Les titres des chapitres suivants ne sont pas ceux de Lewis Mumford. Ils forment une recomposition du texte de Lewis Mumford pour essayer d’en faire un ensemble à la fois réduit et cohérent. Par contre toutes les phrases sont celles du livre, sauf l’expression entre parenthèse dans la 7ème partie.
1/7) introduction
Jamais auparavant l’homme n’a été aussi affranchi des contraintes imposées par la nature, mais jamais non plus il n’a été davantage victime de sa propre incapacité à développer dans leur plénitude ses traits spécifiquement humains ; dans une certaine mesure, il a perdu le secret de son humanisation. En érigeant en absolus les connaissances scientifiques et les inventions techniques, il a transformé la puissance matérielle en impuissance humaine. L’homme moderne s’est dépersonnalisé si profondément qu’il n’est plus assez d’hommes pour tenir tête aux machines. Un système automatique fonctionne mieux avec des gens anonymes, sans mérite particulier, qui sont en fait des rouages amovibles et interchangeables. Avec le développement à venir des systèmes cybernétiques permettant de prendre des décisions sur des sujets excédant les capacités humaines de calcul, l’homme posthistorique est sur le point d’évincer le seul organe humain dont il fasse quelques cas : le lobe frontal de son cerveau.
Plutôt que d’établir une relation riche de sens avec la nature pour obtenir son pain quotidien, L’homme s’est condamné à une vie de bien-être sans effort, pour peu qu’il se contente des produits et des substituts fournis par la machine. Déjà en Amérique, de par sa sujétion à l’automobile, l’homme a commencé à perdre l’usage de ses jambes. Les mères américaines sont désormais encouragées par de nombreux médecins à ne pas allaiter leurs nouveau-nés. Le destin final de l’homme posthistorique est de se transformer en un homoncule artificiel dans une capsule autopropulsée, voyageant à la vitesse maximale et ayant éliminé toute forme spontanée de vie de l’esprit. Considérons un pilote d’avion supersonique. Voici le nouvel homme mécanique, avec tout son harnachement, hermétiquement isolé de l’extérieur, sa combinaison chauffée électriquement, son casque à oxygène, monstrueux animal squameux ressemblant plus à une fourmi géante qu’à un primate. Peut-on appeler cela une vie ? Non. C’est un coma mécaniquement assisté.
2/7) Une spécialisation totalitaire
Les transformations matérielles, accompagnes d’innovation politique et sociale, entraînent chez l’homme une double transformation. D’un côté, elle a développé chez le pharaon ou le souverain la personnalité autonome ; de l’autre, par la subdivision et la spécialisation du travail, elle a produit l’homme docile, sinon servile, l’homme divisé qui a perdu son intégrité primitive. Dans la structure simple de la société primitive, les rôles et les activités professionnelles étaient dans une large mesure interchangeable. Chaque membre de la société, lorsque la situation le réclamait, pouvait jouer le même rôle que n’importe quel autre. La civilisation au contraire a créé des groupes professionnels aux rôles fixés une fois pour toutes ; soldats, marchands, lettrés, scribes, administrateurs. Bien que, jusqu’aux temps modernes, ces métiers spécialisés n’aient concerné qu’une petite fraction de la population totale, leur efficacité bornée et leur scrupuleuse application au travail ont donné le ton de la vie « civilisée ». L’homme civilisé a perdu l’entourage harmonieux de la communauté villageoise, où le travail, le jeu, la famille et la religion s’entremêlaient étroitement. Par-dessus tout, il a perdu son unité spirituelle. Charles Fourier disait qu’il fallait 1760 hommes partiels (les spécialistes) pour faire un homme. Chaque groupe a entretenu des routines qui l’ont empêché d’identifier sa vie à celle de l’ensemble de la société. Devenir membre d’une profession impliquait de se séparer, et en fait d’exclure délibérément d’autres regroupements rivaux. Pleinement développée, la corporation agissait comme une véritable conspiration afin d’accaparer une part indue des biens de la communauté. La division sociale des classes, basée sur la propriété privée, et la division économique des métiers, ont donc agi dans le même sens, pour aboutir au même résultat général : la formation d’un moi partiel qui développait sa compétence spécialisée aux dépens de sa personnalité globale, et d’une communauté partielle qui fait passer son propre intérêt avant celui de la communauté dans son ensemble.
