meilleur parti de l’urine et des déjections de notre bétail, il semble évident qu’il existe des possibilités extraordinaires pour augmenter la fertilité des terrains environnants. Quand il y aura un rétablissement des droits à la fumure des régions agricoles, les villes auront commencé à rembourser leur dette à la terre. L’alimentation nationale doit toujours occuper parmi les choses importantes la première place. Le système financier ne vient qu’en second lieu. Notre mère, la terre, ne tient pas de comptabilité.
Il s’agit d’amener le plus possible de communautés disposant d’une terre suffisante à produire elles-mêmes leurs propres légumes, leurs fruits, le blé et la viande. Il serait nécessaire de prendre des mesures pour protéger le pays des transactions du monde financier. Le prophète est toujours exposé à l’arbitraire des événements, mais néanmoins, j’ai l’audace de terminer ce livre en prophétisant qu’au moins la moitié de toutes les maladies de l’humanité disparaîtront quand la nourriture sera produite sur un sol fertile et quand elle sera consommée à l’état frais.
(éditions Dangles, 2010)