Le livre "La Planète au pillage" a été écrit par le fils d'Henry Fairfield Osborn (le paléontologue, né en 1857). Il signait Fairfield Osborn (1887-1969) et avait le même prénom que son père (une habitude américaine). D'abord businessman il s'est totalement engagé à la fin des années 30 (après la mort de son père) dans l'histoire naturelle et la conservation. Sa présentation du livre est prémonitoire, « L’humanité risque de consommer sa ruine par sa lutte incessante et universelle contre la nature plus que par n’importe quelles guerres » et la dédicace parfaite, « à tous ceux que l’avenir inquiète ». Juste après Hiroshima, il est quasiment le premier à prendre conscience d’une catastrophe écologique en marche. Il ne pouvait avoir l’idée du pic pétrolier et du réchauffement climatique, il consacre donc surtout son analyse à l’appauvrissement des sols. Mais certaines de ces analyses ont été reprises de multiples fois, ainsi : « Aujourd’hui les villes en ruine de l’Ancien empire maya témoignent avec éloquence que jadis il y a eu là les centres d’une population nombreuse et florissante. Cet épisode des Mayas nous apparaît comme un avertissement, auquel par malheur personne ne prend garde ». Toutes les phrases qui suivent sont celles de F.Osborn, mais la structure en chapitres n’est pas la sienne. C’est un résumé recomposé.
1/7) Introduction
L’idée d’écrire ce livre m’est venu à la fin de la seconde guerre mondiale. Il me semblait que l’humanité se trouvait engagée non pas en un, mais en deux conflits, cette autre guerre mondiale qui est grosse d’un désastre final pire même que celui qui pourrait provenir d’un abus de la bombe atomique. Cette autre guerre, c’est celle de l’homme contre la nature.
Nul ne saurait envisager les relations entre l’homme et la nature sans en même temps se demander : « Quelle est au juste la signification de notre existence ? » En ce qui concerne la vie animale et sa destruction, qui donc pourrait en parler de sang-froid ? L’esprit s’arrête devant l’éclair d’un vol d’oiseau au cœur d’une forêt, le saut argenté d’un poisson au tournant de la rivière, l’appel, bien haut dans l’air du soir, des migrateurs en route vers le sud. Peu importe qu’il soit mammifère, oiseau, poisson, reptile ou insecte, tout animal est en réalité bien plus que la forme que nous avons sous les yeux. C’est une expression fractionnelle, mais dynamique, des procédés de la nature, évoluées pendant d’incommensurables durées, en relation et interdépendance avec maintes autres choses vivantes. Avec de telles pensées dans l’esprit il est difficile de se résigner à ne parler de la vie animale qu’au point de vue de son utilité.
L’homme continuera toujours à être une simple pièce sur le grand échiquier de la nature. Durant de nombreux millénaires, l’homme a adoré le soleil comme un dieu, et certes il a eu raison de la faire. La Nature représente la somme totale des conditions et principes qui influencent ou plus exactement conditionnent l’existence de tout ce qui a vie, y compris l’homme lui-même. Si nous continuons à faire fi de la nature et de ses principes, les jours de notre civilisation sont dès maintenant comptés !
2/7) L’envol démographique
Tous les bébés sont semblables, ce sont les enfants de la Terre ; tous les jours et dans tous les pays ils arrivent sans arrêt en nombre toujours croissant, marée quotidienne. La venue au monde d’une telle armée de nouveau-nés vient jour après jour augmenter la masse vivante du milieu où chacun vient de faire son apparition. La force de ce milieu sera leur force ; sa faiblesse sera leur faiblesse.
Entre 1830 et 1900, la population mondiale a doublé pour atteindre 1,6 milliards de personnes. En 1940, les deux milliards étaient largement dépassés et depuis lors le chiffre continue à monter ; dans cent ans la population mondiale peut dépasser de beaucoup les trois milliards (ndlr : F.Osborn minimise l’évolution, en 2050 la population mondiale devrait dépasser les 9 milliards). O mânes du Dr Malthus ! Cet excès de peuplement est la principale cause de la raréfaction mondiale des ressources naturelles et vivantes du sol. Le problème de la compression due à la perpétuelle augmentation de leur nombre risque de ne pouvoir être résolu de façon compatible avec notre idéal d’humanité. Le nombre de nos semblables augmente sans arrêt, avec la famine pour conséquence ; même après les guerres les plus terribles il en reste encore trop de vivants. Même en prenant 1,6 milliards d’hectare pour représenter la surface de terre considérée comme convenable pour la culture, nous ne trouvons que trois quarts d’hectare environ par tête. Pourtant on compte en général que pour produire le minimum d’aliment nécessaire à un être humain, il faut au moins un hectare de terre de moyenne productivité.