L’attrait pour la ponctualité et la régularité, pour l’impersonnel et l’automatique, a uni l’inventeur, le scientifique, l’homme d’affaires, le soldat, le bureaucrate. « Régulier comme une horloge est devenu un qualificatif élogieux : l’homme nouveau réglait sa digestion et même ses orgasmes sur l’horloge et le calendrier, sans égard pour ses rythmes plus organiques. Les scientifiques se sont soumis à des critères d’économie et d’efficacité : division toujours plus poussée du travail et spécialisation des recherches. En ignorant la complexité organique, les corrélations et les ensembles intégrés, les nouveaux chercheurs ont pu traiter plus vite les données ainsi isolées. Mais malheureusement, ils ont imposé de bon gré à leur activité l’étroitesse professionnelle typique de l’homme civilisé. En échange d’une autorité absolue dans son champ restreint, le scientifique s’est progressivement coupé de la totalité, perdant le contact avec la sphère commune des intérêts vitaux. Cela lui a fourni une excuse pour son ignorance en dehors de sa spécialité, et une justification pour affirmer son droit à l’irresponsabilité sociale. Par-dessus tout, cela a créé les conditions idéales pour une productivité sans entraves, affranchie de tout autre but.
Quand les femmes modernes ont revendiqué le droit d’exercer tous les métiers jusqu-là réservés aux hommes, elles ont oublié de se demander dans quelle mesure ces métiers méritaient d’exister, et comment leur règles contraignantes pouvaient être modifiées pour mieux s’accorder aux besoins essentiels de la vie. Au lieu de ramener les hommes à la plénitude d’une vie où aurait sa place tout ce à quoi la femme est spécialement portée, l’amour, la sexualité, l’éducation humaine, les promotrices du féminisme se sont trop aisément satisfaites de la vie mutilée que les hommes se sont imposés à eux-mêmes.
3/7) Une société uniforme
Quand l’homme du Vieux Monde inventait quelques procédés techniques astucieux, comme la poudre ou la vapeur, c’est à des fins futiles qu’il l’utilisait tout d’abord. Jusqu’au deuxième millénaire après Jésus-Christ, il n’y eut qu’une poignée de progrès technique. Le moulage des grands lions de fers de Chine ou les sculptures en bronze des grecs, qui sont peut-être les plus grandes prouesses techniques de la vieille culture du Vieux Monde, sont des œuvres d’art, ne répondant à aucune nécessité pratique. Bref, l’acceptation de limites techniques fut aussi un trait durable de la culture du Vieux Monde. La culture du nouveau Monde, en raison de son efficacité méthodique et de son universalité mécanique, menace manifestement de destruction ce qui reste de la culture du Vieux Monde. L’idéologie mécanique, par un processus d’embrigadement systématique ayant pour moteur le profit, a poussé plus loin les victoires matérielles, en même temps que l’uniformité contraignante, de la civilisation. La finalité, séparée de tout contexte organique et humain, s’incarnait dans la machine et dans la collectivité mécanisée.
En un sens, le nouveau Monde ne faisait que reprendre et élargir le processus d’embrigadement qui était né de la civilisation elle-même. L’ordre et la tactique de la phalange sumérienne, c’est-à-dire l’idée de concevoir l’armée comme une machine composée d’éléments spécialisés, solidaires et répondant à une seul centre de commandement avait créé un modèle qui pouvait être appliqué à d’autres organisations. A l’intérieur des nouvelles organisations mécaniques du Nouveau Monde, l’armée, le bureau de comptabilité, l’usine, le succès reposait sur l’aptitude à rassembler en une machine efficace des parties uniformes, interchangeables.
En contraste avec la diversité organique présente originellement dans la nature, l’environnement dans sa totalité devient aussi uniforme et aussi rectiligne qu’une autoroute de béton afin de permettre le fonctionnement uniforme d’une masse uniforme d’unités humaines. Aujourd’hui déjà, plus on se déplace rapidement, plus uniforme est l’environnement qui favorise mécaniquement le mouvement, et plus minime est le dépaysement une fois parvenu à destination ; si bien que le changement pour l’amour du changement et la vitesse pour l’amour de la vitesse ont pour résultat le plus haut degré de monotonie. Comme l’homme posthistorique ne peut créer un substitut mécanique aux arbres, il les réduit à quelques variétés standardisées commercialisables. Si le but de l’histoire humaine est un type d’homme uniforme, maintenu à température constante, avec des besoins physiques uniformes satisfaits par des produits uniformes, toute rébellion se trouve ramenée à la norme par des hypnotiques et des sédatifs. De l’incubateur à l’incinérateur, tous les problèmes du développement humain seront réglés. Il restera toutefois celui-ci : pourquoi quiconque, fût-ce une machine, se soucierait-il de conserver en vie une telle créature ?