Il y a un synchronisme perceptible entre l’accélération du commerce et celle de la reproduction humaine. Nous le voyons conquérir un continent puis dans l’espace de moins d’un siècle en transformer une bonne partie en solitudes désolées et inutilisables, après quoi il lui faut se déplacer pour trouver de nouvelles terres encore vierges. Mais où aller désormais ? Aujourd’hui, sauf quelques rares et insignifiantes exceptions il n’y a plus nulle part de terres nouvelles. Jamais encore de toute l’histoire humaine il n’en avait été ainsi.
3/7) L’instinct du prédateur
La plus cruelle, la plus meurtrière des guerres mondiales vient juste de prendre fin. A propos de cette combativité, il convient de préciser que la guerre telle que l’homme la pratique est un phénomène unique dans toute la nature, c’est-à-dire que parmi les populations animales les plus développées de notre planète il n’y a pas d’exemples de pareilles destructions à l’intérieur d’une même espèce. Pourtant les antipathies entre races ou nations, l’idée qu’il existerait des races supérieures et inférieures, n’ont aucun fondement biologique. Que peut-il donc bien y avoir dans l’ascendance de l’homme, quelles tendances héréditaires a donc l’être humain qui puissent rendre compte de pareils forfaits ?
La triste vérité est que pendant un passé infiniment long l’homme a été un prédateur, un chasseur, un carnivore et partant un tueur. Très tôt l’homme est devenu un chasseur alors que ses plus proches parents dans le monde animal, physiologiquement les plus semblables à lui, restaient végétariens. Il convient en outre de remarquer que le nombre de carnivores, de ceux qui vivent de la mort des autres, reste infime par rapport aux grandes populations animales parmi lesquelles ils ne forment qu’une très petite minorité. On estime que le nombre de carnivores ne devrait pas dépasser un pour cent de la population animale
4/7) Une force géologique
Que l’homme ait hérité de la terre, c’est là en vérité un fait accompli, mais en tant qu’héritier, il n’a tenu aucun compte des paroles du doux Nazaréen* : « Bienheureux les humbles, car la terre sera leur héritage. » L’homme a dès maintenant détruit une bonne partie de son héritage. Il a jusqu’ici manqué à se reconnaître comme un enfant du sol sur lequel il vit.
Il pense avoir découvert les secrets de l’univers. A quoi bon, alors, s’astreindre à en respecter les principes. Une conception récemment formulée nous donne l’homme comme devenant pour la première fois une force géologique à grande échelle. Les sciences mécaniques, chimiques et électriques, extensions de l’esprit humain, sont en train de changer la terre. Dans cette métamorphose, l’homme a presque perdu de vue le fait que les ressources vivantes de sa propre vie proviennent de son habitat terrestre et non des ressources de son esprit. D’une main, il équipe les forces hydrauliques, de l’autre il en tarit les sources.
*évangile selon saint Matthieu, discours sur Les Béatitudes, « Heureux ceux qui sont doux car ils hériteront la terre » (5.4)
5/7) La vie engendre la vie
Dans cette grande machine qu’est la nature chaque pièce dépend de toutes les autres. Retirez-en l’une des plus importantes et c’est toute la machine qui va s’arrêter. Là est le principe essentiel de cette science toute récente, la « conservation ».
Le sol productif doit être considéré comme une matière vivante parce que peuplé en nombre infini par de minuscules végétaux vivants, les bactéries, et de tout aussi petits animalcules, les protozoaires. Sans ce double peuplement un sol ne peut être que mort et stéride. Le ver de terre est le plus connu de tous ces petits auxiliaires du cultivateur mais il s’en faut de beaucoup qu’il en soit le plus important. L’homme ne saurait donc pratiquement créer du sol productif qu’à titre d’expérience et en quantité très limitée. La nature met de trois à dix siècles pour produire un seul pouce d’épaisseur de sol productif. Ce qui peut avoir ainsi demandé un millier d’années pour se faire peut se trouver enlevé et détruit par l’érosion en une seule année, parfois même en un seul jour comme on en en vu des exemples. Trop de gens ont encore l’idée que les terres devenues stériles par suite de l’abus qui en a été fait peuvent retrouver leur ancienne fertilité grâce aux engrais chimiques. Les engrais sont des suppléments et rien de plus.
La richesse et la productivité du sol ne peuvent se maintenir que par la restitution de toute la matière organique qui en provient. Or il existe un courant continu de matière organique vers les villes où elle se trouve consommée et ses résidus détruits sans jamais faire retour aux sols dont elle a tiré son origine. Par là nous tendons à détruire le cercle où s’exprime l’unité organique du processus de la production naturelle. La question se pose donc de savoir si le jour viendra où nous aurons définitivement brisé ce cercle.
6/7) Le cercle brisé
L’abus que l’homme fait de la terre est très ancien, il remonte à des milliers d’années. On peut le lire dans les désespérants spectacles de ruines enterrées sous les sables, dans d’immenses étendues de pierres nues jadis recouvertes d’un sol fertile.
La tendance des hommes à se concentrer remonte à la plus haute antiquité ; c’est là une des causes majeures du long et constant dommage que la race humaine inflige à la terre qui la porte. Les terres épuisées de l’Inde ne sauraient nourrir cette population toujours plus pressée et pourtant son accroissement immodéré se poursuit sans arrêt. Partout se fait jour le désir d’acquérir toutes les choses dont disposent les Européens. Il en résulte que les indigènes ont tendance à exploiter leur terre comme une mine pour en tirer le plus d’argent possible. Un autre facteur de détérioration des terres a été le système de taxation imposé par les puissances européennes désormais maîtresses de l’Afrique.
Arrivons-en aux Etats-Unis, le pays de la grande illusion, « le pays qui peut à lui seul nourrir le monde ».L’histoire de cette nation en ce qui concerne l’abus fait des forêts, des prairies, des animaux sauvages et des ressources en eau est bien la plus violente et la plus destructrice dans toute l’histoire de la civilisation. La forêt primitive a été réduite au point de ne plus couvrir que 7 % du territoire au lieu de 40 %. Savamment appuyées par leurs représentants au Congrès, les manœuvres de puissants éleveurs ont un effet marqué sur la conservation des dernières réserves forestières encore existantes. Les pertes que nous subissons du fait de l’érosion continue ont de quoi faire trembler : chaque année entre cinq et six milliards de tonnes. Le service de la Conservation des sols n’existe que depuis 1935, non pas tant grâce à la stratégie du gouvernement mais parce que le grand public avait été frappé d’épouvante par la révolte de la nature contre l’homme, mise en évidence par l’incident du « Bol de poussière » le 12 mai de l’année précédente.
7/7) Conclusion
C’est chose étonnante que de voir combien il est rare de trouver une seule personne bien au fait de la destruction accélérée que nous infligeons sans arrêt aux sources même de notre vie. Par ailleurs, les rares esprits qui s’en rendent compte ne voient pas en général le lien indivisible entre ce fatal processus et les exigences irrésistibles d’une population humaine sans cesse en augmentation. Il semble n’y avoir guère d’espoir en l’avenir si nous ne décidons pas à accepter la conception suivant laquelle l’homme est, comme tous les autres êtres vivants, partie intégrante d’un vaste ensemble biologique.
La terre aujourd’hui appartient à l’homme et par là se trouve posé le problème de savoir quelles obligations peuvent accompagner cette possession sans limites. La propriété privée des ressources naturelles d’un pays ne se justifie sur le plan moral que si ces ressources sont exploitées par leur propriétaire de façon conforme à l’intérêt général de la nation. Il n’y a rien de révolutionnaire dans l’idée que les ressources renouvelables appartiennent en réalité à toute la nation et que l’usage fait de la terre doit être partie intégrante d’un plan d’ensemble bien coordonné.
L’action du gouvernement, en dernière analyse, repose avant tout sur l’opinion publique. Le fait que plus de 55 % de la population américaine vit dans les villes a pour conséquence inévitable une indifférence marquée pour la terre et la façon dont sont traitées les ressources naturelles du pays. Il est aussi probable que le plus puissant soporifique dont soit imbibée l’opinion publique vient de la croyance aujourd’hui inconsciemment partagée par nous tous suivant laquelle les miracles de la technologie moderne peuvent suffire à résoudre n’importe quelle difficulté.
Seul un grand effort de la nation tout entière peut donner pour l’avenir des garanties suffisantes. Il n’y faut rien de moins qu’une complète coopération du gouvernement et de toute l’industrie, appuyée par la pression unanime de l’opinion publique. Un programme doit être enseigné dans toutes les écoles de façon à ce que les générations à venir puissent dès leur enfance se rendre compte de la situation exacte de ce qui est la base même de toute vie, un enseignement de la conservation. De même les cours d’économie politique, travaux publics, sociologie, etc. prendraient une vie nouvelle si l’on y faisait figurer des considérations bien comprises sur les relations de l’homme avec le milieu physique dans lequel il est appelé à vivre. Une seule solution est possible : l’homme doit reconnaître la nécessité où il se trouve de collaborer avec la nature.
(Actes sud, 2008)