4/7) Une éducation uniforme
Par sa confiance excessive dans la technique et l’automatisme, notre génération a commencé à perdre le secret d’éduquer l’humanité de l’homme, car elle se préoccupe trop peu des conditions propres à rendre chaque membre de la collectivité humaine sensible, tendre, imaginatif, moralement responsable, autonome, disposé à faire sien les idéaux humains et à rivaliser avec les exemples idéaux du genre humain.
Au XVIIe siècle, l’extension du système d’éducation à toute la population, par une scolarité commune, a été conçue dans son principe par Jan Amos Comenius. Son système reposait sur la possibilité de mettre en œuvre des méthodes uniformes, rendant inutile le talent pédagogique personnel, et d’appliquer ces méthodes selon une série de degrés successifs conduisant de l’école primaire à l’université. L’uniformité, l’impersonnalité et la production de masse n’avaient jusque-là jamais été appliquées à l’éducation. Ce n’est sûrement pas un hasard si la première application à grande échelle de ces méthodes a eu lieu au XVIIIe siècle, non pas dans un pays démocratique, mais sous le régime absolutiste de la Prusse, ce fut un modèle pour d’autres systèmes d’école publique visant, à partir de Napoléon, à tirer profit de l’embrigadement.
Les mêmes méthodes mécaniques ont été appliquées à la politique. Chaque individu a été traité comme une unité numérique, sans égard pour les différences qualitatives d’expérience, d’éducation ou de force individuelle. Comme contre-poids au pouvoir arbitraire, le scrutin universel a bien joué son rôle ; mais toute initiative politique aurait été paralysée si le pouvoir réel n’avait pas été exercé en coulisse. La démocratie n’a toujours pas surmonté cette faiblesse.
5/7) Des besoins illimités
La culture du Vieux Monde avait mis des limites à toutes les activités humaines. Les médecins, les prêtres et les sages s’accordaient à conseiller la modération dans tous les domaines. La culture du Nouveau Monde, au contraire, est basée sur l’abolition de toute limite, le laisser-aller, le laisser faire. Tout frein, toute contrainte, toute inhibition, tout intérêt non matériel menaçait les forces d’expansion. Voyez ce qu’il en est advenu des sept péchés capitaux de la théologie chrétienne. Tous, à l’exception d’un seul, la paresse, ont été transformés en vertus positives. La colère, l’avarice, l’envie, la gourmandise, la luxure et l’orgueil furent les forces motrices de la nouvelle économie. Jusque-là principalement vices des riches, ils sont alors devenus, comme le voulait la doctrine de l’accroissement des besoins, ceux de toutes les classes de la société. L’économie du Nouveau Monde, du simple fait qu’elle reposait sur des pulsions humaines élémentaires, s’est développée spontanément tant qu’ont existé les conditions naturelles d’une expansion illimitée. Une telle idéologie ne nécessitait aucun chef, aucun dieu pour diriger, aucun plan d’organisation, aucun but visible : selon une « harmonie préétablie », les visées les plus égoïstes avaient des résultats socialement bénéfiques, pour autant que l’on considère comme « bénéfiques » l’expansion quantitative.
Selon ce système de vie, les buts propres à susciter une transformation intérieure étaient surannés : l’expansion mécanique elle-même était devenue le but suprême. La machine était à la fois le moyen nécessaire et la fin ultime. Ce principe anti-téléologique est à ce point rentré dans les mœurs que toute proposition pour freiner ou arrêter une partie quelconque du mécanisme fait figure d’hérésie révoltante.
6/7) Les limites du Nouveau Monde
L’homme du Nouveau Monde, de par sa réussite même, affronte maintenant un autre problème, celui d’une surabondance quantitative potentiellement illimitée. Comment pourrait-il dominer cette pléthore de vitalité, éviter l’indigestion et encourager le développement humain – alors que ses propres principes nient la validité des contrôles, des limites et des buts ? Dans tous les changements organiques, nous savons que la croissance incontrôlée est aussi dangereuse que la pauvreté et la famine : l’excès comme le manque sont fatals à la vie. Physiologiquement, une croissance débridée provoque des cancers, des formes négatives de désorganisation et de désintégration.
La contradiction la plus évidente est le fait que, dans un monde limité, l’expansion ne peut se poursuivre indéfiniment : il doit arriver un moment où tous les territoires inconnus ont été explorés, où toutes les terres arables ont été mises en culture, où la plus grande ville elle-même doit cesser de s’étendre parce qu’elle s’est fondue avec une douzaine d’autres grandes villes en une masse informe où ne subsiste plus rien de ce qui faisait une « ville ». Si chaque habitant de la planète possédait une voiture, le déplacement rapide, motif rationnel pour utiliser une voiture, deviendrait impossible.
Un autre défaut de la culture du Nouveau Monde est d’ores et déjà manifeste : l’inaptitude à conserver son attrait originel. Dans sa première phase, elle a attiré les esprits aventureux, avides d’expérimenter, qui se plaisaient à affronter des tâches mécaniques difficiles. Mais la réussite même de la mécanisation a entraîné un processus qui s’est automatisé – ce qui signifie qu’il est devenu, d’un point de vue humain, ennuyeux et finalement dépourvu de signification. Faute de trouver une satisfaction dans leur tâche quotidienne, la majorité des travailleurs, du haut en bas de l’échelle, la recherche ailleurs : dans le sport, les émotions fortes ou la dépense luxueuse. L’ironie de l’histoire veut que ces activités de compensation soient l’objet d’une mainmise commerciale ou politique, et que les loisirs soient ainsi finalement tout aussi standardisés que la routine du travail qu’ils étaient censés rompre.
Si le Nouveau Monde mécanique correspondait vraiment aux aspirations humaines, ferait-on tant d’efforts pour y échapper ?
7/7) Trouver la Voie
Il n’y a guère de doute que l’hostilité à la vie que manifeste l’homme posthistorique ne finisse par jouer contre lui. Son attitude à l’égard de la nature est totalement dépourvue du sentiment d’unité et d’harmonieuse sympathie qui amenait l’homme primitif à attribuer sa propre vitalité à des morceaux de bois et à des pierres : la nature n’est plus qu’un stock de matériaux inertes, à décomposer, à resynthétiser et à remplacer par un équivalent fabriqué mécaniquement. Pourquoi l’homme ne pulvériserait-il pas les montagnes soit pour obtenir du granit, de l’uranium et des minerais jusqu’à ce que le globe terrestre soit réduit à l’état de plate-forme nivelée ? En dépit de ses échecs, l’homme posthistorique n’espère pas seulement construire des molécules de protéines complexes, mais finalement reproduire les phénomènes de vie dans une éprouvette.
Mais la nature est un processus qui se déroule à la fois dans le cosmos et en l’homme : comme l’expose Lao-tseu, c’est la Voie. Toutes les créatures vivantes suivent la Voie ; mais l’homme, de par ses institutions et ses coutumes civilisées, s’en est éloigné ; seuls les primitifs et les ignorants, les nobles sauvages et les petits enfants sont assez proche de la Voie pour vivre dans la plénitude de leur nature. Pour trouver la Voie, on doit abandonner les villes, les institutions, les cérémoniels, cesser de s’affairer, d’acquérir, de dépenser, car cela entrave l’épanouissement. La forêt deviendra le temple de tous : les ruisseaux et les pierres feront entendre leurs sermons ; les créatures sauvages donneront en retour leur amitié. Mais pour vivre en accord avec la nature, on doit vivre au sein de la nature. A l’intérieur des étroites limites qui étaient les leurs, les peuples primitifs étaient généralement restés au contact des réalités vitales essentielles : respect de la sexualité et des phases de la croissance corporelle, communication avec les ressources de leur propre inconscient, joie spontanée d’exister, en relation harmonieuse avec la nature. Si l’homme du Nouveau Monde avait fait montre de plus de compréhension pour le large éventail des dons primitifs, trop souvent méprisés et rejetés, l’humanité dans son ensemble en aurait été à la fois plus sage et plus riche.
(Dorénavant, l’homme à venir doit apprendre à concilier le local et le global). Tant que chaque citoyen n’assurera pas lui-même la police, et que le monde entier ne sera pas son domaine, nous n’aurons par la sécurité. Créer des organismes d’entraide et de collaboration entre voisins, prendre part à aux célébrations communautaires, non pas en grandes masses anonymes, mais dans une assemblée où chaque visage est connu, toutes ces survivances de la vie du village demeurent nécessaires. Mais pour la première fois dans l’histoire, l’homme commence à connaître sa planète dans son ensemble et à sympathiser avec tous les peuples qui l’habitant. La mission de l’homme unifié sera de créer un moi ouvert, qui outrepasse les frontières de la culture et de l’histoire. Une personnalité qui ne soit pas marquée de façon indélébile par les tatouages de sa tribu ; ni prisonnière à vie du carcan de sa caste et de son état ; ni enfermée dans une cuirasse professionnelle dont elle ne peut se débarrasser.
(Encyclopédie des nuisances, 2008)